Les Chroniques de la Canongate (Montémont)/Texte entier

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 2, ).








ŒUVRES


DE


WALTER SCOTT.




LES CHRONIQUES DE LA CANONGATE.




LES CHRONIQUES.


LA CANONGATE.


PAR WALTER SCOTT.


TRADUCTION DE M. ALBERT MONTÉMONT.


NOUVELLE ÉDITION,


REVUE ET CORRIGÉE D’APRÈS LA DERNIÈRE PUBLIÉE À ÉDIMBOURG.



PARIS


MÉNARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR,


PLACE SORBONNE, 3




1837.





INTRODUCTION




Tous ceux qui connaissent l’histoire des premiers temps du théâtre italien savent qu’Arlequin, dans la conception originale, ne se borne pas, comme sur notre théâtre, à faire des miracles avec son sabre de bois, à entrer et à sortir par la fenêtre ; mais on trouve en lui, ainsi que l’indique sa veste bigarrée, un bouffon ou un clown dont la bouche, loin d’être éternellement fermée, laisse échapper, comme celle de notre Touchstone[1], une foule de quolibets, de railleries piquantes et de saillies ingénieuses, la plupart improvisées. Il n’est pas facile de deviner pourquoi on lui donna son masque noir, qui représentait anciennement la figure d’un chat ; mais il paraît que le masque était essentiel à ce rôle, comme le prouvera l’anecdote suivante.

Un acteur du Théâtre Italien, établi à la Foire Saint-Germain, à Paris, était renommé pour la vivacité et la hardiesse de son esprit, les saillies brillantes et les reparties heureuses dont il assaisonnait à pleines mains son rôle de bouffon. Quelques critiques, qui avaient moins de jugement que de bienveillance pour un acteur favori, s’imaginèrent de lui adresser certaines remontrances au sujet de son masque bizarre. Ils se dirigèrent adroitement vers leur but en lui faisant observer que ce déguisement insignifiant jetait une teinte burlesque et ridicule sur son esprit cultivé et vraiment attique, sur l’originalité de ses saillies, et sur son heureuse facilité pour le dialogue : certes, de pareils talents produiraient bien plus d’effets s’ils étaient secondés par la vivacité de son regard et l’expression naturelle de ses traits. La vanité de l’acteur une fois mise en jeu, il se décida facilement à tenter l’expérience. Il joua Arlequin à visage découvert, et tout le monde fut d’avis qu’il avait complètement échoué. Il avait perdu la hardiesse que lui donnait le sentiment de l’incognito, et, avec elle cette imperturbable gaieté qui donnait tant de vivacité à son jeu. Il maudit ses conseillers et reprit son masque grotesque ; mais jamais, ajoute-t-on, il ne put retrouver l’insouciante et heureuse légèreté qu’il avait puisée d’abord dans la conscience de son déguisement.

Peut-être l’auteur de Waverley est-il sur le point de courir un danger du même genre, et de risquer sa popularité pour avoir quitté l’incognito. Ce n’est certainement pas une expérience volontaire que je tente comme Arlequin ; car, mon intention première était de ne jamais avouer les nouvelles dont je me reconnais aujourd’hui l’auteur : seulement, pendant ma vie, les manuscrits originaux avaient été soigneusement conservés, quoique plutôt par les soins des autres que par les miens, dans le dessein de servir de preuve évidente de la vérité, quand l’époque de la faire connaître serait arrivée. Mais les affaires de mes éditeurs étant malheureusement passées en d’autres mains, je compris que je n’avais plus le droit de compter sur le secret de ce côté : ainsi mon masque, comme celui de ma tante Dinah, dans Tristram Shandy, ayant commencé à s’user un peu du côté du menton, force me fut de le mettre de côté de bonne grâce, si je ne voulais le voir tomber morceau par morceau.

Cependant je n’avais pas la plus légère intention de choisir pour cette révélation le moment et le lieu où elle fut accomplie. Il n’y eut non plus rien de concerté entre mon savant et respectable ami lord Meadowbanck[2] et moi dans cette occasion. Ce fut, comme le lecteur le sait probablement, le 23 février dernier[3], dans une assemblée publique convoquée pour l’établissement d’une caisse de retraite pour les artistes dramatiques, que cette communication eut lieu. Avant qu’on se mît à table, lord Meadowbank me demanda si je désirais encore garder l’incognito sur ce qu’il appelait les romans Waverley. Je ne compris pas immédiatement où tendait la question de Sa Seigneurie, quoique, avec un peu de réflexion, il m’eût été facile de le deviner, et je répondis qu’il y avait maintenant tant de gens dans le secret, que j’étais devenu indifférent sur ce point. Ce fut ce qui porta lord Meadowbank, tout en me faisant l’honneur de proposer ma santé à l’assemblée, à dire, au sujet de ces romans, quelques mots qui me désignaient si clairement pour en être l’auteur, qu’en gardant le silence je me serais trouvé convaincu soit de la paternité réelle, soit du tort beaucoup plus grand de solliciter indirectement des louanges auxquelles je n’avais aucun titre. Je me trouvai donc, à l’improviste, placé dans le confessionnal, n’ayant que le temps de me rappeler que j’y avais été conduit par la main d’un ami, et que je ne pouvais trouver une meilleure occasion de mettre publiquement de côté un déguisement qui commençait à ressembler à un masque reconnu.

Je fus donc dans l’obligation pénible de m’avouer, devant une société nombreuse et respectable, pour le seul et unique auteur de ces romans Waverley, dont la paternité semblait destinée à soulever un jour une piquante controverse. Je crois maintenant devoir ajouter que, tout en prenant sur moi seul le mérite et le démérite de ces compositions, je reconnais avec gratitude qu’il m’a été communiqué de différentes parts des légendes et des idées qui ont servi de base à plusieurs de mes compositions, ou qui y ont trouvé place en forme d’épisodes. Je signalerai surtout la constante obligeance de M. Joseph Train, inspecteur de l’excise à Dumfries, aux recherches infatigables duquel j’ai été redevable de plusieurs traditions intéressantes et de quelques faits dignes de la curiosité d’un antiquaire. Ce fut M. Train qui me remit en mémoire l’histoire du Vieillard des tombeaux, quoique j’eusse eu moi-même, vers l’an 1792, une entrevue personnelle avec ce célèbre personnage, que j’avais trouvé livré à sa tâche habituelle. Il s’occupait alors de réparer les pierres tumulaires des presbytériens morts, pendant leur captivité, dans le château de Dunnotar, où un assez grand nombre de ces sectaires avaient été renfermés à l’époque du soulèvement d’Argile. Le lieu de leur réclusion est encore appelé la Prison des Whigs. M. Train me procura cependant sur ce singulier personnage des renseignements étendus que je n’avais pu obtenir de lui-même durant une courte conversation. Il était, comme j’ai pu le dire quelque autre part, natif de la paroisse de Closeburn, dans le comté de Dumfries ; et l’on croit que des chagrins domestiques, joints à un sentiment de dévotion, l’engagèrent à se livrer au genre de vie errante qu’il mena pendant si long-temps. Plus de vingt ans se sont écoulés depuis la mort de Robert Patterson, laquelle arriva sur la grande route près de Lockerby, où on le trouva expirant. Le petit pony blanc, compagnon de tant de pèlerinages, était à côté de son maître mourant, et le tout formait un tableau qui n’était pas indigne d’un pinceau habile. Ce fut M. Train qui m’apprit ces détails.

Une autre dette que je m’empresse d’acquitter est celle que j’ai contractée envers une correspondante inconnue : il s’agit d’une dame[4] qui me fit la faveur de me communiquer l’histoire d’une personne de son sexe, remarquable par la droiture et la rectitude de ses sentiments et de ses principes. J’en ai fait Jeanie Deans dans la Prison du Mid Lothian. Son refus de sauver la vie de sa sœur par un parjure, et le voyage qu’elle fit à Londres pour obtenir la grâce de la condamnée, me furent donnés comme des faits réels par mon aimable et obligeante correspondante : c’est là ce qui me fit envisager la possibilité de rendre un personnage imaginaire intéressant par la seule dignité de son esprit et la rectitude de ses principes joints à un caractère tout uni et au simple bon sens, sans rien avoir de la beauté, de la grace, de l’esprit et des talents auxquels il semble qu’une héroïne ait un droit incontestable. Si la peinture de ce caractère fut accueillie du public avec quelque intérêt, je sens combien j’en ai été redevable à la vérité et à la vigueur de la première esquisse, que je regrette de ne pouvoir présenter au public.

De vieux livres bizarres, et une collection considérable de légendes de famille m’offrirent une autre mine si vaste à exploiter, qu’il était très-probable que les forces manqueraient à l’artisan avant les matériaux. Je citerai, pour en donner un exemple, la terrible catastrophe de la Fiancée de Lammermoor, qui arriva réellement dans une famille écossaise de haut rang. Une de mes parentes qui me communiqua cette triste histoire, il y a bien des années, était elle-même étroitement liée avec la famille dont il s’agit, et elle ne racontait jamais le fatal événement sans un air de mystérieuse mélancolie qui en augmentait l’intérêt. Elle avait connu, dans sa jeunesse, ce frère de la malheureuse victime, que j’ai peint galopant joyeusement vers l’église : quoique enfant alors, et fort occupé de la figure élégante qu’il faisait en tête du cortége nuptial, il ne put s’empêcher de remarquer que la main de sa sœur était froide et humide comme celle d’une statue. Il est inutile d’écarter davantage le voile de cette scène de douleur domestique ; car, bien que plus de cent ans se soient écoulés depuis la catastrophe, la publicité pourrait être désagréable aux représentants des familles qui devraient figurer dans cette narration. Il peut être bon d’ajouter que j’ai reproduit les événements, mais que je n’ai eu ni l’intention ni les moyens de copier les mœurs ou de tracer les caractères des personnages intéressés dans l’histoire véritable.

Je puis même dire ici, en termes généraux, que, tout en regardant les caractères historiques comme des sujets dont la fidèle peinture est permise à tout le monde, je n’ai, dans aucun cas, violé le respect dû à la vie privée. À la vérité, il était impossible que des traits de caractère appartenant à des individus morts ou vivants, avec lesquels j’avais eu des liaisons de société, ne se présentassent pas sous ma plume dans des ouvrages tels que Waverley et ceux qui suivirent ; mais je me suis fait une constante étude de généraliser les portraits, de telle sorte que l’ensemble parût une production de l’imagination, quoique offrant quelque ressemblance avec des êtres réels. Cependant je dois avouer qu’en cela mes efforts n’ont pas toujours réussi. Il y a des hommes dont le caractère est tellement prononcé, que la peinture d’un des principaux traits vous met inévitablement devant les yeux le personnage entier dans toute son individualité. C’est ainsi que le caractère de Jonathan Oldbuck, dans l’Antiquaire, fut en partie fondé sur celui d’un ancien ami de ma jeunesse, à qui je dois la connaissance de Shakspeare, et d’autres bienfaits inappréciables. Je croyais en avoir tellement altéré la ressemblance, qu’aucun être vivant ne pourrait le reconnaître. Je me trompais toutefois, et j’avais exposé le secret que je désirais garder ; car j’ai appris récemment qu’un homme des plus respectables, l’un des amis peu nombreux de mon père qui lui eussent survécu, et de plus critique éclairé[5], avait dit, lorsque cet ouvrage parut, qu’il savait avec certitude quel en était l’auteur, ayant reconnu dans l’Antiquaire de Monkbarns des traits appartenant au caractère d’un très-intime ami de ma famille.

Je ferai aussi remarquer ici que l’échange de procédés nobles et généreux entre le baron de Bradwardine et le colonel Talbot est un fait exact. Voici les circonstances réelles de cette anecdote, aussi honorable pour le whig que pour le tory.

Alexandre Stewart d’Invernahyle, nom que je ne puis écrire sans un vif sentiment de gratitude envers l’ami de mon enfance, qui le premier me fit connaître les Hautes Terres d’Écosse, leurs traditions et leurs mœurs, Alexandre Stewart, dis-je, avait pris une part active aux troubles de 1745. En chargeant, à la bataille de Preston avec son clan, les Stuarts d’Appines, il vit un officier de l’armée ennemie seul et debout à côté d’une batterie de quatre canons : celui-ci fit encore feu de trois pièces sur les montagnards qui s’avançaient ; après quoi il tira son épée. Invernahyle s’élança sur lui et le somma de se rendre. « Jamais à des rebelles ! » fut l’intrépide réponse de l’Anglais, réponse accompagnée d’une botte que l’Écossais reçut sur son bouclier. Au lieu de se servir de son sabre pour attaquer son ennemi, alors sans défense, Stewart en fit usage pour parer un coup de hache dirigé sur l’officier par le meunier qui faisait partie de sa troupe, vieux montagnard, à figure révêche, que je me rappelle bien avoir vu. Se voyant le plus faible, le lieutenant-colonel Whiteford, homme distingué par son rang et sa fortune, non moins que par sa bravoure, rendit son épée, ainsi que sa bourse et sa montre, qu’Invernahyle reçut pour les dérober à la rapacité de ses gens. Quand la bataille fut terminée, M. Stewart revint chercher son prisonnier, et ils furent présentés l’un à l’autre par le célèbre Jean Roy Stewart, qui apprit au colonel quel était celui qui l’avait fait prisonnier, et lui fit sentir la nécessité de recevoir de lui des objets qui lui appartenaient, et que l’officier anglais paraissait disposé à laisser aux mains entre lesquelles ils étaient tombés. Il s’établit entre eux une si grande confiance, qu’Invernahyle obtint du Chevalier (c’est-à-dire, du prince Charles Édouard), la liberté de son prisonnier sur parole : bientôt après, ayant été envoyé dans les Hautes Terres pour y lever des hommes, il alla rendre visite au colonel dans sa propre maison, et y passa deux jours très-agréablement avec lui et ses amis whigs, sans que d’aucun côté on pensât à la guerre civile qui désolait le royaume.

Lorsque la bataille de Culloden eut mis un terme aux espérances de Charles-Édouard, Invernahyle, blessé et hors d’état de se mouvoir, fut emporté du champ de bataille par ses fidèles vassaux ; mais, comme il s’était distingué parmi les jacobites, sa famille et ses biens se trouvaient exposés à subir les effets de ce système vindicatif de destruction, qui ne fut que trop souvent exercé dans le pays des insurgés. Ce fut alors le tour du colonel Whiteford de s’employer activement : il fatigua les autorités civiles et militaires de ses sollicitations pour obtenir la grace de celui auquel il devait la vie, ou du moins pour que la proscription ne s’étendît pas jusque sur sa femme et sa famille. Ses efforts furent long-temps sans succès. « Sur toutes les listes, » disait Invernahyle, dont je rapporte les expressions, « on me trouvait toujours avec le sceau réprobateur de la bête. » Enfin, le colonel Whiteford s’adressa au duc de Cumberland, et appuya sa requête de tous les arguments qu’il put imaginer. Repoussé encore une fois, il tira de son sein sa commission ; et, après avoir rappelé les services que lui et sa famille avaient rendus à la maison de Brunswick, il demanda qu’il lui fût permis de renoncer au grade qu’il avait dans l’armée, puisqu’il lui était refusé de prouver sa reconnaissance à l’homme qui lui avait sauvé la vie. Le duc, frappé de tant de véhémence, le pria de reprendre sa commission, et lui accorda la protection qu’il demandait pour la famille d’Invernahyle.

Le chef lui-même resta caché dans un souterrain voisin de sa maison, devant laquelle était campé un petit corps de troupes régulières. Il pouvait entendre faire l’appel tous les matins, et battre la retraite le soir au quartier : aucun changement de sentinelle ne lui échappait. Comme on soupçonnait qu’il était caché dans quelqu’endroit de ses domaines, sa famille était sévèrement surveillée, et se trouvait obligée d’employer les plus grandes précautions pour lui faire passer de la nourriture : on se servait d’une de ses filles, enfant de huit à dix ans, comme de l’agent le moins suspect. Elle prouva, entre mille exemples, combien des circonstances difficiles et dangereuses peuvent donner, avant le temps, d’intelligence et de pénétration. Elle avait fait connaissance avec les soldats, et se familiarisa tellement avec eux, qu’ils ne faisaient plus attention à aucun de ses mouvements. Elle s’en allait donc errer dans le voisinage du souterrain et déposer la petite provision de nourriture qu’elle avait pu prendre, sous quelque grosse pierre et dans les racines de quelque arbre, de manière que son père pût la trouver lorsqu’il se glissait, la nuit, hors de son asile. Les temps devinrent meilleurs, et mon excellent ami fut sauvé de la proscription par l’acte d’amnistie. Telle est l’histoire intéressante que j’ai plus défigurée qu’embellie par la manière dont je l’ai rapportée dans Waverley.

Ces détails, ainsi que plusieurs autres circonstances qui servent de texte aux romans en question, ont été communiqués par moi à un ami vivement regretté, feu William Erskine (juge écossais portant le titre de lord Kinedder), lequel ensuite fit une critique beaucoup trop indulgente des Contes de mon hôte, dans la Revue du trimestre de janvier 1817[6]. On trouve, dans le même article, quelques autres éclaircissements sur ces romans que j’avais fournis moi-même à l’ami distingué qui s’était donné la peine d’en faire l’analyse. Le lecteur curieux de ces renseignements trouvera, dans le morceau dont il s’agit, l’original de Meg Merrilies[7] et de deux ou trois caractères du même genre.

Je puis lui apprendre aussi que les circonstances tragiques et atroces qu’on suppose avoir précédé la naissance de Allan Mac Aulay dans la Légende de Montrose, se passèrent réellement dans la famille de Stewart d’Aadvoirloch. La gageure au sujet des flambeaux qui furent remplacés par des porteurs de torches écossais, fut faite et gagnée par un des Mac Donald de Keppoch.

Il ne peut être très-amusant de chercher quelques grains de vérité qui peuvent se trouver répandus dans toute cette masse de vaines fictions ; cependant, avant de renoncer à ce sujet, je dirai un mot des diverses localités qu’on a cru reconnaître dans les différentes descriptions que contiennent ces romans. Wolf’s Hope, par exemple, a été pris pour Fast-Castle dans le Berwirkshire, Tillietudlem pour Draphane dans le Clydesdale, et la vallée appelée Glendearg dans le Monastère, pour le vallon d’Allan, au-dessus de la villa de lord Sommerville, près de Melrose. Je n’ai autre chose à dire, sinon que, dans ces cas et dans d’autres, mon intention n’a été de décrire aucun lieu particulier, et qu’il ne peut y avoir là qu’une de ces ressemblances vagues et générales, telles qu’il en existe entre des localités du même genre. La côte d’Écosse, véritable côte de fer, présente sur ses hauteurs et sur ses promontoires cinquante châteaux tels que celui de Wolf’s Hope. Chaque comté a une vallée qui ressemble plus ou moins à Glendearg, et si des châteaux comme Tillietudlem, si des manoirs semblables à celui du baron de Bradwardine se rencontrent moins fréquemment aujourd’hui, c’est là un effet de cette rage de détruire, qui a fait disparaître, ou a ruiné tant d’anciens monuments, lorsqu’ils n’étaient pas protégés par une situation inaccessible.

Les fragments de poésie qui ont été mis en tête des chapitres de la plupart de ces romans sont quelquefois tirés de mes lectures, ou cités de ma mémoire ; mais plus généralement ils sont tout simplement de mon invention. J’avais trouvé fort fastidieux de fouiller dans la collection des poëtes anglais pour y puiser des épigraphes convenables. De même que le machiniste qui, après avoir épuisé tout le papier blanc qu’il avait pour figurer la neige, continua de faire neiger avec du papier brun, je mis ma mémoire à contribution tant qu’il me fut possible, et lorsqu’elle me manqua, j’appelai l’imagination à son secours. Je dirai même que, dans quelques endroits où des noms réels sont mis au bas de citations supposées, il serait assez inutile de chercher ces dernières dans les œuvres des auteurs en question. Ce serait imiter le docteur Watts et quelques autres graves personnages qui ont bouleversé des bibliothèques pour retrouver des stances dont le romancier était seul responsable.

Pendant que je suis dans le confessionnal, le lecteur attend sans doute de moi que je lui explique les motifs qui m’ont fait persister si long-temps à désavouer les ouvrages que je reconnais maintenant. Il me serait difficile de faire à ceci d’autre réponse que celle du caporal Nym[8] : c’était pour le moment mon caprice, ou mon humeur. Je ferai un aveu d’indifférence qui, je l’espère, ne m’attirera pas le reproche d’ingratitude envers le public, à l’indulgence duquel je suis bien plus redevable de cette espèce de sang-froid qu’à mon faible mérite : j’avouerai, dis-je, que, comme auteur, j’ai mis et mets bien moins d’importance à réussir ou à échouer, que la plupart de ceux qui écrivent ; mes confrères, en général, sont plus avides que moi de gloire littéraire, probablement parce qu’ils y ont de plus justes titres. Ce ne fut qu’après avoir atteint l’âge de trente ans que je fis sérieusement des efforts pour me distinguer comme écrivain, et l’on sait que, à cette époque, les espérances, les désirs et les penchants de l’homme ont acquis quelque chose de trop décisif pour qu’on puisse aisément les détourner de la pente qu’ils ont prise. Lorsque je fis la découverte (car c’en fut vraiment une pour moi) qu’en me livrant à une occupation délicieuse je pouvais aussi amuser les autres ; lorsque je m’aperçus en outre que mes travaux littéraires allaient absorber la plus grande partie de mon temps, j’éprouvai d’abord quelque crainte de me voir livré à ces sentiments d’humeur et de jalousie qui ont obscurci et même dégradé quelquefois le caractère des hommes de lettres les plus célèbres, et les ont rendus, par leurs petites querelles et leur muette irritabilité, la risée des gens du monde. Je résolus donc sur ce point de cuirasser mon cœur (peut-être un critique mordant ajouterait-il mon front) d’un triple airain, et d’éviter autant que possible, de faire d’un succès littéraire l’objet de mes pensées et de mes vœux, de crainte que la paix de mon âme et le repos de ma vie ne se trouvassent compromis si je venais à échouer. On pourrait me croire tombé dans une apathie stupide, ou une affection ridicule, si je disais que j’ai été insensible à l’approbation du public, quand il m’a fait l’honneur de m’en donner les témoignages. J’apprécie bien plus hautement encore les liaisons précieuses qu’une éphémère célébrité m’a mis dans le cas de former avec les hommes les plus distingués par leurs talents et leur génie, liaisons qui, j’ose l’espérer, reposent maintenant sur une base plus solide que les circonstances qui les firent naître. Cependant, tout en sentant ces avantages comme un homme doit et peut les sentir, il m’est permis de dire avec vérité et confiance, que j’ai bu dans la coupe flatteuse de la louange, sans m’en laisser enivrer, et que jamais, soit dans ma conversation, soit dans ma correspondance, je n’ai encouragé les discussions qui pouvaient avoir rapport à mes travaux littéraires. Au contraire, j’ai toujours trouvé de tels sujets embarrassants et pénibles, même lorsqu’ils étaient amenés par les motifs les plus flatteurs pour moi.

Je viens d’avouer franchement mes raisons pour garder l’anonyme ; du moins, voilà toutes celles que je crois avoir eues, et le public voudra bien me pardonner ce qu’il y a de personnel dans ces détails, comme nécessairement lié au sujet. L’auteur, si long-temps et si hautement demandé, vient de paraître sur la scène, et de saluer son auditoire… Jusque-là, sa conduite n’est qu’une marque de respect : y rester plus long-temps serait une importunité.

Je ne puis que répéter l’aveu que j’ai déjà fait verbalement, et que je vais maintenant livrer à la presse : oui, je suis le seul et unique auteur des romans publiés sous le nom de l’auteur de Waverley. Je fais cet aveu sans honte, ne croyant pas qu’on y puisse rien reprendre comme contraire à la religion et à la morale : je le fais sans aucun sentiment d’orgueil, car, quel qu’ait pu être leur succès temporaire, je sens combien leur réputation dépend du caprice de la mode ; et, comme je l’ai déjà dit, la conviction de tout ce qu’une pareille gloire a de précaire a modéré en moi le désir de la posséder.

Je dois dire, avant de conclure, que, par suite de liaisons intimes, ou d’une confidence devenue nécessaire, il y avait au moins vingt personnes dans le secret. Or, comme à ma connaissance, il n’y a pas d’exemple qu’une seule ait abusé de cette confiance, je leur en suis d’autant plus obligé, que le peu d’importance du mystère n’était pas fait pour inspirer beaucoup de respect aux initiés.

Quant à l’ouvrage suivant, il avait été conçu, et en partie imprimé long-temps avant que la reconnaissance des romans eût lieu : je commençais le volume en déclarant qu’il n’aurait ni introduction ni préface d’aucun genre. Le long prologue que voici, mis à la tête d’un ouvrage qui n’en devait pas avoir, sert à montrer combien les intentions humaines, dans les choses les plus sérieuses, comme dans les plus insignifiantes, sont sujettes à être contrariées par le cours des événements. Ainsi nous commençons à traverser une large rivière, les yeux fixés sur le point du rivage opposé où nous avons résolu de débarquer, mais graduellement entraînés par le torrent, nous nous trouvons trop heureux de saisir quelque branche ou quelque jonc pour nous aider à en sortir, et à gagner quelque plage lointaine et peut-être dangereuse, souvent bien au-dessous de celle que nous avions choisie d’abord.

Dans l’espoir que le lecteur indulgent voudra bien accorder à un homme connu, et qui doit lui être familier, quelque portion de la faveur qu’il a bien voulu témoigner à l’auteur anonyme, jaloux de son approbation, je le prie de me permettre de me dire


Son très-humble et très-obligé serviteur,
Walter Scott.


Abbotsfort, 1er octobre 1827.






LES CHRONIQUES


DE


LA CANONGATE.




CHAPITRE PREMIER.

histoire de m. croftangry racontée par lui-même.


Sic itur ad astra.
Virgile.


« C’est ici le chemin du ciel. » Telle est l’ancienne devise attachée aux armoiries de la Canongate : elle est inscrite avec plus ou moins de convenance sur tous les édifices publics, depuis l’église jusqu’au pilori, dans l’ancien quartier d’Édimbourg, lequel est, ou plutôt était autrefois, à la Bonne Ville ce que Westminster est à Londres ; possédant encore le palais des souverains et ayant eu l’honneur d’être la résidence de la haute noblesse et de la petite. Je puis donc, avec quelque droit, mettre la même devise en tête de l’œuvre littéraire par laquelle j’espère illustrer le nom ignoré jusqu’ici de Chrystal Croftangry.

Le public peut être curieux de connaître un auteur qui place aussi haut ses espérances. L’indulgent lecteur (car pour tout autre je ne consentirais point à m’étendre si loin, étant fort de l’humeur du capitaine Bobadil[9]), l’indulgent lecteur, dis-je, apprendra donc, avec quelque satisfaction, que je suis un gentilhomme écossais de l’ancienne école, et possesseur d’une fortune, d’un caractère et d’un physique auxquels le temps n’a pas laissé de faire quelque tort. Je suis dans le monde depuis quarante ans, et je puis m’intituler homme, presque depuis cette époque. Je ne pense pas que le monde se soit beaucoup amélioré depuis lors : mais je garde cette opinion pour moi, quand je suis avec des jeunes gens ; car je me rappelle que, dans ma jeunesse, je me moquais des sexagénaires qui reportaient leurs idées de perfection, à l’égard de l’état de la société, au temps des habits galonnés et des triples manchettes, et, quelques-uns, à l’époque des exploits de 1745, et des coups donnés et du sang répandu[10]. Aussi est-ce avec prudence que j’exerce le droit de censure acquis à tout homme arrivé, ou sur le point d’arriver, à cette mystérieuse période de la vie où les nombres de sept et de neuf, multipliés l’un par l’autre, forment ce que les sages ont appelé la grande climatérique[11].

Tout ce qu’il est nécessaire de dire sur la première partie de ma vie, c’est que les pans de ma robe balayèrent le parquet de la chambre du Parlement[12] pendant le nombre ordinaire d’années que, dans mon temps, les jeunes lairds avaient coutume de consacrer à l’étude du droit. Je ne gagnais point d’honoraires ; mais je passais mon temps à rire, à faire rire les autres, à boire du bordeaux chez Bayle, chez Walker, à l’enseigne de la Fortune[13], et à manger des huîtres à Covenant-Close[14].

Devenu mon maître, je fis voler ma robe à la tête de l’huissier de la barre, et je commençai à mener une joyeuse vie pour mon propre compte. Je me lançai dans la société la plus dispendieuse qui existât alors à Édimbourg. Pendant tout le temps que je passais chez moi, dans le comté de Lanark, je faisais des dépenses qui égalaient celles des personnes les plus riches : j’avais mes chevaux de chasse, ma meute, mes coqs de combat et les gens qui accompagnent tout cela. Je puis me pardonner plus aisément ces folies que d’autres d’un genre encore plus blâmable, et qui étaient si peu cachées, que ma pauvre mère se crut obligée de quitter ma maison, et de se retirer dans une petite habitation fort peu commode, qui faisait partie de son douaire, et qu’elle occupa jusqu’à sa mort. Je pense cependant que je ne fus pas le seul à blâmer dans cette séparation, et que ma mère elle-même se reprocha plus tard d’avoir agi avec trop de précipitation. Grace au ciel, l’adversité qui vint m’enlever les moyens de poursuivre ma vie dissipée me rendit à la tendresse de cette bonne mère, qui seule m’était restée de toute ma famille.

Ce genre de vie ne put durer. Je courais trop vite à ma ruine pour courir long-temps ; et lorsque j’aurais voulu m’arrêter dans ma carrière imprudente, j’étais trop près du précipice pour le pouvoir. Ma propre folie m’avait préparé des malheurs ; d’autres les suivirent et fondirent sur moi à l’improviste. J’engageai mon domaine[15] et je le mis entre les mains d’un gros homme d’affaires qui étouffa l’enfant chéri que je lui avais confié, au lieu de me le rendre plein de force et de santé. Bref, après une vive querelle avec cet honnête homme, je vis, en habile général, que le meilleur parti était de prendre position près de l’abbaye d’Holy-Rood[16]. Ce fut alors que je fis pour la première fois connaissance avec le quartier auquel mon petit ouvrage donnera, je l’espère, quelque célébrité, et que j’étudiai les détours de ces bois magnifiques où chassaient jadis les rois d’Écosse : ils n’avaient alors d’autre mérite à mes yeux que celui d’être inaccessibles à ces êtres métaphysiques que les lois d’un pays voisin appellent John Doe et Richard Roe[17].

La lutte entre mon ancien agent et moi fut terrible : pendant ce temps, tous mes mouvements, semblables à ceux d’un démon conjuré par quelque sorcier, furent circonscrits dans un cercle qui, commençant à la porte septentrionale de King’s Parck[18] et s’étendant vers le nord, est borné sur la gauche par le mur du jardin du roi et le ruisseau ; cette ligne traversant High-Street[19], vers la Water-Gate[20], et coupant l’égout, est bornée par les murs de Tennis-Court et de Physic-Garden, etc. : là, suivant le mur du cimetière, elle va joindre le mur nord-est de St.-Ann’s yards[21] ; enfin gagnant le moulin vers l’est, elle rejoint, du côté du sud, le tourniquet du mur de King’s Parck, et renferme ainsi tout ce parc dans le Sanctuaire privilégié.

Ces limites que j’abrège, d’après le récit du véridique Maitland[22], marquaient jadis la ceinture ou asile appartenant à l’abbaye d’Holy-Rood : comme séjour royal, ce lieu conserve encore le privilége de protéger les débiteurs. On croirait cet espace d’une étendue suffisante pour qu’un homme y étendît ses jambes ; car, indépendamment d’une portion raisonnable de terrain uni (considérant que la scène se passe en Écosse), il renferme dans son enceinte la montagne d’Arthur’s Seat[23] ainsi que les rochers et les pâturages appelés Salisbury-Crags[24]. Et pourtant il est inconcevable combien, après un certain laps de temps, j’aspirais au dimanche qui me permettait d’étendre des excursions au-delà de ses limites. Pendant les six autres jours de la semaine, je sentais un malaise, un serrement de cœur que j’aurais pu difficilement supporter sans la prompte arrivée de ce jour hebdomadaire de liberté. J’éprouvais l’impatience d’un mâtin de basse-cour qui tiraille vainement sa chaîne pour étendre les limites qu’elle lui impose.

Chaque jour, je me promenais le long du ruisseau qui sépare le Sanctuaire de la partie non privilégiée de la Canongate[25] ; et, quoique ce fût au mois de juillet, et que le théâtre de cette promenade fut la vieille ville d’Édimbourg, je préférais ce lieu à l’air frais et à la brillante verdure dont j’aurais pu jouir dans King’s Park, et à l’ombre fraîche et solennelle du portique qui entoure le palais. Pour un être indifférent, ce côté de ruisseau aurait eu à peu près le même aspect que l’autre : l’extérieur des maisons était aussi misérable ; les enfants étaient aussi sales et aussi déguenillés, les charretiers aussi grossiers : tout offrait ce tableau déplorable de la vie du peuple dans un quartier désert et appauvri d’une grande ville. Mais pour moi ce ruisseau, ou plutôt cet égout, était ce qu’avait été pour Sémeï le torrent de Cédron. Sans doute, quand la sentence de mort avait été prononcée contre lui s’il le traversait, l’être qui portait cette condamnation voyait dans sa sagesse, qu’à dater de ce moment, le désir de transgresser la défense deviendrait irrésistible pour cet homme, et qu’inévitablement il attirerait sur sa tête le châtiment déjà mérité par une malédiction proférée contre l’Oint du Seigneur. Pour moi, je croyais voir tout l’Élysée ouvert de l’autre côté du ruisseau, et j’enviais le sort de tous les petits polissons qui, pour arrêter les eaux du courant, formaient des espèces de digues avec de la boue, et avaient le droit, pendant cette opération, de se tenir de tel ou tel côté du sale bourbier, selon leur bon plaisir. Je poussais même l’enfantillage jusqu’à oser quelquefois faire une courte excursion au delà de mes limites ordinaires ; et ne fût-elle que de quelques pas, j’éprouvais toute la joie d’un écolier qui, après avoir pénétré dans un verger, prend la fuite, enchanté de son triomphe, palpitant de joie et de terreur, et flottant entre le plaisir d’avoir réussi dans son entreprise et la peur d’être attrapé ou découvert.

Je me suis quelquefois demandé ce que j’aurais fait dans le cas d’une réclusion réelle, puisque je ne pouvais supporter sans impatience une simple restriction qui n’est, comparativement, qu’une pure bagatelle ; mais jamais je n’ai pu répondre à cette question d’une manière satisfaisante. J’ai détesté toute ma vie ces expédients perfides appelés mezzo termine[26], et il est possible qu’avec cette disposition d’esprit j’eusse pu supporter une privation absolue de liberté plus patiemment que les restrictions moins sévères auxquelles m’assujettissait ma résidence dans le Sanctuaire. Si pourtant les sensations que j’éprouvais alors avaient dû augmenter d’intensité en proportion de la différence qui existe entre un cachot et la situation où je me trouvais, je me serais certainement pendu, ou je serais mort de chagrin : il ne pouvait y avoir d’autre alternative.

Mes nombreux amis me négligèrent et m’oublièrent, comme d’usage, dans l’adversité : mais il m’en restait un véritable, et cet ami était un avocat qui connaissait parfaitement les lois de son pays, et qui, les reportant à l’esprit de justice et d’équité, véritable fondement de toute législation, avait, par ses efforts mâles et bienveillants, empêché plusieurs fois la ruse et l’égoïsme de triompher de l’innocence et de la faiblesse. Il se chargea de ma cause, et il fut secondé dans cette affaire par un procureur, homme d’un caractère semblable au sien. Mon ancien homme d’affaires s’était enfoncé jusqu’au menton dans les retranchements de la procédure, dans ses ouvrages à cornes et ses chemins couverts ; mais mes deux défenseurs parvinrent si adroitement à s’emparer de ses positions, que je recouvrai enfin la liberté d’aller ou de rester partout où je le désirerais.

Je quittai mon habitation avec autant de promptitude que si la peste y eût été ; je ne m’arrêtai même pas pour attendre quelque argent qui m’était redû sur le compte que je venais de régler avec mon hôtesse, et je vis la bonne femme arrêtée sur sa porte, me regardant fuir précipitamment et secouant la tête, tandis qu’elle enveloppait dans un morceau de papier l’argent qu’elle devait me rendre, et qu’elle serrait son petit trésor dans une bourse de peau de taupe. C’était une honnête montagnarde que Jeannette Mac Evoy, et elle méritait une meilleure récompense, si j’avais eu le moyen de la lui donner ; mais le sentiment de ma joie était trop vif pour qu’il me fût possible de m’arrêter et d’entrer en explication avec Jeannette. Je passai rapidement au milieu de ce groupe d’enfants dont j’avais si souvent observé les jeux et les folies. D’un saut, je franchis le ruisseau comme s’il eût été le Styx fatal, et moi une ombre qui, fuyant le pouvoir de Pluton, se fût échappée du lac des Limbes. Mon ami eut beaucoup de peine à m’empêcher de courir comme un fou dans la rue, et, en dépit de l’hospitalité qu’il me donna, et de l’amitié dont il me combla pendant un jour ou deux que je restai chez lui, je ne fus tout à fait heureux que quand je me trouvai à bord d’un petit bâtiment de Leith, descendant le cours du Frith par un vent favorable, et faisant claquer mes doigts à mesure que je voyais disparaître de l’horizon la montagne d’Arthur’s Seat, dans le voisinage de laquelle j’avais été si long-temps prisonnier.

Mon dessein n’est pas d’entrer dans les détails des événements successifs de ma vie. J’étais parvenu, ou plutôt mes amis étaient parvenus à me tirer des ronces et des épines des hommes de loi ; mais il m’était arrivé, comme au mouton de la fable, de me laisser manger sur le dos la plus grande partie de ma laine. Une ressource me restait cependant : j’étais dans l’âge de l’activité et du travail ; et, comme ma bonne mère avait coutume de dire : « Il y a toujours de la vie pour le vivant. » La nécessité sévère me donna tout à coup la raison qui jusque-là avait été étrangère à ma jeunesse. Je fis face au danger, je supportai la fatigue, je m’expatriai, et je prouvai à l’étranger que j’allais visiter, que j’appartenais à une nation[27] qui, comme le dit le proverbe, est persévérante dans le travail, et facile à prodiguer sa vie. L’indépendance, comme la liberté pour le berger de Virgile[28], vint un peu tard ; mais enfin, elle vint, sans amener, il est vrai, un grand train à sa suite, mais de manière à m’assurer assez d’aisance pour figurer le reste de ma vie d’une façon convenable dans le monde, et de manière surtout à rendre un pauvre parent très-poli à mon égard, et à faire dire aux commères : « Je voudrais bien savoir qui le vieux Croft nommera son héritier ? il doit avoir amassé quelque chose, et je ne serais pas surprise que ce quelque chose finît par être plus considérable qu’on ne le pense. »

Mon premier mouvement, quand je revins dans mes foyers, fut de voler à la maison de mon bienfaiteur, le seul être dont j’eusse reçu des marques d’intérêt dans le moment de ma détresse. Il était grand preneur de tabac, et mon cœur avait mis une sorte d’orgueil à lui consacrer ipsa corpora[29] de la première vingtaine de guinées que j’avais pu amasser, et à les métamorphoser en une tabatière aussi soignée et aussi recherchée que Rundell et Bridge[30] pourraient en inventer. Pour plus de sûreté, je l’avais serrée dans la doublure de ma veste, et, impatient de l’offrir à celui auquel je la destinais, je volai à sa maison située dans… Square. À l’aspect de la façade, un sentiment de crainte s’empara de moi et m’arrêta. J’avais été pendant bien long-temps absent de l’Écosse ; mon ami avait quelques années de plus que moi, il pouvait avoir été appelé dans l’assemblée des justes. Je restai immobile et contemplai la maison, comme si son extérieur eût pu m’aider à former quelque conjecture sur la situation de ceux qui l’habitaient. Je ne sais pourquoi toutes les fenêtres du rez-de-chaussée étaient fermées, et, nul mouvement ne se faisant remarquer, mes sinistres pressentiments s’en augmentèrent. Je regrettai alors de n’avoir pas fait prendre des informations avant de quitter l’auberge où je m’étais arrêté en descendant de la voiture publique. Mais il était trop tard ; et je hâtai le pas, impatient de connaître ce qui m’attendait d’heureux ou de malheureux.

La plaque de cuivre sur laquelle étaient gravés le nom et la profession de mon ami était encore sur la porte ; et, quand elle s’ouvrit, l’ancien domestique qui se présenta me parut beaucoup plus vieux que, selon mes idées, il ne devait l’être depuis mon absence.

« Monsieur est-il chez lui ? demandai-je, en m’avançant pour entrer.

« Oui, monsieur, » répondit John en se plaçant de manière à me barrer le passage ; « il est à la maison, mais…

— Mais il n’y est pas, repris-je ; je me rappelle votre phrase d’autrefois, John. Eh bien, je monterai dans sa chambre et je lui écrirai quelques lignes. »

John parut évidemment étonné de mon air familier. Il voyait bien que j’étais une personne dont il aurait dû se souvenir ; mais il n’en était pas moins certain qu’il ne me reconnaissait nullement.

« Mais… monsieur… mon maître est chez lui ; mais… »

Au lieu de l’écouter, j’entrai, et pris le chemin de l’appartement qui m’était si bien connu. Une jeune dame en sortit alors l’air un peu troublé, à ce qu’il me sembla, et dit : « Qu’y a-t-il, John ?

— C’est monsieur qui insiste pour voir mon maître, miss Nelly.

— Oui, repris-je, c’est un ancien ami qui lui a de grandes obligations, et à qui il tarde, à son retour des pays étrangers, de revoir son cher et respectable bienfaiteur.

— Hélas ! monsieur, répondit la jeune dame, mon oncle serait sans doute heureux de vous revoir ; mais… »

En ce moment on entendit dans l’intérieur de l’appartement un bruit qui paraissait provenir de la chute d’une assiette ou d’un verre, et immédiatement après, la voix de mon ami appela sa nièce avec l’accent de la colère. Elle rentra sur-le-champ dans la chambre, et je la suivis ; mais ce fut pour voir un spectacle si triste, que la vue de mon bienfaiteur étendu dans sa bière aurait produit sur moi, en comparaison, une impression moins pénible.

Le grand fauteuil garni de coussins, les jambes alongées et enveloppées de flanelle, l’ample robe de chambre et le bonnet de nuit annonçaient bien une maladie ordinaire ; mais cet œil terne, autrefois si plein du feu de la vie, cette bouche maintenant flétrie et déformée, qui jadis, par un sourire fin, donnait tant d’expression à sa figure animée, le tremblement convulsif de ces lèvres qui jadis avaient versé les flots d’une éloquence capable de gouverner l’opinion des sages, tous ces tristes symptômes prouvaient que mon ami était tombé dans cette affreuse situation où le principe de la vie animale a survécu à celui de l’intelligence. Il me regarda un moment, mais il parut bientôt ne plus s’apercevoir de ma présence, et continua, lui qui autrefois était le plus poli, le plus courtois des hommes, à balbutier, en termes presque inintelligibles, des reproches violents à sa nièce et à son domestique, parce que lui-même avait laissé tomber une tasse à thé, en essayant de la poser sur une table à côté de lui. Ses yeux s’animèrent momentanément du feu de la colère ; mais vainement il s’efforçait de proférer les mots qui pouvaient la peindre, et, ses regards se fixant alternativement sur sa nièce, sur son domestique et sur la table, il faisait les efforts les plus pénibles pour faire entendre qu’ils avaient placé ce meuble beaucoup trop loin de lui, bien qu’il touchât son fauteuil.

La jeune personne, dont la physionomie avait naturellement cet air de douceur et de résignation que l’on donne aux figures de la Vierge, écoutait ses reproches impatients avec la plus humble soumission : elle réprimanda le domestique qui, ne possédant pas cette extrême délicatesse, avait entrepris de se justifier ; et peu à peu sa voix douce et insinuante parvint à calmer l’irritation sans motif du pauvre malade.

Alors elle jeta sur moi un regard qui sembla me dire : « Vous voyez tout ce qui reste de celui que vous appelez votre ami. » Elle parut me dire aussi : « En demeurant ici plus long-temps, vous ne pourriez qu’augmenter notre affliction.

— Pardonnez-moi, jeune dame, » lui dis-je aussi distinctement que mes larmes purent me le permettre, « j’ai de profondes obligations à votre oncle : mon nom est Croftangry.

— Ah, mon Dieu ! comment ne vous ai-je pas reconnu, monsieur Croftangry ! s’écria le domestique ; oui, oui, je m’en souviens, mon maître eut fort à travailler dans votre affaire. Plus d’une fois il m’a ordonné de lui apporter de nouvelles bougies comme minuit sonnait, et même encore après. Vraiment, il a toujours bien parlé de vous, monsieur Croftangry, quoique les autres aient pu en dire.

— Taisez-vous, John, » dit la jeune dame un peu sévèrement ; et continuant de s’adresser à moi : « Je suis sûre, monsieur, qu’il vous est pénible de voir mon oncle dans ce cruel état. Je sais que vous êtes son ami. Je l’ai entendu souvent prononcer votre nom, et s’étonner de n’avoir jamais entendu parler de vous. » Ces paroles furent un nouveau trait qui perça mon cœur ; mais elle poursuivit : « Je ne sais réellement pas s’il est convenable que… Si mon oncle vous reconnaissait, ce que j’ai peine à croire, il serait vivement ému, et le docteur assure que toute agitation… Mais voici le docteur, il vous donnera lui-même son avis.

Le médecin entra. Lorsque je l’avais quitté, c’était un homme de moyen âge ; maintenant je voyais en lui un vieillard. Mais c’était toujours le même samaritain bienfaisant, répandant le soulagement et la consolation partout où il allait, et regardant les bénédictions du pauvre comme une récompense aussi réelle que l’or du riche.

Il me regarda avec l’expression de la surprise. La jeune dame dit un mot comme pour me présenter, et moi, qui avais eu autrefois des rapports avec lui, je m’empressai de me faire reconnaître. Il se ressouvint de moi parfaitement, et me fit comprendre qu’il connaissait les motifs que j’avais pour prendre un vif intérêt au sort du malade. M’ayant pris à part, il me rendit un compte bien triste de l’état de mon pauvre ami. « Le flambeau de la vie, me dit-il, est sur le point de s’éteindre ; il peut jeter encore quelque lueur passagère ; mais on ne peut espérer davantage. » Il s’avança vers le moribond et lui adressa quelques questions auxquelles celui-ci, tout en paraissant reconnaître cette voix bien connue, la voix d’un ami, ne répondit qu’en bégayant et d’une manière vague.

La jeune dame s’était retirée en voyant le docteur s’approcher du malade. « Vous voyez son état, me dit le docteur ; j’ai entendu notre malheureux ami, dans un de ses plus éloquents plaidoyers, peindre cette même maladie qu’il comparait aux tortures inventées par Mézence[31], quand il enchaînait les morts aux vivants. L’ame, disait-il, est enfermée alors dans une prison de chair : elle conserve encore ses facultés naturelles et inaliénables ; mais elle ne peut pas plus les exercer que le captif enfermé dans un cachot ne peut agir librement. Hélas ! qu’il est pénible de voir celui qui savait faire une peinture si énergique de cette maladie dans les autres, être lui-même la victime de cette horrible infirmité ! Jamais je n’oublierai l’expression et le ton solennel dont il dépeignait l’état déplorable du paralytique, la déchéance, l’anéantissement de ses facultés, son oreille désormais incapable d’entendre, son œil terne et obscurci, ses membres perclus, et, selon les nobles paroles de Juvénal :

Omni
Membrat um damno major dementia, quæ nec
Nomina servorum, nec vultum agnoscit amici[32]

Comme le docteur achevait de prononcer ces mots, une lueur d’intelligence sembla revivre sur la physionomie du moribond ; un feu subit brilla dans son regard ; tour à tour il parut s’éteindre, se rallumer, et tout à coup, parlant plus intelligiblement qu’il n’avait fait jusque-là, et du ton d’un homme pressé de dire quelque chose qu’il sait devoir lui échapper, s’il ne le dit à l’instant ;

« Une question de lit de mort, docteur ; une question de lit de mort ! prononça-t-il ; reductio ex capite lecti… Withering contre Wilibus… relativement au morbus sonticus… Je plaidais alors pour le plaignant, moi, et, et… Mais quoi ! oublierai-je jusqu’à mon propre nom ?… oui, moi et… et celui qui était le plus spirituel et le plus gai des hommes… »

Ces mots éclairèrent le docteur et lui donnèrent la possibilité de remplir la lacune ; le malade répéta alors, avec l’expression de la joie, le nom que le médecin venait de prononcer : « Oui, oui, c’était lui, Harry… pauvre Harry ! » s’écria-t-il, puis le feu de ses yeux parut s’éteindre ; il se laissa retomber sur le dos de son fauteuil.

« Eh bien ! vous avez vu de notre pauvre ami plus que je n’aurais osé vous promettre, monsieur Croftangry, me dit le docteur ; et à présent je dois user de l’autorité que me donne ma profession pour vous prier de vous retirer. Miss… consentira, j’en suis sûr, à vous faire prévenir, si quelque heureux hasard permet que vous puissiez voir son oncle. »

Que pouvais-je faire ? je remis ma carte à la jeune personne, et tirant de mon sein l’offrande destinée à mon ami ; « S’il demande d’où vient ceci, prononçai-je avec un accent presque aussi inintelligible que le sien, nommez-moi, et dites que cet objet lui est offert par l’homme le plus généreusement obligé et le plus vivement reconnaissant. Dites-lui que l’or qui compose cette boîte a été gagné grain par grain, et qu’il fut amassé avec autant de soin que jamais avare en mit à grossir son trésor. Pour lui apporter ceci, je viens de bien loin ; et dans quel état le trouvé-je, hélas ! »

Je posai la boîte sur la table, et je me retirais à pas lents. Dans ce moment, les regards du moribond se fixèrent sur cet objet comme ceux d’un enfant sur un jouet brillant ; et aussitôt, avec l’expression de l’impatience et de la curiosité, il adressa, en bégayant, plusieurs questions à sa nièce. D’une voix douce, elle lui répéta à plusieurs reprises qui j’étais, pourquoi j’étais venu, etc. Je me détournais et j’allais m’éloigner d’une scène trop pénible pour moi, lorsque le docteur posant sa main sur mon bras : « Arrêtez, me dit-il, j’observe en lui quelque changement. »

Cela était vrai, et un changement marqué. Une faible rougeur se répandit sur ses traits décolorés ; ils parurent s’animer de cette intelligence qui appartient à la vie ; ses yeux brillèrent de nouveau, ses lèvres se colorèrent ; quittant tout à coup le maintien languissant qu’il avait eu jusqu’alors, il se leva sans aucun secours. Le docteur et le domestique s’avancèrent précipitamment pour lui servir de soutien ; mais il les repoussa, et ils se bornèrent à se placer derrière lui, de manière à le préserver de tout accident, si cette force qu’il venait d’acquérir si subitement venait à l’abandonner de même.

« Mon cher Croftangry ! » s’écria-t-il du ton de notre vieille amitié, « je suis heureux de vous voir de retour… Vous me trouvez dans un pauvre état, n’est-ce pas ?… mais ma petite nièce que voici, et le docteur… ont pour moi tous les soins de l’amitié… Dieu vous protège, mon cher ami ! Désormais nous ne nous rencontrerons plus que dans un autre monde. »

Je portai à mes lèvres la main qu’il me tendit, et je la pressai sur mon cœur ; j’étais sur le point de me précipiter à genoux ; mais le docteur, abandonnant le malade aux soins de sa nièce et de John, qui, après avoir poussé son fauteuil près de lui, s’efforçaient de l’y replacer, m’entraîna hors de la chambre : « Mon cher monsieur, me dit-il, vous devez être content : vous venez de voir notre pauvre malade plus ressemblant à ce qu’il fut jadis, que je n’aurais pu l’espérer : il y a bien long-temps que je ne l’avais trouvé ainsi, et peut-être ne le verrons-nous plus dans cet état jusqu’au moment où tout sera fini pour lui ! Toute la faculté n’aurait pu vous promettre cet intervalle lucide. Je vais voir maintenant si je puis en profiter pour améliorer sa situation. Je vous en supplie, retirez-vous. »

Ce dernier argument me força de m’éloigner sur le champ, et je sortis agité par une foule de sentiments tous aussi pénibles les uns que les autres.

Quand je fus revenu du premier choc de ces émotions douloureuses, je songeai à renouer mes liaisons avec quelques anciens camarades qui, bien qu’ils me fussent moins chers que mon malheureux ami, soulagèrent un peu l’ennui de ma solitude : ils furent peut-être d’autant moins disposés à résister à mes avances, que j’étais célibataire, tant soit peu chargé d’années, nouvellement revenu des pays étrangers, et sinon très-riche, du moins indépendant.

Je fus regardé comme un objet passable de spéculation par quelques-uns, tandis que j’étais certain de ne pouvoir être à charge à qui que ce fût. Je fus donc, conformément aux règles ordinaires de l’hospitalité d’Édimbourg, un hôte bienvenu dans plusieurs familles respectables ; mais aucune d’elles ne pouvait me dédommager de la perte que j’avais faite de mon meilleur ami, de mon bienfaiteur. J’avais besoin de quelque chose de mieux que les plaisirs imparfaits de ces simples liaisons de société. Mais où chercher cet objet de mes désirs ? Était-ce parmi les restes dispersés de ceux qui avaient été jadis mes compagnons de dissipation et de folie ?

Les amis joyeux ne sont plus ;
La beauté n’a plus sa jeunesse…

D’ailleurs, les motifs de ces liaisons avaient cessé d’exister, et ceux de mes anciens amis qui étaient encore de ce monde, menaient une vie bien différente de la mienne.

Les uns, devenus avares, étaient aussi avides d’épargner six pence que jadis ils avaient été empressés de prodiguer une guinée… Les autres, devenus cultivateurs, ne pariaient que de leurs troupeaux, et ne fréquentaient plus que des nourrisseurs de bestiaux… Quelques-uns avaient conservé le goût des cartes ; et, quoiqu’ils eussent cessé d’être gros joueurs, ils aimaient mieux jouer petit jeu que de renoncer à cette occupation. J’avais un mépris extrême pour ce dangereux passe-temps. Hélas ! je n’avais que trop connu, dans le temps, cette funeste passion du jeu, passion violente, criminelle, qui agite, qui tourmente et qui, je le conçois, peut exercer un empire terrible sur les âmes ardentes. Mais user sa vie à échanger, autour d’un tapis vert, des morceaux de carton peints, pour le misérable plaisir de gagner quelques shillings, ne peut être excusable que dans l’extrême vieillesse ou dans la folie. Un pareil jeu est un cheval de bois, que tous les efforts du cavalier ne pourraient jamais faire avancer au delà de quelques pas ; c’est une espèce de machine intellectuelle, sur laquelle on peut grimper sans cesse, sans jamais parvenir à s’élever d’un pouce. D’après ces réflexions, mes lecteurs concevront facilement que je suis incapable d’apprécier l’un des plus grands plaisirs de la vieillesse, plaisir qui, bien que Cicéron n’en fasse pas mention, n’est pas la ressource la moins usitée de nos jours… c’est-à-dire le salon du club et la partie de whist.

Pour revenir à mes anciens amis, quelques-uns fréquentaient les assemblées publiques, semblables à l’ombre du beau Nash[33], ou de tout autre dandy qui, datant d’un demi-siècle, est mis de côté par la riante jeunesse, ou regardé en pitié par les hommes de son âge. Enfin, plusieurs étaient tombés dans la dévotion, selon l’expression française, et d’autres, je le crains fort entre les mains du diable. Un petit nombre trouvaient des ressources dans les sciences et les lettres ; un ou deux s’étaient faits philosophes en petit : ils passaient leur temps à regarder dans les microscopes, et s’étaient familiarisés avec les expériences à la mode ; d’autres, enfin, aimaient à lire, et j’étais du nombre de ces derniers.

Un certain éloignement pour le monde dont j’étais entouré, quelques pénibles souvenirs des fautes et des folies de ma jeunesse, une sorte de dégoût pour l’espèce humaine, me portèrent vers l’étude des antiquités, et principalement de celles de mon pays. Si je puis prendre sur moi de poursuivre le présent ouvrage, le lecteur jugera, en le lisant, si j’ai étudié avec fruit, et si j’ai recueilli quelques notions utiles sur ce qui concerne nos pères.

Je dus en partie mon goût pour ce genre d’étude à la conversation de mon digne et excellent homme d’affaires, M. Fairscribe, dont j’ai déjà parlé, comme ayant secondé les efforts de mon vieil ami dans la cause de la décision de laquelle dépendaient ma liberté et le reste de ma fortune. À mon retour, il m’avait accueilli de la manière la plus amicale. À la vérité, il était occupé trop exclusivement de sa profession pour que je fréquentasse sa maison sans craindre d’être indiscret ; et probablement son esprit était trop enfoncé dans l’étude des lois pour en sortir facilement. En un mot, ce n’était point un homme d’une instruction variée et étendue, comme celle que possédait mon pauvre ami ; c’était un homme de loi dans toute la force du mot, et un homme aussi habile qu’il était excellent. Lorsque je vendis ma propriété, il conserva plusieurs titres anciens, parce que, selon lui, ils devaient avoir plus d’intérêt pour les descendants de l’ancienne famille que pour le nouvel acquéreur. À mon retour à Édimbourg, je le retrouvai exerçant encore la profession dont il était l’honneur : il m’envoya, dès qu’il sut ma demeure, la vieille Bible de famille qui était toujours sur la table de mon père, deux ou trois autres volumes remplis de parchemins et de papiers dont l’aspect n’avait rien d’attrayant.

Le lendemain, en venant partager le dîner hospitalier de M. Fairscribe, je ne manquai pas de le remercier de son obligeante attention ; il est vrai que les remercîments que je lui adressai étaient bien plutôt proportionnés à l’idée qu’il attachait à la valeur de telles choses, qu’en raison de l’importance que j’y mettais moi-même. Mais la conversation étant tombée sur ma famille, qui jadis avait eu des possessions dans l’Upper-Ward de Clydesdale[34], un certain intérêt s’éveilla insensiblement dans mon esprit ; et, lorsque je fus entré dans ma demeure solitaire, la première chose que je fis fut de chercher une généalogie ou espèce d’histoire de la famille et de la maison de Croftangry, devenue depuis de Glentanner. Les découvertes que je fis alors enrichiront le chapitre suivant.




CHAPITRE II.

m. croftangry continue son histoire.


Quel est ce domaine, cher Swift ? Je le vois passer de vous à moi, de moi à Pierre Walter.
Pope.


« Croftangry, Groftandrew, Croftanridge, Croftandgrey, car telles sont les diverses manières dont ce nom a été écrit, est bien connu comme celui d’une des maisons de la plus haute antiquité ; et il est dit que le roi Milcolumb ou Malcolm[35], le premier de nos monarques écossais qui ait passé le firth du Forth[36], habita un palais à Édimbourg, et eut à son service un vaillant homme, dont l’emploi fut de surveiller le croft, c’est-à-dire les terres que l’on cultivait pour la maison du roi : de là son nom de Croft-an-ri, qui veut dire champ du roi. Cet emplacement, quoique couvert maintenant d’habitations, est appelé aujourd’hui Croftangry : il est situé près du palais du souverain. Comme quelques-uns de ceux qui portent cet ancien et respectable nom peuvent concevoir quelque mépris de ce qu’il tire son origine de la culture de la terre, occupation servile dans leur esprit, il est bon qu’ils sachent que nous devons honorer la bêche et la charrue, en considération de notre père Adam, de qui nous descendons tous, et qui fut condamné à cultiver la terre après sa chute et sa désobéissance.

Nous avons aussi des témoignages, tant dans les saintes Écritures que dans l’histoire profane, de l’honneur dans lequel fut tenue la profession du labourage dans les temps anciens, où l’on trouve des exemples de prophètes et de grands capitaines, qui, tirés de la charrue pour être élevés au rang de défenseurs de la patrie, comme Cincinnatus et d’autres, surent combattre l’ennemi commun avec autant de courage et de valeur que leur bras avait mis d’ardeur à tenir le manche de la charrue, et à conduire les chevaux et les bœufs.

Nous connaissons de même plusieurs familles respectables qui aujourd’hui font partie de notre noblesse écossaise, et qui, parvenues à de plus hautes dignités que cette maison de Croftangry, ne rougissent nullement de porter sur leur écusson et dans leurs insignes les outils et les instruments que leurs aïeux employèrent à labourer la terre, ou, comme dit d’une manière plus éloquente le poète Virgile, à dompter le sol. Il n’y a aucun doute que cette ancienne maison de Croftangry, tant qu’elle continua d’être appelée de ce nom, produisit un grand nombre de grands citoyens, dont je m’abstiendrai de citer les noms pour le moment, mon dessein étant, si Dieu me conserve la vie pour remplir la pieuse tâche que je me suis imposée, de reprendre la première partie de ma narration relativement à la maison de Croftangry, lorsque je pourrai joindre les preuves et les témoignages authentiques aux faits que j’alléguerai ; car les discours et les écrits, lorsqu’ils ne sont pas appuyés par des preuves, sont comme le grain semé sur des rochers arides, ou comme une maison construite sur le sable mouvant et trompeur. »

Ici je m’arrêtai pour reprendre haleine ; car le style de mon grand-père, auteur de cet excellent ouvrage, était tant soit peu long[37] et diffus, comme disent nos amis les Américains. Et, au fait, je réserve la suite de ce précieux morceau pour le jour où je serai admis au club Bannatyne[38], circonstance pour laquelle je me propose de mettre au jour une édition faite selon les réglements de cette société savante, avec un autographe du manuscrit orné des armoiries de la famille, blasonnées et entourées de tous quartiers, et portant cette pompeuse devise, qui exprime si bien une complète renonciation à tout orgueil de famille : « Hœc nos novimus esse nihil, ou Vix ea nostra voco[39] »

Au reste, à vrai dire, je ne puis m’empêcher de soupçonner fortement que, malgré tous les efforts de mon très-illustre aïeul pour enfler la dignité de sa famille, nous ne nous sommes jamais élevés réellement au-dessus du rang de propriétaires de la moyenne classe. Le domaine de Glentanner passa jusqu’à nous par suite du mariage d’un de mes ancêtres avec Tibb Sommeril, fille de la noble maison appelée par les habitants du Midi, Sommerville, mais née, je le crains fort, sur ce que mon grand-père appelle « le mauvais côté de la couverture[40]. » Son mari, Gilbert, fut tué en combattant, comme le dit l’inquisitio post mortem… sub vexillo regis, apud prœlium juxta Branxton, près Flodden Field[41]. »

Nous eûmes notre part dans les autres calamités nationales… Nous fûmes frappés de confiscation, comme sir John Colville of the Dale[42], pour avoir suivi des gens plus riches que nous à l’affaire de Langside[43] ; et pendant les guerres des derniers Stuarts, nous fûmes condamnés à des amendes sévères pour avoir donné asile à des ministres proscrits ; nous risquâmes même de donner un martyr au calendrier du Covenant dans la personne du père de l’historien de la famille. Cependant, comme dit le manuscrit, « il retira la gerbe à la jument[44], et accepta les conditions du pardon offertes par le gouvernement, s’engageant par écrit à ne plus donner à l’avenir d’autre motif de mécontentement. Mon grand-père glisse sur cette apostasie aussi légèrement qu’il le peut, et se console en attribuant ce manque de résolution à la répugnance que son père éprouvait à voir périr l’ancien nom de sa famille, et à laisser confisquer ses biens et ses héritages.

« Et en vérité, ajoute le vénérable compilateur, comme grace à Dieu, nous rencontrons rarement en Écosse de ces voluptueux qui, se faisant un dieu de leur ventre, sont assez dénaturés pour dévorer en folies et en débauches le patrimoine que leur ont légué leurs ancêtres, de manière à être obligés, comme l’enfant prodigue, à en revenir aux épluchures et à l’auge aux pourceaux ; et comme j’ai moins à redouter dans ma famille ces espèces de Nérons, capables de dévorer leur propre substance, à l’instar des bêtes brutes et par pure gloutonnerie, en conséquence, je n’ai besoin que de mettre mes descendants en garde contre toute tentation trop précipitée de se mêler des changements qui surviennent dans l’État, soit en matière de religion, soit en matière de gouvernement, imprudence qui, comme nous l’avons vu, faillit conduire la pauvre maison de Croftangry droit à sa perte. Et, à tout prendre, je ne voudrais pourtant pas que mes descendants restassent assis tranquillement chez eux lorsque les intérêts de l’Église ou du roi réclameraient leurs services ; mais je voudrais qu’ils attendissent, pour se lever, que les plus puissants et les plus riches fussent debout, de manière à avoir plus de chances de succès au jour du danger, et à s’assurer qu’en cas de défaite les vainqueurs, ayant une plus grasse proie, seraient comme les faucons bien repus qui dédaignent le menu gibier.

Il y avait dans cette conclusion quelque chose qui, à la première lecture, me piqua extrêmement, et je fus assez dénaturé pour maudire ces réflexions, comme autant de raisonnements pauvres, détestables, et de billevesées pitoyables, comme le radotage insignifiant d’un vieux fou. Mon premier mouvement fut donc de jeter le manuscrit au feu, d’autant plus qu’il me rappelait, d’une manière peu flatteuse, la perte que j’avais faite de l’un de ces biens de famille auxquels le compilateur de l’histoire était si vivement attaché, perte arrivée justement par suite de la conduite qu’il blâmait le plus sévèrement. Il me semblait même que, pour achever de m’aigrir, son regard prophétique sur l’avenir, regard qui n’avait pu certainement discerner d’aussi loin la prodigue folie de l’un de ces descendants, était une insulte qui s’adressait à moi personnellement, bien qu’elle eût été écrite cinquante ou soixante ans avant que je fusse né.

Un peu de réflexion me fit rougir de cet injuste ressentiment, et, tout en regardant l’écriture nette et régulière, bien qu’un peu tremblée du manuscrit, je ne pus m’empêcher de penser, selon l’opinion que j’ai entendu souvent soutenir, que l’on pouvait former des conjectures assez probables sur le caractère d’un homme, d’après la seule inspection de quelques lignes tracées par sa plume. Cette écriture, très-régulière, mais petite et serrée, indiquait un homme d’une conscience pure, sachant gouverner ses passions, et qui, selon sa propre expression, suivait le chemin le plus droit de la vie ; mais elle indiquait aussi un esprit étroit, imbu de préjugés invétérés, et susceptible jusqu’à un certain degré, d’une intolérance qui, opposée cependant à sa nature, provenait d’une éducation bornée. Divers passages des livres saints et des auteurs classiques, prodigués confusément plutôt qu’heureusement appliqués, et transcrits en caractères moyens, pour faire remarquer leur importance, attestaient cette espèce particulière de pédantisme qui regarde tout argument comme irrésistible lorsqu’il est appuyé d’une citation. Ensuite, les lettres capitales, de forme prétentieuse, qui ornaient le commencement de chaque alinéa, ainsi que les noms de nos fiefs et de nos ancêtres, n’exprimaient-elles pas, de la manière la plus positive, le sentiment d’orgueil nobiliaire dont l’auteur avait été tout pénétré en accomplissant sa tâche ? Je me persuadai que toutes ces particularités réunies offraient un portrait complet de l’homme, et détruire son manuscrit m’aurait paru un acte non moins irrespectueux que s’il se fût agi d’effacer la ressemblance de ses traits sur la toile, ou de troubler ses cendres dans son cercueil. Je songeai un moment à offrir ce manuscrit à M. Fairscribe ; mais ce maudit passage sur l’enfant prodigue et l’auge aux pourceaux me revenant à l’esprit, je conclus définitivement qu’il valait autant le renfermer dans mon secrétaire ; ce que je fis, avec la ferme résolution de ne jamais y jeter les yeux.

Mais je ne sais comment il se fit que le sujet de cet ouvrage excita dans mon cœur un intérêt auquel je ne me serais jamais attendu, et, à plusieurs reprises, je me surpris engagé dans l’énumération descriptive des fermes qui avaient cessé de m’appartenir, et des limites qui renfermaient maintenant les propriétés d’autrui. L’amour du natale solum, si toutefois Swift a eu raison de traduire ces mots par « biens de famille, » commença à s’éveiller dans mon âme : les souvenirs de ma jeunesse n’y ajoutaient guère que ce qui avait quelque rapport aux divertissements de la chasse. En effet, la dissipation est peu faite pour inspirer le goût des beautés de la simple nature, encore moins pour disposer l’ame à ces idées sentimentales qui nous attachent insensiblement aux objets inanimés qui nous entourent.

Je m’étais fort peu occupé de mes biens, tandis que j’en jouissais et que je les dilapidais, et je n’y songeais guère alors que comme à un matériel grossier sur lequel une certaine race inférieure, appelée fermiers, serait tenue de me payer, sur un pied plus élevé qu’elle ne le faisait réellement, un droit appelé rentes ou fermage, qui était destiné à fournir à mes dépenses. Telle était la manière générale dont j’envisageais cet objet. Je me souvenais que Garval-Hil était un terrain montagneux, couvert de pâturages, excellent pour élever les jeunes poulains et les habituer au galop ; que Minion-Burn fournissait les plus belles truites jaunes de tout le pays ; que Seggy-Cleugh était sans égal pour les bécasses ; que les marais de Ben-Gibbert étaient dans l’endroit le plus favorable pour la chasse des oiseaux aquatiques, et que les eaux limpides de la fontaine bouillonnante de Harper’s Well étaient la meilleure recette et le breuvage le plus efficace que je pusse prendre le matin, quand les chasseurs de renard du voisinage m’avaient conduit plus loin que de raison. Ces souvenirs rappelaient par degrés des tableaux dont je savais maintenant apprécier le mérite. Je revoyais les landes immenses s’élevant onduleusement en collines nues et arides, retraites solitaires, dont le silence n’était troublé que par le sifflement du pluvier ou le chant du coq de bruyère. Je contemplais en idée les sauvages ravins descendant le long des flancs des montagnes, et tout remplis de bois plantés par la nature. Suivant d’abord le sentier tracé par les bergers et par les enfants qui vont cueillir la noisette, ces gorges s’élargissaient graduellement, et devenaient assez profondes pour que chacune d’elles eût son ruisseau. Là, le courant de chaque source était bordé tantôt par des bancs de terre escarpés, tantôt par des roches nues, dont le sommet romantique s’élevait couronné de chênes, de frênes et de coudriers. Et tous ces frais tableaux flattaient d’autant mieux le regard, que, d’après l’aridité naturelle de tout le pays environnant, leur aspect était totalement imprévu.

Je me souvenais encore de ces belles et fertiles prairies qui s’étendaient, le long de la Clyde, entre les hauteurs bien boisées et son courant impétueux. Les eaux de la rivière, empruntant la couleur de l’ambre le plus pur, ou plutôt réfléchissant celle des rochers[45], se précipitent sur des brisants et des lits de sable, et inspirent une sorte de terreur, à cause des gués trompeurs qu’elles présentent, et du nombre fréquent des accidents funestes qui y arrivaient. (Le nombre de ces accidents est heureusement diminué depuis la construction de plusieurs nouveaux ponts.) Quant aux prairies formées de terre d’alluvion, elles étaient bordées, pour la plupart, de triples et de quadruples rangées d’arbres immenses, qui, formant une gracieuse ceinture, plongeaient leurs longs rameaux verts dans le torrent blanchi par l’écume. Ma mémoire retrouvait peu à peu le souvenir de bien d’autres lieux, que le vieux chasseur désignait comme le repaire de terribles chats sauvages, comme l’endroit où, selon la tradition, le noble cerf avait été mis aux abois, comme le théâtre enfin où tel héros, maintenant oublié, avait été tué, soit par surprise, soit dans un combat.

Il ne faut pas supposer que ces paysages devinssent visibles aux yeux de mon imagination, comme une décoration de théâtre, qu’on découvre subitement au lever du rideau. J’ai déjà dit que, pendant le temps de mes folies et de ma dissipation, je n’avais jamais regardé les campagnes qui m’environnaient qu’avec les yeux du corps, et non avec ceux de l’esprit. Ce ne fut donc que fragment par fragment, comme un enfant apprend sa leçon, que je commençai à me rappeler les beautés de cette nature, qui m’avaient jadis entouré dans le domaine de mes pères. Il faut qu’un goût naturel pour ces beautés fût resté secrètement caché au fond de mon cœur pour qu’il s’éveillât ainsi lorsque je fus exilé sur une plage lointaine : dès lors, ce goût devint peu à peu une passion, qui, agissant graduellement dans l’intérieur de mon ame, y puisait continuellement des trésors que ma mémoire avait involontairement tenus cachés, et qu’elle s’empressa de réunir et de compléter, dès qu’une fois elle fut mise en activité.

Dès lors, je regrettai plus amèrement que jamais d’avoir perdu par ma faute des biens dont le soin et l’amélioration, j’en suis convaincu maintenant, auraient été l’occupation la plus agréable d’un temps que je n’employais qu’à rêver aux malheurs passés et à me repentir inutilement de mes fautes. « Si seulement une ferme, quelque petite qu’elle fût, m’était restée, disais-je un jour à M. Fairscribe, il y aurait un lieu que du moins je pourrais appeler ma maison, et un genre d’occupation que je pourrais nommer mes affaires.

« Un pareil lieu aurait pu vous être conservé, répondit Fairscribe ; quant à moi, mon avis était de garder le manoir, ses dépendances, et quelques arpents des anciennes terres de la famille ; mais M. ***, et vous, vous fûtes d’avis alors que l’argent était préférable.

« C’est vrai, ce n’est que trop vrai, mon digne ami, repris-je ; j’étais un fou à cette époque, et je ne pus songer à m’abaisser jusqu’à être Glentanner avec deux ou trois cents livres par an, après avoir été Glentanner avec deux ou trois mille livres. J’étais enfin un laird de nos campagnes, hautain, sot, ignorant, dissipé, ruiné ; et, croyant mon importance imaginaire perdue sans retour, je m’inquiétais peu d’être promptement et complètement débarrassé de tout ce qui pouvait la rappeler à ma mémoire ou à celle des autres.

« Il paraît maintenant que vous êtes d’une opinion différente, dit Fairscribe. Oh ! la fortune est habile à nous prendre au mot en pareil cas ; mais je crois qu’ici elle vous permet de revenir sur ce que vous avez fait.

— « Comment entendez-vous cela, mon digne ami ?

— « Hum ! rien ne porte malheur comme de parler d’une chose sans être bien sûr de son fait. Il faut que je parcoure une liasse de journaux ; mais demain matin vous aurez de mes nouvelles. Allons, servez-vous ; je vous ai vu jadis mieux remplir votre verre.

« Et vous me verrez encore, repris-je en me versant le reste de notre bouteille de Bordeaux ; le vin est bon, il faut que notre toast lui réponde. À la paix de votre foyer, mon vénérable ami ! et maintenant nous demanderons une ballade écossaise, sans ornements étrangers, à ma petite sirène miss Kattie. »

Le lendemain, je reçus de M. Fairscribe un paquet renfermant un journal, et parmi les annonces que la feuille contenait, il y en avait une marquée d’une croix, pour attirer mon attention. Je lus avec surprise ce qui suit :


désirable domaine à vendre[46].


« Par ordre des lords du conseil et des sessions, il sera mis en vente, à la nouvelle chambre d’Édimbourg, le mercredi 25 novembre 18—, tous et chacun des biens composant la baronnie de Glentanner, nommée actuellement Castle-Treddles, situés dans le Middle-Ward de Clydesdale et comté de Lanark, avec dîmes, cure et vicariat, droit de pêche dans la Clyde, bois, marais, pâturages, etc., etc. » L’annonce vantait les avantages du sol, la situation du domaine, ses beautés naturelles, ses chances d’amélioration, sans oublier de dire que ce domaine était de franc-aleu, possédant, comme le polype, le privilége particulier d’être coupé en deux, trois, et même, avec un peu d’aide, en quatre subdivisions, de manière à donner autant de votes au propriétaire lors des élections ; et on laissait entrevoir que le poste de représentant de ce comté serait vivement contesté entre deux puissantes familles. La mise à prix de cesdites terres, baronnies et autres biens, était de trente fois la somme de leurs revenus annuels ; ce qui était un quart en sus de ce à quoi la dernière vente s’était élevée. Ceci, qui était rappelé, je suppose, pour prouver que le domaine était susceptible d’amélioration, aurait pu faire quelque peine à un autre ; mais, qu’il me soit permis de parler de moi avec vérité en bien comme en mal, cette lecture ne me fut point pénible. Je fus seulement blessé que Fairscribe, qui connaissait assez bien la modicité de ma fortune actuelle, m’eût réservé le supplice de Tantale, en m’informant que le domaine de ma famille était en vente et ne pouvait être recouvré, comme il le savait bien, qu’à un prix fort au-dessus de mes moyens.

Mais une lettre qui tomba du paquet sur le plancher attira mes regards et m’expliqua l’énigme. Un client de M. Fairscribe, un capitaliste, songeait à acheter Glentanner simplement pour placer son argent ; il était même peu vraisemblable qu’il visitât jamais ce domaine. Or le prix s’élevant de quelques mille livres au-dessus de la somme dont il voulait disposer, il était probable qu’il entrerait volontiers en arrangement avec quiconque désirerait racheter une des fermes dépendantes du domaine ; et il ne ferait même aucune difficulté de céder à son acquéreur conjoint la partie du domaine la plus désirable sous le rapport de la beauté, pourvu que le prix fut proportionné à sa valeur. M. Fairscribe s’engageait à défendre mes intérêts dans cette affaire, et me disait, dans sa lettre, que si réellement je désirais faire une telle acquisition, je n’avais rien de mieux à faire que de me rendre sur les lieux, me conseillant en même temps de garder sévèrement l’incognito, avis assez superflu, vu que je suis naturellement réservé et peu communicatif.






CHAPITRE III.

le domaine.


Chantez donc les messageries, et ne craignez point de reproches pour y être monté ; mais chaque jour, faites-vous y cahoter, tandis que sifflant et fouettant, fouettant et sifflant, le postillon court en avant.
Farquhar.


Enveloppé d’une redingote grise qui avait vu du service, un castor blanc sur la tête, et un gros bambou des Indes à la main, la semaine suivante me vit sur l’impériale d’une voiture publique roulant sur la route de l’ouest.

J’aime les diligences et je les déteste. Je les aime parce qu’elles sont commodes, mais je les déteste parce qu’elles changent tant de gens en coureurs de grands chemins, qui feraient beaucoup mieux souvent de rester tranquillement à leurs affaires, et de conserver l’empreinte d’originalité que la nature, ou l’éducation, peut avoir donnée à leur caractère. À peine partis, les voilà se heurtant les uns contre les autres dans cette bruyante machine, jusqu’à ce qu’il ne reste pas plus de différence entre eux qu’entre de vieux shillings usés par le frottement ; même avec leurs perruques et leurs grandes redingotes galloises, ils sont en tout les mêmes : nul d’entre eux n’a un caractère plus distinct qu’il ne convient à des êtres collectifs désignés sous le nom de voyageurs des messageries du Nord.

Digne monsieur Piper, le meilleur des entrepreneurs qui aient jamais fourni quatre rosses rétives aux besoins du public, je vous rends grâces quand je me mets en voyage : les voitures propres et commodes de votre établissement rendent le trajet, depuis Johnnie-Groat’s-House[47] jusqu’à Ladykirk et Cornhill-Bridge[48], sûr, agréable et peu coûteux. Mais, monsieur Piper, vous qui êtes un profond arithméticien, ne vous est-il jamais arrivé de calculer combien de têtes de fous, dont il serait peut-être sorti une ou deux idées dans le cours d’une année, si elles avaient pu rester en repos, sont frappées de stérilité en cahotant à droite et à gauche dans vos chars volants ? Combien d’honnêtes campagnards deviennent des rustres grossiers après avoir assisté à l’un de ces dîners qui précèdent les expositions de bestiaux dans la capitale, où, sans votre moyen de transport, ils n’auraient jamais pu se rendre ? Combien de modestes ministres de village reviennent déclamateurs et censeurs outrés, sous le prétexte d’importer d’Édimbourg le goût le plus nouveau ! Et comment votre conscience répondra-t-elle un jour au reproche d’avoir transporté tant de simples et innocentes filles à la foire métropolitaine de la vanité, pour y troquer leur modestie contre la frivolité et la coquetterie ?

Considérez aussi à quel taux vous rabaissez l’intelligence humaine. Je ne crois pas que vos habitués aient des idées beaucoup plus étendues que vos chevaux. Ils connaissent la route, comme le postillon anglais, et ils ne savent rien au delà. Ils datent de la mort de John Ostler[49], comme les messagers de Gadshill ; la succession des conducteurs de diligences forme une dynastie pour eux ; les postillons sont les ministres d’état ; et l’accident d’une voiture versée est pour eux une plus grande catastrophe qu’un changement de ministère. Toute leur occupation pendant le voyage est d’épargner le temps et de voir si la voiture peut arriver à l’heure. N’est-ce pas dégrader l’intelligence humaine de la manière la plus misérable ? Suivez mon avis, mon bon monsieur Piper, et soyez assez désintéressé pour faire en sorte que, deux ou trois fois par trimestre, un adroit coup de fouet renverse une voiture pleine de ces voyageurs superflus, in terrorem de tous ceux qui, comme dit Horace, se délectent de la poussière qu’élèvent les roues de vos voitures[50].

Vos voyageurs, vos habitués ordinaires deviennent aussi d’un égoïsme abominable, ne ruminant que projets et expédients pour obtenir la meilleure place, l’œuf le plus frais, la meilleure tranche d’aloyau. Le régime adopté pendant le voyage est la mort de la politesse et de toutes les douceurs de la vie sociale ; il pousse à grands pas le caractère national vers la démoralisation, et le fait rétrograder jusqu’à la barbarie. Vous nous permettez bien de nous asseoir en face d’un excellent dîner, mais pendant vingt minutes seulement. Et voyez quelle en est la conséquence : nous avons pour voisins, d’un côté, la timide beauté ; de l’autre, la faible enfance ; vis-à-vis de nous, la vieillesse respectable, et qui réclame notre protection : tous ayant des droits sacrés à ces égards, à cette politesse, qui doivent établir l’égalité parmi les convives. Mais nous autres, qui sommes les plus jeunes et les plus actifs de cette réunion, avons-nous le temps de remplir ces devoirs, et de faire les honneurs de la table aux êtres débiles et modestes auxquels ils sont dus ? Il faudrait prier cette dame de manger du poulet, servir à ce vieillard le morceau tendre qu’il préfère, à l’enfant quelque pâtisserie ; mais impossible, nous n’avons pas une seule fraction de minute à consacrer à d’autres qu’à nous-mêmes ; et le prut-prut, le tut-tut discordant du conducteur nous appellent à la voiture, les moins agiles sans avoir dîné, les plus habiles et les plus actifs, menacés d’indigestion pour avoir englouti leur repas comme un manant de Leicester avale son lard.

Dans la circonstance mémorable dont il est question maintenant, je perdis mon déjeuner, uniquement pour avoir obéi aux ordres d’une vieille dame d’un air fort respectable, qui me pria d’abord de tirer le cordon de la sonnette, puis de lui passer la bouilloire pour le thé. J’ai quelque raison de croire que c’était littéralement une vieille madrée, qui riait sous cape de ma complaisance ; de manière que j’ai juré vengeance, dans le secret de mon ame, à tout son sexe et à toute demoiselle errante, de quelque âge et de quelque rang qu’elle fût, que je rencontrerais dans mes voyages. Le tout, sans la moindre malveillance à l’égard de mon ami l’entrepreneur de voitures publiques, le regardant comme celui qui approche, autant que je crois possible d’y parvenir, de la réalisation parfaite du souhait modeste de l’Anatus et de l’Amata du Peri Bathos :

Dieux ! n’anéantissez que le temps et l’espace,
Et rendez heureux deux amants.

J’ai l’intention de donner à M. Piper une revanche complète, lorsque j’en viendrai à traiter du fléau bien plus énorme, bien plus récent des bateaux à vapeur : jusque-là, je me bornerai à dire de ces deux moyens de transport :

Qu’on ne peut vivre avec eux ou sans eux.

Je suis peut-être d’autant plus porté à critiquer la diligence en cette occasion, que je ne rencontrai pas, parmi les dignes voyageurs réunis alors dans la voiture de Sa Majesté, tous les égards auxquels je crois avoir droit. Je dois dire de moi-même que, du moins dans mon opinion, je n’ai pas l’air commun. Ma figure a vu du service sans doute ; mais je possède encore de belles et bonnes dents, un nez aquilin, des yeux gris, pleins de vivacité, bien qu’un peu trop enfoncés sous les sourcils : tout cela orné d’une queue du genre de celles que jadis on appelait queues militaires ; ce qui peut servir à prouver que mes occupations civiles ont été parfois mêlés de travaux guerriers. Cela n’empêcha pas deux jeunes fainéants, placés dans la diligence, ou plutôt sur l’impériale, de s’amuser tellement de la réflexion et de la prudence que je mis à m’élever à cette même hauteur, que je me vis presque obligé de les morigéner un peu. Je ne me sentis pas de meilleure humeur, lorsque j’entendis l’insupportable éclat de rire qui accompagna ma descente, à l’angle où une route de traverse conduit à Glentanner, situé à près de cinq milles de distance.

C’était un de ces vieux chemins à l’usage des voyageurs qui, préférant les montées aux bourbiers, vont droit à leur but par les monts et les ravins, les vallées et les marécages. À mesure que j’avançais, chaque objet qui frappait mes regards me rappelait les jours passés, et leur contraste avec le présent étonnait mon esprit. Maintenant, je n’étais attendu par personne : seul, à pied, portant sous le bras un petit paquet, jugé à peine d’assez bonne compagnie par les deux freluquets près desquels j’avais été perché sur l’impériale de la diligence, je ne ressemblais guère au jeune prodigue, compagnon joyeux des élégants les plus distingués du pays, qui, vingt ans auparavant, parcourait ce même chemin, monté sur un cheval qui avait remporté le prix d’une course, ou commodément assis dans sa chaise de poste attelée de quatre chevaux, et fumant tranquillement son cigare. Mon esprit, mes idées n’avaient pas moins changé que ma situation. Aux jours d’une jeunesse inconsidérée, ma passion dominante était un désir extravagant de me faire remarquer dans tout ce que j’entreprenais : ainsi, je mettais de l’amour-propre à boire autant de bouteilles de vin que…, à être aussi bon connaisseur en chevaux que…, à avoir un habit coupé sur le modèle de… Tels étaient tes dieux, ô Israël ! Maintenant, je n’étais plus que le simple spectateur de ces folies et de ces vanités qui, tour à tour, excitaient dans mon ame des émotions de colère ou de pitié. Je sentais combien mon opinion était peu de chose aux yeux des hommes engagés dans la carrière turbulente du monde ; mais néanmoins j’usais du droit d’en avoir une, et je l’exerçais avec ce zèle, cette ardeur d’un vieux chicaneur qui, retiré du barreau, veut se mêler des affaires de ses voisins, et sème autour de lui des avis dont personne n’a besoin ; le tout, uniquement pour faire claquer son fouet.

Au milieu de ces réflexions, j’atteignis le sommet d’une colline d’où j’espérais découvrir Glentanner, séjour modeste, mais commode, dont les murs étaient couverts des espaliers les plus productifs du pays et abrités contre les vents et les orages par un épais et antique bois qui couronnait la montagne voisine. La maison avait disparu ; la plus grande partie du bois était abattue ; et à la place du manoir seigneurial, entouré de ses vieux arbres héréditaires, s’élevait maintenant Castle-Treddles, énorme masse de pierres de taille formant un carré d’une nudité absolue. À peine était-il entouré de quelques misérables arbustes exotiques, languissants et flétris ; à peine devant la porte voyait-on s’étendre une pièce de gazon appauvri : au lieu de se reposer sur un épais tapis de verdure émaillé de marguerites, de renoncules et de primevères, l’œil n’y trouvait qu’une étendue nue et monotone, bien ratissée, bien nivelée, il est vrai, mais où toute végétation avait été détruite par la sécheresse, et où le sol, conservant sa couleur naturelle, semblait presque aussi noir que s’il avait été retourné par la bêche.

La maison était un vaste édifice pour lequel on réclamait le titre de château, uniquement parce que chaque fenêtre de la façade formait une ogive gothique fort pointue (construction tout à fait opposée au style architectural qu’on avait prétendu reproduire, et parce que chaque angle était orné d’une tourelle grosse à peu près comme une poivrière. Sous tout autre rapport, cet édifice ressemblait à une grande maison de ville : on eût dit un bon bourgeois bien replet qui, après s’être promené dans la campagne par un beau jour de fête, grimpe sur une hauteur pour jouir de la perspective environnante. Le rouge brillant de la pierre de taille, les dimensions de l’édifice, la régularité de sa forme, étaient bien peu en harmonie avec l’aspect majestueux de la Clyde qui coule en face, et le murmure du ruisseau sur la droite : ainsi la taille épaisse d’un gros citadin, sa perruque, son habit marron, ses bas de soie, et sa canne à pomme d’or, feraient un étrange contraste au milieu du paysage sauvage et magnifique de Corra Linn[51].

Je m’avançai vers la maison. Elle était dans l’état d’abandon et de dégradation le plus pénible à contempler ; car elle tombait en ruines sans avoir été jamais habitée. Rien sur ces murs abandonnés n’indiquait la main du temps qui, dans sa marche lente et solennelle, imprime aux édifices, ainsi qu’aux formes humaines, tout en les dépouillant de leur force et de leur beauté, un caractère imposant et respectable. Les projets manques du laird de Castle-Treddles avaient ressemblé au fruit qui se gâte avant d’avoir mûri. Des vitres cassées, quelques-unes remplacées par du papier, d’autres par des planches de sapin, donnaient un air de désolation à tout cet édifice et semblaient dire : « Ici la vanité avait projeté de fixer son séjour, mais la misère l’a devancée. »

Après avoir cherché, demandé vainement pendant long-temps, je fus enfin admis dans la maison par un vieux jardinier. Elle possédait à l’intérieur tout ce que la commodité et le luxe peuvent inventer ; les cuisines pouvaient servir de modèle ; et il y avait sur l’escalier de l’office des bouches de chaleur, pour que les mets, comme le dit le proverbe écossais, pussent ne pas refroidir entre les fourneaux et la salle à manger. Mais au lieu du fumet exquis de la bonne chère, ces temples de Comus n’exhalaient que l’odeur humide des voûtes sépulcrales ; et ces vastes réservoirs de chaleur, construits en fer, ressemblaient aux cages de quelque bastille féodale. La salle à manger, le salon et le boudoir étaient magnifiques ; les plafonds étaient ornés de moulures et de sculptures en stuc, déjà brisées çà et là, ou gâtées par l’humidité ; le bois des panneaux avait travaillé et s’était fendu ; les portes, qui n’étaient posées que depuis deux ans, ne tenaient déjà plus sur leurs gonds ; enfin la désolation était partout où le plaisir n’avait jamais habité, bien que tout eut été préparé pour lui ; et le manque total de moyens de conservation avait devancé les ravages du temps et hâté l’œuvre de la destruction.

L’histoire de cet édifice n’avait rien d’extraordinaire ; peu de mots suffisent pour la faire connaître. M. Treddles, l’acquéreur de ce domaine, était un homme plein de prudence mondaine, ne songeant guère qu’à amasser de l’argent. Son fils, plongé également dans les spéculations commerciales, voulait tout à la fois jouir de son opulence et l’augmenter. Il fit d’énormes dépenses, dans le nombre desquelles on doit compter la construction de cette maison. Pour les soutenir il entreprit des opérations hardies, mais malheureuses. Là se termine toute cette histoire, qui peut s’appliquer à bien d’autres lieux qu’à Glentanner.

Des sensations aussi étranges que variées agitaient mon ame à mesure que j’errais dans ces appartements déserts, et j’entendais à peine ce que me disait mon guide sur la destination de chaque pièce. Le premier sentiment que j’éprouvai fut, je rougis de le dire, celui d’un dépit satisfait. Mon orgueil nobiliaire vit avec joie que le commerçant qui n’avait pas jugé le manoir des Croftangry assez digne de lui eût été frappé de ruine à son tour. Ma seconde pensée ne fut guère plus généreuse, quoiqu’elle fût moins haineuse. « Je vaux mieux que lui, me dis-je : si j’ai perdu ce domaine, j’en ai du moins dépensé noblement le prix, et M. Treddles a dissipé sa fortune dans de viles spéculations de commerce. »

« Misérable ! s’écria une voix secrète dans le fond de mon ame, oses-tu t’applaudir ainsi de ta honte ? Rappelle-toi comment ta jeunesse et ta fortune ont été prodiguées, dissipées pendant ces années de folie, et cesse de te glorifier d’avoir joui d’une existence qui t’a mis au niveau des brutes, dont rien ne doit survivre après la mort. Songe que la vanité de cet insensé a donné du moins du pain au laboureur, au paysan, à l’artisan, et que sa profusion, semblable à l’eau répandue sur la terre, a rafraîchi les plantes et l’humble verdure. Mais toi ! qui as-tu enrichi pendant ta carrière d’extravagance et de folies ? Personne, excepté ces agents du démon, taverniers, intrigants, joueurs et maquignons. » L’angoisse produite par ce reproche que je m’adressais à moi-même fut si vive, que, portant la main à mon front, je fus obligé de prétexter une migraine subite aux yeux de mon conducteur, étonné de ce brusque mouvement et du gémissement qui l’avait accompagné.

M’efforçant alors de donner à mes idées un tour plus philosophique je récitais à demi-voix, comme pour endormir mes pensées les plus pénibles, ces vers d’Horace :

Nunc ager Umbreni sub nomine, nuper ofelli
Dictus, erit nulli proprius ; sed cedet in usum
Nunc mihi, nunc alii. Quocirca vivite fortes,
Fortiaque adversis opponite pectora rebus.

Ce qui veut dire :

Ce champ n’est à personne : il fut jadis ma terre ;
On le nomme à présent la terre de Tibère.
Le ciel, quelques instants, nous permit d’en jouir :
Il passa dans nos mains sans nous appartenir.
Ainsi donc, mes enfants, d’une âme peu commune,
Opposez un front calme aux traits de la fortune[52].

Dans mon désir de graver ce précepte philosophique en mon esprit, je récitais tout haut le dernier vers, et qui, joint à l’agitation que j’avais montrée précédemment, me fit prendre, comme je le sus ensuite, pour un maître d’école en démence, venu d’Édimbourg, dans la folle idée d’acheter Castle-Treddles.

Comme je m’aperçus que mon conducteur avait grande envie de se débarrasser de moi, je lui demandai où je trouverais la personne entre les mains de qui était le plan du domaine, et de laquelle je pourrais obtenir tous les renseignements relatifs à la vente. Il me répondit que l’agent chargé de cette affaire habitait la ville de…, ajoutant, ce que je savais fort bien, que cet endroit était à une distance de cinq milles et quelque chose[53] ; ce qui peut passer, dans un pays où l’on est moins prodigue de l’espace, pour deux ou trois bons milles de plus. Tant soit peu effrayé de la longueur d’une pareille promenade, je lui demandai s’il y avait moyen de se procurer un cheval ou une voiture quelconque. Il me répondit d’une manière négative.

« Mais, ajouta mon cicérone, vous pouvez faire halte jusqu’à demain matin aux Armes de Treddles ; c’est une maison fort convenable, et qui n’est guère qu’à un mille d’ici.

— C’est un édifice nouvellement bâti, je suppose ? repris-je.

— Non, la construction en est très-ancienne, mais c’est une nouvelle auberge ; c’est la maison enfin qui appartenait autrefois à la dame douairière de Croftangry ; mais M. Treddles l’a fait arranger pour la commodité du pays. Pauvre homme, il songeait au bien général, et il ne manquait pas de bonnes idées lorsqu’il avait le moyen de les exécuter.

— Duntarkin transformé en auberge ! m’écriai-je.

— Oui, reprit le drôle, surpris de m’entendre donner à ce lieu le nom qu’il portait autrefois ; vous êtes donc déjà venu dans ce pays ?

— Il y a bien long-temps, répondis-je ; mais vous dites donc que je serai bien traité dans cette maison que vous nommez les Armes de Treddles, et que j’y trouverai un hôte poli ? » Je parlais ainsi pour dire quelque chose au bonhomme qui me regardait fixement et d’un air surpris.

« Vous serez très-bien ; et si vous pouvez vous passer de vin, vous trouverez de l’ale, du porter, de bon whisky ; puis ajouta-t-il en baissant la voix, vous aurez même du fairntosh[54], si vous savez gagner les bonnes graces de la maîtresse de la maison ; car il n’y a point de maître. On la nomme Christie Steele. »

Christie Steele ! Je tressaillis à ce nom. Christie Steele était la servante attachée à ma mère ; elle était son bras droit, et, entre nous, elle la gouvernait entièrement. Je me rappelais parfaitement cette femme, et bien que jadis elle n’eût point été ma favorite, son nom retentit à mon oreille comme celui d’un ami ; c’était le premier mot qui me parût en harmonie avec mes souvenirs et tous les objets qui m’environnaient. Je sortis de Castle-Treddles, déterminé à me rendre à pied à Duntarkin, et mon cicérone m’accompagna pendant une partie du chemin, pour satisfaire son besoin de parler, occasion que, comme sénéchal de ce château abandonné, il ne devait probablement pas rencontrer souvent.

« Bien des gens pensent, me dit-il, que M. Treddles aurait aussi bien fait d’établir ma femme aux Armes de Treddles que Christie Steele, qui a toujours été en service et jamais en rapport avec le public : aussi paraît-il qu’au lieu d’avancer dans le monde elle y marche à reculons, à ce que j’entends dire. Ma femme du moins a été vivandiére : elle sait ce que c’est que tenir un débit de comestibles.

— C’eût été certainement un grand avantage.

— Mais je ne sais trop si j’aurais permis à Eppie d’accepter cette auberge, dans le cas où on la lui aurait offerte.

— C’est différent.

— Cependant je n’aurais point voulu offenser M. Treddles ; il était un peu chatouilleux quand on le frottait à rebrousse-poil. Du reste, c’était un homme rempli des meilleures intentions du monde. »

Il me tardait d’être débarrassé de ce bavard oisif, et, me trouvant en ce moment à l’entrée d’un sentier qui pouvait couper court jusqu’à Duntarkin, je mis une demi-couronne dans la main de mon guide, et lui souhaitant le bonsoir, je m’enfonçai dans le bois.

« Grand merci, monsieur ! non, non, fi donc ! ce n’est pas d’un homme comme vous que je voudrais accepter… Attendez donc, ce n’est pas par là que vous trouverez le chemin. Mais, sur ma foi ! il a l’air de connaître la route aussi bien que moi… Qui diable est donc cet homme ? je voudrais bien le deviner. »

Telles furent les dernières paroles que me fit entendre la voix rauque et monotone de mon guide. Heureux d’être débarrassé de lui, je marchai rapidement, en dépit des grosses pierres, des trous et des ornières qui obstruaient la route. Tout en cheminant, je répétais mentalement quelques vers d’Horace et de Prior, ainsi que de bien d’autres poëtes, qui ont vanté les charmes d’une vie à la fois littéraire et champêtre. Je tâchais ainsi de rappeler à mon esprit les rêveries de la nuit précédente et celles du matin, pendant lesquelles je m’étais vu d’avance établi dans quelque ferme détachée du domaine de Glentanner,


Qu’enclot en un vallon le penchant des côteaux,
Couronnés de tilleuls, de chênes et d’ormeaux.


Dans ce paisible ermitage, muni d’une petite bibliothèque, d’un modeste cellier, d’un lit en réserve pour un ami, je devais vivre plus heureux, plus honoré qu’au temps où je possédais la baronnie entière. Mais la vue de Castle-Treddles avait fait évanouir tous mes châteaux en Espagne. La triste réalité, comme une pierre tombée dans une fontaine limpide, avait troublé l’image riante des objets qui se répétaient sur le cristal, et vainement j’essayai de reproduire les peintures gracieuses si brusquement effacées. Eh bien ! je tenterais un autre moyen : je tâcherais de déterminer Christie Steele à quitter son auberge, puisqu’elle n’y faisait pas de bonnes affaires ; elle avait été la gouvernante de ma mère, elle deviendrait la mienne. Je connaissais tous ses défauts : je me racontai son histoire.

Elle était petite-fille, à ce que je crois, ou au moins parent du fameux covenantaire de même nom, qui, dans le temps des persécutions, fut tué d’un coup de fusil, sur l’escalier de sa maison, par le capitaine Crichton, l’ami du doyen Swift ; et peut-être tirait-elle de cette souche ses bonnes et ses mauvaises qualités. Bien que, du temps de ma mère, elle dirigeât toutes les affaires de la maison, certes il eût été absurde de dire qu’elle était la vie et l’esprit de la famille. Son regard était sombre et sévère ; et lorsqu’elle n’était pas mécontente de quelqu’un, il ne pouvait s’en apercevoir qu’à son silence. S’il y avait quelque motif de plainte, alors elle n’épargnait pas les cris. Elle aimait ma mère avec l’attachement dévoué d’une jeune sœur ; mais elle était aussi jalouse de sa faveur que si elle eût été le vieux mari d’une jeune femme coquette, et aussi sévère dans ses réprimandes qu’une abbesse envers ses religieuses. L’influence que cette femme exerçait sur la douairière de Croftangry était, je le crains, celui d’une âme forte et déterminée sur un caractère faible et une constitution nerveuse ; et quoiqu’elle usât de cette influence avec rigueur, Christie Steele nourrissait la ferme croyance qu’elle l’employait dans le plus grand intérêt de sa maîtresse, et elle serait morte plutôt que d’en user autrement. Toutes les affections de son cœur étaient réunies sur la famille de Croftangry ; elle n’avait que très-peu de parents ; et un jeune débauché, son cousin, qu’elle avait pris pour mari à un âge déjà avancé, l’avait depuis long-temps laissée veuve.

Quant à moi, elle m’avait toujours détesté. Dès ma plus tendre enfance, elle était jalouse, quelque étrange que cela puisse paraître, de la place que j’occupais dans le cœur de ma mère ; elle voyait mes faiblesses et mes vices avec horreur, et ne supportait qu’avec déplaisir l’indulgence maternelle, même lorsque la mort de deux frères m’eut laissé le seul enfant d’une triste veuve. À l’époque où ma conduite désordonnée força ma mère à quitter le séjour de Glentanner, et à se retirer à Duntarkin, qui faisait partie de son douaire, j’eus lieu de reconnaître dans cette démarche décisive l’influence de Christie Steele. Ce fut elle qui l’empêcha d’écouter l’expression de mon repentir et mes promesses de changer de conduite, promesses qui étaient sincères, et qui auraient été suivies d’une réforme plus prompte si l’on y avait eu confiance. Mais Christie me regardait comme un enfant de perdition, condamné à poursuivre la carrière funeste dans laquelle il s’était jeté, et à y entraîner quiconque tenterait de lui prêter une main secourable.

Et pourtant, bien que je connusse les anciennes préventions de Christie contre moi, je pensais que le temps avait dû les détruire. À l’époque où le désordre de mes affaires avait plongé ma mère dans une gêne momentanée, Christie, se plaçant sur la brèche, avait vendu un petit héritage, et en avait apporté le prix à sa maîtresse, comme une chose toute naturelle, et avec un dévouement aussi profond que celui des chrétiens du premier siècle, lorsqu’ils se dépouillaient de leurs biens pour suivre les apôtres. N’ignorant point cette belle conduite, j’en conclus que nous pouvions, selon le proverbe écossais, « regarder comme passé ce qui était passé, » et recommencer un nouveau compte. Cependant, en général habile, je résolus, avant de me tracer un plan de campagne, de reconnaître le terrain et de garder provisoirement l’incognito.







CHAPITRE IV.

le manoir.


Hélas ! quel changement ! Le manoir s’était abaissé jusqu’au rang de misérable auberge.
Gay.


Après avoir marché d’un assez bon pas pendant une demi-heure, je me trouvai à la porte de Duntarkin. Cet édifice avait subi de son côté un changement considérable, quoiqu’il n’eût pas été entièrement démoli comme le manoir principal. Une cour d’auberge s’étendait devant la porte de l’ancienne demeure des douairières de Croftangry, et renfermait les restes de la haie de houx qui entourait autrefois le jardin. Une route neuve, large, mais raboteuse, avait envahi le petit vallon, et remplaçait le vieux chemin étroit, si rarement fréquenté qu’il était presque entièrement couvert d’herbe. C’est une faute dont se rendent quelquefois coupables ceux auxquels est confiée l’administration des grandes routes, que de donner à un simple sentier, qui doit conduire à quelque canton isolé et peu populeux, la largeur nécessaire à une avenue qui mène droit à la métropole. Je ne parle pas de la dépense qu’une telle entreprise entraîne ; c’est une affaire que les administrateurs et leurs employés doivent régler selon leur bon plaisir. Mais les beautés sauvages de la nature se trouvent complètement détruites là où l’on perce une route dont la largeur est hors de proportion avec la vallée qu’elle doit traverser : on ôte toute espèce de charme aux bois, aux eaux et aux terrains variés qui, autrement, auraient attiré les regards. La petite rivière, qui longe en murmurant l’une de ces modernes voies Appiennes ou Flaminiennes, n’est plus qu’un misérable ruisseau ; la montagne n’est plus qu’une colline, et la colline pittoresque n’est plus, à son tour, qu’une taupinière presque invisible à la vue.

Une faute de ce genre avait troublé la tranquille solitude de Duntarkin, et avait remplacé les charmes naturels de l’un des endroits les plus retirés de Middle-Ward de Clydesdale par une large route dont la poussière et le gravier tourbillonnaient sous les roues des chaises de poste et des diligences. La maison, vieille et délabrée, avait déjà par elle-même un air de tristesse, comme si elle eût éprouvé le sentiment de sa dégradation. Mais l’enseigne, large et neuve, était peinte en couleurs brillantes : elle représentait un écusson portant trois navettes sur un champ diapré ; une toile en partie déployée pour cimier, et deux énormes géants pour supports, chacun d’eux tenant à la main une ensouple de tisserand. On n’aurait pu placer ce monstrueux emblème sur la façade de la maison, sans risquer de faire écrouler une partie de la muraille, et sans boucher une fenêtre ou deux : aussi lui avait-on choisi une place indépendante de l’édifice. On l’avait suspendu dans un cadre de fer massif, entre deux poteaux, et le tout contenait autant de bois et de fer qu’il en aurait fallu pour construire un pont. Cette grotesque enseigne, criant et gémissant à chaque coup de vent, répandait l’effroi dans tous les nids de grives et de linotes à cinq milles à la ronde, et troublait par ce bruit discordant l’innocente paix de ces anciens habitants de la vallée.

À mon entrée dans ce séjour, je fus reçu par Christie elle-même, qui parut d’abord hésiter si elle me laisserait dans la cuisine, ou si elle m’introduirait dans un appartement séparé. Mais comme, en lui demandant du thé, je la priai d’y ajouter quelque chose de plus substantiel que du pain et du beurre, et que je parlai de souper et de coucher, elle me conduisit dans la chambre où elle avait l’habitude de se tenir, et qui était probablement la seule où l’on fît du feu, quoiqu’on fût en octobre. Ceci s’accordait avec mon plan ; et comme elle se disposait à emporter son rouet, je la priai de rester, et d’avoir la bonté de me faire mon thé, ajoutant que j’aimais le bruit du rouet et que je désirais ne déranger en rien ses occupations domestiques.

« Je ne sais trop si cela vous plaira, monsieur, » me répondit-elle d’un ton sec et revêche qui me fit tout à coup rétrograder de vingt années : « je ne suis pas du nombre de ces hôtesses engageantes qui cherchent à se rendre agréables en racontant les nouvelles et les bavardages du pays. J’allais vous allumer du feu dans la chambre rouge ; mais si vous préférez rester ici, celui qui paie a le droit de choisir son logement. »

Je m’efforçai d’entrer avec elle en conversation ; mais elle ne répondait à tout ce que je lui demandais qu’avec une sorte de politesse raide et contrainte : je ne pus l’engager dans aucune causerie franche et amicale ; et tour à tour elle regardait son rouet, puis la porte, comme si elle eût médité une retraite. Je fus donc obligé d’en venir à quelques questions spéciales, de nature à intéresser une femme dont les idées ne pouvaient se renfermer que dans un cercle fort étroit.

C’est dans l’appartement où nous nous trouvions que j’avais vu ma pauvre mère pour la dernière fois. L’historien de ma famille, dont j’ai déjà parlé, s’était fort étendu sur les embellissements qu’il avait faits à cette même maison de Duntarkin ; il racontait très-longuement comment, à l’époque de son mariage, lorsque sa mère avait pris possession de cette habitation en qualité de douairière, il avait fait à ses frais et dépens, recouvrir d’une boiserie les murs du grand salon, le même où j’étais assis alors ; comment il l’avait fait garnir de panneaux ; comment il avait fait couvrir les solives par un plafond en plâtre, décorer l’appartement d’une cheminée concave, de quelques tableaux, d’un baromètre, d’un thermomètre, etc. Il s’étendait particulièrement sur une chose que sa bonne mère, disait-il, prisait plus que toutes les autres : c’était son portrait à lui, placé comme trumeau de cheminée, et peint, selon lui, par une main très-habile. En effet, le portrait était encore à la même place, et il représentait assez bien les traits que j’avais supposés au bonhomme, d’après le caractère de son écriture. Son air était sérieux et austère, mais non sans quelque expression de malice et de résolution. Il était représenté couvert d’une armure, bien qu’il n’en eût jamais porté, à ce que je crois. Il avait une main appuyée sur un livre ouvert, et l’autre sur la poignée de son épée, quoique, j’ose le dire, il ne lui arrivât peut-être jamais de lire au point de se donner mal à la tête, et de s’escrimer de manière à se fatiguer les membres.

« Ce portrait est peint sur la boiserie, madame ? demandai-je.

— Oui, monsieur ; autrement ils ne l’auraient pas laissé là ; car, Dieu merci, ils ont emporté tout ce qu’ils ont pu.

— Qui ? les créanciers de M. Treddles sans doute ?

— Non, répondit-elle sèchement, non ceux-là, mais les créanciers d’une autre famille. Ils ont balayé la maison beaucoup mieux que ceux de ce pauvre homme, apparemment parce qu’il y avait moins à ramasser.

— Une ancienne famille, peut-être, dont on se souvient, et qu’on regrette plus que les derniers possesseurs. »

Christie se rassit alors sur sa chaise, et tira son rouet à elle. Je venais d’éveiller un sujet qui l’intéressait, et son rouet, en pareille occasion, était un accompagnement mécanique qui aidait singulièrement au développement de ses idées.

« Dont on se souvient, qu’on regrette plus, dites-vous ? Oh ! il y avait quelqu’un dans l’ancienne famille qui m’était cher, bien cher ; mais je ne pourrais en dire autant de tous les autres. Et pourquoi donc se souviendrait-on d’eux plutôt que des Treddles ? La filature de coton était une bonne chose pour le pays. Plus un pauvre paysan avait d’enfants, mieux cela valait : ils gagnaient leur vie dès l’âge de cinq ans, et une veuve, avec trois ou quatre enfants, était une femme riche du temps des Treddles.

— Mais la santé de ces pauvres enfants, ma chère dame, leur éducation et leur instruction religieuse ?

— Quant à la santé, répondit Christie en me regardant d’un air de mauvaise humeur, vous connaissez bien peu les hommes, monsieur, si vous ignorez que la santé du pauvre, ainsi que sa jeunesse et ses forces, sont au service du riche. Il n’y a jamais eu métier si malsain que les hommes ne fussent disposés à se battre pour avoir de l’ouvrage dès qu’il y avait à gagner deux sous par jour en sus du salaire ordinaire. D’ailleurs les enfants étaient raisonnablement soignés : ni l’air ni l’exercice ne leur manquaient ; et quant à leur instruction, un jeune homme très-recommandable était chargé de leur faire répéter leur catéchisme, et leur faisait lire des leçons dans Reediemadeasy[55]. Et que gagnaient-ils, dites-moi, auparavant ? Il arrivait de temps en temps que, par un jour d’hiver, on les faisait venir pour battre les bois, afin d’en faire sortir le gibier ; alors on donnait aux pauvres affamés un morceau de pain dur, et souvent rien : cela dépendait de l’humeur du sommelier. Voilà, monsieur, tout ce qu’ils gagnaient.

— Ce n’était donc pas une famille charitable pour le pauvre que celle des anciens propriétaires ? demandai-je avec un peu d’amertume ; car je m’étais préparé à entendre l’éloge de mes ancêtres, quoique certainement je n’espérasse pas que le mien vînt réjouir mon oreille.

— Ils n’étaient point méchants, monsieur, et cela est déjà quelque chose. C’étaient des gens auxquels on n’avait point de reproches à faire ; toute pauvre créature qui osait demander obtenait une aumône, et n’était jamais repoussée ; ceux qui ne l’osaient pas, n’avaient rien. Mais les Croftangry menaient une vie honorable devant Dieu et devant les hommes ; et, comme je le disais tout à l’heure, s’ils faisaient peu de bien, ils faisaient aussi peu de mal. Ils touchaient leurs revenus et les dépensaient, réclamaient leurs poulets de redevance et les mangeaient, allaient à la messe le dimanche, saluaient poliment ceux qui ôtaient leur bonnet devant eux, et jetaient un regard aussi noir que le péché sur ceux qui gardaient la tête couverte.

— Sont-ce leurs armes que vous avez sur votre enseigne ?

— Quoi ? sur cette planche barbouillée qui tourne et crie à la porte ? Non, non, ce sont les armes des Treddles… Dieu sait à quoi elles ressemblent, et j’ai toujours vu avec déplaisir une chose qui a coûté autant d’argent qu’il en aurait fallu pour réparer la maison depuis la cave jusqu’à la girouette. Mais si je dois rester ici, je ferai replacer l’enseigne beaucoup plus convenable du bol de punch.

— Est-ce qu’il est douteux que vous restiez ici, mistress Steele ?

— Ne m’appelez pas mistress, dit la vieille femme, dont les doigts accomplissaient leur tâche avec une sorte d’agitation nerveuse ; il n’y a pas eu de bonheur dans le pays depuis que Luckie est devenue mistress, et que mistress est devenue Milady[56]. Quant à rester ici, si cela vous intéresse, sachez que j’y resterai si je puis payer les 100 livres sterling de bail, et que je m’en irai si je ne le puis, et alors bon voyage, Christie. Et le rouet tourna avec un redoublement d’agilité.

— Est-ce que vous aimez l’état d’aubergiste ?

— C’est ce que je ne pourrais dire, répondit-elle ; mais l’honnête monsieur Prendergast dit que c’est un état permis par la loi : or, je m’y suis habituée, et j’y ai gagné une honnête existence, bien que jamais je n’aie enflé un mémoire ni donné à qui que ce soit les moyens de mettre sa raison en déroute.

— En vérité, repris-je, alors je ne m’étonne plus que vous n’ayez pas amassé les 100 livres sterling de bail.

— Et comment savez-vous, répondit-elle avec aigreur, si je n’ai pas 100 livres sterling de mon bien propre ? Au surplus, si je ne les ai pas, c’est ma faute ; et pourtant je n’appellerai point cela une faute, car cet argent a servi à celle qui avait bien droit à tout mon dévouement. Et de nouveau elle tira avec force ses étoupes, et le rouet tourna rapidement.

— Ce vieux gentilhomme, repris-je en fixant mes regards sur le trumeau de la cheminée, semble avoir fait peindre ses armes aussi bien que M. Treddles, si cette peinture qui est là dans ce coin est un écusson.

— Oui, oui, un coussin[57], c’est cela, il leur faut à tous un coussin : il n’y a si petit gentillâtre qui n’y prétende, et les armes de la maison de Glentanner, comme ils les nomment, peuvent encore se voir sur une vieille muraille, à l’extrémité occidentale de la maison. Mais pour leur rendre justice, ils ne firent jamais autant d’embarras à propos de cela que le pauvre M. Treddles : il est probable que c’est parce qu’ils y étaient plus habitués.

— C’est très-probable, en effet ; mais existe-t-il encore quelque membre de cette ancienne famille, bonne femme ?

— Non, répondit-elle… non… personne… que je sache, » ajouta-t-elle après un moment d’hésitation ; et le rouet, arrêté un instant, se remit à tourner.

« Quelqu’un d’eux n’est-il pas dans les pays étrangers ? »

Elle leva les yeux et fixa ses regards sur moi. « Non, monsieur, me dit-elle ; le dernier laird de Glentanner, comme ils l’appelaient, eut trois fils. John et William étaient deux jeunes gens pleins d’espérance, mais ils moururent jeunes, l’un d’une maladie de langueur, l’autre d’une fièvre maligne. Il eut été heureux pour bien des gens que Chrystal, le troisième, eût passé par la même porte.

— Oh ! c’est sans doute ce jeune dissipateur qui a vendu ce domaine. Mais vous ne devriez pas lui en vouloir autant. Souvenez-vous que la nécessité n’a pas de loi ; et d’ailleurs, bonne femme, il n’était pas plus coupable que M. Treddles qui vous inspire tant d’intérêt.

— Je voudrais pouvoir penser ainsi, monsieur, pour l’amour de sa mère. Quant à M. Treddles, il était dans le commerce ; et, quoiqu’il n’eût pas positivement le droit d’agir ainsi, on peut excuser celui qui dépense de l’argent quand il croit avoir découvert une mine d’or. Mais ce malheureux jeune homme a dévoré son patrimoine tout en sachant bien qu’il vivait comme un rat dans un fromage de Dunlap, et qu’il courait à sa perte. Tenez, je ne puis songer à cela. » En disant ces mots, elle se mit à fredonner le refrain d’une ballade ; mais il y avait bien peu de gaieté dans le ton et l’expression de son chant :

À force d’avoir dépensé,
Il vit bientôt la fin du trésor que ses pères
À grand’peine avaient amassé ;
Dépouillé de ses biens et de toutes ses terres,
Il resta nu comme les pierres.
Et depuis, au bonhomme on n’a jamais pensé.

— Allons, allons, bonne dame, c’est un chemin bien long que celui qui va toujours tout droit. Je ne vous cacherai pas que j’ai entendu parler de ce pauvre diable, Chrystal Croftangry. Il a semé son avoine sauvage, comme on dit, et il est devenu un homme sûr et respectable.

— Qui vous a donc appris ces nouvelles ? » me demanda-t-elle, en me jetant un regard perçant.

« Ce n’est peut-être pas le meilleur juge de son caractère, car c’est lui-même, dame Steele.

— Eh bien, s’il vous a dit vrai, c’est la première fois de sa vie ; car la vérité n’est pas sa vertu favorite.

— Comment diable ! m’écriai-je, un peu piqué intérieurement, tout le monde ne le regardait-il pas comme un homme d’honneur ?

— Oui, oui ! oh ! il aurait tué d’un coup de pistolet ou de fusil quiconque l’aurait traité de menteur. Mais, lorsqu’il promettait à un honnête marchand de le payer à un terme fixe, tenait-il sa parole ? Lorsqu’il promettait à une pauvre fille de réparer son déshonneur, lui disait-il vrai ? Et qu’est-ce que c’est qu’un tel homme, si ce n’est un menteur perfide ; un mauvais cœur par dessus le marché ? »

L’indignation me gagnait, mais je m’efforçais de la contenir ; et au fait, ma colère n’aurait servi qu’à ajouter au triomphe de mon interlocutrice. Je soupçonnais en effet qu’elle commençait à me reconnaître ; cependant elle témoignait si peu d’émotion que je ne pouvais croire ce soupçon fondé. Je continuai donc de l’air le plus indifférent que je pus prendre. « Eh bien, bonne femme, je vois que vous ne croirez aucun bien de ce Chrystal que lorsqu’il sera revenu, qu’il aura racheté quelque bonne ferme de ce domaine, et qu’il vous y aura établie comme sa femme de charge. »

La vieille femme laissa échapper le fil qu’elle tenait, joignit les mains et leva les yeux au ciel avec une expression de terreur. « Que le Seigneur nous garde de ce mal ! s’écria-t-elle, que le ciel dans sa miséricorde puisse le détourner de ce projet ! Oh ! monsieur, si réellement vous connaissez ce malheureux homme, persuadez-lui de ne s’établir que là où l’on voit le bien que vous dites de lui, et où l’on ne sait rien des sottises du temps passé. Il était passablement orgueilleux, je m’en souviens : en bien, pour l’amour de lui, ne le laissez pas venir ici… oui, certainement il avait de la fierté… oh ! je vous le répète, ne le laissez pas venir ! »

Ici elle rapprocha encore son rouet et se mit à en tirer le chanvre à deux mains. « Non, non, qu’il ne vienne pas pour être regardé avec mépris par ce qui reste encore de ses compagnons de débauche, et pour voir les honnêtes gens, qu’il regardait avec hauteur, le regarder à leur tour avec dédain, soit à l’église, soit sur la place du marché. Qu’il ne revienne pas dans son pays, pour servir de fable à tout le monde, pour que les voisins se le montrent au doigt, en disant ce qu’il est, ce qu’il fut, comment il ruina un beau domaine, comment il mangea une honnête fortune, et souilla la maison paternelle en y introduisant des femmes perdues qui forcèrent sa mère à en sortir ; comment une simple servante de sa propre maison prédit qu’il ne serait jamais qu’un enfant de perdition ; comment cette prophétie s’est accomplie ; comment…

— Arrêtez, bonne femme, s’il vous plaît, interrompis-je ; à peine pourrai-je me rappeler tout cela, et peut-être ne serait-il pas prudent de lui en répéter davantage. Je puis user de beaucoup de liberté avec celui dont nous parlons ; mais si quelque autre lui portait la moitié de votre message, je ne répondrais pas qu’il en revînt sain et sauf. Je vois maintenant que la nuit sera belle : je vais me remettre en chemin pour la ville de…, où je prendrai demain matin la diligence qui me conduira à Édimbourg. »

En disant cela, je payai mon modeste écot, et je pris congé de la vieille, sans avoir pu découvrir si son cœur prévenu et endurci soupçonnait qu’il y eût identité de personne entre son hôte et ce Chrystal Croftangry, contre lequel elle nourrissait tant de haine.

La nuit, en effet, était belle et froide ; mais, au moment où j’en avais parlé, il aurait fait un temps de déluge, que réellement je ne m’en serais point aperçu. Je n’avais pris ce prétexte que pour échapper à la vieille Christie Steele. Les chevaux de course qui parcourent le Corso de Rome sans être montés portent des espèces d’éperons pour les exciter ; ce sont de petites boules d’acier, garnies de pointes aiguës et attachées à des courroies de cuir. Ces boules, mises en mouvement par la rapidité de la course, poussent le cheval au galop. Les reproches de la vieille firent sur moi l’effet de ces éperons, et me firent prendre un pas accéléré, comme si c’eût été un moyen d’échapper à mes souvenirs. Lorsque, dans la vigueur de ma jeunesse, je faisais des marches forcées pour le plaisir de gagner une gageure, je doute fort que j’aie couru avec plus de vitesse que je ne le fis depuis l’auberge des Armes de Treddles jusqu’à la petite ville où je me rendais. Quoique la nuit fût très-froide, j’avais tellement chaud lorsque j’arrivai à l’auberge, qu’il me fallut, pour me rafraîchir, une pinte de porter et une demi-heure de repos. Jusque-là je ne pus prendre sur moi de ne plus songer à Christie, et de dédaigner ses opinions comme celles de toute autre vieille femme entichée de préjugés vulgaires. Enfin, je résolus de traiter la chose comme une pure bagatelle, et, ayant demandé ce qu’il me fallait pour écrire, je mis un billet de 100 livres sterling dans une feuille de papier, et je mis ces lignes sur l’enveloppe :

Chrystal, enfant de la perdition,
Que son destin a promis au démon,
À dame Steele offre aujourd’hui ce don.[58]

Et je fus tellement satisfait de cette nouvelle manière d’envisager la chose, que je regrettai qu’il fût trop tard pour trouver un commissionnaire disposé à porter cette lettre à sa destination.

Avec le frais matin vint la réflexion.

Je songeai que je devais réellement à Christie cette somme et peut-être davantage : car elle avait prêté tout ce qu’elle possédait à ma mère dans un moment de besoin urgent. Or, l’offrir d’une manière aussi leste serait vraisemblablement un moyen certain d’empêcher une femme aussi susceptible et aussi pointilleuse d’accepter le remboursement d’une dette légitime, et que j’avais à cœur d’acquitter. Sacrifiant donc sans beaucoup de regret mon premier projet, qui, au grand jour, me souriait beaucoup moins que la veille à la lueur d’une chandelle, et sous l’influence du porter, je résolus d’employer M. Fairscribe, comme intermédiaire, pour acheter le bail de la petite auberge, et l’assurer à Christie d’une manière plus convenable à sa délicatesse. Tout ce que j’ai besoin d’ajouter, c’est que mon plan réussit, et que la veuve Steele tient encore l’auberge des Armes de Treddles. Ne dites donc pas, lecteur, que j’ai manqué de sincérité envers vous ; car, si je n’ai pas dit le mal, tout le mal que j’ai pu faire, je vous ai indiqué une personne disposée à suppléer à mon silence, en vous racontant toutes mes fautes, ainsi que mes malheurs.

Quant à l’idée de racheter une portion du domaine de mes ancêtres, j’y renonçai totalement, et, comme le jeune Norval à l’égard de Glenalvon[59], je résolus de suivre le conseil de Christie Steele, bien qu’il m’eût été donné assez durement.






CHAPITRE V.

m. croftangry s’établit dans la canongate.


Si vous voulez connaître ma demeure, elle est ici tout près, où vous voyez ce bouquet d’oliviers.
Shakspeare. Comme il vous plaira.


C’est par une révolution d’idées que je ne puis expliquer, et par suite du désappointement raconté dans le chapitre précédent, que je changeai entièrement de plan de vie. Dès lors je commençai à trouver que la campagne ne me convenait nullement, que je n’avais plus le goût de la chasse, et que je n’avais aucun penchant pour l’agriculture, vocation ordinaire des gentillâtres campagnards ; que je ne possédais aucun des talents nécessaires pour être utile à l’un ou à l’autre des candidats qui pourraient se présenter dans l’élection prochaine ; je ne voyais rien d’agréable dans les fonctions d’un administrateur des routes, d’un percepteur d’impôts, même d’un magistrat. J’avais commencé à prendre quelque goût pour la lecture, et fixer mon séjour à la campagne était le moyen d’éloigner de moi les ressources dont j’avais besoin sous ce rapport ; car je ne pourrais avoir d’autre bibliothèque à mon service, dans ce pays, que le petit cabinet de lecture, où, comme dans tous les établissements de ce genre, vous êtes toujours sûr que l’ouvrage dont vous avez besoin est entre les mains d’un autre.

Je me déterminai donc à fixer ma résidence dans la métropole de l’Écosse, me réservant de faire de temps à autre une de ces excursions qui, en dépit de tout ce que j’ai dit sur les diligences, sont devenues si faciles, grâce au bon M. Piper. S’occupant de notre sûreté comme de nos loisirs, la vélocité de ses voitures nous préserve de la perte du temps, et leur solidité, la vigueur de ses chevaux et l’expérience de ses conducteurs préservent nos membres de tout accident. Il nous transporte, ainsi que nos lettres, d’Édimbourg au cap Wrath en aussi peu de temps qu’il en faut pour écrire une ligne.

Quand il me fut bien entré dans l’esprit d’établir mon quartier général à Auld Reekie[60], me réservant le privilége d’explorer tous les environs, je me mis à chercher avec soin une habitation convenable. Et où pensez-vous que j’allai pour cela ? comme dit sir Pertinax[61] dans la comédie anglaise, ce ne fut ni à George’s Square, ni dans la vieille New-Town, ni dans la nouvelle, ni à Calton Hill ; j’allai droit à la Canongate, et juste dans le même quartier où autrefois j’avais été claquemuré comme un chevalier errant prisonnier dans quelque château enchanté : par l’effet des maléfices, l’air qui l’environne est devenu tellement impénétrable, qu’il ne peut sortir d’un cercle étroit ; et pourtant, aux yeux de l’infortuné captif, il ne se présente aucun obstacle à sa fuite.

Pourquoi me prit-il envie de dresser ma tente en ce lieu ? c’est ce que je ne saurais dire. Peut-être était-ce par esprit de raffinement, pour jouir mieux des plaisirs de la liberté, là même où j’avais si long-temps souffert les amertumes de l’esclavage. Une pareille façon d’agir était assez conforme au principe de cet officier qui, retiré du service, donna ordre à son valet de continuer à l’éveiller tous les jours à l’heure de l’appel, seulement pour avoir le plaisir de dire : « Au diable l’appel ! » de se retourner de l’autre côté, et de se rendormir avec délices. Peut-être encore espérais-je trouver dans ce voisinage quelque petit manoir bâti dans un vieux style, ayant quelque chose du rus in urbe[62] dont j’avais l’ambition de jouir. Quoi qu’il en soit, je pris, comme je l’ai dit, le chemin de la Canongate.

Je m’arrêtai près du ruisseau dont j’ai parlé déjà. Mon esprit était alors plus calme, et mes organes plus délicats : aussi m’arriva-t-il alors de sentir mieux qu’auparavant que, comme le métier de Pompée, dans Ruse contre ruse[63], ce ruisseau exhalait en quelque sorte : — Pouah ! — Une once de civette, bon apothicaire, s’il vous plaît ! — Je m’en détournai promptement, et dirigeai naturellement mes pas vers mon ancien et humble appartement. Sur la porte j’aperçus ma petite hôtesse montagnarde, plus alerte, plus adroite que jamais ; car les femmes supportent cent fois mieux que nous les injures du temps. Elle fredonnait une chanson montagnarde, tandis qu’elle secouait, sur les marches de l’escalier placé devant la maison, une nappe, qu’elle plia ensuite avec soin pour qu’elle pût servir de nouveau.

« Comment vous portez-vous, Janet ? » lui demandai-je.

« Grand merci, mon beau monsieur, » me répondit ma vieille amie, sans me regarder ; « mais vous auriez pu dire tout aussi bien mistress Mac Evoy, ; car je ne suis plus Janet pour personne.

— Eh bien, malgré cela, vous devez être Janet pour moi. Quoi ! m’avez-vous oublié ? ne vous rappelez-vous plus Chrystal Croftangry ? »

La vive et bonne créature jeta la nappe dans la maison, dont la porte était ouverte, descendit l’escalier presque avec la légèreté d’une nymphe, trois marches à la fois, me prit les deux mains, me sauta au cou, et m’embrassa de tout son cœur. J’étais un peu interdit ; mais quel berger, arrivé presque à la soixantaine, résiste aux avances d’une belle contemporaine ? De part et d’autre, nous nous laissâmes aller à tout le plaisir de cette reconnaissance : honni soit qui mal y pense ! et Janet reprit sur-le-champ :

« Vous entrerez, j’espère, monsieur Croftangry ; sans doute vous viendrez voir notre ancien logement, et Janet vous remettra cette fois les quinze shillings qu’elle devait vous rendre, lorsque vous vous êtes mis à courir, sans me dire : adieu, Janet. Mais n’en prenez souci, » ajouta-t-elle en souriant ; « Janet voyait bien que le temps vous pressait et vous emportait. »

Nous étions alors dans mon ancien asile, et Janet, une bouteille d’excellent cordial dans une main et un verre dans l’autre, m’avait forcé de prendre quelques gouttes d’usquebaugh, distillé avec du safran et d’autres herbes, selon une ancienne recette montagnarde. Alors elle déplia plusieurs petits morceaux de papier, dans le dernier desquels se trouvait la somme de quinze shillings, que Janet gardait comme un trésor sacré depuis vingt ans et plus.

« Les voici ! » s’écria-t-elle d’un air de triomphe et d’honnêteté touchante, « les voici ! Ce sont exactement les mêmes que je tenais à la main, et que je vous présentai, lorsque vous vous mîtes à fuir comme si l’on vous eut jeté un sort. Janet a eu de l’argent, et Janet en a manqué bien des fois depuis ce temps. Le receveur des taxes est venu, et le boucher et le boulanger. Dieu nous bénisse ! on eût dit qu’ils voulaient déchirer en morceaux la pauvre vieille Janet ; mais elle a toujours pris soin de garder les quinze shillings de M. Croftangry.

— Mais si je n’étais jamais revenu, Janet ?

— Oh ! si j’avais entendu dire que vous étiez mort, j’aurais donné cet argent aux pauvres de la chapelle, afin qu’ils priassent pour M. Croftangry, » dit Janet en se signant, car elle était catholique. « Peut-être pensez-vous que cela ne vous eût pas servi à grand’chose, continua-t-elle ; mais n’importe, les bénédictions du pauvre ne peuvent jamais nuire. »

J’applaudis de bon cœur à cette conclusion. Prier Janet de considérer cette petite somme comme sa propriété aurait été peu délicat après une conduite si exemplaire ; je la suppliai donc d’en disposer comme elle l’avait résolu dans la supposition de ma mort, et, dans le cas où elle connaîtrait quelque infortuné à qui cette chétive somme pût être utile, de la lui donner.

« Si j’en connais ! » dit-elle en portant à ses yeux le coin de son tablier à carreaux : « si j’en connais, M. Croftangry ! oh, oui ! Il y a ces pauvres montagnards de Glenshee qui sont venus pour la moisson, et qui sont malades de la fièvre : cinq shillings pour eux et une demi-couronne pour Bessie Mac Evoy, dont le mari, pauvre créature, était porteur de chaises : il est mort de froid, malgré tout le whisky qu’il buvait pour réchauffer son estomac, et… »

Mais, interrompant tout à coup l’énumération des charités qu’elle se proposait de faire, elle prit un air grave et se pinça légèrement les lèvres ; puis elle ajouta d’un ton différent : « Mais, M. Croftangry, réfléchissez bien si vous n’aurez pas besoin vous-même de cet argent, et si vous ne regretterez pas de l’avoir donné ; car c’est un grand péché que de se repentir d’une œuvre de charité, cela porte malheur : et d’ailleurs, ce n’est pas une pensée digne du fils d’un gentleman comme vous, mon cher monsieur. Je dis cela pour que vous y regardiez à deux fois ; car le fils de votre mère sait que vous n’êtes pas toujours soigneux de votre bien : il y a long-temps que je vous l’ai dit. »

Je lui assurai que je pouvais, sans me gêner et sans aucun risque de regret pour l’avenir, donner cet argent ; et elle en conclut « que M. Croftangry était devenu riche dans les pays étrangers, et n’avait plus rien à craindre des huissiers, des officiers du shériff, et de toute la séquelle de la justice, et la fille de la mère de Janet Mac Evoy était bien aise de l’apprendre. Mais si M. Croftangry avait la moindre inquiétude, le moindre embarras de ce genre, il avait toujours là sa chambre, et Janet était toute prête à le servir, et il ne la paierait que lorsque cela lui conviendrait. »

J’expliquai à Janet la situation dans laquelle je me trouvais alors, et elle me témoigna une joie extrême. Je lui fis ensuite des questions sur l’état de ses propres affaires, et quoiqu’elle me répondît à cet égard sur le ton de l’enjouement et de la satisfaction, il me fut facile de voir que ses moyens d’existence étaient fort précaires. Si je lui avais payé plus que je ne lui devais, d’autres locataires étaient tombés dans un défaut contraire, et ne lui avaient pas même donné son strict salaire. Janet ignorait les moyens indirects de tirer de l’argent de ses locataires. D’autres qui louaient comme elle en garni, et qui avaient plus de malice que la pauvre et simple montagnarde, offraient leurs appartements à meilleur marché en apparence, de manière qu’ils lui enlevaient ses locataires : ceux-ci, à la vérité, ne tardaient point à se repentir du changement, en s’apercevant que, tout compte fait, ils payaient deux fois plus cher que chez la bonne montagnarde.

Déjà j’avais destiné ma vieille hôtesse à être ma femme de chambre et ma gouvernante, connaissant son honnêteté, son bon cœur, sa propreté et son excellent caractère, sauf ces courts accès d’emportement que les montagnards appellent un fuff[64]. Je lui fis donc part de mon projet, de manière à lui rendre ma proposition aussi agréable que possible. Quelque avantageuse qu’elle fût pour elle, Janet me demanda cependant un jour de réflexion, et, dans notre seconde entrevue, elle me fit cette objection assez singulière :

« Mon Honneur (car c’est ainsi qu’elle m’appelait), fixerait peut-être sa demeure dans quelque belle rue de la ville : ou Janet vivrait mal dans un endroit où les gens de police, les huissiers, les baillis et tous les recors du monde pourraient prendre à la gorge un pauvre homme, parce qu’il lui manquerait quelques dollars dans sa bourse. » Elle avait vécu dans la belle vallée de Temanthoulik, et Dieu sait que, si quelque vermine pareille avait osé s’y présenter, son père lui aurait lâché un coup de fusil ; c’était un homme qui pouvait abattre un daim à une aussi grande distance que le meilleur tireur de son clan. Le quartier qu’elle habitait était fort tranquille ; il était à l’abri de ces gens-là, et ils n’auraient osé alonger le nez au delà du ruisseau. Janet ne devait pas une obole à qui que ce fût ; mais elle ne pouvait supporter de voir de braves gens et d’aimables gentlemen traînés en prison bon gré, malgré ; et si alors Janet faisait tomber ses pincettes sur la tête de l’un de ces misérables ragamyffins[65], il arriverait peut-être qu’on lui ferait à son tour un mauvais parti.

J’ai appris une chose dans la vie, c’est qu’il ne faut jamais parler le langage du bon sens quand on peut parvenir à son but sans prendre ce soin. J’aurais eu la plus grande peine à convaincre cette admiratrice désintéressée, ce champion féminin de la liberté, que les arrestations ne se voyaient que rarement et même jamais dans les rues d’Édimbourg ; et lui prouver la justice et la nécessité de ces mesures aurait été aussi difficile que de la convertir à la foi protestante. Je lui assurai donc que mon intention, si je pouvais trouver une habitation convenable dans le quartier qu’elle habitait, était de m’y fixer.

Janet fit trois sauts sur le plancher et poussa trois exclamations de joie ; mais le doute revint presque aussitôt à son esprit, et elle insista pour savoir quelle raison je pouvais avoir pour fixer ma demeure dans un lieu que très-peu de gens choisissaient, à l’exception de ceux que l’infortune obligeait à y venir. Il me vint à l’esprit de lui répondre en lui racontant la légende relative à l’origine de ma famille, d’après laquelle nous tirions notre nom d’un endroit voisin du palais d’Holy-Rood. Cette raison, qui aurait paru on ne peut plus absurde à bien des gens, sembla tout à fait satisfaisante à Janet Mac Evoy,

« Oh ! sans doute ; si c’était un bien de famille de Son Honneur, il n’y a plus rien à dire. Il est seulement singulier que ce bien de famille fût situé justement à l’extrémité de la ville, et qu’il y ait maintenant des maisons là où les vaches du roi avaient coutume de paître. Dieu les bénisse ! ajouta-t-elle, cuir et cornes ! c’est un étrange changement ! » Puis, réfléchissant un instant, elle ajouta : « Mais ce changement, au surplus n’a pas été funeste à Croftangry, puisque d’un champ solitaire il est devenu un quartier populeux, ce qu’on peut dire de bien des endroits : car Janet connaît une vallée où il y avait des hommes aussi bien qu’il peut y en avoir à Croftangry ; et s’ils n’étaient pas aussi nombreux, ils valaient autant sous leurs tartans que les autres sous leurs habits de drap. Et là aussi se trouvaient des maisons, et si elles n’étaient pas construites de pierres et de chaux, et aussi hautes que les maisons de Croftangry, elles ne rendaient pas moins de services à ceux qui y vivaient. Et l’on voyait un grand nombre d’hommes avec de belles toques, et beaucoup de femmes avec des noods en soie et de beaux fichus blancs sortir de ces maisons pour aller à l’église ou à la chapelle le jour du Seigneur ; et des enfants couraient tout au tour. Mais à présent, hélas ! ô hellani ! honari[66] la vallée est désolée, et les toques et les beaux bonnets, tout a disparu ; et la maison du Saxon s’élève là, triste et solitaire, comme le rocher aride et escarpé que l’aigle choisit pour construire son nid, l’aigle farouche qui chasse de la vallée le coq de bruyère. »

Janet, comme la plupart des montagnards, était pleine d’imagination, et lorsque un sujet mélancolique se présentait à son esprit, elle s’exprimait dans un langage presque poétique : ce qui était dû au génie de la langue celtique, dans laquelle elle pensait et dans laquelle elle se serait probablement exprimée, si j’avais pu la comprendre. Mais, en un instant, le nuage de tristesse et de regret disparut de ses traits enjoués, et elle redevint la petite femme affairée, importante et assez bavarde, maîtresse incontestable d’une petite maison dans Abbey-Yard, et sur le point d’être élevée au rang de femme de charge d’un vieux garçon, Chrystal Croftangry, esq[67].

Janet ne perdit pas de temps dans ses recherches : elle trouva bientôt une maison telle que je la désirais, et nous ne tardâmes pas à nous y établir. Janet craignait d’abord que je ne fusse pas content, parce que cette habitation ne faisait pas positivement partie de Croftangry ; mais je la rassurai en lui disant qu’elle en avait été dépendante du temps de mes ancêtres, et la bonne femme en parut tranquillisée.

Mon intention n’est pas de donner à qui que ce soit une connaissance exacte de ma demeure, bien que, comme dit Bobadil peu m’importe qu’on le sache, puisque la cabane me convient. Mais je puis dire, en général, que c’est une maison toute en elle-même, ou, selon une expression nouvellement adoptée dans les annonces de biens à vendre, une maison contenue en elle-même[68]. Elle est située entre un jardin de près d’un demi-acre, et une cour plantée d’arbres. Elle contient cinq pièces, à part les chambres de domestiques : enfin elle a vue d’un côté sur la façade du palais ; et du côté opposé sur la montagne et les rochers de King’s-Park.

Heureusement, cette maison avait un nom qui, avec un léger changement, servit à appuyer l’histoire que j’avais faite à Janet, et peut être n’aurais-je pas été fâché de m’en imposer à moi-même à cet égard. On la nommait Little-Croft, j’en fis Little-Croftangry[69], et les gens de lettres appartenant à l’administration des postes ont si bien sanctionné ce changement, que toutes mes lettres me parviennent à cette adresse.

Ma maison se compose de Janet, d’une servante en sous-ordre, d’une jeune montagnarde, pour que Janet ne perde point l’usage de sa langue maternelle, et d’un garçon vigoureux et adroit pour servir à table et prendre soin d’un petit cheval que je monte pour me promener sur les sables de Porto-Bello[70], surtout lorsque la cavalerie y vient manœuvrer ; car, comme un vieux fou que je suis, j’aime encore le bruit d’une marche de cavalerie et l’éclat des armes, spectacle que j’ai vu souvent dans ma jeunesse, bien que jamais je n’aie servi. Pour les matinées pluvieuses, j’ai mes livres. Lorsque le temps est beau, je fais des visites, ou je vais errer sur les rochers, selon ma fantaisie. À dîner je suis un peu solitaire, il est vrai, mais pas tout à fait pourtant : car, tandis qu’André me sert à table, Janet, ou comme chacun l’appelle, à l’exception de son maître et de quelques vieilles commères, mistress Mac Evoy, reste dans la salle à manger pour surveiller tout et me raconter, Dieu nous bénisse ! toutes les nouvelles merveilleuses qui ont couru le palais pendant la journée. Quand la nappe est ôtée, que j’allume mon cigare, et que je commence à attaquer une bouteille de vieux Porto ou un verre de whisky coupé avec de l’eau, c’est la règle de la maison que Janet place une chaise à quelque distance, et là elle fait un somme où elle tricote, selon qu’elle y est disposée, toujours prête à parler, si je suis en humeur de l’écouter, et silencieuse comme une souris, si elle me voit disposé à la lecture de quelque journal. À six heures précises, elle prépare mon thé et s’éloigne pour me le laisser prendre. Alors vient l’intervalle de la journée que les vieux garçons trouvent ordinairement le plus long et le plus ennuyeux. Le théâtre est bien une excellente ressource ; mais il est fort éloigné, ainsi qu’un club ou deux dont je fais partie. D’ailleurs ces excursions du soir sont tout à fait incompatibles avec ces idées de mollesse et de repos qui naissent si naturellement dans ce bon fauteuil à bras, et qui font désirer quelque occupation propre à distraire l’esprit sans fatiguer le corps.

C’est sous l’influence de ces impressions que j’ai parfois songé à l’entreprise littéraire dont ces lignes font partie. Il faudrait que je fusse un véritable bonassus[71] pour me regarder moi-même comme un génie. Cependant j’ai autant de loisir et de faculté de réfléchir que mes voisins. Je suis placé entre deux générations, et je puis, mieux que d’autres peut-être, faire ressortir ces traces d’antiquités qui s’effacent de jour en jour. Je sais bien des événements modernes, bien des traditions anciennes, et je me demande :


Durant nos soirs brumeux ne pourrai-je fouiller
Dans le poudreux amas des contes de nos pères,
Oubliés en un coin de l’antique foyer,
Dont au jour de Noël on berçait nos grand’mères ?
Nul ne connaît le seuil de sa propre maison
Mieux que de nos vieux Scots je ne connais l’histoire,
De Brutus sur nos bords la première victoire,
La table ronde, Arthur, saint George et le dragon.


Nulle boutique n’est aussi facile à garnir que celle d’un antiquaire. Semblable à celle des brocanteurs du dernier ordre, une pacotille de vieilles ferrailles, un sac ou deux de gros clous, quelques boucles de souliers dépareillées, des pots cassés, des pelles et des pincettes hors de service suffisent pour cela. Pour peu qu’il ajoute quelques ballades à un sou, et quelques feuilles d’anciennes affiches, le voilà devenu un grand homme, un homme d’un commerce immense. Une fois à ce point, si, de même que le brocanteur désigné ci-dessus, il s’entend un peu en tours de main, il peut, en ramassant par ci, en dérobant par là, rendre l’intérieur de sa boutique beaucoup plus riche que l’extérieur, et se mettre dans le cas de montrer aux curieux des choses qui font que ceux qui ne connaissent pas le mode d’acquisition adopté par les antiquaires, se demandent comment diable il a pu se procurer tout cela.

On peut me faire observer que ces objets d’antiquité n’ont d’intérêt que pour un fort petit nombre de chalands, et que nous courons risque, avant qu’on nous ait demandé le prix de nos marchandises, de les crier jusqu’à ce que nous soyons devenus nous-mêmes aussi rouillés que les articles de notre commerce. Mais je ne fonde pas mes espérances sur cette seule ressource : je me propose d’avoir une boutique succursale pour le sentiment, les dialogues et dissertations ; boutique qui sera organisée de manière à captiver l’imagination de ceux qui n’ont aucun goût pour ce qu’on est convenu d’appeler la pure antiquité. Ce sera une espèce d’étalage d’herboriste-fruitier, érigé devant mes vieilles ferrailles, et dont les marchandises seront disposées de manière que le cresson, les choux, les poireaux et le pourpier puissent servir d’accompagnement et d’ornement aux souvenirs rouillés des anciens temps.

Comme j’ai quelque idée que tout cela est trop bien écrit pour être compris, je m’abaisserai jusqu’au style ordinaire, et je déclare, avec toute la modestie convenable, que je me crois capable d’entreprendre un ouvrage périodique en forme de mélanges, aussi semblable au Spectateur, au Gardien[72], au Miroir, ou au Flâneur[73], que mes talents me rendent capable de le faire. Non que j’aie dessein d’imiter Johnson, dont je ne nie pas les connaissances générales et la diction énergique ; mais la plupart de ses Rôdeurs[74] ne sont autre chose que des espèces de parades, où des maximes vulgaires et usées sont burlesquement amplifiées dans un langage pompeux et mystique, qu’on admire parce qu’il n’est pas facile à comprendre. Il y a certaines pages de ce grand moraliste que je ne puis jamais lire sans penser à une mascarade de second ordre, où les gens les plus communs et les moins estimés de la ville se promènent majestueusement en costume de héros, de sultans, etc. : grâce à leurs oripeaux et à leur clinquant, ils obtiennent quelque considération jusqu’à ce qu’ils aient été reconnus. Mais il n’est pas prudent de commencer par jeter des pierres, au moment où je vais mettre des vitres à mes propres fenêtres.

Je crois de plus, que la situation locale de Little-Croftangry peut être regardée comme favorable à mon entreprise. Il serait difficile d’imaginer un plus noble contraste que celui qu’offrent, d’un côté, cette vaste cité, noircie par la fumée des siècles, et retentissant des sons variés de l’industrie active et des plaisirs bruyants de l’oisiveté ; de l’autre, la montagne escarpée, silencieuse et solitaire comme le tombeau. La première, c’est le fleuve de la vie, dont les flots se pressent et se précipitent avec la force d’une cataracte ; l’autre, c’est le ruisselet coulant, sans bruit et presque inaperçu, au pied de la statue du saint anachorète[75] qui vécut lui-même dans la retraite et l’oubli. La cité ressemble à un temple vaste et bruyant, où les Comus et les Mammon du jour tiennent leur cour, et où la foule vient sacrifier devant leurs idoles le repos, l’indépendance et la vertu même. La montagne solitaire et voilée par les brouillards est le trône du génie majestueux et terrible de la féodalité, génie qui distribuait des domaines et des couronnes à ceux qui avaient un esprit capable de concevoir de grandes entreprises, et un bras assez hardi pour les exécuter.

J’ai, pour ainsi dire, les deux extrémités du monde moral aux deux portes de ma maison. Celle de devant me conduit en quelques minutes dans le cœur de la riche et populeuse cité ; par celle de derrière, je me transporte, dans le même espace de temps, en une solitude aussi complète que Zimmermann aurait pu la souhaiter. Certes, avec d’aussi puissants auxiliaires, je dois écrire beaucoup mieux que si j’habitais un logement somptueux dans New-Town[76], ou un grenier dans Old-Town[77]. « Vamos Carajo[78] ! » comme dit l’Espagnol.

Je n’ai pas voulu publier un ouvrage périodique, et deux raisons m’en ont détourné. Premièrement, je n’aime pas à être pressé ; j’ai eu trop de créanciers importuns dans la première partie de ma vie, pour ne pas répugner à la seule idée d’en voir ou d’en entendre parler, même sous la forme beaucoup moins redoutable d’un imprimeur. Secondement, la circulation d’un ouvrage périodique s’étend rarement au delà du quartier où il se publie. Cet ouvrage, si on le donnait par livraisons fugitives, s’élèverait à peine, sans de grands efforts de la part du libraire, à la hauteur de Netherbow[79], et jamais on ne pourrait s’attendre à le voir monter jusqu’au niveau de Princes Street[80]. Or, je suis jaloux que mes ouvrages, bien que nés dans la vallée d’Holy-Rood, puissent non-seulement s’élever jusqu’à ces hautes régions dont je viens de parler, mais encore qu’ils traversent le Forth[81], qu’ils jettent l’étonnement dans la longue ville de Kirkaldy[82], qu’ils enchantent les matelots et les charbonniers du comté de Fife[83], qu’ils se hasardent même jusqu’à pénétrer sous les arcades classiques de Saint-André[84], et qu’enfin ils s’avancent vers le nord aussi loin que le souffle des éloges pourra les porter. Quant à leur voir prendre une direction plus méridionale[85], je ne l’espère pas, même dans mes rêves les plus flatteurs. Je sais que la littérature écossaise sera toujours prohibée de ce côté, et soumise à un droit, comme le whisky écossais. Mais en voilà assez sur ce sujet. Si quelque lecteur est d’une intelligence assez épaisse pour ne pas comprendre les avantages qui rendent un format volumineux, préférable à une collection de feuilles fugitives, qu’il compare la portée d’un fusil chargé de chevrotines à celle de ce même fusil ayant reçu la même quantité de plomb sous la forme d’une balle.

D’ailleurs, il était beaucoup moins important pour moi de faire un ouvrage périodique, puisque je n’avais pas l’intention de solliciter, ni même d’accepter les articles communiqués, soit par mes amis, soit par des critiques moins favorablement disposés à mon égard. Malgré les excellents exemples que je pourrais citer, je n’établirai point chez moi un tronc à aumônes, sous la forme d’une tête de lion ou de celle d’un âne. Ce qui sera bon ou mauvais dans mes écrits sera la production de moi seul, ou de quelques amis particuliers. Autrement, il se pourrait que plusieurs de ceux qui me prêteraient volontiers le secours de leur esprit eussent plus de talent que moi : je verrais alors un brillant article paraître au milieu de mes pâles productions, comme un morceau de dentelle sur un manteau gris écossais de Galashiels[86]. Quelques-uns aussi pourraient fort bien être encore plus faibles que moi : alors, il me faudrait rejeter leur travail, au risque de blesser leur susceptibilité d’auteur, ou bien il faudrait m’en contenter, et me résoudre à rendre mes propres ténèbres plus opaques et plus palpables. « Que chaque hareng, » comme dit le vieux proverbe, « reste suspendu par sa propre tête. »

Je puis cependant désigner une personne qui a cessé d’exister, et qui, pendant sa longue carrière, m’honora de son amitié : nous étions parents à la façon écossaise, et Dieu sait combien de degrés il y avait entre nous ; de plus, nous étions amis, dans le sens de la vieille Angleterre. Je veux parler de feu l’excellente et regrettée mistress Bethune Baliol. Mais comme je destine cet admirable portrait du vieux temps à figurer dans mon ouvrage comme caractère principal, je me bornerai à dire ici qu’elle connaissait et approuvait mon projet ; et quoiqu’elle refusât d’y contribuer pendant sa vie, par un sentiment de réserve et de modestie qu’elle jugeait convenable à son âge et à son sexe, elle me laissa quelques matériaux, que je désirais vivement posséder depuis qu’elle m’en avait fait connaître une partie dans la conversation. Et à présent que je les ai en substance et écrits de sa propre main, je les estime bien au-dessus de ce que j’ai à offrir moi-même. J’espère que la mention de son nom joint au mien n’offensera aucun de ses nombreux amis ; car ce fut son propre désir, positivement exprimé, que je fisse des manuscrits qu’elle m’a légués l’usage auquel je vais les employer maintenant. Je dois ajouter néanmoins que dans beaucoup de circonstances, j’ai déguisé les noms, et que, dans quelques-unes, j’ai ajouté des ombres et des couleurs à sa simple narration.

La plus grande partie de mes matériaux, outre ceux dont je viens de parler, m’ont été fournis par des amis, les uns, morts aujourd’hui, les autres vivants. Ils peuvent, sous quelques rapports être inexacts, et dans ce cas, je serais heureux de recevoir des renseignements qui, puisés à bonne source, serviraient à corriger des erreurs qui se glissent inévitablement dans tout ce qui nous parvient par tradition. L’objet de cet ouvrage est de jeter quelque jour sur les mœurs de l’Écosse, telles qu’elles étaient jadis, en les opposant de temps à autre aux mœurs modernes de ce même pays. Quant à mon opinion, elle est tout en faveur du siècle actuel, sous beaucoup de rapports ; mais non pas au point de croire cependant qu’il offre plus de ressources à l’imagination, et plus de motifs d’intérêt que les siècles précédents. Je suis enchanté d’être auteur et lecteur en 1826 ; mais j’ai beaucoup plus de plaisir à lire ou à raconter ce qui est arrivé un demi-siècle ou un siècle avant moi. Nous y trouvons tous notre avantage : les scènes au milieu desquelles nos ancêtres donnèrent des preuves de génie, de bravoure et de courage sont pour nous, aujourd’hui, des histoires propres à dissiper l’ennui d’une soirée d’hiver, quand nous nous éloignons de la société, ou à charmer une matinée d’été, lorsqu’elle est trop brûlante pour nous promener à pied ou à cheval.

Je ne prétends pourtant pas que mes essais soient limités dans le cercle de l’Écosse. Je ne m’astreindrai particulièrement à aucun sujet, et je dirai, au contraire, avec Burns :

Peut-être sera-ce un sermon,
Ou bien, peut-être, une chanson.

Je dois seulement ajouter, par forme de post-scriptum, à ces chapitres préliminaires, que j’ai eu recours à la recette de Molière, et que j’ai lu aussi mon manuscrit à ma vieille ménagère, Janet Mac Evoy.

L’honneur d’être consultée enchantait Janet ; et Wilkie, ou Allan, aurait fait un excellent tableau en la représentant assise, droite sur sa chaise, et donnant aux aiguilles de son tricot un mouvement régulier, comme pour accompagner la cadence de ma voix. Je crains bien, de mon côté, de m’être trop complu dans cet ouvrage, et d’avoir pris, en le lisant, un ton d’importance que je ne me serais peut-être pas hasardé à prendre devant un auditeur dont je n’aurais pas été aussi assuré d’obtenir les suffrages. Le résultat de cette lecture ne fut pas très-encourageant pour le projet que j’avais conçu d’établir ainsi mon bureau de critique. Janet écouta avec beaucoup de gravité le récit de ma vie passée, et accompagna de quelques imprécations montagnardes, de quelques exclamations plus énergiques que courtoises, l’accueil que Christie Steele avait fait à un « gentleman dans la détresse, et au fils de sa propre dame. » Pour certaines raisons, j’omis ou j’abrégeai considérablement ce qui était relatif à elle-même. Mais quand j’en vins à l’endroit où je traite de mes vues générales au sujet de la publication de cet ouvrage, je vis la pauvre Janet totalement déroutée, bien que, comme un coursier haletant, soufflant et hors d’haleine, elle s’efforçât encore de suivre la chasse. Pour mieux dire, son embarras la faisait ressembler alors à un sourd qui n’entend pas un mot de ce que vous dites, mais qui, honteux de son infirmité, désire cependant vous faire croire qu’il comprend, et tremble que vous ne veniez à soupçonner combien il en est incapable. Lorsqu’elle croyait ne plus pouvoir se dispenser de faire une remarque quelconque, elle ressemblait exactement à cette dévote, qui ne trouvait à signaler que « le doux mot de Mésopotamie », comme le plus édifiant du sermon qu’elle venait d’entendre. Elle se hâtait de donner des louanges à tout ce que je lisais, s’écriant : « Que cela est beau ! » Elle appuya principalement sur ce que je disais relativement au philosophe allemand, qu’elle appelait M. Timmermann, supposant qu’il devait descendre du clan montagnard des Mac-Intyre, puisque ces deux noms, l’un en anglo-écossais, l’autre en gaélique, signifient charpentier : « et c’est un nom très-honorable, ajouta-t-elle, car la propre mère de Janet était une Mac-Intyre. »

Enfin, il était clair que la dernière partie de mon introduction était entièrement perdue pour Janet : par conséquent, d’après le système de Molière, j’aurais dû biffer le tout et récrire sur nouveaux frais. Mais je ne sais comment cela se fit : peut-être conservai-je encore une opinion tellement favorable de mon ouvrage, bien que Janet n’y comprît pas grand’chose, que je sentis une répugnance invincible à retrancher ces Dalilas[87] de l’imagination, comme les appelle Dryden, dont les troupes et les figures sont du caviar[88] pour la multitude. D’ailleurs, j’ai autant d’aversion pour écrire deux fois la même chose, que Falstaff[89] en avait pour rendre ce qu’on lui avait prêté. C’est double travail. Je résolus donc en moi-même de ne consulter Janet à l’avenir que sur des choses qui ne sortiraient pas des limites de son intelligence, et de livrer mes arguments et ma rhétorique au public dans son imprimatur. Je suis presque sûr de son approbation quand la chose sera faite. Quant aux narrations qui ne dépasseront pas les bornes de sa logique, et qui seront d’accord avec ses sentiments et ses idées, je profiterai, comme j’en ai eu l’intention d’abord, de son jugement impartial, c’est-à-dire, toutes les fois qu’il ne sera pas en opposition trop directe avec le mien ; car, après tout, je dis avec Almanzor[90] :

Je suis, sache-le bien, le seul roi de moi-même.

Le lecteur sait maintenant mon pourquoi et mon comment, c^est-à-dire, le plan de cet ouvrage et les circonstances qui me l’ont fait entreprendre. Il a aussi un échantillon des talents de l’auteur, et il peut juger par lui-même s’il doit poursuivre sa lecture ou renvoyer le livre chez le libraire ; que son goût en décide.







CHAPITRE VI.

mistress bethune baliol.


La lune, si elle était terrestre, ne serait pas plus noble.
Shakspeare. Coriolan.


Lorsque nous commençons à naviguer sur le beau fleuve de la vie, quelle brillante flotte nous environne ! comme nous déployons avec joie nos voiles neuves au souffle de la brise ! Notre navire est « gréé à la mode de Bristol[91] ; » les banderoles flottent dans les airs ; la musique fait entendre ses accords harmonieux : elle réjouit l’oreille à mesure que nous voguons, et chaque passager se sent plus disposé à rire qu’à s’alarmer, lorsque quelque maladroit compagnon de route vient à échouer, faute d’un bon pilote. Hélas ! quand le voyage est presque terminé et que nous regardons autour de nous, qu’il reste peu de chose de cette brillante flotte qui nous accompagnait ! Quelques bâtiments peut-être ; mais comme ils ont été battus par les tempêtes, comme leurs mâts sont brisés, leurs voiles déchirées ! comme ils s’efforcent, ainsi que nous, de lutter contre la vague et d’éviter, aussi long-temps que possible, la côte funeste contre laquelle un jour nous devons tous échouer !

Cette vérité assez banale, mais triste, se fit sentir à moi dans toute sa force, un jour où l’on venait de me remettre un paquet cacheté de noir. Il renfermait une lettre qui m’était adressée par feu mon excellente amie mistress Martha Bethune Baliol, et portait cette fatale inscription : « Pour être remis à son « adresse lorsque je ne serai plus. » Le paquet était accompagné d’un billet de son exécuteur testamentaire, qui me mandait qu’elle me léguait, par son testament, un tableau de quelque valeur, qui, disait-elle, conviendrait parfaitement pour remplir l’espace vide au-dessus du buffet, dans ma salle à manger : elle y ajoutait cinquante guinées pour m’acheter une bague. Avec ces dernières preuves d’un attachement qui s’était maintenu pendant tant d’années, je me vis séparé d’une excellente amie. Quoique assez âgée pour avoir été la compagne de ma mère, mistress Baliol était encore, par la gaieté de son esprit et la douceur enchanteresse de son caractère, capable d’être l’âme de toute une société, même parmi ceux qui peuvent encore se dire jeunes, avantage que, pour ma part, j’ai perdu depuis trente-cinq ans.

Je devinai sans peine ce que contenait le paquet, et j’en ai déjà dit quelque chose dans le chapitre précédent ; mais, pour instruire le lecteur de plusieurs particularités nécessaires, et satisfaire mon cœur, en rappelant les vertus et les qualités aimables de mon amie, je tracerai ici une courte esquisse de ses mœurs et de son caractère.

Mistress Martha Bethune Baliol était une femme noble et riche, qualités fort estimées eu Écosse, comme l’on sait. Sa famille était ancienne et ses relations toutes honorables. Elle ne se souciait pas beaucoup d’indiquer son âge d’une manière exacte et précise ; mais ses souvenirs de jeunesse remontaient jusqu’au delà de 1745, année si féconde en événements. Elle se rappelait l’époque où la capitale de l’Écosse était devenue la conquête des clans montagnards, bien que probablement ces événements ne se retraçassent à sa mémoire que d’une manière confuse, comme une vision vague du passé. Sa fortune, déjà indépendante par son héritage paternel, était devenue considérable par la mort de ses braves frères, tués successivement au service de leur pays. Par là, les biens de la famille se trouvèrent réunis sur la tête du seul enfant qui eût survécu de l’ancienne maison de Bethune Baliol. Mon intimité avec cette excellente femme date de moins loin, et d’une époque où elle était d’un âge avancé.

Comme elle avait l’habitude de passer régulièrement la saison de l’hiver à Édimbourg, elle habitait un de ces vieux hôtels, qui pendant très-long-temps subsistèrent dans le voisinage de la Canongate et du palais d’Holy-Rood, et qui, séparés de la rue par des cours pavées, des jardins d’une certaine étendue, rachetaient leur entrée assez mesquine par l’air de grandeur aristocratique que l’on trouvait dans l’intérieur. Maintenant la rue est sale et habitée par la populace : la maison a été détruite, et il est vraisemblable que les démolitions et les incendies feront disparaître avant peu tout ce qui reste des anciens monuments de la capitale de l’Écosse. Je m’arrêterai cependant sur les souvenirs de ce séjour ; et, puisque la nature a mis dans ma main une plume au lieu d’un pinceau, je tâcherai que l’art d’écrire remplace celui de la peinture.

Baliol’s Lodging (tel était le nom de ce vieux manoir) était un vaste bâtiment surmonté d’un rang de hautes cheminées, parmi lesquelles s’élevaient deux ou trois tourelles, et une de ces petites plates-formes avancées, appelées bartizanes. Ces cheminées et ces tourelles dominaient de beaucoup les bâtiments modernes et chétifs qui garnissent le côté méridional de la Canongate, vers l’extrémité inférieure de cette rue, et à peu de distance du palais. Une porte cochère, avec un guichet pour les piétons, était ouverte à deux battants, dans les grandes occasions, par un vieillard boiteux, d’une taille haute et mince, d’une figure grave, qui occupait une espèce de loge à côté de la porte, et qui remplissait les fonctions de concierge. C’était un vieux soldat que mistress Baliol avait investi de cet emploi, en partie par esprit de charité, et en partie à cause de la ressemblance qu’elle trouvait entre la tête de cet homme, une des plus belles qu’on pût voir, et celle de Garrick, dans le rôle de Lusignan[92]. Il était silencieux jusqu’à la taciturnité, grave et lent dans tous ses mouvements : jamais il ne pouvait prendre sur lui d’ouvrir la porte cochère à une voiture de louage ; se bornant à indiquer du doigt le guichet comme la seule entrée convenable pour quiconque se présentait dans un équipage aussi mesquin : un carrosse numéroté eût certainement offensé, dans son esprit, la dignité de Baliol’s Lodging. Je ne crois pas que cette particularité eût obtenu l’approbation de sa maîtresse, plus que le goût bien prononcé du seigneur Lusignan, ou Archy Macready, comme il s’appelait vulgairement, pour un verre de whisky. Mais mistress Martha Bethune Baliol sentait au fond de son cœur qu’elle ne pourrait jamais prendre sur elle de détrôner le roi de Palestine, c’est-à-dire, de le déplacer du banc de pierre sur lequel il restait des heures entières occupé à tricoter un bas[93] : en conséquence, elle refusait de croire aux accusations portées fréquemment contre lui, et rejetait bien loin toute idée de le mettre en jugement. Elle pensait avec assez de raison que, plus il croirait la dignité de son caractère à l’abri de tout soupçon et de tout châtiment humiliant, plus il serait de son devoir de s’observer avec sévérité et de s’abstenir de tomber dans son péché favori. « Et, après tout, disait-elle, ne serait-il pas cruel de renvoyer un vieux soldat montagnard, pour une peccadille si commune dans son pays et dans sa profession ? »

La grande entrée des équipages et la modeste porte des piétons conduisaient dans une allée courte et étroite, bordée de chaque côté par une rangée de tilleuls dont le vert feuillage, pendant le printemps, contrastait étrangement avec la couleur sombre des deux murs, le long desquels ils étaient plantés. Cette avenue aboutissait à la façade de la maison, qui se composait de deux corps de logis à pignons découpés ; et dont les croisées étaient décorées de lourds ornements d’architecture. Ils se joignaient à angles droits ; et une tour demi-circulaire, où se trouvaient la porte d’entrée et l’escalier, occupait le point de jonction et arrondissait le coude. L’un des deux côtés de la petite cour, qui n’offrait que tout juste l’espace nécessaire pour qu’une voiture pût y tourner, était occupé par des bâtiments peu élevés servant de cuisines, d’office, etc. L’autre côté formait un parapet entouré d’un grillage de fer d’un travail très-recherché. Autour de ce grillage s’enlaçaient des chèvrefeuilles et d’autres plantes grimpantes, au travers desquelles l’œil pouvait pénétrer dans un joli jardin, qui s’étendait jusque sur la route appelée le South Back de la Canongate[94], et qui étalait avec orgueil d’antiques arbres, des fleurs de toute espèce et même quelques fruits. Il ne faut point oublier de le dire, l’extrême propreté de cette cour prouvait que le mop[95] et le seau d’eau n’étaient point épargnés pour en bannir la boue et les ordures si communes dans tout le quartier.

Au-dessus de la porte étaient sculptées les armes de Béthune Baliol, entourées d’ornements et de devises. Les battants, en chêne noir, étaient garnis de gros clous ; et un morceau de fer[96], qu’on appelle rasp, y était attaché au lieu d’un marteau, afin d’avertir les domestiques. Celui qui se présentait ordinairement à cet appel était un jeune garçon couvert d’une belle livrée. C’était le fils du jardinier de mistress Martha à Mont-Baliol. De temps à autre, une jeune servante, vêtue simplement, mais proprement, et portant bas et souliers[97], s’acquittait de cette fonction ; et je me souviens même que, deux ou trois fois, je fus introduit par Beauffet lui-même, qu’à son extérieur on eût plutôt pris pour un ecclésiastique d’un certain rang que pour le sommelier de la famille. Il avait été valet de chambre de feu sir Richard Bethune Baliol, et il possédait toute la confiance de sa maîtresse. Un costume complet, de couleur sombre, des boucles d’or à ses jarretières, des cheveux arrangés symétriquement et bien poudrés, annonçaient qu’on voyait en lui un serviteur de confiance. Sa maîtresse avait coutume de dire de lui :

   · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · sérieux et poli,
   Ce serviteur convient très-bien à ma fortune.

Comme nul n’échappe à la médisance, certaines gens prétendaient que Beauffet tirait de sa place quelque chose de mieux que les gages modestes de l’ancien temps. Il fut toujours pour moi d’une politesse extrême. Il était depuis long-temps dans la famille : pendant ses années de service, il recueillit quelques héritages ; et il jouit maintenant avec dignité de son aisance (Otium cum dignitate), c’est-à-dire autant que le lui permet su nouvelle épouse, Tibbie Shortacres.

Baliol’s Lodging, donc… Mais, cher lecteur, si vous êtes fatigué de ces détails, passez, je vous prie, les quatre ou cinq pages qui suivent. Baliol’s Lodging, dis-je, n’était pas à l’intérieur aussi vaste que l’aspect du dehors pouvait le faire présumer. La distribution des appartements était gênée par la multiplicité des murs et par de longs passages ; et l’on remarquait dans toute la combinaison bizarre de ce bâtiment ce manque d’égard pour l’économie du terrain, qui caractérise l’ancienne architecture écossaise. Il s’y trouvait beaucoup plus de logements qu’il n’en fallait à ma vieille amie, même quand elle avait sous sa protection (ce qui lui arrivait souvent) quatre ou cinq jeunes cousines, et je crois qu’une grande partie de la maison était encore inhabitée. Je me souviens, à ce sujet, que mistress Bethune Baliol ne se montra jamais aussi offensée qu’un jour où une de ces personnes officieuses, qui se mêlent de tout, lui conseilla de faire murer les fenêtres des appartements inutiles pour ne pas en payer l’impôt. Elle répondit en colère que, tant qu’elle vivrait, la lumière du ciel entrerait dans la maison de ses pères par toutes les fenêtres, et que, tant qu’elle aurait un sou, elle paierait à son roi et à son pays ce qui lui était dû. Il est certain qu’elle était d’une loyauté scrupuleuse que rien ne pouvait ébranler, même quand il s’agissait d’impôts, la pierre de touche pour bien des individus. M. Beauffet m’a souvent raconté qu’il avait ordre d’offrir un verre de vin au percepteur chargé de recevoir la taxe sur les revenus, et que le pauvre homme, tout stupéfait d’une réception aussi généreuse et aussi peu ordinaire, faillit, la première fois, tomber en faiblesse.

Une antichambre, garnie de nattes, conduisait à la salle à manger, dont tout l’ameublement était à l’ancienne mode, et dont les murs étaient garnis de portraits de famille, et ces portraits, à l’exception d’un seul, celui de sir Bernard Bethune, fait par Jameson, sous le règne de Jacques VI, était à faire reculer d’effroi. Après cette salle à manger, venait une pièce longue et étroite, qui servait de salon de compagnie. Cet appartement était assez agréable, les fenêtres donnant sur le côté méridional du palais d’Holy-Rood, sur la montagne gigantesque d’Arthur’s Seat, et sur la chaîne de rochers appelée Salishury Crags, sites tellement sauvages, que l’esprit avait peine à concevoir qu’ils existassent dans le voisinage d’une ville populeuse. Les tableaux qui ornaient le salon venaient des pays étrangers, et quelques-uns d’entre eux avaient un mérite réel. Mais, pour voir les chefs-d’œuvre, il fallait être admis dans le sanctuaire même du temple, et avoir la permission de tirer un rideau de tapisserie qui séparait l’extrémité du salon du cabinet de toilette de mistress Martha. C’était un appartement charmant, dont il serait difficile de décrire la forme, tant il y avait de réduits, de renfoncements garnis de tablettes d’ébène, de bois orné moulu d’or ou de laque du Japon, les unes garnies de livres, dont mistress Martha avait une collection remarquable, les autres de porcelaine de la Chine, de coquillages et de curiosités de toute espèce. Dans une petite niche, à demi cachée par un rideau de soie cramoisie, était suspendue une armure complète d’acier brillant, et ornée d’argent, qui avait été portée à quelque affaire mémorable par sir Bernard Bethune, dont j’ai déjà parlé. Au dais même qui surmontait la niche était suspendue l’énorme épée avec laquelle le père de mistress Martha avait tenté, en 1715, de changer les destinées de la Grande-Bretagne, ainsi que l’esponton que portait son frère aîné, comme commandant d’une compagnie de la garde noire[98], à Fontenoy.

Il y avait là quelques tableaux de l’école italienne et de l’école flamande, dont l’authenticité était reconnue, des bronzes antiques, et d’autres raretés que ses frères où elles avaient recueillis pendant leurs voyages dans les pays étrangers. En un mot, ce cabinet était un lieu où la paresse était tentée de devenir studieuse, et l’étude de devenir paresseuse, où la gravité pouvait trouver mille sujets de s’égayer, et la gaieté mille sujets de devenir grave.

Je ne dois pas oublier de dire que cet appartement, pour soutenir dignement ses droits au nom du cabinet de toilette, était orné d’un superbe miroir entouré d’un cadre en filigrane d’argent, d’une belle toilette, dont la chemise était de dentelle de Flandre, et d’un assortiment de boîtes d’argent, dont le travail répondait en tout à celui du cadre du miroir.

Tout cet appareil n’était cependant qu’une affaire de parade. Mistress Martha Baliol remplissait toujours les devoirs réels de sa toilette dans un petit appartement intérieur qui correspondait à sa chambre à coucher par un escalier dérobé. Il y avait, je crois, plus d’un escalier de ce genre dans la maison, et, par leur moyen, chacun des grands appartements, qui communiquaient tous les uns dans les autres, avait une entrée séparée et indépendante. C’était dans le boudoir que je viens de décrire que mistress Martha recevait sa société intime. Chez elle la division du temps était pour ainsi dire à l’antique mode, et, si vous alliez la voir dans la matinée, vous ne deviez pas vous attendre à ce que cette partie du jour s’étendît au delà de trois ou quatre heures de l’après-midi. Cette habitude imposait quelque gêne aux faiseurs de visites ; mais ils en étaient amplement dédommagés par l’excellente société que l’on trouvait toujours chez elle, et les meilleures nouvelles que la capitale de l’Écosse pût fournir. Sans affecter le moins du monde d’être du nombre des bas-bleus[99] elle aimait la lecture ; les ouvrages nouveaux l’amusaient, et, lorsque les auteurs avaient du mérite, elle se croyait redevable envers eux d’une dette qu’elle se plaisait à acquitter par les politesses et les attentions les plus aimables. Lorsqu’elle donnait à dîner à un petit nombre d’amis, ce qu’elle faisait de temps à autre, elle avait le bon esprit de chercher et le bonheur de découvrir les personnes qui pouvaient se convenir le mieux, et elle choisissait ses convives comme le duc Thésée[100] choisissait ses chiens.

· · · · · · ·Matched in mouth like bells
Each under each.

Assortis en voix comme les cloches d’un carillon et rangés par étages.


De cette manière chacun pouvait faire sa partie dans le concert ; ce qui valait mieux assurément que de voir un gaillard à la voix de Stentor, comme le docteur Johnson, imposer silence à tous ceux qui l’entouraient, par le diapason terrible de sa voix. Dans ces occasions, la table de mistress Martha offrait une chère exquise, et, de temps à autre, on voyait paraître quelque ragoût à la française, quelques-uns même provenant de la cuisine écossaise : ce qui, joint aux nombreux assortiments de vins extraordinaires servis par M. Beauffet, donnait à ces banquets quelque chose d’antique et d’étranger qui les rendait encore plus recherchés et plus piquants.

On mettait un grand prix à être invité à ces dîners-là, ainsi qu’aux conversazioni ; car, à l’aide du meilleur café, du thé le plus exquis, et d’un chasse-café qui aurait rappelé un mort à la vie, mistress Baliol tenait un cercle dans ce salon dont j’ai parlé déjà, et l’assemblée commençait dès huit heures du soir, contre toutes les règles de la mode. Alors la joyeuse et aimable vieille paraissait si heureuse du plaisir de ceux qu’elle réunissait autour d’elle, qu’à leur tour ils s’efforçaient de prolonger ses amusements et les leurs ; et, de ce désir mutuel de contribuer à l’agrément général, il résultait un charme qui existe bien rarement dans ces sortes d’assemblées.

Mais, quoique ce fût un grand privilège d’être admis chez mon excellente amie, soit dans son intimité du matin, soit à ses dîners, soit à ses assemblées, j’estimais encore plus le droit, que m’avait acquis une amitié de longue date, d’arriver à Baliol’s Lodging sur les six heures du soir, au hasard de trouver la vénérable dame du logis sur le point de prendre son thé. Ce n’était qu’à deux ou trois vieux amis qu’elle accordait cette liberté, et jamais cette réunion accidentelle ne s’étendait au delà de cinq personnes. La réponse ordinaire à ceux qui arrivaient trop tard était que la partie se trouvait au complet : ce qui avait le double avantage de rendre plus ponctuels ceux qui venaient voir mistress Baliol ces jours de non-cérémonie, et d’ajouter à leur jouissance le piquant d’une petite difficulté vaincue.

Mais le plus fréquemment il ne se présentait qu’une personne ou deux à l’heure du thé. Si c’était un homme seul, mistress Martha, tout en n’hésitant pas à l’admettre dans son boudoir, selon la coutume française et écossaise, avait soin par égard pour les convenances, disait-elle, d’ordonner à sa première suivante, mistress Alice Lambskin, de lui faire compagnie. Cette mistress Alice Lambskin était une fille qui, par la gravité et l’austérité de toute sa personne, aurait pu servir de chaperon à un pensionnat complet de jeunes filles, aussi bien qu’à une vieille dame de quatre-vingts ans et plus. Mistress Alice se tenait convenablement assise à une certaine distance de la compagnie, soit auprès d’un des chambranles de la cheminée, soit dans l’embrasure d’une fenêtre, selon la saison, et s’occupait, avec une application extrême et dans un silence de vrai chartreux, d’un morceau de broderie qui était l’emblème assez fidèle de l’éternité.

Mais j’ai négligé dans tout cela de faire connaître mon amie au lecteur, autant, du moins, que les mots peuvent servir à peindre exactement les traits distinctifs de sa personne et de sa conversation.

C’était une petite femme, dont tous les traits étaient ordinaires, ainsi que la taille, et dont les cheveux, dans sa jeunesse, n’avaient jamais eu une couleur bien décidée. Nous pouvons en croire mistress Martha, lorsqu’elle disait que jamais elle n’avait été remarquable par les charmes de sa personne ; aveu plein de franchise et de modestie, que s’empressaient de confirmer certaines vieilles dames de ses contemporaines : et celles-ci, quels qu’eussent été les attraits de leur jeunesse, attraits qu’elles vantaient beaucoup, étaient maintenant, sous le rapport du physique, comme de beaucoup d’autres avantages, bien inférieures à mon aimable amie. Les traits de mistress Martha étaient de nature à se bien conserver ; et cependant ils étaient irréguliers ; mais cette irrégularité n’avait rien de désagréable, animés comme ils l’étaient par la vivacité de sa conversation. Ses dents étaient encore aussi belles que bonnes, et ses yeux, quoique tirant sur le gris, étaient vifs, riants : le temps ne leur avait rien fait perdre de leur éclat. Un teint un peu plus coloré et un peu plus brillant qu’on n’aurait dû l’attendre à son âge, l’exposait souvent, lorsqu’elle se trouvait parmi des étrangers, au soupçon d’avoir pris dans ses voyages l’usage du rouge. Mais c’était une injure ; car, lorsqu’elle écoutait ou racontait une histoire intéressante, et lorsque son cœur était ému, j’ai vu ses couleurs paraître et disparaître comme sur des joues de dix-huit ans.

Ses cheveux, bien qu’autrefois leur nuance n’eût pas été irréprochable peut-être, ses cheveux étaient alors du plus beau blanc que le temps puisse produire. Ils étaient rangés non sans une certaine prétention, quoique avec le plus de simplicité possible, et surtout une propreté extrême, sous un bonnet de dentelle de Flandre d’une mode très-ancienne, mais que je trouvais charmant. Cette coiffure avait sans doute un nom, et je tâcherais de me le rappeler si je croyais qu’il pût ajouter plus de clarté à mon récit. Je pense lui avoir entendu dire que ces bonnets avaient été la coiffure favorite de sa mère, et que la mode en était venue en même temps que celle d’une espèce particulière de perruque qu’adoptèrent les gentlemen à l’époque de la bataille de Ramillies. Le reste de sa toilette était toujours riche et distingué, surtout pour le soir. C’était une robe de soie ou de satin, d’une couleur fort convenable à son âge, et d’une forme qui, bien que d’accord, jusqu’à un certain point, avec la mode du jour, avait toujours quelque rapport avec une époque antérieure ; cette robe était garnie de manchettes à trois rangs. Ses souliers étaient attachés avec des boucles de diamants, et les talons en étaient tant soit peu élevés : avantage dont elle avait joui dans sa jeunesse, et auquel sa vieillesse, disait-elle, ne lui permettait pas de renoncer. Elle portait toujours des bagues, des bracelets et d’autres bijoux précieux, soit par la matière, soit par le travail ; et peut-être se couvrait-elle avec un peu trop de profusion de ce genre d’ornements ; mais elle s’en parait comme d’objets très-secondaires, que les habitudes prises dans le grand monde, où elle vivait constamment, lui avaient rendus fort ordinaires et même indifférents. Elle les portait parce que son rang l’exigeait, et elle n’y songeait pas plus, comme article de parure, qu’un homme comme il faut ne pense à son linge blanc et à son habit brossé, chose tout ordinaire pour lui, mais qui ne laisse pas de donner souvent un air embarrassé et emprunté à l’élégant du dimanche.

S’il arrivait quelquefois par hasard que la beauté ou la singularité d’un bijou qu’elle portait attirât l’attention, cette observation la conduisait ordinairement à raconter de quelle manière elle l’avait acquis, et à parler de la personne de laquelle elle le tenait. Dans ces occasions-là, ma vieille amie parlait volontiers, ce qui n’est pas rare ; mais, ce qui l’est davantage, elle parlait admirablement bien. Dans ses souvenirs des pays étrangers ou des temps passés, qui fournissaient à sa conversation tant de sujets intéressants, elle avait l’art particulier d’éviter ces redites dans lesquelles il est si facile de tomber sur les époques, les lieux et les circonstances, répétitions qui jettent tant de froideur et de monotonie dans les récits des vieillards. Elle savait en même temps amener et développer avec adresse ces incidents et ces caractères qui donnent du piquant et de l’intérêt à une histoire.

Comme je l’ai déjà dit, elle avait beaucoup voyagé dans les pays étrangers. Un frère auquel elle était tendrement attachée, avait été chargé, par le gouvernement, de plusieurs missions importantes sur le continent, et, plus d’une fois, elle avait profité de cette occasion pour visiter l’Europe. C’était là une source continuelle de récits et d’anecdotes, dont la plus grande partie était relative à la dernière guerre qui, pendant tant d’années, avait fermé le continent aux Anglais. Mistress Baliol, d’ailleurs, n’avait pas visité ces pays étrangers comme les Anglais de nos jours, qui, pour se conformer à la mode du siècle, voyagent par caravanes, et ne voient guère en France et en Italie que la même société qu’ils auraient vue chez eux. Au contraire, curieuse de se rapprocher des habitants du pays, elle jouissait tout à la fois des avantages de leur société, et du plaisir de la comparer avec les cercles de la Grande-Bretagne.

Peut-être en se familiarisant ainsi avec les mœurs étrangères, en avait-elle pris elle-même une légère teinte. Cependant, j’ai toujours été convaincu que la vivacité extrême de son regard et de ses manières, le geste expressif et marqué qui accompagnait chacune de ses paroles, l’usage de sa tabatière d’or enrichie de brillants, ou plutôt de sa bonbonnière (car elle ne prenait point de tabac, et cette petite boîte était pleine de morceaux d’angélique et d’autres sucreries à l’usage des dames), que tout cela, dis-je, provenait d’anciennes modes écossaises. Et réellement, ces façons gracieuses auraient été tout à fait dignes de la table à thé de Susannah, comtesse d’Eglington et protectrice d’Allan Ramsay[101], ou de celle de l’honorable mistress Ohilvy, autre miroir sur lequel les jeunes filles d’Auld-Reekie prenaient à l’envi des leçons d’élégance et de bon goût. Quoique très-habituée aux mœurs et aux coutumes des autres pays, c’était dans le sien principalement que mistress Baliol avait formé son ton et ses manières, et cela, à une époque où les gens du grand monde vivaient dans un cercle très-resserré, et où les noms les plus distingués de la haute société donnaient à Édimbourg cet éclat que l’on s’efforce aujourd’hui d’obtenir en se livrant à des dépenses sans bornes et en étendant la sphère de ses plaisirs.

Ce qui contribua à me confirmer encore plus dans cette opinion, c’est le dialecte particulier dont se servait mistress Baliol. Il était écossais, positivement écossais, et mêlé de mots et de phrases entières qui, de nos jours, ne sont plus en usage. Mais alors son ton et sa prononciation différaient autant de la mélopée ordinaire du patois écossais, que l’accent du quartier Saint-James[102] diffère de celui de Billingsgate[103] dans la cité. Elle n’appuyait guère plus sur les voyelles qu’on ne le fait dans la langue italienne ; et elle n’avait rien de ce parler traînant, si désagréable à l’oreille de l’habitant du midi. En un mot, elle semblait parler le dialecte jadis en usage à l’ancienne cour d’Écosse, langage qui ne pouvait renfermer de locutions vulgaires ; et les gestes et l’expression vive qui l’accompagnaient, étaient tellement d’accord avec le son de sa voix et la manière de s’énoncer, que je ne puis assigner à tout l’ensemble aucune autre origine. Peut-être aussi les manières de l’ancienne cour d’Écosse s’étaient-elles formées à la longue sur celles de la cour de France, avec lesquelles elles avaient certainement beaucoup de ressemblance. Quoi qu’il en soit, je vivrai et je mourrai avec la persuasion que celles de mistress Baliol, si agréables et si distinguées, lui venaient en ligne directe des hautes et nobles dames qui embellirent autrefois de leur présence le palais royal d’Holy-Rood.







CHAPITRE VII.

collaboration de mistress baliol.


D’après le portrait que je viens de tracer de mistress Bethune Baliol, le lecteur croira sans peine que, lorsque je songeai à publier un recueil de mélanges, je fondai de grandes espérances sur ses souvenirs et son humeur communicative : j’y comptai, en effet, comme sur l’un des principaux soutiens de mon entreprise. Quant à elle, elle ne désapprouva en aucune manière mon projet littéraire ; mais elle ne s’expliqua que d’une façon très-vague sur la manière dont elle pourrait m’aider dans son exécution. Peut-être devrai-je attribuer le doute où elle me laissait à cet égard à une sorte de coquetterie féminine, qui veut voir solliciter la faveur que secrètement elle est assez disposée à accorder. Peut-être encore la bonne vieille dame, convaincue que le terme de sa carrière, déjà prolongée au-delà des bornes communes, approchait à grands pas, préféra me donner, sous la forme d’un legs, les matériaux que je désirais, afin de ne pas les voir soumis, dans ses derniers jours, à la censure du public.

Plusieurs fois, je lui avais renouvelé ma prière et j’avais sollicité son secours, dans la conviction intime où j’étais que la mémoire de ma vieille amie était le dépôt le plus précieux des traditions écossaises. C’était un point sur lequel mon esprit était tellement fixé, que, lorsque je l’entendais décrire des mœurs qui remontaient bien au-delà de son temps, me dire comment parlait Eletcher de Salton, comment dansait Graham de Claverhouse, quels bijoux portait la fameuse duchesse de Lauderdale, comment elle les avait acquis, je ne pouvais m’empêcher de dire à ma vieille amie qu’elle me semblait une fée qui nous abusait en prenante nos yeux la forme d’une mortelle de nos jours, lorsque peut-être elle avait assisté aux révolutions des siècles passés. Elle riait beaucoup quand je la priais de me jurer solennellement qu’elle n’avait pas dansé aux bals donnés par Marie d’Est[104]. Elle riait encore, tandis que son malheureux époux occupait Holy-Rood, comme une espèce d’exil honorable, lorsque je lui demandais si elle ne se rappelait pas avoir vu Charles II, lorsque, en 1650, il vint en Écosse, et si elle ne conservait pas quelque léger souvenir de l’usurpateur audacieux qui le repoussa au-delà du Forth.

« Beau cousin, » me répondit-elle en riant, « je puis vous assurer que je n’ai aucun souvenir d’avoir vu ces personnages-là. Mais vous devez savoir qu’une des choses les plus étonnantes de mon caractère est le peu de changement qu’il a subi dans tout le cours de ma vie. Il en résulte, cousin, que, trop jeune d’esprit à présent pour le nombre d’années dont le temps m’a chargée, j’étais dans ma jeunesse un peu trop vieille pour les personnes de mon âge, et que j’avais alors autant de goût pour la société des personnes plus mûres, que j’en ai maintenant pour celle des jeunes galants de cinquante à soixante ans, tels que vous : ce qui me va beaucoup mieux qu’une compagnie d’octogénaires. Or, quoique je ne vienne pas positivement d’Elfland[105], et que, par conséquent, je ne puisse me vanter d’avoir connu personnellement les gens illustres dont vous me parlez, cependant j’ai vu et entendu des hommes qui les avaient connus, et qui ont pu me donner à leur égard des renseignements aussi certains que je pourrais vous en donner, moi, sur l’impératrice-reine ou sur Frédéric de Prusse. J’ajouterai un aveu sincère, continua-t-elle en souriant et en ouvrant sa boîte pour m’offrir des bonbons : j’ai entendu parler des années qui ont immédiatement suivi notre révolution, qu’il m’arrive parfois de confondre les relations vives et animées qui se sont gravées dans ma mémoire, à force de les avoir entendues, avec les choses dont moi-même j’ai été témoin. Je m’y suis trouvée prise encore hier, en décrivant à lord M*** l’ouverture du dernier parlement d’Écosse[106] qui eut lieu avant l’Union, et en lui donnant des détails aussi minutieux que si j’avais vu cette cérémonie, comme le fit ma mère, du balcon de l’hôtel de lord Moray, dans la Canongate.

— Je suis sûr que votre récit a donné à lord M*** un plaisir extrême.

— Je crois, du moins, qu’il l’a fait rire de bon cœur. Mais c’est vous, perfide séducteur de la jeunesse, qui m’entraînez à commettre ces folies : à l’avenir, je serai en garde contre mes propres faiblesses. J’ignore si l’on pense que le juif errant ait jamais eu une femme, mais je serais désolée qu’une respectable dame écossaise fût soupçonnée d’identité avec cet être surnaturel.

— Malgré tout cela, ma belle cousine, il faut que je vous torture encore un peu par mes questions. Comment, en effet, parviendrai-je jamais à faire de moi un auteur sans votre secours et sans les renseignements intéressants que vous m’avez si souvent donnés sur l’ancien état des mœurs de l’Écosse ?

— Arrêtez ; je ne puis vous permettre de donner à vos recherches un nom aussi vénérable. Le mot ancien ne doit s’appliquer qu’à des événements antédiluviens : or, je ne puis vous répondre à cet égard. Mais vous pouvez m’interroger sur la bataille de Flodden, ou me demander les détails sur Bruce et Wallace, sous prétexte de vouloir satisfaire votre curiosité relativement à nos mœurs : je vous répondrai ; et vous savez que ces souvenirs sont de nature à faire bouillir dans mes veines tout le sang des Baliol.

— Fort bien ; mais, en supposant que nous déterminions notre ère, n’appellerez-vous pas l’avènement de Jaques VI au trône d’Angleterre un événement fort ancien ?

— Moi ? non, cousin, non. Je crois que je pourrais vous dire sur cette époque beaucoup plus de choses que les gens d’aujourd’hui n’en savent. Je vous dirai, par exemple, que comme Jacques galopait vers l’Angleterre, emportant sac et bagage, il fut arrêté près de Cockensie par le convoi funèbre du comte de Winton, le vieux et fidèle serviteur de sa malheureuse mère, la pauvre Marie ! Ce fut un sinistre présage, et on en vit la preuve, cousin. »

Je ne cherchai point à poursuivre ce sujet, sachant bien que mistress Baliol n’aimait pas à être questionnée sur l’article des Stuarts, dont elle déplorait d’autant plus amèrement les malheurs que son père avait épousé leur cause. Cependant son attachement à la dynastie actuelle étant sincère et même ardent, par la raison puissante que sa famille avait servi le feu roi dans la paix comme à la guerre, elle était assez embarrassée pour concilier ses opinions, relativement à la famille exilée, avec les sentiments qu’elle professait pour la famille actuelle. En définitive, comme un grand nombre d’anciens jacobites, elle se résignait à être tant soit peu inconséquente avec elle-même, par la pensée consolante que maintenant les choses étaient ce qu’elles devaient être, et qu’il n’y avait aucune utilité à jeter un regard trop scrupuleux sur les temps passés, et à examiner de trop près ce qui était juste ou injuste un demi-siècle auparavant.

« Les montagnes d’Écosse, lui dis-je, doivent être pour vous une mine féconde de souvenirs : vous avez été témoin des changements survenus dans cette contrée primitive, et vous avez vu une race peu éloignée de la première période sociale se mêler et se fondre dans la grande masse de la civilisation. Ceci n’a pu arriver sans des événements remarquables, chapitres intéressants dans l’histoire de l’humanité.

— Cela est bien vrai, répondit mistress Baliol : on croirait que de tels événements ont dû faire de fortes impressions sur ceux qui en ont été témoins, et cependant à peine ont-ils paru les remarquer. Quant à moi, je ne suis pas née dans les montagnes, et les anciens chefs des Highlands (j’en ai connu plusieurs) avaient dans les manières bien peu de chose qui les distinguât de la noblesse des basses terres, quand ils venaient à Édimbourg, et quand ils quittaient leur costume national pour se mêler à la société de la métropole. Leur caractère naturel ne se déployait que chez eux, parmi les clans. Car n’allez pas vous imaginer qu’ils s’amusaient à faire les fanfarons sur la place de la Croix[107], avec leurs plaids et leurs claymores, et qu’ils se présentaient dans les assemblées avec leurs kilts[108] et leurs toques.

— Je me rappelle, repris-je, que Swift, dans son journal, dit à Stella qu’il avait dîné chez un noble Écossais avec deux chefs montagnards, hommes aussi bien élevés qu’il en eût jamais rencontré.

— C’est très-probable, répliqua mon amie, les extrêmes de la société se touchent de beaucoup plus presque le doyen de Saint-Patrick ne s’y attendait peut-être. Le sauvage même est poli jusqu’à un certain point. D’ailleurs, marchant toujours armés et ayant la plus haute idée de leur noblesse et de leur importance, ils se conduisaient les uns envers les autres, et même à l’égard des habitants des basses terres, avec une politesse et un cérémonial qui leur donnaient quelquefois la réputation d’être affectés et peu sincères.

— La fausseté, repris-je encore, appartient à la première époque de la société, aussi bien que cette cérémonieuse déférence, et toutes ces formes que nous sommes convenus d’appeler politesse. Un enfant n’aperçoit pas la moindre beauté morale dans la vérité avant d’avoir été fustigé une demi-douzaine de fois comme menteur. Il est si facile, et, en apparence, si naturel de nier ce dont il n’existe aucune preuve évidente qu’un sauvage ment pour s’excuser, aussi bien qu’un enfant, et cela, presque avec le même instinct qui le pousse à lever la main pour protéger sa tête. Le vieux dicton : « Avoue et sois pendu, » est un argument à l’appui de ceci. J’ai lu l’autre jour dans le vieux Birrel un trait remarquable. Il raconte que Mac Gregor de Glenstrae, et quelques-uns de ses gens s’étaient rendus à l’un des comtes d’Argyle, sous la condition expresse qu’ils seraient conduits sains et saufs en Angleterre. Le Mac Callum Mhor de l’époque tint sa parole à la lettre. Comment le fit-il ? Il envoya effectivement ses captifs à Berwick, où on leur fit faire une promenade de l’autre côté de la Tweed ; mais ce fut sous l’escorte d’une forte garde, qui les ramena à Édimbourg, où ils furent remis entre les mains de l’exécuteur. Birrel appelle cela une promesse de Highlandais.

— Eh bien, dit mistress Baliol, je puis ajouter que beaucoup de chefs montagnards que j’ai connus autrefois avaient été élevés en France ; ce qui probablement avait servi à leur donner plus de politesse, sans leur avoir appris peut-être à être plus sincères. Mais on doit considérer une chose : appartenant à une faction vaincue, et qui jouissait de peu d’influence dans l’état, ils étaient souvent forcés d’user de dissimulation ; et leur fidélité constante pour leurs amis doit compenser dans votre esprit la mauvaise foi avec laquelle ils ont agi en certaines circonstances à l’égard de leurs ennemis, et vous empêcher de juger trop sévèrement les pauvres Highlandais. Ils étaient alors dans une situation sociale où de brillantes lumières contrastent fortement avec des ombres épaisses.

— C’est justement où je voulais vous amener, ma belle cousine ; c’est pour cela qu’ils doivent offrir les sujets les plus propres à la composition littéraire.

— Et, pour devenir auteur, vous avez besoin, mon ami, de mes vieilles histoires et de mes contes populaires ? Mais n’y a-t-il pas eu déjà trop d’auteurs qui ont suivi cette route ? Il est certain que les montagnards ont offert une mine abondante aux écrivains ; mais cette mine a été bien exploitée, et le plus joli air, comme vous savez, devient commun, dès que la vielle ou l’orgue de barbarie s’en empare.

— Que l’air ait un mérite réel, il redeviendra bientôt à la mode, s’il est joué par un bon instrument, et si un artiste habile sait en tirer le parti convenable, répondis-je.

— Allons ! » s’écria mistress Baliol en fermant sa bonbonnière, « nous sommes heureux ce soir, M. Croftangry, de la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes. Ainsi, vous croyez pouvoir rendre au tartan le lustre qu’il a perdu en passant par tant de mains ?

— Avec votre secours, et à l’aide des matériaux que vous pouvez fournir, ma chère dame, je crois que cela est très-possible.

— Eh bien, nous verrons à faire de notre mieux. Mais tout ce que je sais sur nos montagnes est de bien peu d’importance. Vraiment, je ne connais guère à ce sujet que ce que j’ai appris de Donald Mac Leish.

— Et qui était ce Donald Mac Leish ?

— Ni un barde, ni un conteur d’histoires, je vous assure, ni un moine, ni un ermite, puissantes autorités en fait de vieilles traditions, comme vous savez. Donald était le meilleur postillon qui ait jamais conduit une chaise à deux chevaux, depuis Glencoe jusqu’à Inverrary. Je vous préviens que, quand je vous donnerai mes anecdotes montagnardes, vous verrez souvent le nom de Donald Mac Leish. Il fut le galant chevalier d’Alice Lambskin et le mien, pendant un long trajet que nous fîmes les montagnes.

— Quand serai-je assez heureux pour posséder ces précieux souvenirs ? Vous ne me répondez guère à cet égard, que comme Harley répondit au pauvre Prior :

Accordez-vons ce que Mathieu demande ?
Oui, répondit le comte : à demain mon offrande.

— Eh bien, beau cousin, si vous commencez à me faire des reproches, je vous rappellerai que neuf heures sont sonnées à l’horloge de l’abbaye, et qu’il est temps de vous retirer à Little-Croftangry. Quant à ma promesse de vous aider dans vos recherches d’antiquaire, soyez certain qu’un jour viendra où je la remplirai dans toute son étendue ; et cette promesse-là ne sera pas comme celle du Highlandais dont parle votre vieux citadin. »

Dès ce moment, je commençai à deviner l’intention de mon amie et le motif de ces délais. Mon cœur fut oppressé en songeant que, si j’obtenais les détails désirés, ce serait probablement sous la forme d’un legs. En effet, le paquet qui me fut remis après le triste événement renfermait plusieurs anecdotes sur les habitants des montagnes. Mon premier choix tomba sur celle qui suit, principalement parce qu’elle eut une grande influence sur les sentiments de mon censeur féminin, Janet Mac Evoy, qui pleura amèrement lorsque je lui en fis la lecture.

Ce n’est cependant qu’une histoire fort simple, et qui n’aura probablement que peu d’intérêt pour toute personne placée au-dessus de Janet sous le rapport de l’intelligence et du rang social.



LA VEUVE DES HIGHLANDS.




CHAPITRE PREMIER.

le voyage.


Il était aussi près que possible ; mais ce qu’était cet objet, elle ne pouvait le dire. Il semblait être arrêté près d’un chêne vieux et immense.
Coleridge.


Ainsi commence le manuscrit de mistress Baliol :

Il y a trente-cinq ans, ou peut-être quarante, que, pour relever mes esprits abattus et les distraire de la douleur causée par une grande perte que j’avais faite dans ma famille deux ou trois mois auparavant, j’entrepris ce qu’on appelle une tournée highlandaise. C’était une excursion devenue en quelque sorte à la mode. Mais, quoique les routes militaires fussent excellentes, les auberges étaient si mauvaises, que l’on pouvait presque considérer cette tournée comme un voyage aventureux. D’ailleurs, le nom seul des Highlands, bien que ce pays fût aussi paisible alors que toute autre partie des états du roi George, était un mot qui continuait à répandre la terreur à une époque où vivaient encore tant de témoins de l’insurrection de 1745. Une crainte vague s’emparait de la plupart de ceux qui, des tours de Stirling, apercevaient vers le nord la haute chaîne de montagnes qui s’élève comme un sombre rempart pour cacher, dans ses retraites impénétrables, un peuple entier, différent de celui des basses terres par son costume, ses mœurs et son langage. Quant à moi, je descends d’une race peu susceptible de se laisser dominer par les terreurs qu’enfante souvent l’imagination. J’avais plusieurs parents parmi les montagnards ; je connaissais plusieurs de leurs familles de distinction, et, sans aucune crainte, j’entrepris mon voyage, accompagnée seulement de ma femme de chambre, mistress Alice Lambskin.

Cependant j’avais un guide et un cicérone presque égal en mérite à Great-Hoar dans le voyage du Pèlerin. Ce n’était rien moins que Donald Mac Leish, le postillon que je louai à Stirling avec deux chevaux robustes, aussi sûrs que Donald lui-même, pour conduire ma voiture, ma duègne et moi partout où il me plairait d’aller.

Donald Mac Leish était de cette race de postillons dont je présume que les diligences et les bateaux à vapeur ont fait passer la mode. On les trouvait principalement à Perth, à Stirling et à Glasgow. C’est là que les voyageurs avaient coutume de les louer pour les excursions que les affaires ou le plaisir leur faisaient entreprendre dans le pays des montagnes. Un homme de cette classe ressemblait assez pour le caractère à ce que, sur le continent, on appelle le conducteur ; ou bien encore, il pourrait être comparé au pilote d’un bâtiment de guerre britannique, qui suit à sa manière la direction ordonnée par le capitaine. Vous n’aviez besoin que d’expliquer à votre postillon le but et la longueur de votre voyage ; il savait parfaitement choisir les lieux de repos, et il mettait la plus grande attention à ce que ce choix fût de nature à vous offrir toutes les commodités, et à satisfaire votre curiosité à l’égard des objets que vous pouviez désirer de connaître.

Le mérite d’un tel personnage était nécessairement bien supérieur à celui du « first ready, » qui parcourt trois fois par jour les mêmes dix milles au galop. Outre que Donald Mac Leish était extrêmement alerte à réparer tous les accidents ordinaires qui arrivent aux chevaux et aux voitures, et à inventer des expédients pour les nourrir de galettes et de gâteaux d’avoine dans les endroits où le fourrage était rare, c’était un homme très-pourvu de ressources intellectuelles. Il possédait une connaissance générale des traditions historiques du pays qu’il avait parcouru si souvent, et, pour peu qu’il fût encouragé (car Donald était un homme doué de tout le décorum de la réserve et de la discrétion), il était toujours prêt à vous montrer les lieux où s’étaient livrées les principales batailles entre les divers clans, et à vous raconter les faits les plus remarquables qui avaient rendu ces lieux célèbres. Il y avait beaucoup d’originalité dans la tournure de ses idées et dans sa manière de s’exprimer ; et son goût naïf pour les légendes contrastait étrangement avec la subtilité d’esprit ordinaire aux hommes de sa profession : et cela ne laissait pas de rendre sa conversation fort amusante.

Ajoutez que Donald connaissait parfaitement tous les usages du pays qu’il avait traversé si souvent. Il pouvait dire le jour où l’on tuerait l’agneau à Tyndrum ou à Glenuilt[109], de manière que le voyageur avait la chance d’être nourri ce jour là comme un chrétien. Il savait, à un mille près, quel était le dernier village où l’on pouvait se procurer du pain et du blé, chose importante à savoir pour ceux qui étaient peu familiers avec « la terre des galettes. » Il n’y avait pas un mille sur la route qu’il ne connût, et il pouvait dire, sans se tromper d’un pouce, quel côté d’un pont était praticable, et quel côté était décidément dangereux[110]. En un mot, Donald Mac Leish était pour nous non-seulement un serviteur sûr et fidèle, mais encore un humble et obligeant ami ; et quoique j’aie connu le cicéronne demi-classique d’Italie, le valet babillard de France, et même le muletier espagnol, qui se pique d’être mangeur de maïs, et dont on ne peut mettre l’honneur en question sans beaucoup de danger, je ne crois pas avoir jamais rencontré un guide aussi affectionné et aussi intelligent.

Tous nos mouvements étaient dirigés par Donald, et il arrivait fréquemment, quand le temps était serein, que nous préférions nous arrêter pour faire reposer ses chevaux, même où il n’y avait pas de relais établis, et prendre nos rafraîchissements sous un rocher escarpé d’où se précipitait une cascade, ou sur le bord d’une fontaine entourée d’herbe fraîche et de fleurs sauvages. Donald avait un talent particulier pour découvrir ces endroits ; et quoique jamais, j’ose le dire, il n’eût lu Gil Blas ni Don Quichotte, il n’en choisissait pas moins des lieux de halte que la plume de le Sage ou de Cervantès, aurait aimé à décrire.

Souvent, comme il avait observé le plaisir que je prenais à causer avec les habitants de la campagne, il s’arrêtait près d’une chaumière où vivait quelque vieux montagnard dont la claymore avait brillé à Falkirk ou à Preston, et qui survivait à ses exploits, périssable mais fidèle monument des temps passés.

D’autres fois, il imaginait de mettre en réquisition pour nous, jusqu’à concurrence d’une tasse de thé, la demeure hospitalière de quelque digne et vénérable ministre de paroisse, ou de quelque famille campagnarde. Ces hôtes savaient joindre à la simplicité rustique de leurs mœurs primitives une sorte de courtoisie naturelle à un peuple chez lequel les individus de la classe la plus pauvre se considèrent comme étant, selon la phrase espagnole, « aussi nobles que le roi, quoique un peu moins riches. »

Donald Mac Leish était connu de toutes ces personnes, et sa seule présence suffisait pour nous faire aussi bien recevoir, que si nous eussions porté avec nous des lettres de recommandation de quelque chef des montagnes.

Quelquefois l’hospitalité montagnarde qui se manifestait à nous par une abondance variée de mets du pays, de friandises composées d’œufs et de lait, et de gâteaux de diverses espèces et d’autres provisions plus substantielles, selon les moyens des habitants, cette hospitalité, dis-je, tombait avec un peu trop de profusion sur Donald Mac Leish, sous la forme de cette liqueur spiritueuse appelée en Écosse la rosée des montagnes[111]. Pauvre Donald ! il était dans ces occasions-là, comme la toison de Gédéon, tout humecté du noble élément qui ne tombait pas sur nous, comme de raison. C’était son seul défaut. D’ailleurs lorsqu’on le pressait de boire le doch-andorroch[112] à la santé de milady, son refus aurait été pris en mauvaise part, et il était incapable de commettre une telle incivilité. C’était son unique défaut, je le répète, et nous n’avions aucun droit de nous plaindre ; car s’il en résultait pour nous un surcroît de paroles et d’histoires, sa politesse respectueuse en augmentait aussi, et le seul changement qui s’opérait en lui, c’est qu’il marchait plus lentement, et qu’il parlait plus longuement et en termes pompeux. Dans ces moments-là seulement, Donald prenait un air d’importance en parlant de la famille de Mac Leish ; et, en vérité, nous n’avions aucune raison de blâmer rigoureusement une faiblesse dont les conséquences étaient renfermées dans des limites aussi innocentes.

Nous nous accoutumâmes tellement aux manières de Donald et au système de conduite qu’il adoptait à notre égard pendant le voyage, que nous finissions par observer, avec une sorte de plaisir, l’art qu’il employait pour nous causer une surprise agréable, en nous laissant ignorer le lieu où il se proposait d’arrêter, lorsque ce lieu offrait quelque chose d’intéressant ou d’extraordinaire. Nous étions si bien habituées à cette manière d’agir, que, lorsqu’il s’excusait, en parlant de la nécessité où il serait probablement de s’arrêter dans quelque endroit solitaire et étrange, pour faire manger l’avoine à ses chevaux, chose dont il avait toujours soin d’être muni, notre imagination, éveillée par cette précaution même, s’efforçait de deviner d’avance la retraite romantique et pittoresque qu’il nous avait destinée en secret pour lieu de repos.

Nous avions passé la plus grande partie de la matinée au délicieux village de Dalmally ; nous nous étions promenées sur le lac, conduites par l’excellent ministre qui desservait alors Glenorquhy, et nous avions entendu raconter cent histoires sur les chefs redoutables de Loch-Awe, Duncan à la toque de laine, et les autres seigneurs des tours de Klichurn, qui tombent aujourd’hui en poussière. Aussi, était-il plus tard que de coutume lorsque nous nous remîmes en marche, après avoir été averties une ou deux fois par Donald de la longueur du chemin jusqu’au premier relai. En effet, entre Dalmally et Oban, il n’y avait aucun endroit où l’on pût s’arrêter.

Après avoir dit adieu à notre bon et respectable cicérone, nous remontâmes en voiture. Nous tournâmes d’abord autour de l’effrayante montagne nommée Cruachan-Ben, dont les rochers majestueux et sauvages s’avancent sur le lac, ne laissant pour passer à leur pied qu’un étroit défilé : c’est là que, malgré l’avantage de la position, le clan belliqueux de Mac Dougal de Lorn fut détruit par l’habile Hubert Bruce. Ce roi, le meilleur général de son temps[113], accomplit par une marche forcée une manœuvre inattendue : il fit monter un corps de troupes sur le côté opposé de la montagne, et le plaça ainsi sur le flanc et l’arrière des gens de Lorn, tandis qu’il les attaqua de front. Le grand nombre de vieilles tombes que l’on voit encore vers le côté occidental, en descendant le défilé, prouve jusqu’où s’étendit la vengeance que Bruce épuisa sur ses ennemis personnels et invétérés. Sœur de soldats, comme vous savez, je n’ai pu m’empêcher, en écoutant le récit de Donald, d’être frappée de l’idée que cette manœuvre a dû ressembler à celles de Bonaparte. C’était un grand homme que Robert Bruce, un Baliol même doit l’avouer, bien que l’on commence à reconnaître aujourd’hui que ses droits à la couronne n’étaient guère meilleurs que ceux de l’infortunée famille à laquelle il les disputait. Mais brisons là. Le carnage fut d’autant plus terrible, que la rivière rapide et profonde de l’Awe, que vomit le lac, et qui entoure le pied de l’immense montagne, fermait le passage aux fuyards, et que la nature inaccessible du lieu, qui avait semblé d’abord leur promettre défense et protection, contribua à couper la retraite de tous côtés aux malheureux fugitifs.

Méditant, comme la dame irlandaise dans la ballade, « sur les choses passées depuis long-temps[114], » je supportai sans impatience la lenteur extrême avec laquelle Donald nous fit presque grimper pas à pas le long de la route militaire qui porte le nom du général Wade[115], route qui jamais, ou presque jamais, ne se détourne pour éviter la montée la plus rapide, mais qui s’avance en droite ligne, de bas en haut et de haut en bas, avec la même indifférence qu’avaient les ingénieurs romains pour les hauteurs ou les profondeurs, les terrains escarpés ou nivelés. L’excellence réelle de ces travaux importants (car c’est ainsi que l’on peut nommer les grandes routes militaires tracées dans les montagnes) a pourtant mérité l’éloge bizarre d’un certain poète qui, soit qu’il revînt de la contrée, sœur de la Grande-Bretagne[116], et qu’il en parlât le dialecte, soit qu’il pensât que ceux auxquels il s’adressait, avaient quelques prétentions nationales au don de seconde vue, composa ces vers bien connus :


Si vous aviez vu ces chemins
Avant qu’on en ouvrît la trace,
Au ciel vous lèveriez vos mains,
À Wade vous rendriez grâce.


Rien, en effet, ne peut être plus surprenant que de voir ces solitudes sauvages percées et ouvertes dans toutes les directions par des routes larges, bien construites, et si supérieures à tout ce que le pays aurait pu demander pendant des siècles, dans le but pacifique d’établir une communication commerciale. C’est ainsi que les traces de la guerre servent quelquefois heureusement aux besoins de la paix. Les victoires de Bonaparte ont été sans résultats ; mais sa route sur le Simplon servira long-temps de communication entre les nations paisibles qui emploieront aux intérêts du commerce et à la prospérité générale cet ouvrage gigantesque, entrepris dans des projets ambitieux d’invasion et de conquête.

Tout en marchant doucement, nous tournâmes peu à peu la côte de Ben-Cruachan, et, descendant le cours rapide et écumant de l’Awe, nous laissâmes derrière nous le vaste et majestueux lac qui donne naissance à cette rivière impétueuse. Les rochers et les précipices que nous apercevions perpendiculairement au-dessous de nous, sur la droite, nous offraient quelques restes des forêts dont ils avaient été revêtus autrefois, mais qui, dans les derniers temps, avaient été abattues pour entretenir les fonderies de fer de Bunawe, à ce que nous apprit Donald. Tandis que nous admirions ce tableau, nos regards se fixèrent avec intérêt sur un énorme chêne qui s’élevait toujours à notre droite, sur la rive gauche de la rivière et tout près du bord. Cet arbre, d’une grandeur extraordinaire et d’une beauté pittoresque, se trouvait précisément dans un endroit où il paraissait y avoir quelques perches d’un terrain découvert, situé au milieu d’énormes pierres qui s’étaient écroulées du sommet de la montagne. Pour ajouter au romantique de cette situation, un rocher, au front sourcilleux, s’élevait au milieu de ce terrain nu, et, de son sommet, qui avait la hauteur de soixante pieds, se précipitait un torrent, dont les eaux se transformaient en écume et en rosée dans leur chute. Au pied du rocher, ce torrent, semblable à un général en déroute, rassemblait ses forces dispersées, et, comme s’il eût été dompté par la violence de sa chute, il se frayait sans bruit un passage à travers la bruyère, pour aller joindre les flots de l’Awe.

La vue de cet arbre et de cette chute d’eau me frappèrent tellement, que je désirai m’en approcher, non pour en faire l’esquisse ni enrichir mon porte-feuille ; car, dans mon jeune temps, les demoiselles n’avaient pas coutume de se servir de crayons à la mine de plomb, à moins qu’elles n’eussent assez de talent pour en faire réellement un bon usage : je voulais seulement me procurer le plaisir de voir le lieu de plus près. Donald ouvrit sur-le-champ la portière, mais en me faisant observer que la descente de la montagne était rude, et que je verrais l’arbre bien mieux en continuant à suivre la route qui, un peu plus loin, se trouvait très-rapprochée de cet endroit, pour lequel toutefois il ne paraissait pas avoir une grande prédilection. Il connaissait, disait-il, près de Bunawe un arbre bien plus gros que celui-là, et la place où il se trouvait était au moins un terrain plat, où les voitures pouvaient s’arrêter, ce qui était bien difficile sur ces hauteurs ; mais il ferait à cet égard ce qui plairait à milady.

Milady aima mieux admirer le bel arbre qu’elle avait devant elle que de passer outre, dans l’espoir d’en trouver un plus beau. Nous marchâmes donc à côté de la voiture, jusqu’à ce que nous fussions arrivés à un point d’où Donald nous assura que nous pouvions sans danger nous approcher de l’arbre autant que nous voudrions, bien qu’il nous conseillât de ne pas quitter du tout la grande route.

Il y avait dans la contenance et l’expression de Donald, lorsqu’il nous donna cet avis, quelque chose de si grave et de si mystérieux, et cette manière de parler était si différente de sa franchise ordinaire, que ma curiosité féminine s’en éveilla. Nous continuâmes à marcher, et je reconnus bientôt que le chêne énorme, dont un terrain élevé m’avait fait perdre la vue depuis quelques instants, était réellement plus éloigné que je ne l’avais supposé d’abord. « Je jurerais maintenant, dis-je à Donald, que l’arbre et la chute d’eau que l’on voit là-bas sont précisément dans le même lieu où vous avez l’intention de nous faire faire halte aujourd’hui.

— Que le Seigneur m’en préserve ! » s’écria-t-il précipitamment.

« Et pourquoi, Donald ? Pourquoi voudriez-vous passer sans nous arrêter près d’un endroit aussi agréable ?

— Nous sommes encore trop près de Dalmally, milady, pour faire manger l’avoine aux chevaux, et ce serait mettre leur dîner trop près de leur déjeuner, les pauvres bêtes ! D’ailleurs, cet endroit n’est pas sûr… »

— Oh ! le mystère est découvert ! il y a sans doute ici un esprit, un sorcier, un magicien ou une fée, n’est-ce pas ?

— Non, milady, vous êtes hors de la route, comme on dit. Mais, si votre Seigneurie veut prendre patience et attendre que nous soyons sortis de la vallée, je lui expliquerai ce mystère. Il ne fait pas bon de parler de ces choses-là dans le lieu même où elles sont arrivées. »

Je fus obligée de suspendre ma curiosité, réfléchissant que, si je persistais à ramener le discours d’un côté tandis que Donald le détournerait de l’autre, je rendrais son objection encore plus forte. Le coude de la route nous conduisit enfin à cinquante pas de l’objet que je désirais examiner, et je vis alors, à ma grande surprise, qu’il y avait une habitation humaine au milieu des rochers. C’était une hutte de la dimension la plus petite et la plus misérable que j’eusse jamais vue dans les montagnes. Les murs, faits de mottes de terre ou d’une espèce de tourbe que les Écossais appellent divot[117] n’avaient pas quatre pieds de haut ; le toit était de gazon, réparé avec des joncs et des roseaux ; la cheminée était faite d’argile, assujettie avec des liens de paille ; et ces murs, ce toit, cette cheminée, tout était également couvert de joubarbe, de gramen et de mousse ; végétations assez communes sur les vieilles chaumières formées de semblables matériaux. Autour de cette chétive demeure, il n’y avait pas même le moindre vestige d’un plant de choux ; ce qui se trouve ordinairement auprès des huttes les plus misérables. Pour tout être vivant, nous n’aperçûmes qu’un chevreau qui broutait sur le toit, et une chèvre, sa mère, qui paissait à quelque distance, entre le chêne et la rivière d’Awe.

« Quel homme, m’écriai-je, peut avoir commis un crime assez noir pour mériter cette horrible demeure ?

— C’est en effet un être qui a commis assez de crimes pour cela, » répliqua Donald avec un gémissement presque étouffé ; « oui… et l’on y trouve assez de misère aussi, Dieu le sait ! mais ce n’est pas un homme qui habite là, c’est une femme.

— Une femme ! répétai-je, dans un lieu si solitaire ? et quelle sorte de femme peut-elle être ?

— Venez par ici, milady, et vous pourrez en juger par vos propres yeux, » reprit Donald. Nous avançâmes de quelques pas, et, tournant brusquement sur la gauche, nous aperçûmes le vaste et large chêne du côté opposé à celui que nous avions vu jusqu’alors.

« Si elle n’a pas perdu son ancienne habitude, elle doit être là à cette heure, » dit Donald. Et tout à coup, gardant le silence, il me montra du doigt l’endroit dont il voulait parler, comme s’il eût craint d’être entendu. Je regardai et j’aperçus, avec un sentiment de terreur indéfinissable, une forme de femme, assise au pied du chêne, la tête baissée, les mains jointes, et couverte jusque par-dessus la tête, d’un manteau de couleur brune, exactement comme l’on représente, sur les médailles sydirennes, Juda[118] assis sous son palmier. Je me sentis tout à coup pénétrée de cette sorte de crainte respectueuse dont mon guide me semblait lui-même frappé par la présence de cet être mystérieux et solitaire, et je ne songeai point à m’avancer pour la voir de plus près, avant d’avoir dirigé sur Donald un regard interrogateur, auquel il répondit par ces paroles, prononcées à voix basse.

« C’est une femme qui a été effroyablement méchante, milady !

— Extravagante[119], dites-vous ? » repris-je, ne l’ayant entendu qu’imparfaitement ; « alors elle peut être dangereuse ?

— Non, elle n’est pas extravagante, répondit Donald. Si cela était, elle serait beaucoup plus heureuse. Et pourtant, en songeant à ce qu’elle a fait et à ce qu’elle a fait faire plutôt que de céder gros comme un cheveu de sa perversité, il lui est difficile peut-être de ne pas perdre la raison. Mais, à présent, elle n’est ni folle ni méchante, et cependant, milady, je crois que vous feriez mieux de ne pas vous approcher davantage. » Alors il me raconta précipitamment l’histoire que je vais vous dire avec un peu plus de détails. J’écoutai ce récit avec un mélange d’horreur et de compassion qui, d’un côté, me portait à m’approcher de cette malheureuse femme pour lui adresser quelques paroles de consolation ou plutôt de pitié, et de l’autre me forçait en même temps à reculer d’effroi.

Tel était en effet le sentiment qu’elle inspirait parmi les montagnards des environs : ils regardaient Elspat Mac Tavish ou la femme de l’arbre, comme ils l’appelaient, du même œil que les Grecs considéraient les grands coupables poursuivis par les Furies, et dont l’esprit était en proie aux remords vengeurs. Ils regardaient ces êtres infortunés, tel qu’Oreste et Œdipe, bien moins comme les auteurs volontaires de leurs forfaits que comme les instruments passifs par lesquels les terribles décrets de la destinée avaient dû s’accomplir ; et la terreur inspirée par de tels coupables n’était pas sans un mélange de respect.

J’appris aussi de Donald Mac Leish, que l’on redoutait toujours quelque malheur pour ceux qui avaient la témérité de s’approcher de trop près d’un être voué à un tel degré de misère, et de troubler son imposante solitude. Suivant la croyance générale, quiconque oserait braver le danger était frappé jusqu’à un certain point de la contagion funeste de cette misérable créature, et dévoué comme elle au malheur.

Ce fut donc avec répugnance que Donald, me voyant résolue à m’approcher d’elle, se mit en devoir de me suivre, pour m’aider à descendre un sentier très-rude et très-difficile. Je crois que sa considération pour moi parvint, dans cette circonstance, à surmonter les funestes pressentiments qui lui faisaient entrevoir alors les événements les plus sinistres, tels que des chevaux devenus subitement boiteux, un essieu brisé, une voiture renversée, et d’autres accidents inséparables de la vie de postillon.

Je ne suis pas certaine que mon propre courage m’eût conduite aussi près d’Elspat, si Donald ne m’eût pas suivie. Il y avait dans la contenance de cette femme l’austère abstraction d’un chagrin sans espoir, d’un chagrin dont le poids accablant est mêlé de remords et d’un sentiment d’orgueil qui porte à vouloir le dissimuler. Elle devina peut-être que c’était la curiosité produite par le récit de son histoire extraordinaire qui m’avait poussée à venir troubler sa solitude, et elle ne pouvait se trouver flattée qu’un destin comme le sien devînt un sujet de distraction pour une voyageuse. Cependant, le regard qu’elle dirigea sur moi fut celui du dédain plutôt que de l’embarras. L’opinion du monde et des enfants du monde ne pouvait ni augmenter, ni diminuer le poids de sa misère ; et à l’exception d’un faible sourire qui semblait exprimer le mépris d’une âme élevée par la grandeur même de son infortune au-dessus de la sphère ordinaire de l’humanité, elle parut aussi indifférente à la manière dont je la contemplais que si elle eût été un corps inanimé ou une statue de marbre.

Elspat était d’une taille au-dessus de la moyenne. Ses cheveux, maintenant gris, étaient encore d’une épaisseur extrême, et ils avaient été d’un noir foncé. Ses yeux, qui avaient conservé cette dernière couleur, contrastaient singulièrement avec la sévérité de ses traits et de sa contenance ; car on y remarquait cet éclat sauvage et cette lumière incertaine qui indiquent un esprit en désordre. Ses cheveux étaient attachés avec une grande épingle d’argent, et relevés avec une sorte de soin et de propreté ; et son manteau de couleur sombre était drapé autour d’elle avec un certain goût, quoique l’étoffe fut de l’espèce la plus grossière.

Après avoir contemplé cette victime du crime et du malheur, jusqu’à ce que je fusse honteuse de mon silence, j’essayai, sans trop savoir comment m’y prendre, de lui témoigner ma surprise de ce qu’elle avait choisi une habitation aussi solitaire et aussi délabrée. Elle coupa court à ces marques de compassion par ces mots prononcés d’une voix sombre et sans changer de contenance : « Fille de l’étranger, on vous a raconté mon histoire. » Je fus à l’instant réduite au silence, et je sentis combien tout ce que la terre peut offrir d’aisance devait paraître misérable à l’esprit préoccupé de méditations aussi sévères. Sans oser renouer la conversation, je tirai une pièce d’or de ma bourse ; car Donald m’avait fait entendre qu’elle vivait d’aumônes, et je pensai qu’elle étendrait au moins la main pour la recevoir. Mais elle ne refusa ni n’accepta le don : elle ne parut pas même le remarquer, quoique probablement il valût vingt fois celui qu’on lui offrait ordinairement. Je fus obligée de le déposer sur ses genoux, et je prononçai involontairement ces paroles : « Puisse Dieu vous pardonner et vous soulager ! » Je n’oublierai jamais le regard qu’elle lança vers le ciel et le ton avec lequel elle prononça ces paroles de mon vieil ami John Home :


Mon beau, mon brave enfant !


C’était le langage de la nature ; il partait du cœur d’une mère privée de son enfant, comme il naquit de l’imagination du poète, tandis qu’il prêtait à la douleur idéale de lady Randolphe les expressions qui pouvaient la peindre le mieux.






CHAPITRE II.

le cateran.


Hélas ! je viens me réfugier dans les basses terres sans un sou dans ma poche pour payer un repas. Hélas ! hélas ! ohonochie ! J’étais la plus orgueilleuse de mon clan ; long-temps, bien long-temps je me repentirai ; Donald était le plus brave des hommes, et Donald était mon mari.
Vieille chanson.


Elspat avait vu des jours prospères, quoique, dans sa vieillesse, elle fût devenue la proie de chagrins et de malheurs contre lesquels il n’y avait plus ni consolations ni espérance à lui offrir. Elle avait été autrefois la belle et heureuse femme de Hamish[120] Mac Tavish, qui, par sa force extraordinaire, sa valeur et ses hauts faits, avait obtenu le titre de Mac Tavish Mhor[121]. La vie de cet homme avait toujours été turbulente et semée de troubles et de dangers, parce qu’ayant calqué ses mœurs sur celles des anciens montagnards, il regardait comme une honte de manquer de quoi que ce fût, lorsqu’il pouvait le prendre. Les gens des basses terres qui habitaient dans son voisinage, et qui désiraient jouir en paix de leur vie et de leurs biens, se résignaient à lui payer un petit tribut sous le nom de protection-money[122], et se consolaient par ce vieux proverbe : « Il vaut mieux flatter le diable que de le combattre. » Ceux qui regardaient une telle convention comme déshonorante se trouvaient bien souvent surpris par Mac Tavish Mhor et ses partisans, qui avaient coutume de les punir par une amende proportionnée à leur rang ou à leurs propriétés ; quelquefois même ils faisaient entrer ces deux considérations réunies dans le châtiment imposé aux vaincus. On se souvient encore de quelle manière il enleva, dans une incursion, cent cinquante vaches à Monteith, et comment il fit mettre le laird de Ballybught, tout nu, dans un bourbier, pour l’avoir menacé d’envoyer chercher une compagnie de highlands watch[123] pour défendre ses propriétés.

Quels que fussent de temps à autre les triomphes de cet audacieux cateran[124], ils étaient souvent achetés par des revers, et l’adresse avec laquelle il échappait au danger, la rapidité de sa fuite, et les stratagèmes ingénieux qu’il employait pour se tirer du péril le plus imminent, n’étaient pas moins que ses exploits l’objet du souvenir et de l’admiration. Dans la prospérité ou dans le malheur, à travers les fatigues, les embarras et les dangers de toute espèce, Elspat fut toujours sa compagne fidèle. Elle jouissait avec lui de ses moments de gloire et de bonheur ; et, quand l’adversité venait peser sur eux, sa force d’âme, sa présence d’esprit et son courage servirent plus d’une fois, dit-on, à stimuler les efforts de son époux.

Leur moralité était exactement celle des anciens montagnards : ils étaient amis fidèles et ennemis implacables. Ils regardaient comme leur bien propre les troupeaux et les moissons des habitants des basses terres, toutes les fois qu’ils avaient le moyen de les enlever, et ils n’avaient pas le moindre scrupule à l’égard du droit de propriété. Tamish Mhor raisonnait à ce sujet comme le vieux soldat crétois :

Mon épée et mon bouclier
De tout savent me rendre maître ;
Celui qui craint de manier
La lance ou la lame d’acier,
Devant la mienne doit plier,
Et les biens du lâche ou du traître
Sont à moi sur chaque sentier.

Mais ces jours de déprédations périlleuses, quoique souvent couronnées de succès, devinrent plus rares après la malheureuse expédition du prince Charles-Édouard. Mac Tavish Mhor n’était pas resté oisif dans cette circonstance, et il fut proscrit comme traître envers l’État, et comme voleur et cateran. Des garnisons furent établies dans un grand nombre de places où jamais on n’avait encore vu d’habits rouges, et le tambour saxon retentit jusque dans les retraites les plus impénétrables des montagnes. Le funeste sort qui menaçait Mac Tavish devint de plus en plus inévitable, et ce qui réduisit encore ses moyens de défense et de fuite, c’est qu’Elspat, au milieu de ces jours de malheur, avait augmenté sa famille d’un enfant qui était un obstacle considérable à la rapidité de leurs mouvements.

Enfin, le jour fatal arriva. Le célèbre Mac Tavish Mhor fut surpris dans un défilé par un détachement de Sidier Roy[125]. Sa femme le seconda héroïquement, chargeant son fusil à propos ; et comme ils occupaient un poste presque inexpugnable, peut-être serait-il parvenu à s’échapper, si les munitions ne lui avaient pas fait faute. Mais les balles finirent par lui manquer. Ce ne fut cependant qu’après qu’il leur eut envoyé tous les boutons d’argent de son habit que les soldats, cessant de redouter ce tireur infatigable qui avait tué trois des leurs et fait un grand nombre de blessés, s’approchèrent de sa forteresse, et, ne pouvant le prendre vif, le tuèrent après la résistance la plus désespérée.

Elspat, témoin de cette sanglante défaite, y survécut ; car l’enfant qui ne pouvait trouver d’appui qu’en elle lui donnait de la force et du courage. Il serait difficile de dire comment elle vécut. Ses seuls moyens apparents d’existence étaient trois ou quatre chèvres qu’elle faisait paître dans les montagnes, partout où il lui plaisait, sans que personne osât lui reprocher de s’introduire sur un terrain qui ne lui appartenait pas. Dans cette détresse générale du pays, ses anciens amis avaient peu de chose à donner ; mais ce qu’ils pouvaient ôter de leur propre nécessaire, ils le consacraient volontiers au soulagement des autres. Quelquefois elle allait chez les habitants des basses terres, bien moins pour solliciter une aumône que pour demander un tribut. Elle n’avait pas oublié qu’elle était la veuve de Mac Tavish Mhor ; et elle s’imaginait que l’enfant dont sa main soutenait les pas chancelants pourrait un jour égaler la réputation de son père, et obtenir le même ascendant qu’il avait jadis exercé sans partage. Elle se mêlait si peu avec les autres habitants des montagnes, elle sortait si rarement et avec tant de répugnance de sa retraite sauvage, où elle vivait avec ses chèvres, qu’elle n’avait aucune connaissance des grands changements qui avaient eu lieu dans le pays ; tels que la substitution de l’ordre civil à la violence militaire, et la force que la loi et les partisans de la loi avaient obtenue sur ceux qui, dans la chanson montagnarde, étaient appelés « les fils impétueux de l’épée. » Elle sentait, il est vrai, la diminution de son importance, et le malheur de sa situation ; mais la mort de Mac Tavish Mhor en était, selon elle, une raison suffisante ; et elle ne doutait pas qu’elle ne parvînt à reconquérir le rang et la considération dont elle avait joui autrefois, lorsque Hamish Beam, ou James le Blond, serait en état de porter les armes de son père. Lors donc qu’Elspat était repoussée durement par quelque fermier brutal à qui elle demandait quelque chose de nécessaire à ses besoins ou à ceux de son petit troupeau, ses menaces de vengeance, exprimées d’une manière obscure, mais terrible, arrachaient souvent à ces hommes, par la frayeur qu’inspiraient ses malédictions, le soulagement refusé à son indigence. La tremblante ménagère qui donnait des aliments ou de l’argent à la veuve de Mac Tavish Mhor, regrettait au fond du cœur que la redoutable sorcière n’eût pas été brûlée vive le jour où son mari avait reçu un châtiment mérité.

Ainsi s’écoulèrent plusieurs années, pendant lesquelles Hamish Beam devint non pas, à la vérité, l’égal de Mac Tavish Mhor par la taille et la force, mais actif, plein d’ardeur et de fierté. C’était un beau jeune homme, à la chevelure blonde, aux joues vermeilles, au regard d’aigle, et qui était doué de toute l’agilité, sinon de toute la force physique de son redoutable père, dont l’histoire et les exploits ne manquaient pas de lui être racontés souvent par sa mère, afin de disposer son âme à une carrière aussi aventureuse. Mais la jeunesse voit l’état présent de ce monde variable d’un œil plus pénétrant que la vieillesse. Quoique tendrement attaché à sa mère et disposé à faire tout ce qui serait en son pouvoir pour assurer son existence, Hamish reconnut cependant, quand il fut en état de connaître le monde, que la vie de cateran était désormais aussi dangereuse que déshonorante, et que, s’il devait suivre les exemples de valeur que lui avait donnés son père, ce devait être dans toute autre carrière plus conforme aux principes et aux idées du jour.

À mesure que les facultés de l’esprit et du corps se développèrent en lui, il sentit plus vivement la nature précaire de sa situation ; il reconnut l’erreur des opinions de sa mère, et son ignorance totale relativement aux changements et aux réformes opérés dans la société qu’elle ne fréquentait plus. En se mêlant parmi ses voisins, il compara leur situation à la sienne, et il s’aperçut, pour la première fois, de l’exiguïté des moyens d’existence auxquels sa mère était réduite, et il apprit qu’elle ne possédait rien, ou presque rien au-delà des choses les plus urgentes de la vie, choses dont souvent même elle était sur le point de manquer. Quelquefois ses succès à la pêche ou à la chasse venaient augmenter les faibles provisions du ménage ; mais il ne voyait d’autre ressource fixe et assurée que celle de s’abaisser à un travail servile, ressource qui, dans la supposition où il consentirait à s’y soumettre, ne manquerait pas de faire une blessure mortelle à l’orgueil de sa mère.

Elspat, de son côté, vit avec surprise que Hamish Beam, quoique d’une taille haute et belle, quoique propre sous tous les rapports à la carrière des armes, ne montrait aucune disposition pour le genre d’exploits par lesquels s’était distingué son père. Il y avait au fond du cœur de cette mère un sentiment qui l’empêchait de l’engager, d’une manière formelle et positive, à commencer la vie de cateran, et les périls inséparables d’une telle carrière l’épouvantaient pour son fils. Lorsqu’elle voulait lui parler à ce sujet, son imagination ardente lui présentait l’ombre de son époux s’élevant entre son fils et elle, revêtue de son tartan ensanglanté, et un doigt posé sur ses lèvres, comme pour lui ordonner le silence. Cependant elle s’étonnait d’une conduite qui semblait indiquer dans son fils un manque de courage ; elle soupirait en le voyant perdre les jours dans l’oisiveté, et porter l’habit à longs pans des habitants des basses terres, habit que les lois avaient ordonné aux montagnards à la place de leur costume pittoresque. Elle trouvait qu’il aurait bien mieux ressemblé à son époux, s’il avait été revêtu du plaid, du ceinturon, des hauts de chausses courts, et s’il avait porté à son côté des armes polies et éclatantes.

Outre ces sujets d’inquiétude, Elspat en avait d’autres qui naissaient de l’impétuosité extraordinaire de son caractère. Son amour pour Mac Tavish Mhor avait été mêlé de respect et même de crainte ; car les caterans, qui n’étaient pas des hommes susceptibles de se soumettre à l’influence des femmes, aimaient à leur inspirer ce dernier sentiment. Bien qu’elle aimât son mari, elle avait toujours été dans une sorte de dépendance timide à son égard. Mais cette autorité qu’elle n’avait pas exercée sur Mac Tavish, elle l’avait pratiquée impérieusement sur son fils pendant son enfance et sa première jeunesse, ce qui donnait maintenant à son amour maternel le caractère de la jalousie. Elle ne pouvait souffrir qu’Hamish, en avançant en âge, fît chaque jour un pas de plus vers l’indépendance, s’absentât de la cabane selon sa propre volonté, et pour autant de temps qu’il lui plaisait, et qu’il semblât croire, malgré tout le respect et la tendresse qu’il ne cessait de lui témoigner, que la direction et la responsabilité de sa conduite reposaient entièrement sur lui seul. Ces sentiments auraient été de peu de conséquence, si elle avait su les renfermer dans son sein ; mais l’ardeur et l’impatience de son caractère la poussèrent à manifester souvent à son fils qu’elle se croyait négligée, traitée avec froideur. Lorsqu’il s’absentait pour quelque temps, sans lui en faire connaître le motif, le ressentiment d’Elspat éclatait à son retour d’une manière si déraisonnable, que cette tyrannie suggéra enfin à ce jeune homme, amant de l’indépendance et désireux d’améliorer sa situation dans le monde, le projet de quitter la demeure maternelle. D’ailleurs, ce projet seul lui offrait la possibilité de pourvoir aux besoins de celle dont les prétentions exclusives sur sa tendresse filiale ne tendaient qu’à le confiner en un désert, dans lequel tous deux étaient mourants de faim, sans espérance et sans secours.

Un jour que Hamish s’était rendu coupable d’une nouvelle excursion, sa mère, offensée et irritée, lui avait montré à son retour plus de violence que de coutume ; ce qui avait éveillé en lui un sentiment de déplaisir si vif que ses joues et son front s’étaient couverts d’un nuage sombre. Comme elle persévérait dans sa colère déraisonnable, la patience du jeune homme s’épuisa. Il prit son fusil dans le coin de la cheminée, et, murmurant quelques paroles que son respect pour sa mère l’empêchait de prononcer à haute voix, il était sur le point de quitter la cabane où il venait à peine de rentrer.

« Hamish, lui dit sa mère, allez-vous encore me quitter ? »

Mais Hamish ne répondit qu’en regardant son fusil, dont il frottait la platine.

« Oui, frottez bien votre fusil, » dit Elspat avec amertume ; « je suis bien aise que vous ayez assez de courage pour le décharger, quand ce ne serait que sur un chevreuil. »

Hamish tressaillit à ce sarcasme non mérité, et n’y répondit que par un regard de colère. Elle vit alors qu’elle avait trouvé le moyen d’irriter son orgueil et de blesser son cœur.

« Oui, reprit-elle, regardez avec colère, autant qu’il vous plaira, une vieille femme, votre mère ; il se passera encore du temps avant que vous fronciez le sourcil devant le regard irrité d’un homme ayant barbe au menton.

— Paix, ma mère ! ou parlez de ce que vous connaissez, » dit Hamish plus offensé que jamais ; « parlez de la quenouille et du fuseau.

— Était-ce donc à la quenouille et au fuseau que je pensais quand je vous emportai sur mon dos à travers le feu de six soldats saxons, alors que vous n’étiez encore qu’un faible enfant ? Je vous le dis, Hamish, j’ai connu cent fois plus d’épées et de fusils que jamais vous n’en connaîtrez, et vous n’apprendrez jamais de vous-même autant de choses sur le noble art de la guerre, que vous en avez vu lorsque vous étiez enveloppé dans mon plaid.

— Vous êtes déterminée au moins à ne m’accorder aucune paix à la maison, ma mère ; mais tout ceci aura une fin, » dit Hamish, qui, reprenant son premier dessein de quitter la cabane, se leva et marcha vers la porte.

« Restez ici, je vous l’ordonne, s’écria Elspat : restez, vous dis-je, ou puisse l’arme que vous portez devenir l’instrument de votre perte ! puisse la route que vous allez parcourir devenir pour vous celle du trépas !

— Pourquoi faire usage de semblables mots, ma mère ? » dit le jeune homme en se retournant à demi ; « ils ne sont pas de bon augure, et rien d’heureux ne peut en résulter. Adieu pour ce moment, car nous sommes trop en colère pour causer ensemble. Adieu ! De bien long-temps peut-être vous ne me verrez. » Et il s’éloigna. Elspat, dans la violence de sa colère, fit pleuvoir sur lui un torrent de malédictions, puis, le moment d’après, elle demanda au ciel de les faire retomber sur sa tête, et de les détourner de celle de son fils. Elle passa tout ce jour et le suivant dans toute la démence d’une rage impuissante et hors de mesure, tantôt suppliant le ciel et toutes les puissances surnaturelles, que de sauvages traditions lui avaient rendues familières, de lui ramener son cher enfant, les délices de son cœur ; tantôt cherchant dans l’excès de son ressentiment les termes les plus amers pour lui reprocher sa désobéissance ; puis, tout à coup, étudiant le langage le plus tendre pour se le rattacher et le fixer dans cette cabane que la présence de son fils lui faisait trouver si chère, et que, dans ses transports d’amour maternel, elle n’aurait pas voulu échanger, lorsqu’il y était, pour les appartements somptueux de Taymouth Castle.

Durant ces deux jours, négligeant même de soutenir la nature par les faibles moyens que lui offrait sa situation, il ne fallut rien moins que la force extrême d’un corps habitué aux fatigues et aux privations de toute espèce, pour que son existence ne cessât pas ; et, bien que l’affreuse agonie de son âme l’empêchât de sentir la faiblesse de son corps, elle aurait péri de besoin. Son habitation, à cette malheureuse époque de sa vie, était la même que celle où je la trouvai depuis ; mais alors les soins d’Hamish l’avaient rendue plus commode : car c’était lui qui, en grande partie, l’avait bâtie ou réparée.

C’était le troisième jour après la disparition de son fils. Elle était assise à la porte de sa cabane, se balançant, selon l’usage des femmes de son pays, lorsqu’elles éprouvent quelque peine, quelque tourment. Tout à coup elle aperçoit un étranger traversant la route qui dominait la chaumière. Elle ne fit que jeter un regard rapide sur lui : il était à cheval. Ce ne pouvait être Hamish ; et Elspat était trop indifférente pour tous les autres êtres qui habitaient la terre, pour jeter un second regard de ce côté. L’étranger cependant fit halte à quelque distance de la cabane, et, mettant pied à terre, il s’avança par le sentier tortueux qui conduisait à la porte d’Elspat.

« Dieu vous bénisse, Elspat Mac Tavish ! » Elle regarda l’homme qui s’adressait à elle, dans sa langue, avec cet air mécontent d’une personne dont la rêverie est interrompue mal à propos ; mais le voyageur continua : « Je vous apporte des nouvelles de votre fils Hamish. » Au même instant, cet étranger, qui avait paru à Elspat l’être le moins intéressant, prit à ses yeux l’aspect imposant et redoutable d’un messager descendu du ciel exprès pour prononcer sa sentence de vie ou de mort. Elle s’élança de son siège, et, joignant ses mains par un mouvement convulsif, elle les éleva vers le ciel, tandis que, ses yeux s’attachant fixement sur l’étranger, et tout son corps se penchant vers lui, elle lui adressa, de ses regards avides, les questions que ses lèvres défaillantes ne pouvaient proférer.

« Votre fils vous envoie son respectueux souvenir, et ceci, » dit l’étranger, en mettant dans la main d’Elspat une petite bourse contenant quatre ou cinq dollars.

« Il est parti ! il est parti ! s’écria Elspat ; il s’est vendu au service des Saxons, et je ne le verrai plus ! Dites-moi, Milles Mac Phadraick, car maintenant je vous reconnais, est-ce le prix du sang de mon fils que vous venez de mettre dans la main de sa mère ?

— À Dieu ne plaise ! » répondit Mac Phadraick, tacksman ou fermier qui régissait une étendue considérable de terre sous un chef, riche propriétaire, vivant à environ vingt milles de distance ; « à Dieu ne plaise que je fasse jamais aucun mal, soit en parole, soit en action, à vous ou au fils de Mac Tavish Mhor ! Je vous jure, par la main de mon chef, que votre fils est en parfaite santé, et qu’il vous verra bientôt : quant au reste, il vous le dira lui-même. »

À ces mots, Mac Phadraick se hâta de reprendre le sentier escarpé, et, lorsqu’il eut regagné la route, il s’élança sur son cheval et partit au galop.



CHAPITRE III.

préparatifs.


Elspat Mac Tavish était restée immobile, les regards fixés sur la bourse, comme si l’empreinte de pièces d’argent avait pu lui révéler comment cette somme d’argent avait été acquise.

« Je n’aime pas ce Mac Phadraick, dit-elle en elle-même ; c’est de sa race que le barde parlait lorsqu’il disait : « Crains-les, non pas lorsque leurs paroles font autant de bruit que l’ouragan d’hiver, mais lorsqu’elles frappent ton oreille comme le chant mélodieux de la grive[126]. » Et cependant cette énigme ne peut être comprise que d’une manière : mon fils a pris l’épée pour gagner avec sa force d’homme ce que des rustres voudraient l’empêcher de prendre avec des paroles tout au plus bonnes à effrayer les enfants. » Lorsque cette idée se fut emparée de son esprit, elle lui parut d’autant plus raisonnable, que Mac Phadraick, bien que fort circonspect, comme elle le savait parfaitement, avait encouragé les déprédations de son époux, et souvent lui avait acheté des bestiaux, quoiqu’il sût, à n’en pouvoir douter, de quelle manière ils étaient acquis ; mais ces sortes de marchés n’avaient lieu pourtant que de manière à rapporter de grands bénéfices à Mac Phadraick, sans compromettre sa sûreté. Or, qui, mieux que lui, pouvait indiquer à un jeune cateran le chemin qu’il devait suivre pour commencer son périlleux métier avec le plus de chances de succès ? Qui, mieux que Mac Phadraick, pouvait l’aider à convertir son butin en argent ? Les sentiments qu’une autre mère aurait éprouvés en croyant son fils unique lancé dans la même carrière où son père avait trouvé la mort, étaient presque inconnus aux mères des montagnards de cette époque. Elspat considérait la mort de Mac Tavish comme celle d’un héros qui avait succombé dans le métier périlleux de la guerre, et qui n’avait pas succombé sans s’être vengé. Elle craignait bien moins pour son fils la mort que le déshonneur. Elle redoutait surtout son asservissement aux étrangers, et ce sommeil mortel de l’âme où plonge ce qu’elle considérait comme l’esclavage.

Ce principe moral, qui naît si naturellement et si justement dans l’esprit de l’homme élevé sous un gouvernement stable, dont les lois protègent la propriété du faible contre les déprédations du fort, était, pour la pauvre Elspat, un livre scellé, une source cachée. Elle avait appris à considérer ceux qu’elle appelait Saxons comme une race avec laquelle les enfants de Gael étaient constamment en guerre ; et toute propriété ennemie, qui se trouvait à la portée des incursions des montagnards, était, dans son esprit, un juste objet d’attaque et de pillage. Ses sentiments à cet égard s’étaient encore fortifiés, non-seulement par le désir de venger la mort de son époux, mais encore par cette indignation générale que la conduite violente et barbare des vainqueurs, après la bataille de Culloden, avait justement excitée dans le cœur de tous les montagnards. Il y avait même certains clans highlandais dont elle regardait aussi les propriétés comme de justes objets de conquête, lorsque l’occasion était favorable, à cause des anciennes inimitiés et des haines mortelles qui avaient jadis existé entre les divers clans.

Plus prudente, elle aurait examiné et pesé les moyens faibles et incertains que l’époque pouvait offrir pour résister aux efforts d’un gouvernement sagement combiné : elle aurait songé que son autorité était moins ferme et moins bien établie, à l’époque où il s’était trouvé incapable de réprimer les ravages et les déprédations de calerans tels que Mac Tavish Mhor ; mais la prudence était inconnue à une femme solitaire, dont les idées se reportaient encore aux jours de sa première jeunesse. Elle s’imaginait que son fils n’avait besoin que de se proclamer le successeur de Mac Tavish dans la carrière des entreprises audacieuses, et qu’aussitôt une foule d’hommes aussi braves que ceux qui avaient marché sous la bannière de son père, se réuniraient autour de lui, pour la défendre de nouveau, lorsqu’elle serait déployée. Hamish était l’aigle qui n’avait qu’à s’élever par un noble essor pour reprendre sa place naturelle dans les régions du ciel ; mais elle ne comprenait pas combien cet essor serait désormais surveillé, et combien de balles seraient dirigées de manière à l’abattre. En un mot, Elspat était une femme qui considérait l’état actuel de la société du même œil qu’elle avait considéré les temps qui n’étaient plus. Elle avait vécu dans l’indigence, l’oubli, l’oppression, depuis que son époux avait cessé d’inspirer la crainte ; et elle se figurait que le rang et l’ascendant dont elle avait joui renaîtraient pour elle, lorsque son fils aurait pris la résolution de jouer le rôle paternel. Si son imagination jetait quelquefois un regard sur l’avenir, ce n’était que pour songer au moment où elle serait déposée dans la tombe, après que sa tribu aurait fait entendre sur elle, selon l’usage, les cris de douleur et les chants funèbres, événement qui devait arriver avant que son bel Hamish le Blond pérît, la main sur la poignée de sa claymore ensanglantée. Les cheveux de Mac Tavish avaient blanchi depuis long-temps, et il avait bravé cent dangers avant de succomber les armes à la main. Qu’elle eut survécu à un tel spectacle, c’était une conséquence naturelle des mœurs de ce siècle ; et mieux valait, pensait-elle dans son orgueil, l’avoir vu mourir ainsi, que dans une chaumière enfumée, sur un lit de paille pourrie, comme un misérable limier usé par la fatigue, ou comme un taureau vaincu par la maladie. Mais l’heure de son jeune, de son brave Hamish, était encore éloignée. Il devait triompher, il devait conquérir comme son père ; et, lorsqu’il tomberait enfin, car elle ne se dissimulait pas qu’il ne dût périr un jour d’une manière sanglante, Elspat reposerait depuis long-temps dans le cercueil, et ne pourrait ni voir son agonie, ni pleurer sur l’herbe qui couvrirait sa tombe.

L’esprit d’Elspat, imbu d’idées aussi bizarres, s’exalta à son degré d’enthousiasme ordinaire : elle le dépassa même. Selon le langage emphatique de l’Écriture, dont le style ne diffère guère de celui des peuplades des Highlands, elle se leva, se lava, changea de vêtements, mangea du pain, et se trouva reposée.

Elle désirait ardemment le retour de son fils ; mais ce n’était plus avec ce mélange d’amertume que donnent le doute et la crainte. Elle se disait qu’il avait encore beaucoup de choses à faire avant qu’il pût, surtout dans le temps où il vivait, s’élever au rang éminent de chef redoutable. Cependant elle s’attendait presque à le voir revenir à la tête d’un parti audacieux, s’avançant au son des cornemuses, les bannières déployées et le noble tartan flottant au gré des vents, en dépit des lois qui avaient défendu, sous des peines sévères, l’usage du costume national et tout l’attirail de la chevalerie highlandaise. Et, pour tout cela, son ardente imagination lui accordait à peine quelques jours d’intervalle.

Dès que cette idée se fut emparée de son esprit, elle ne s’occupa plus que de se préparer à recevoir son fils à la tête de ses partisans, et d’orner sa cabane, ainsi qu’elle avait coutume de faire autrefois pour le retour de Mac Tavish Mhor.

Elle n’avait nul moyen de se procurer les provisions nécessaires ; mais cette considération était d’importance à ses yeux : les heureux caterans amèneraient sans doute avec eux des bestiaux de toute espèce. En attendant, la cabane fut préparée pour les recevoir ; l’usquebaugh fut brassé et distillé en si grande quantité, qu’on n’aurait pu supposer qu’une seule femme eût été capable d’y suffire. La hutte fut appropriée et rangée avec un tel ordre, qu’on aurait pu croire, jusqu’à un certain point, qu’il s’agissait d’un jour de fête. Elle la balaya et l’orna de brandies et de rameaux de diverses espèces, comme la maison d’une juive, le jour de la fête des Tabernacles. Le lait de son petit troupeau fut préparé sous toutes les formes que son habileté put inventer, afin de régaler son fils et les compagnons valeureux qu’elle s’attendait à recevoir avec lui.

Mais le principal décor, celui qu’elle recherchait avec le plus de soin, fut le cloud-berry[127], fruit écarlate, qui ne se trouve que sur le sommet de très-hautes montagnes, et seulement en petite quantité. Son époux, ou peut-être quelqu’un de ses ancêtres, avait choisi ce fruit pour emblème de sa famille, parce qu’il semblait tout à la fois indiquer, par sa rareté, le petit nombre d’individus dont se composait le clan ; et, par la hauteur où on le trouve, l’élévation ambitieuse de leurs prétentions.

Pendant tout le temps que durèrent ces préparatifs, Elspat fut dans un trouble qui tenait du bonheur et de l’inquiétude ; et cette inquiétude provenait de la seule crainte qu’elle avait de ne pouvoir préparer tout assez promptement pour accueillir, comme elle l’aurait voulu, Hamish et ses compagnons.

Mais lorsque tous ses efforts furent épuisés, elle se trouva encore une fois sans autre occupation que le soin insignifiant de ses chèvres. Il ne lui restait plus qu’à passer en revue ses préparatifs, à renouveler ceux que le temps pouvait altérer, à remplacer les branches desséchées et les rameaux flétris. Alors elle s’asseyait à la porte de sa cabane, les regards fixés sur la route, qui, d’un côté, partant des rives de l’Awe, se dessinait en montant jusqu’à elle ; et, de l’autre, faisait un circuit autour de la montagne, s’accommodant aux lieux élevés ou unis, autant que le plan de l’ingénieur militaire l’avait permis. Tandis qu’elle était ainsi occupée, son imagination, anticipant sur l’avenir à l’aide des souvenirs du passé, lui faisait entrevoir, dans les brouillards du matin ou les nuages du soir, les formes bizarres d’une troupe en marche, appelée dans sa langue Sidier d’hu[128] composée de sombres guerriers vêtus de tartans montagnards, et ainsi nommés pour les distinguer des bataillons écarlates de l’armée anglaise. C’est ainsi qu’elle employait une grande partie de la matinée et plusieurs heures de la soirée.


CHAPITRE IV.


l’entretien.


C’était en vain qu’Elspat parcourait des yeux le sentier, depuis le premier rayon de l’aurore jusqu’à la dernière lueur du crépuscule. Nulle poussière ne s’élevait pour annoncer des plumes flottantes au gré du vent et des armes étincelantes. On apercevait le voyageur s’avancer d’un pas lent et insouciant, portant le costume des basses terres et le tartan qu’il avait fait teindre en noir ou en pourpre, pour suivre ou éluder la loi qui défendait de le porter avec ses couleurs bigarrées. L’enfant des montagnes, humilié et découragé par ces règlements sévères, bien que nécessaires peut-être, qui proscrivaient les armes et le costume considérés par lui comme un droit de naissance, montrait, dans sa contenance pensive et triste, l’abattement de son âme. Ce n’était pas dans un tel homme qu’Elspat pouvait reconnaître la démarche légère et dégagée de son fils, à présent surtout qu’il s’était régénéré, selon ses idées, et qu’il s’était dégagé de tous les signes de l’esclavage saxon. Chaque soir, elle ne s’éloignait de sa porte, toujours ouverte, qu’à l’instant où l’obscurité de la nuit l’empêchait totalement de distinguer les objets. Alors elle se jetait sur son grabat, non pour y dormir, mais pour y veiller douloureusement. « L’homme brave, l’homme terrible, disait-elle, marche pendant la nuit ; ses pas résonnent dans les ténèbres, lorsque tout est silencieux dans la nature, hors l’ouragan et la cataracte. Le daim timide ne se montre qu’à l’heure où le soleil est parvenu au sommet de la montagne, mais le loup audacieux marche à la clarté rougeâtre de la lune des moissons. » Mais vainement elle raisonnait ainsi ; la voix désirée de son fils ne vint pas rappeler et la faire tressaillir sur l’humble couche où elle se reposait en rêvant à son approche. Hamish ne venait pas.

« L’espérance trompée, dit le roi sage, rend le cœur malade ; » et, quelque robuste que fût la constitution d’Elspat, elle commençait à se convaincre qu’elle n’était pas de force à supporter les chagrins auxquels l’assujettissait sa tendresse inquiète et immodérée. Un matin, de très-bonne heure, l’aspect d’un voyageur sur la route solitaire de la montagne vint tout à coup ranimer ses espérances qui commençaient à faire place au découragement. L’étranger ne portait sur lui aucune marque d’asservissement aux Saxons. À une certaine distance elle put voir flotter le plaid, serré autour de son corps par la ceinture, et dont les plis se dessinaient derrière lui avec grâce : elle reconnut aussi la plume qui, attachée sur le bonnet, était un signe de haut rang et de noble naissance. Il portait un fusil sur son épaule, et à son côté était suspendue sa claymore, avec les accessoires ordinaires, la dague, le pistolet, et le sporran mollach[129]. Avant que ses yeux eussent eu le temps d’examiner tous ces détails, le pas léger du voyageur devint plus précipité, sa main s’agita en signe de reconnaissance, et, un instant après, Elspat serra dans ses bras son fils bien-aimé, paré du costume de ses ancêtres, et paraissant aux yeux de sa mère « le plus beau au milieu de dix mille. »

Il serait impossible de peindre cette première explosion de bonheur et de joie. Des bénédictions se mêlèrent aux épithètes les plus tendres que put lui fournir son langage énergique, pour exprimer le ravissement sauvage de son âme. Sa table fut précipitamment chargée de tout ce qu’elle avait à offrir, et l’heureuse mère, tout en contemplant avec délices le jeune soldat qui partageait son frugal repas, observait tout bas combien de rapports et pourtant combien de différence il existait entre ses sentiments actuels et ceux qu’elle avait éprouvés jadis en voyant son enfant chéri prendre sur son sein son premier aliment.

Lorsque le tumulte excité dans son âme par l’excès du bonheur fut un peu apaisé, Elspat, impatiente de connaître les aventures de son fils depuis leur séparation, l’interrogea et ne put s’empêcher de le blâmer vivement de la témérité avec laquelle il venait de traverser les montagnes en plein jour, sous le costume montagnard, lorsque la punition était si redoutable, et dans un moment où il y avait tant d’habits rouges dans le pays.

Ne craignez rien pour moi, ma mère, répondit Hamish d’un ton propre à la rassurer, bien qu’avec une sorte d’embarras ; je puis porter le tartan à la porte du fort Auguste, si cela me fait plaisir.

— Oh ! pas trop de hardiesse, mon bien-aimé Hamish, quoique ce soit le défaut qui convient le mieux au fils de ton père, pas trop de hardiesse ! Hélas ! ils ne combattent plus, comme jadis, à armes égales, et à nombre égal ; mais ils prennent avantage du nombre et des armes : le faible et le fort sont de niveau devant le coup de fusil d’un enfant. Et parce que ta mère te parle ainsi, ne me crois pas indigne d’être appelée ta mère et la veuve de ton père : Dieu sait que, d’homme à homme, je te mettrais moi-même en face du plus brave du comté de Breadalbane et même de celui de Lorne.

— Je vous assure, ma chère mère, qu’il n’y a aucun danger à craindre pour moi. Mais avez-vous vu Mac Phadraick, ma mère ? que vous a-t-il dit à mon sujet ?

— Il m’a laissé de l’argent en abondance, Hamish ; mais la meilleure de ses consolations fut l’assurance qu’il me donna de te voir bientôt. Pourtant, méfie-toi de Mac Phadraick, mon fils ; car, lorsqu’il se disait l’ami de ton père, il faisait plus de cas du dernier bœuf de son troupeau que du sang nécessaire à la vie de Mac Tavish Mhor. Use donc de ses services, et récompense-les à prix d’argent, car c’est ainsi que l’on doit agir avec ceux qui ne méritent pas notre estime ; mais suis mon conseil, ne te fie pas à lui. »

Hamish ne put étouffer un soupir qui sembla dire à Elspat que son avis venait trop tard.

« Qu’as-tu donc fait avec lui ? » demanda-t-elle précipitamment et du ton de l’effroi.

— « J’ai reçu de l’argent de lui, et c’est une chose qu’il ne donne pas sans en avoir reçu la valeur ; il n’est pas de ceux qui échangent de l’orge pour de la paille.

— Oh ! si tu te repens de ton marché, et qu’il soit de nature à être rompu sans déshonneur, renvoie-lui son argent, et ne te fie plus à ses belles paroles.

— Cela ne se peut, ma mère ; je ne me repens point de mon engagement, je ne me plains que de ce qu’il m’oblige à vous quitter bientôt.

— Me quitter ! comment me quitter ! Insensé ! penses-tu que je ne connaisse pas les devoirs de la femme ou de la mère de l’homme intrépide et audacieux ? Tu n’es encore qu’un enfant ; et, bien que ton père ait été pendant vingt ans la terreur du pays, il ne méprisait ni ma société, ni mon secours, et souvent il disait que je lui étais aussi utile que deux camarades vigoureux.

— Il ne s’agit pas de cela, ma mère ; mais, puisqu’il faut que je quitte le pays…

— Que tu quittes le pays ! Penses-tu donc que je sois comme le buisson qui prend racine sur le sol où il croît, et qui meurt si on le transplante ailleurs ! J’ai respiré un autre air que celui du Ben Cruachan ; j’ai suivi ton père dans les solitudes de Ross et les déserts impénétrables de Y-Mac-Y-Mhor. Jeune homme, mes pieds, quelque vieux qu’ils soient, sauront me porter tant que les tiens pourront me tracer la route.

— Hélas ! ma mère, » dit Hamish d’une voix défaillante, « pour traverser l’Océan…

— Traverser l’Océan ! Et qui suis-je pour craindre la mer ? n’ai-je pas été sur une barque dans le cours de ma vie ? n’ai-je jamais vu le détroit de Mull, les îles de Treshornish et les rochers escarpés de Harris ?

— Hélas ? ma mère, je vais loin, bien loin de ces lieux ; je suis enrôlé dans un des nouveaux régiments, et nous marchons contre les Français en Amérique.

— Enrôlé, » prononça la mère étonnée, « enrôlé contre ma volonté, sans mon consentement ! vous n’avez pas voulu sans doute. Vous n’avez pu le faire ! » Se levant alors et prenant en quelque sorte l’attitude du commandement suprême : « Hamish ! s’écria-t-elle, vous ne l’avez pas OSÉ !

— Le désespoir, ma mère, fait tout oser, » répondit Hamish d’un air triste et résolu. « Que ferais-je ici, où je puis à peine gagner du pain pour vous et pour moi, dans un temps où tout devient pire de jour en jour ? Si vous vouliez vous asseoir et m’écouter, je pourrais vous convaincre que ce que j’ai fait est pour le mieux. »

Elspat, avec un sourire amer, s’assit ; et la même expression, sévère et sardonique, resta empreinte sur ses traits, tandis que, les lèvres étroitement serrées l’une contre l’autre, elle écoutait la justification de son fils.

Hamish poursuivit, sans être déconcerté par ce mécontentement auquel il s’attendait : « Lorsque je vous quittai, ma mère, ce fut pour aller chez Mac Phadraick : car, quoiqu’il soit avare et de mauvaise foi, selon l’usage des enfants du Sassenach, cependant il ne manque pas d’habileté, et je pensais qu’il ne me refuserait pas de m’apprendre le moyen d’améliorer notre situation dans le monde, d’autant plus qu’il ne devait lui en rien coûter pour cela.

— Notre situation dans le monde ! » s’écria Elspat, perdant patience à ces mots ; « quoi ! vous êtes allé trouver un misérable dont l’âme ne vaut pas mieux que celle d’un vacher ? Vous êtes allé lui demander des conseils pour vous conduire ? Votre père n’en demanda jamais qu’à son courage et à son épée.

— Ma chère mère, répondit Hamish, vous vivez sur cette terre de nos pères, comme si nos pères existaient encore. Vous marchez, comme dans un songe, entourée des fantômes de ceux qui depuis long-temps sont dans la tombe. Au temps où mon père vivait et combattait, les grands respectaient l’homme au bras fort, et les riches le craignaient. Il avait pour protecteurs Mac Allan Mhor et Caberfae, et, pour tributaires, des hommes d’un rang inférieur. Ce temps est passé, et le fils de Mac Tavish n’obtiendrait qu’une mort sans honneur et sans pitié pour prix de ces mêmes actions qui valurent à son père du crédit et du pouvoir parmi ceux qui portent le breacan. La terre de nos aïeux est conquise. Ceux qui en étaient les lumières ne sont plus. Glengarry, Lochiel, Perth, lord Lewis, tous les chefs puissants sont morts ou dans l’exil. Nous pouvons pleurer sur cet état de choses, mais non pas le changer. Toque, claymore et sporran, puissance, force et richesses, tout a péri au champ de Drummossie-Muir[130].

— C’est faux ! » s’écria Elspat avec une expression de fureur. « Vous et les esprits aussi lâches que le vôtre, vous vous êtes laissé subjuguer par la faiblesse de votre cœur, et non par la force de l’ennemi ; vous ressemblez à la timide poule d’eau qui prend pour un aigle le moindre nuage qu’elle aperçoit dans les cieux.

— Ma mère, » reprit Hamish avec fierté, « ne m’accusez ni de lâcheté ni de faiblesse ; je vais où l’on a besoin de bras forts et de cœurs audacieux. J’abandonne la solitude pour une terre où j’ai de la gloire à récolter.

— Et vous laissez votre mère périr, dans cette solitude, de misère et de vieillesse ! » dit Elspat, essayant successivement tous les moyens d’ébranler une résolution qu’elle commençait à croire plus profondément enracinée qu’elle ne l’avait pensé d’abord.

— « Non, ma mère, répondit-il, je vous laisse dans une aisance et une sécurité que vous n’avez jamais connues. Le fils de Barcaldine a été nommé commandant, et c’est sous lui que je me suis enrôlé. Mac Phadraick est chargé d’agir pour lui dans ses affaires : il lui fait des recrues, et il y trouve son intérêt.

— Voilà ce qu’il y a de plus vrai dans cette histoire, quand le reste serait aussi faux que l’enfer, » dit la vieille femme avec amertume.

— « Mais nous y trouverons aussi notre compte, continua Hamish ; car Barcaldine doit vous donner une chaumière dans son bois de Letter-Findreight, avec un droit de pâturage sur la commune pour vos chèvres et une vache, quand il vous plaira d’en avoir une. Et d’ailleurs, ma chère mère, ma propre paye, quoique je sois loin de vous, sera plus que suffisante pour votre nourriture et vos autres besoins. Ne craignez rien pour moi. Je pars simple soldat ; mais s’il ne faut que se battre avec courage et remplir rigoureusement son devoir, je reviendrai, j’espère, officier, avec un demi-dollar par jour.

— Pauvre enfant ! » répliqua Elspat d’un ton de pitié mêlé de mépris, « et tu te fies à Mac Phadraick ?

— Je le puis, ma mère, » répondit Hamish ; et la couleur pourpre, qui était celle de son clan, passa rapidement sur son front et sur ses joues. « Mac Phadraick connaît le sang qui coule dans mes veines, et il sait que, s’il venait à vous tromper, il pourrait compter les jours qui ramèneraient Hamish à Breadalbane, et songer que ceux de sa vie ne se prolongeraient pas de trois soleils au delà. Je le tuerais sur son propre foyer, s’il me manquait jamais de parole : oui, je le jure, par le grand Être qui nous créa l’un et l’autre. »

Le regard et l’attitude du jeune soldat imposèrent pour un moment à Elspat. Elle n’avait pas coutume de l’entendre s’exprimer avec cette amertume et cette énergie qui lui rappelaient si fortement son époux. Cependant elle reprit bientôt ses remontrances sur le même ton de menace et de hauteur.

« Pauvre garçon ! et tu crois qu’à la distance de la moitié du monde tes menaces seront entendues, et qu’on y fera quelque attention ! Mais, va, va courber ta tête sous le joug de Hanovre, sous ce joug, contre lequel tous les vrais enfants de Gaël ont combattu jusqu’à la mort. Va désavouer le royal Stuart, pour lequel ton père et ses pères, et les pères de ta mère ont teint de leur sang tant de champs de bataille. Va reconnaître pour chef l’un des descendants de cette race de Dermid, d’où sont sortis les assassins… oui, » ajouta-t-elle avec un accent farouche, « les assassins des ancêtres de ta mère, ceux qui ensanglantèrent le paisible foyer de Glencoe[131]. Je n’étais pas née encore, mais ma mère me l’a dit depuis et j’ai écouté la voix de ma mère, et j’ai cru ses paroles que je me rappelle : ils vinrent sous des formes de paix, et ils furent reçus avec amitié, et ils firent couler le sang et pousser des cris de douleur, et le meurtre et l’incendie furent leurs œuvres !

— Ma mère, » répondit Hamish tristement, mais d’un ton résolu, « je sais tout cela ; il n’y a pas une goutte de sang de Glencoe sur la noble main de Barcaldine. C’est sur la malheureuse maison de Glenlyon que la malédiction est tombée ; c’est sur elle que Dieu a appesanti sa vengeance !

— Vous parlez déjà comme le prêtre saxon ; ne feriez-vous pas mieux de rester ici, et de demander à Mac Allan Mhor une église, afin d’y prêcher le pardon envers la race de Dermid ?

— Hier était hier, et aujourd’hui est aujourd’hui. Lorsque les clans sont écrasés et confondus tous ensemble, il est bien, il est sage que leurs haines et leurs querelles ne survivent pas à leur indépendance et à leur pouvoir. Celui qui ne peut exercer la vengeance noblement, comme un homme doit le faire, ne nourrit pas au fond de son âme une haine inutile. Ma mère, le jeune Barcaldine est sincère et brave. Je sais que Mac Phadraick lui a conseillé de ne pas me laisser prendre congé de vous, de peur que vous ne me détourniez de mon dessein ; mais il répondit : « Hamish Mac Tavish est le fils d’un brave, il ne manquera pas à sa parole. » Ma mère, Barcaldine marche à la tête de cent des plus braves enfants des montagnes, revêtus de leur costume national, et couverts des armes de leurs pères, cœur contre cœur, épaule contre épaule. J’ai juré de marcher avec lui : il s’est fié à moi, je me fierai à lui. »

À cette réponse prononcée fermement et d’un ton déterminé, Elspat resta comme frappée de la foudre et parut accablée de désespoir. Les arguments que jusqu’alors elle avait crus si concluants et si irrésistibles, venaient d’être repoussés, comme une vague, bien loin du rocher. Après un long intervalle de silence, elle remplit la coupe de son fils, et, la lui présentant d’un air d’abattement, de déférence et de soumission :

« Bois donc, lui dit-elle, à la poutre du toit de ton père[132], avant de le quitter pour jamais, et dis-moi, puisque les chaînes d’un nouveau roi et d’un nouveau chef que tes pères ne connurent jamais, si ce n’est comme ennemis mortels, sont destinées au fils de ton père ; dis-moi combien elles comptent de chaînons. »

Hamish prit la coupe, et regarda sa mère comme ne comprenant pas ce qu’elle voulait dire. Elle reprit d’un ton plus élevé : « Dis-moi, car j’ai droit de le savoir, combien de jours la volonté de ceux que tu as rendus tes maîtres me permet de te voir ? En d’autres termes, combien de jours me reste-il à vivre encore ? car, lorsque tu me quitteras, la terre n’aura plus rien à m’offrir qui puisse me faire prolonger mon existence.

— Ma mère, reprit Hamish, je puis rester six jours avec vous, et si, le cinquième, vous voulez partir avec moi, je vous conduirai en sûreté à votre nouvelle demeure. Mais si vous restez ici, je partirai à la septième aurore. Alors, et sans aucun retard, je me rendrai à Dumbarton ; car, si je ne paraissais pas le huitième jour, j’encourrais un châtiment comme déserteur, et je serais déshonoré comme soldat et comme gentilhomme.

— Le pied de ton père était libre comme le vent de la bruyère ; il était aussi inutile de lui dire : Où vas-tu ? que de demander à l’Être invisible qui dirige les nuages : Pourquoi souffles-tu ainsi ? Dis-moi maintenant, puisque tu dois, puisque tu veux partir, sous quelle peine il faut que tu retournes à ton esclavage.

— Ne l’appelez pas esclavage, ma mère, c’est le service d’un honorable soldat, le seul service qui convienne désormais au fils de Mac Tavish Mhor.

— N’importe, dis-moi quelle est la peine que tu peux encourir, si tu ne tiens pas exactement ta parole.

— La punition militaire comme déserteur, » répondit Hamish, cherchant vainement à l’œil observateur de sa mère une émotion intérieure, qu’elle résolut de sonder plus avant.

« Et cette punition, » reprit-elle avec un calme affecté que son regard étincelant désavouait, « cette punition est celle d’un chien désobéissant, n’est-ce pas ?

— Ne m’en demandez pas davantage, ma mère : le châtiment n’est rien pour celui qui ne le méritera jamais.

— Il est quelque chose pour moi, puisque je sais que, là où est le pouvoir de punir, là est souvent la volonté de le faire sans cause. Je voudrais prier pour toi, Hamish, et je voudrais connaître les maux auxquels tu vas t’exposer, pour en préserver ton innocence et ta jeunesse, en implorant celui qui là-haut veille sur nous tous.

— Ma mère, peu importe quel châtiment est réservé au coupable, lorsqu’on est déterminé à ne jamais le devenir. Nos chefs montagnards avaient coutume aussi de punir leurs vassaux, et très-sévèrement, à ce que j’ai ouï dire. N’est-ce pas Lachlan Mac Jan qui eut jadis la tête tranchée par ordre de son chef, pour avoir tiré sur le cerf avant lui ?

— Oui, et il avait mérité de la perdre, puisqu’il avait déshonoré le père du peuple, à la face même du clan assemblé. Mais les chefs exerçaient noblement leur colère : ils punissaient avec une arme tranchante et non avec le bâton. Leur châtiment faisait couler le sang, mais n’avilissait pas le coupable. Peux-tu en dire autant des lois sous le joug desquelles tu as courbé cette tête que le ciel avait créée libre ?

— Je ne le puis, ma mère, je ne le puis, » dit Hamish avec tristesse. « Je les ai vus punir un enfant de Sassenach, pour avoir déserté son drapeau, comme ils disent. Il a été fustigé, je l’avoue, fustigé comme un misérable limier qui a offensé un maître impérieux. Ce spectacle me rendit malade, je l’avoue encore ; mais le châtiment des chiens n’est réservé qu’à ceux qui sont pires que des chiens et qui ne savent pas garder leur parole religieusement.

— C’est pourtant à cette infamie que tu t’es assujetti, Hamish, si tu donnes à tes chefs quelques motifs de mécontentement, ou qu’ils en trouvent eux-mêmes justement ou non. Mais je ne veux plus te rien dire à ce sujet. Si le sixième jour après celui-ci était mon jour de mort, et qu’il t’arrivât de rester pour me fermer les yeux, tu courrais risque d’être battu comme un chien attaché à un poteau : oui ! à moins que tu n’eusses le cœur assez courageux pour me laisser mourir seule, et pour souffrir que, sur mon foyer solitaire et désolé, la dernière étincelle du feu paternel et de la vie de ta mère abandonnée s’éteignissent ensemble pour jamais ! »

Hamish traversa la cabane d’un pas agité qui indiquait l’impatience et le mécontentement. « Ma mère, dit-il enfin, ne vous occupez pas de toutes ces tristes pensées. Je ne puis être assujetti à une telle infamie, car je ne la mériterai jamais ; et si je me mettais dans le cas d’en être menacé, je saurais mourir avant d’être déshonoré ?

« Je reconnais là le langage du fils de l’époux de mon cœur, » s’écria Elspat ; et, changeant d’entretien, elle sembla écouter Hamish avec cette résignation mélancolique qui ne laisse plus la force de faire des objections. Lorsqu’il lui fit remarquer combien était court le temps qu’ils avaient à passer ensemble, et qu’il la supplia de le laisser s’écouler sans lui rappeler des choses pénibles, et sans inutiles allusions aux circonstances qui les forceraient bientôt à se séparer, Elspat, au lieu de murmurer et de s’emporter, ne sut plus que soupirer tristement.

Elle vit alors avec satisfaction que son fils possédait, entre autres qualités de son père, cette volonté mâle et altière qui ne se laissait point détourner d’une résolution fermement prise. Dès ce moment, elle se montra donc soumise en apparence à une séparation inévitable ; et si de temps à autre il lui échappait encore quelques plaintes, quelques murmures, c’est parce qu’elle ne pouvait dompter entièrement l’impétuosité naturelle de son caractère, et parce qu’elle craignait qu’un acquiescement total et sans réserve ne parût affecté et suspect à son fils, et ne l’engageât à se tenir sur ses gardes, et à déjouer les plans qu’elle avait encore en vue pour l’empêcher de partir. Sa tendresse ardente, mais égoïste, ne pouvait être éclairée par aucune considération pour les véritables intérêts de l’objet aimé ; elle ressemblait à l’instinct qui attache l’animal à ses petits, n’approfondissant guère plus l’avenir. Elspat n’entrevoyait d’autre douleur que d’être séparée de son fils, et une telle perspective était la mort pour elle.

Pendant le court intervalle qui leur fut accordé, Elspat épuisa tous les moyens que sa tendresse put lui suggérer pour rendre agréable à son fils le temps qu’ils devaient passer ensemble. Sa mémoire active la reportait aux jours écoulés depuis long-temps : elle appelait à son secours non-seulement son répertoire de légendes historiques, trésor qui, de tout temps, a été le principal amusement des montagnards dans leurs moments de repos, mais encore tous les chants des anciens hardes, et les traditions des sennachies[133] et des conteurs d’histoires les plus véridiques, dont elle avait une connaissance peu commune. Ses soins officieux, ses attentions excessives pour son fils étaient si continuels, si persévérants, qu’il en éprouvait presque de la peine, et il s’efforçait doucement de l’empêcher de prendre tant de fatigue pour lui faire un lit de bruyère fraîche et fleurie, ou pour lui préparer ses repas. « Laissez-moi faire, Hamish, lui disait-elle alors, vous suivrez votre volonté quand vous aurez quitté votre mère ; jusque-là laissez-la suivre la sienne et faire ce qui lui plaît.

Elle semblait tellement réconciliée avec les arrangements qu’il avait pris relativement à elle, qu’elle l’écoutait volontiers parler de son changement de domicile, et lui dépeindre les terres de Green Colin : c’est ainsi que s’appelait le propriétaire qui lui donnait un asile sur son domaine. Et cependant rien n’était plus loin de sa pensée que de l’accepter. De tout ce qui avait été dit dans la violence de leur première discussion, Elspat avait conclu que si Hamish ne retournait pas au terme fixé de son congé, il courrait le risque d’un châtiment corporel, et, s’il se trouvait une fois exposé à un tel déshonneur, elle savait bien que, loin de s’y soumettre, il préférerait ne jamais retourner à son régiment. Entrevoyait-elle quelque autre conséquence de son funeste projet, c’est ce qu’on ne pourrait dire ; mais la compagne de Mac Tavish Mhor, celle qui avait partagé tous ses périls, toutes ses traverses, avait appris par cent exemples que la résistance ou la fuite peut offrir à un homme brave, au milieu d’un pays couvert de rochers, de lacs, de montagnes, de défilés dangereux et de sombres forêts, le moyen de déjouer la poursuite de nombreux ennemis. Elle ne craignait donc rien pour l’avenir, et le seul but de toutes ses pensées était d’empêcher son fils de tenir la parole qu’il avait donnée à son chef.

Dans ce secret dessein, elle éluda la proposition qu’Hamish lui fit à plusieurs reprises de partir avec lui pour venir prendre possession de sa nouvelle demeure ; et elle fonda son refus sur des raisons en apparence si naturelles à son caractère, que son fils n’en conçut ni inquiétude ni mécontentement. « Ne me force pas, lui dit-elle, à dire adieu dans le court espace d’une semaine à mon fils unique, à la vallée où j’ai vécu si long-temps. Laisse mes yeux affaiblis par les pleurs que ton départ leur fera verser, se promener encore sur le lac Awe et sur Ben Cruachan. »

Hamish, dans cette circonstance, céda d’autant plus volontiers au désir de sa mère, qu’un ou deux habitants de la vallée voisine, dont les fils faisaient partie de la recrue de Barcaldine, devaient également aller habiter sur le domaine du chef, et il paraissait décidé qu’Elspat partirait avec eux pour la nouvelle résidence. Ainsi Hamish crut avoir tout à la fois satisfait le caprice de sa mère et assuré son existence et sa tranquillité. Mais elle nourrissait dans son esprit des pensées et des projets bien différents !

Le terme du congé d’Hamish approchait à grands pas, et plus d’une fois déjà il avait projeté de partir, afin d’arriver à son aise et de bonne heure à Dumbarton, ville où était son quartier général. Mais les supplications d’Elspat, son penchant naturel à rester encore au milieu de scènes si long-temps chères à son cœur, et, plus que tout, sa ferme confiance dans son activité et la célérité de sa marche, l’engagèrent à différer son départ jusqu’au sixième jour, le dernier qu’il lui fût possible d’accorder à sa mère, s’il voulait remplir exactement les conditions de son congé.


CHAPITRE V.


le départ.


Mais, quant à votre fils, oh ! croyez-le bien, vous lui avez donné un conseil très dangereux, s’il n’est pas mortel.
Shakspeare. Coriolan.


Dans la soirée qui précéda le jour fixé pour son départ, Hamish descendit vers la rivière d’Awe avec sa ligne, afin de s’exercer pour la dernière fois à un amusement dans lequel il excellait, et se procurer en même temps les moyens de faire avec sa mère un repas un peu meilleur qu’à l’ordinaire. Il fut aussi heureux que de coutume, et bientôt il eut pris un beau saumon. À son retour chez lui, il lui arriva un accident qu’il regarda depuis comme de mauvais augure, bien que son imagination exaltée et le penchant qu’il avait pour le merveilleux, comme tous ses compatriotes, donnassent probablement une importance superstitieuse à quelques circonstances fort simples et fort ordinaires.

Comme il traversait le sentier qui conduisait à sa chaumière, il fut surpris d’apercevoir un homme qui, ainsi que lui, était vêtu et armé à la manière des anciens Écossais. La première idée qui lui vint naturellement fut que cet étranger faisait partie aussi du corps d’armée dont les soldats, levés par le gouvernement et portant les armes d’après l’autorité royale, n’étaient pas assujettis aux règlements qui prohibaient les armes et l’ancien costume montagnard. Tout en accélérant le pas pour atteindre son camarade supposé, dans l’intention de lui demander s’il voulait faire le voyage du lendemain de compagnie avec lui, il fut frappé de surprise en voyant que l’étranger portait une cocarde blanche, signe funeste et proscrit. Cet homme était d’une stature imposante, et il y avait dans son extérieur quelque chose de sombre qui semblait ajouter encore à la hauteur de sa taille. Il paraissait plutôt glisser que marcher ; ce qui fit naître dans l’esprit d’Hamish une sorte de crainte superstitieuse sur la nature de l’être qui passait mystérieusement devant lui, dans l’ombre du crépuscule. Il renonça donc à rejoindre l’étranger, mais il le suivit des yeux, croyant, d’après la superstition commune aux montagnards, que l’on ne doit ni s’approcher des êtres surnaturels, ni les éviter, mais qu’il faut les laisser libres de cacher ou de communiquer leurs intentions, selon que leur pouvoir le permet ou que le but de leur mission le requiert.

Sur un monticule situé à côté de la route, et à l’endroit même où le sentier tournait en descendant vers la cabane d’Elspat, l’étranger s’arrêta et parut attendre l’approche d’Hamish. Celui-ci, de son côté, voyant qu’il ne pouvait éviter de passer devant cet être singulier, objet de ses craintes et de ses soupçons, rassembla tout son courage, et s’avança vers l’endroit où s’était placé l’étranger. Celui-ci, à l’approche d’Hamish, lui montra du doigt la cabane d’Elspat, et fit, du bras et de la tête, un geste comme pour lui défendre d’en approcher ; puis, étendant la main du côté de la route qui conduisait vers le sud, il fit un autre geste qui sembla lui ordonner de partir à l’instant et de suivre cette direction. Le moment d’après, cette figure enveloppée d’un plaid écossais avait disparu. Hamish n’aurait pu assurer positivement qu’elle s’était évanouie, parce qu’il y avait en cet endroit des rochers et des buissons en assez grand nombre pour l’avoir cachée ; mais il demeura frappé de l’idée qu’il avait vu l’ombre de Tavish Mhor l’avertissant de commencer sur-le-champ son voyage pour Dunbarton, sans attendre jusqu’au lendemain matin, et même sans rentrer dans la cabane de sa mère.

En effet, il pouvait arriver tant d’accidents propres à le retarder sur sa route, surtout dans un pays où il y avait un si grand nombre de passages d’eau, qu’il prit la ferme résolution, non point de partir sans avoir dit adieu à sa mère, mais de ne rester que le temps nécessaire pour cela, et de faire en sorte que les premiers rayons du soleil suivant le trouvassent déjà à plusieurs milles sur la route de Dunbarton. Il descendit donc le sentier, et, entrant dans la cabane, il annonça précipitamment et d’une voix troublée qui trahissait l’émotion de son âme, sa résolution de partir à l’instant. À sa grande surprise, Elspat ne chercha point à combattre son dessein ; seulement elle le pressa vivement de prendre quelque nourriture avant de la quitter pour toujours. Il le fit à la hâte et en silence, pensant à leur séparation prochaine, et n’osant espérer qu’elle se fît sans avoir encore à lutter contre la tendresse maternelle ; mais, à sa surprise toujours croissante, Elspat remplit la coupe du départ.

« Pars, lui dit-elle, puisque telle est ta résolution irrévocable ; mais au moins reste encore un moment près du foyer de ta mère, de ce foyer dont la flamme sera éteinte depuis long-temps lorsque ton pied reviendra s’y reposer.

— À votre santé, ma mère, dit Hamish, et puissions-nous nous revoir heureux, malgré vos sinistres paroles !

— Il vaudrait mieux ne pas nous séparer, » répliqua Elspat, l’observant attentivement, tandis qu’il buvait la liqueur, dont une seule goutte laissée au fond de la coupe lui aurait paru d’un funeste présage.

« Maintenant, » prononça-t-elle à demi-voix, « pars… si tu peux !

— Ma mère, » dit Hamish en posant sur la table la coupe vide, « cette liqueur est agréable au goût, mais elle ôte la force qu’elle devrait donner.

— Tel est son premier effet, mon fils, répondit Elspat, mais étends-toi un instant sur ce lit de bruyère, ferme les yeux, et une heure de sommeil te rendra plus de forces que le repos ordinaire de trois nuits entières, fussent-elles réunies en une seule.

— Ma mère, » dit Hamish, sur le cerveau duquel la potion agissait rapidement, « donnez-moi ma toque ; il faut que je vous embrasse et que je parte : et pourtant il me semble que mes pieds sont cloués à la terre.

— Vraiment, reprit la mère, je t’assure que tu te trouveras mieux dans un instant ; repose-toi seulement une demi-heure, rien qu’une demi-heure. D’ici à l’aurore il y a encore huit heures ; et lorsqu’elle paraîtra, le fils de ton père aura encore assez de temps devant lui pour faire son voyage.

— Il faut que je vous obéisse, ma mère, je sens qu’il le faut, » dit Hamish dont les paroles étaient presque inarticulées ; « mais appelez-moi dès que la lune se lèvera. »

Il s’assit sur le lit, se pencha en arrière, et au même instant il tomba dans un profond sommeil. Pour Elspat, le cœur palpitant de joie, comme une personne qui vient de mettre à exécution une entreprise difficile, elle se mit affectueusement à ranger le plaid autour de l’imprudent dormeur, auquel son amour extravagant devait être si fatal ; et pendant cette occupation, elle exprimait, par des paroles de tendresse et de triomphe, les sentiments dont son âme était agitée :

« Oui, s’écria-t-elle, agneau de mon cœur, la lune se lèvera et se couchera pour toi, ainsi que le soleil ; mais non pour éclairer tes pas loin de la terre de tes pères, ni t’annoncer l’heure d’aller servir le prince étranger ou l’ennemi de ta race ! Jamais je ne serai livrée à un fils de Dermid pour être nourrie comme une esclave ; mais celui qui est ma joie et mon orgueil sera mon gardien et mon protecteur. On dit que le pays des montagnes est changé : mais je vois le Ben Cruachan élever sa tête audacieuse plus haut que jamais dans les cieux. Nul n’a fait paître encore ses troupeaux dans les profondeurs du lac Awe, et ce chêne que voici ne se courbe pas encore comme un saule. Les enfants des montagnes seront tels que leurs pères jusqu’à ce que les montagnes elles-mêmes soient mises de niveau avec les vallées. Dans ces forêts sauvages, qui nourrissaient jadis des milliers de braves, il reste encore quelque subsistance et quelque refuge pour une vieille femme et un vaillant jeune homme issu de la race ancienne et fidèle aux mœurs de ses pères. »

Tandis que cette mère insensée se félicitait ainsi du succès de son stratagème, nous devons indiquer au lecteur les moyens dont elle s’était servie. La vie errante et sauvage lui avait appris les vertus des simples et des drogues végétales. Avec des herbes qu’elle savait choisir et distiller, elle guérissait plus de maladies que les gens de l’art ne pourraient aisément le croire. Elle en employait quelques-unes à teindre le tartan, et à lui donner ses brillantes couleurs. Avec d’autres, elle composait des liqueurs de vertus diverses ; et malheureusement elle avait le secret d’en préparer une qui était un soporifique très-violent. C’était donc sur les effets cette dernière potion, comme on doit l’avoir deviné, qu’elle comptait avec certitude pour retenir Hamish au-delà du terme marqué ; et elle s’imaginait que l’horreur qu’il éprouvait pour le châtiment auquel il allait être exposé suffirait désormais pour l’empêcher de retourner à son régiment.

Le sommeil d’Hamish fut, pendant cette nuit terrible, plus profond qu’à l’ordinaire ; mais il n’en fut pas ainsi de celui de sa mère. À peine fermait-elle les yeux qu’elle se réveillait en sursaut et saisie de terreur, à la seule idée que son fils était parti ; et ce n’était qu’en s’approchant de la couche sur laquelle il dormait, et en écoutant sa respiration forte et régulière, qu’elle se rassurait sur la réalité du repos dans lequel il était plongé.

Elle craignait néanmoins que l’aurore ne vînt à l’éveiller, en dépit des vertus de la potion dont elle avait rempli sa coupe. Elle était sûre que s’il restait à son fils la moindre espérance, la moindre possibilité d’accomplir son voyage, il l’entreprendrait, dût-il mourir de fatigue sur le chemin. Agitée de cette nouvelle crainte, elle fit en sorte d’écarter de la cabane toute espèce de lumière, en bouchant toutes les fentes et les crevasses à travers lesquelles, à défaut de fenêtres, les rayons du matin pouvaient trouver accès dans cette misérable demeure. C’est ainsi qu’elle mit en usage tous les moyens qui lui furent possibles pour retenir au milieu de son indigence et de sa misère, celui auquel elle aurait donné l’univers entier, s’il eut été en sa possession.

Ces soins étaient superflus. Le soleil était déjà haut dans les cieux ; et pour qu’Hamish arrivât au temps fixé, il aurait dû courir plus vite que le cerf le plus agile de la forêt de Breadalbane, poursuivi par une même acharnée. Elspat avait atteint son but ; le retour de son fils au terme assigné était désormais impossible ; elle crut également impossible qu’il songeât à revoir son régiment, où il se trouverait exposé à une punition déshonorante. Elle était parvenue par degrés à obtenir de lui des renseignements exacts sur la position fâcheuse dans laquelle il se mettrait en ne paraissant pas au jour fixé, et sur le peu d’espérance qu’il avait d’être traité avec indulgence.

On sait que le sage et illustre comte de Chatan se glorifiait du plan qu’il avait dressé pour employer à la défense des colonies ces braves montagnards, qui avant lui, avaient été des objets de soupçon et de terreur pour le gouvernement. Mais les habitudes et le caractère particulier de ce peuple apportèrent plus d’un obstacle à l’exécution de ce projet patriotique. Par goût et par habitude, les montagnards étaient portés à l’usage des armes ; mais, totalement étrangers à l’esprit de discipline, ils ne se soumettaient qu’avec répugnance à celle qui est imposée aux troupes régulières. Ils formaient entre eux une espèce de milice qui ne pouvait se faire à l’idée de se renfermer dans un camp. S’ils perdaient une bataille, ils se dispersaient aussitôt pour se sauver et veiller au salut de leurs familles ; s’ils gagnaient une victoire, ils retournaient dans leurs vallées pour y porter leur butin, et s’occuper du soin de leurs bestiaux et de leurs terres. Le privilège d’aller et de venir selon leur caprice était d’un tel prix à leurs yeux, qu’ils ne pouvaient consentir à en être dépouillés, même par leurs chefs, dont l’autorité, sous d’autres rapports, était si despotique. Il en résulta nécessairement que les nouvelles recrues des montagnes comprirent très-difficilement la nature d’un engagement qui forçait un homme à servir dans l’armée plus long-temps qu’il n’était disposé à le faire. Peut-être même, dans plusieurs circonstances, le peu de respect qu’ils eurent pour ces sortes de transactions provint-il de ce que, en les enrôlant, on évita de leur donner une idée trop exacte de l’importance de l’engagement, de peur que cette connaissance ne les entraînât à changer de résolution. Les désertions devinrent donc nombreuses dans le nouveau régiment, et le vieux général qui commandait à Dunbarton ne vit rien de mieux pour les réprimer que de donner un exemple d’une sévérité extraordinaire sur un déserteur anglais. Le régiment de jeunes montagnards fut obligé d’assister à l’exécution du châtiment : ce qui frappa d’horreur et d’effroi des hommes excessivement jaloux de l’honneur personnel, et en dégoûta plusieurs du service militaire. Le vieux général, qui avait été élevé dans les camps, et qui avait fait toutes les guerres d’Allemagne, n’en persista pas moins dans son opinion, et ordonna que le premier montagnard qui déserterait ou manquerait de paraître à l’expiration de son congé serait conduit au faisceau de hallebardes[134], et passerait par les verges, de même que le coupable qui avait été châtié en présence du régiment. Personne ne doutait que le général ne tînt rigoureusement sa parole. Elspal savait donc que son fils, mis dans l’impossibilité d’obéir aux ordres de son chef, considérerait comme inévitable la punition dégradante décrétée contre sa désertion, dans le cas où il se replacerait sous le pouvoir de son général.

Lorsque le milieu du jour fut passé, de nouvelles craintes s’élevèrent dans son esprit. Son fils était encore sous l’influence de la potion narcotique. Que faire si cette dose, plus forte qu’aucune de celles qu’elle avait jamais vu administrer, allait altérer sa santé ou sa raison ? Pour la première fois aussi, malgré la haute idée qu’elle avait de l’autorité maternelle, elle redouta le ressentiment de son fils ; car son cœur lui disait qu’elle l’avait offensé. Depuis peu elle avait observé que son caractère était beaucoup moins docile, et que ses résolutions, surtout celle de son enrôlement, étaient formées avec indépendance et exécutées hardiment. Elle se rappelait l’opiniâtreté sévère de son père lorsqu’il se croyait blessé, et elle commençait à craindre qu’Hamish, en découvrant la cruelle déception qu’elle avait employée à son égard, ne poussât le ressentiment jusqu’à l’abandonner et à poursuivre seul sa carrière dans le monde. Telles étaient les craintes alarmantes et trop bien fondées qui assaillaient cette malheureuse femme, après le succès apparent de son funeste stratagème.

La soirée s’avançait lorsqu’Hamish s’éveilla pour la première fois, et alors il était encore loin d’avoir recouvré l’usage entier de ses facultés. Ses expressions vagues et incohérentes, et le désordre de son pouls jetèrent d’abord Elspat dans l’épouvante ; mais ayant employé les remèdes que lui indiquaient ses connaissances en médecine, elle le vit avec satisfaction retomber pendant la nuit dans un sommeil profond, qui probablement dissipa l’effet dangereux de la potion. En effet, vers le lever du soleil, elle l’entendit sortir de son lit, et lui demander sa toque qu’à dessein elle avait éloignée de lui, dans la crainte que, venant à s’éveiller pendant la nuit, il ne partît à son insu.

« Ma toque ! ma toque ! cria Hamish, il est temps que je vous dise adieu. Ma mère, votre liqueur était trop forte. Le soleil est levé : mais demain matin je n’en verrai pas moins le double sommet de l’antique Dun[135]. Ma toque ! ma toque ! ma mère ; il faut que je parte à l’instant. » Ces paroles prouvaient clairement que le pauvre Hamish ignorait totalement qu’il s’était écoulé deux nuits et un jour depuis qu’il avait vidé la fatale coupe. Elspat avait maintenant à entreprendre une tâche qu’elle reconnaissait aussi périlleuse que pénible, celle d’avouer son coupable stratagème.

« Pardonnez-moi mon fils, » dit-elle en approchant d’Hamish, et en lui prenant la main avec un air de déférence et de crainte, qu’elle n’avait peut-être jamais montré à son époux même dans ses accès de colère.

« Vous pardonner, ma mère ! et quoi donc ? » reprit Hamish en riant : « est-ce de m’avoir fait prendre une liqueur trop forte, dont ma tête se ressent encore ce matin, ou bien est-ce d’avoir caché ma toque, afin de me retenir quelques instants de plus ? c’est plutôt à vous à me pardonner. Mais donnez-moi ma toque, et souffrez que je remplisse mon devoir. Donnez-la-moi, ma mère, ou bien je saurai m’en passer. Certes, ce ne sera pas une pareille bagatelle qui m’arrêtera, moi qui, pendant des années entières, n’ai eu qu’une lanière de cuir de daim pour attacher mes cheveux. Allons, ne plaisantez pas, donnez-la-moi, ou je partirai tête nue, car rester est impossible.

— Mon fils, » dit Elspat en lui retenant la main avec force, « on ne peut revenir sur ce qui est fait ; quand vous emprunteriez les ailes de l’aigle qui plane là haut, vous arriveriez à Dun trop tard pour ce que vous souhaitez, et trop tôt pour ce qui vous y attend. Vous croyez voir le soleil se lever pour la première fois depuis que vous l’avez vu se coucher ; mais hier il a paru au-dessus de Ben Cruachan, bien que vos yeux fussent fermés à sa lumière. »

Hamish jeta sur sa mère un regard farouche qui exprimait toute la terreur de son âme ; puis, revenant à lui tout à coup : « Je ne suis pas un enfant, s’écria-t-il, pour que de telles ruses puissent me détourner de mon dessein. Adieu, ma mère ; chaque instant est aussi précieux pour moi qu’une vie entière.

— Arrête, dit-elle, mon cher enfant, mon pauvre fils si cruellement trompé ! Ne cours pas à ton déshonneur, à ta ruine ! J’aperçois là-bas le ministre qui traverse la grande route ; monté sur son cheval blanc ; va lui demander le jour du mois et de la semaine, et qu’il décide entre nous. »

Hamish, avec la rapidité de l’aigle, vola sur le haut de la colline et s’arrêta devant le ministre de Glenorquhy, lequel s’acheminait de grand matin vers Burnawe, afin de porter ses consolations à une famille malheureuse.

L’homme de bien tressaillit en voyant un montagnard tout armé, ce qui était fort rare alors, arrêter son cheval en le saisissant par la bride : il fut encore plus épouvanté quand cet homme, violemment agité, lui demanda d’une voix altérée, le jour du mois et de la semaine.

« Si vous aviez été où vous deviez être hier, jeune homme, répondit l’ecclésiastique, vous auriez su qu’hier était le jour du repos de Dieu, et que c’est aujourd’hui lundi, le second jour de la semaine et le vingt-et-unième du mois.

— Est-ce bien vrai ? » demanda Hamish.

« Aussi vrai, » répondit le ministre surpris, « qu’il est vrai que je prêchai hier la parole de Dieu dans cette église. Mais qu’avez-vous, jeune homme, êtes-vous malade ? êtes-vous dans votre bon sens ? »

Hamish ne fit aucune réponse ; il répéta seulement à demi-voix les premières paroles de l’ecclésiastique : « Si vous aviez été où vous deviez être hier. » Et en disant cela, il lâcha la bride, quitta la grand’route, et descendit le sentier qui conduisait à la cabane, de l’air et du pas d’un homme qui marche à la mort. Le ministre l’observa avec surprise. Quoiqu’il connût l’habitante de la chaumière, le caractère d’Elspat ne l’avait pas engagé à entretenir des relations avec elle ; car elle était généralement regardée comme une papiste, ou plutôt encore comme une femme indifférente à toute espèce de religion, et qui n’avait conservé que par habitude quelques pratiques superstitieuses de ses pères. Quant à Hamish, le vénérable M. Tyrie lui avait donné des leçons toutes les fois que l’occasion s’en était présentée ; et, si la semence était tombée au milieu des ronces et des épines qui couvraien tun terrain naturellement sauvage et inculte, elle n’avait pas été entièrement étouffée. Il y avait quelque chose de si sombre et de si effrayant dans l’expression des traits du jeune homme, que l’homme de Dieu fut tenté de descendre vers la chaumière, pour demander s’il n’était pas survenu à ses habitants quelque malheur, dans lequel sa présence pût être consolante et son ministère utile. Malheureusement, il ne persévéra pas dans cette résolution qui aurait empêché un événement fatal, probablement il serait devenu médiateur pour l’infortuné jeune homme. Mais le souvenir du caractère sauvage des montagnards qui avaient conservé les anciennes mœurs du pays réprima ce mouvement d’intérêt en faveur de la veuve et du fils de Mac Tavish Mhor, le brigand jadis si redouté. Ainsi M. Tyrie perdit l’occasion de faire un grand bien, occasion qu’il dut regretter amèrement par la suite.

Lorsque Hamish rentra dans la cabane, ce ne fut que pour se jeter sur le lit qu’il venait de quitter. « Tout est fini ! je suis perdu ! perdu ! » s’écria-t-il avec un accent de fureur et de désespoir, qui exprimait le ressentiment terrible du stratagème employé contre lui, et de la cruelle situation où il se voyait réduit.

Elspat était préparée à la première explosion de sa colère. « Ce n’est que le torrent de la montagne, gonflé par une pluie d’orage, se dit-elle, asseyons-nous et reposons-nous sur la rive, ce débordement cessera, et le moment viendra où nous pourrons passer à pied sec. » Elle souffrit en silence ses plaintes et ses reproches qui, même au milieu de l’agonie du désespoir, ne s’écartèrent point des bornes du respect qu’il devait à sa mère. Lorsque enfin il eut exhalé toutes les exclamations douloureuses qu’une langue riche en termes pathétiques peut offrir à celui qui souffre, il tomba dans un sombre silence qu’Elspat évita de troubler pendant quelques instants. Enfin elle s’approcha de la couche sur laquelle il était étendu dans un profond accablement.

« À présent, » dit-elle avec un accent où l’autorité maternelle était tempérée par la tendresse, « avez-vous épuisé vos inutiles regrets, et êtes-vous capable d’opposer ce que vous avez perdu à ce que vous avez gagné ? Le fils perfide de Dermid est-il votre frère ou le père de votre tribu, pour que vous pleuriez ainsi parce que vous ne pouvez plus vous attacher à son baudrier, et devenir l’un des esclaves de ses volontés ? Pourriez-vous trouver dans un pays lointain les lacs et les montagnes que vous laisseriez derrière vous ? Pourriez-vous chasser le daim de Breadalbane dans les forêts de l’Amérique, et l’Océan vous offrira-t-il le saumon de l’Awe, le saumon aux écailles argentées ? Considérez donc ce qu’est votre perte, et, en homme sage, mettez-la en balance avec ce que vous venez de gagner.

— J’ai tout perdu, ma mère, répondit Hamish, puisque j’ai violé ma parole et outragé mon honneur. Je puis raconter mon histoire, mais qui voudra, oh ! qui voudra me croire ? » Et l’infortuné jeune homme joignit les mains, et, les portant à son front, il se cacha le visage sur le lit.

Elspat, pour cette fois, prit sérieusement l’alarme, et peut-être déplora-t-elle alors la fatale réussite de son stratagème. Elle n’avait plus d’autre espoir que dans le don de persuader, qu’elle possédait à un haut degré, bien que son ignorance absolue du monde actuel le rendit souvent inutile et même fatal. Elle supplia son fils, par toutes les expressions les plus tendres que peuvent proférer les lèvres d’une mère, de prendre soin de sa propre sûreté.

« Laissez-moi, dit-elle, déjouer ceux qui vont vous poursuivre, Je sauverai votre vie, je sauverai votre honneur. Je leur dirai que mon Hamish, aux blonds cheveux, est tombé du sommet du Corrie Dhu[136] dans le gouffre dont l’œil de l’homme n’a jamais vu le fond. Je leur dirai cela, et je jetterai votre plaid dons les épines qui croissent sur le bord du précipice, afin qu’ils puissent croire mes paroles. Ils croiront, et ils retourneront vers le Dun au double pic ; car, bien que le tambour des Saxons puisse appeler le vivant à la mort, il ne saurait rappeler le mort sous l’étendard de leur esclavage. Alors nous nous dirigerons ensemble vers le nord, près des lacs salés de Kintail, et nous mettrons des vallées et des montagnes entre les enfants de Dermid et nous. Nous irons visiter les rivages du lac Noir, et ma famille (car ma mère ne descendait-elle pas des enfants de Renneth, et ne se souviendront-ils pas de nous avec amour ?) oui, ma famille nous recevra avec l’amitié du vieux temps, cette amitié qui habite les vallées lointaines où les montagnards, conservant leur noblesse intacte, vivent séparés des grossiers Saxons et de cette race d’hommes vils qui se sont faits leurs instruments et leurs esclaves. »

L’énergie du langage celtique, tant soit peu hyperbolique, même dans ses expressions les plus ordinaires, paraissait en ce moment trop faible à Elspat pour tracer aux yeux de son fils un tableau brillant du pays où elle se proposait d’aller chercher un refuge. Il lui fallut peu de couleurs cependant pour peindre le paradis de ses montagnes. « Elles étaient plus hautes et plus magnifiques que celles de Breadalbane, et Ben Cruachan n’était qu’un nain près de Skooroora. Les lacs étaient plus profonds et plus larges, outre qu’ils abondaient non-seulement en poissons, mais en animaux enchantés, monstres amphibies qui fournissent l’aliment des lampes[137] ; les daims étaient plus beaux et en plus grand nombre ; le sanglier aux blanches défenses, et que le brave aime à chasser de préférence, peuplait aussi ces solitudes occidentales. Les hommes y étaient plus nobles, plus sages, plus forts que la race dégénérée qui courbait sa tête sous le joug du Saxon. Les filles de ce pays étaient belles : elles avaient des yeux bleus, de blonds cheveux, un sein de neige, et c’était parmi elles qu’Elspat voulait choisir une femme à son fils, une épouse d’une race irréprochable, d’une réputation sans tache, et d’un cœur tendre et fidèle, une compagne qui serait dans leur retraite d’été comme un rayon de soleil, et, dans leur chaumière d’hiver, comme la douce chaleur du feu bienfaisant. »

Tels furent les moyens auxquels Elspat recourut pour calmer le désespoir de son fils, et le déterminer, s’il était possible, à quitter le lieu fatal où il paraissait résolu de languir. Son langage, sans doute, était poétique ; mais, sous d’autres rapports, il ressemblait à celui que, comme toutes les mères tendres, elle avait fait entendre à Hamish, dans son enfance ou son adolescence, lorsqu’elle voulait l’engager à faire ce qui ne lui plaisait pas ; et plus elle voyait que ses paroles ne produisaient pas l’effet qu’elle en attendait, plus elle parlait avec véhémence et volubilité.

Toute cette éloquence ne fit aucune impression sur l’âme du jeune homme. Il connaissait beaucoup mieux qu’Elspat la situation actuelle du pays, et il sentait que, s’il lui était possible de se cacher comme un fugitif au milieu de montagnes éloignées, et d’y trouver un asile inviolable, du moins il n’existait pas un seul coin de terre où la profession de son père pût être exercée, quand même il n’eût pas été pénétré des idées plus justes du temps où il vivait, et de l’opinion que le métier de cateran avait cessé depuis long-temps d’être le chemin de l’honneur et de la fortune. Les paroles d’Elspat allèrent donc frapper une oreille froide et indifférente, et elle s’épuisa vainement pour peindre avec des couleurs séduisantes les charmes du pays qu’habitaient les parents de sa mère. Elle parla pendant des heures entières, et elle parla inutilement. Elle ne put arracher d’autre réponse que des soupirs, des gémissements, et des exclamations qui exprimaient l’excès du désespoir.

À la fin, se levant et quittant le ton monotone sur lequel elle venait de chanter, pour ainsi dire, les louanges du pays où elle voulait aller chercher un refuge, elle prit le langage concis et énergique de la colère : « Je suis une insensée, s’écria-t-elle, de perdre mes paroles avec un enfant faible, indolent et sans intelligence, qui se couche comme un chien sous les coups. Eh bien, restez ici pour accueillir vos maîtres, et recevoir de leurs mains votre châtiment ; mais ne croyez pas que les yeux de votre mère en soient jamais témoins : je ne pourrais voir un tel spectacle. Mes yeux ont souvent regardé la mort, mais jamais le déshonneur. Adieu, Hamish, désormais nous ne nous reverrons plus. »

À ces mots, elle se précipita hors de la cabane avec la rapidité d’un vanneau, et peut-être dans ce moment formait-elle réellement le projet, qu’elle venait d’exprimer, de se séparer pour toujours de son fils. C’eut été un spectacle effrayant pour ceux qui, ce soir-là, l’auraient vue errer au milieu de la solitude comme une âme en souffrance, et se parler à elle-même un langage que nulle traduction ne pourrait rendre. Elle courut pendant des heures entières, cherchant les chemins les plus dangereux, au lieu de les éviter, traversant les marécages, marchant avec hâte sur le bord des précipices ou de la rivière écumante. Mais cette espèce de courage qui provient du désespoir fut ce qui sauva une vie que peut-être elle avait le désir de terminer, bien que, parmi les montagnards, il se commette rarement un suicide de propos délibéré. Ses pas sur le bord du gouffre horrible étaient aussi assurés que ceux de la chèvre sauvage. Ses yeux, dans cet état d’exaltation, étaient si perçants qu’ils pouvaient apercevoir, au milieu des ténèbres, les périls qu’un autre n’aurait pu reconnaître et éviter en plein jour.

Elle ne marcha pas toujours directement devant elle, autrement elle se serait trouvée bientôt à une grande distance de la cabane où elle avait laissé son fils. Elle décrivit dans sa marche une sorte de cercle, dont sa chaumière était le centre : centre où toutes les fibres de son cœur étaient attachées, et dont elle sentait qu’il lui était impossible de s’éloigner davantage. Elle y revint avec les premiers rayons du jour. Elle s’arrêta un moment près de la porte que fermait une claie, et elle resta immobile et comme honteuse qu’une tendre inquiétude la ramenât vers ce lieu qu’elle avait quitté dans le dessein de n’y jamais revenir. Mais ses craintes maternelles prirent le dessus. Peut-être son fils aux blonds cheveux avait-il souffert des effets ultérieurs de la potion somnifère ; peut-être ses ennemis l’avaient-ils surpris pendant la nuit. Elle ouvrit doucement la porte, et, posant le pied avec précaution, elle entra sans bruit. Accablé de sa douleur et absorbé peut-être encore par l’influence de l’opium, Hamish dormait de ce sommeil profond auquel on prétend que les Indiens succombent dans l’intervalle de leurs tourments. À peine sa mère osait-elle croire que c’était lui qu’elle voyait sur ce lit ; à peine était-elle certaine d’entendre le bruit de sa respiration. Elspat, le cœur palpitant, s’approcha du foyer placé au centre de la cabane, et où couvaient, sous des morceaux de tourbe, les restes du feu qui ne doit jamais s’éteindre au foyer écossais, jusqu’à ce que celui qui habite la maison vienne à la quitter pour toujours. « Faible étincelle ! » dit-elle en allumant, à l’aide d’une mèche, une branche de pin des marécages, qui devait lui servir de flambeau ; « faible étincelle, bientôt tu seras éteinte pour toujours ; et fasse le ciel que la vie d’Elspat Mac Tavish n’ait pas plus de durée que la tienne ! » En parlant ainsi, elle éleva la torche étincelante vers le lit sur lequel le corps de son fils était étendu dans une posture qui faisait douter s’il était endormi ou évanoui. La lumière qui éclaira tout à coup son visage frappa ses yeux ; il tressaillit, se leva brusquement et, saisissant sa dague, il s’élança comme à la rencontre d’un mortel ennemi. « N’approche pas ! sur ta vie, n’approche pas ! s’écria-t-il.

— C’est la voix et le geste de mon époux ! dit Elspat : oui, à ces paroles, à ce mouvement, je reconnais le fils de Mac Tavish Mhor.

— Ma mère ! » reprit Hamish, quittant le ton de la colère pour celui de la tristesse et de la douleur, « oh, ma mère ! pourquoi êtes-vous revenue en ce lieu ?

— Demandez pourquoi la biche retourne vers son faon ; pourquoi le chat des montagnes retourne à son gîte et à ses petits. Sachez, Hamish, que le cœur d’une mère ne vit que dans le sein de son enfant.

— Alors il cessera bientôt de palpiter, à moins qu’il n’ait le pouvoir de battre dans le sein qui repose au fond de la tombe. Ma mère, ne me blâmez pas ; si je pleure, ce n’est pas sur moi, mais sur vous. Mes souffrances auront bientôt cessé ; mais les vôtres ! oh ! qui y mettra un terme, si ce n’est le ciel ? »

Elspat recula en frissonnant ; mais, presque aussitôt, elle reprit son attitude droite et fière et son air intrépide.

« Je te croyais un homme, et tu n’es qu’un enfant, dit-elle. Écoute-moi, cependant, et ensuite nous quitterons ensemble cette demeure. Ai-je eu quelque tort envers toi ? T’ai-je fait quelque injure ? Si cela est, ne te venge pas si cruellement, je t’en supplie ! Vois Elspat Mac Tavish, qui jamais n’a fléchi le genou, même devant un prêtre, se prosterner devant son fils et implorer son pardon. » À ces mots elle tomba aux pieds du jeune homme, saisit sa main, la couvrit de baisers et répéta cent fois avec l’accent d’un cœur brisé de douleur : « Pardonne-moi ! pardonne-moi ! pour l’amour des cendres de ton père ! Pardonne-moi, par les douleurs que j’ai souffertes pour te donner la vie ! par les soins que j’ai pris en te nourrissant ! Ciel, entendez, et vous, terre, voyez ! La mère implore le pardon de son enfant, et le pardon lui est refusé ! »

C’était en vain qu’Hamish s’efforçait d’arrêter ce torrent d’expressions passionnées, en assurant à sa mère, dans les termes les plus solennels, qu’il lui pardonnait le funeste artifice qu’elle avait employé à son égard.

« Paroles vides de sens ! s’écria-t-elle ; vaines protestations sous lesquelles tu caches un ressentiment opiniâtre. Si tu veux que je te croie, quitte à l’instant cette demeure et éloigne-toi d’un pays qui, à chaque moment, devient plus dangereux pour toi. Fais ce que je te demande, et je croirai que tu m’as pardonné. Résiste-moi, et j’appellerai de nouveau la lune et les étoiles comme témoins du ressentiment impitoyable dont tu poursuis ta mère pour une faute qui, si c’en est une, provient de son amour.

— Ma mère, vous n’ébranlerez pas ma résolution à cet égard. Nul homme ne me verra jamais fuir devant lui. Quand Barcaldine enverrait à ma poursuite tous les montagnards qui sont sous sa bannière, je les attendrais ici ; et, lorsque vous m’ordonnez de fuir, c’est comme si vous commandiez à cette montagne de s’arracher de ses fondements. Si je savais la route par laquelle ils doivent arriver ici, je leur épargnerais la peine de venir me chercher ; mais je pourrais prendre le chemin de la montagne ; tandis que peut-être ils viendraient par celui du lac. C’est ici que j’attendrai mon sort ; et, dans toute l’Écosse, il n’y a pas une voix assez puissante pour m’ordonner de bouger d’ici et me faire obéir.

— Eh bien donc, je resterai aussi, dit Elspat en se relevant et en montrant tout à coup un calme affecté ; « mes yeux ont pu voir la mort de mon époux ; ils sauront supporter le spectacle de la chute de mon fils. Mais Mac Tavish Mhor mourut de la mort des braves, tenant de la main droite sa bonne épée, tandis que mon fils périra comme le bœuf conduit à la boucherie par le Saxon, qui l’achète à prix d’argent.

Ma mère, c’est vous qui m’avez ôté la vie, et vous en aviez le droit, puisque vous me l’aviez donnée ; mais ne touchez pas à mon honneur, je le tiens d’une suite de nobles et braves ancêtres, et il ne doit être souillé ni par le fait d’aucun homme ni par le discours d’aucune femme. Que ferai-je ? Peut-être moi-même l’ignoré-je encore ; mais ne me tentez pas davantage par vos reproches et vos paroles amères. Vous m’avez déjà fait plus de blessures que vous ne pourrez jamais en guérir.

— C’est bien, mon fils, ne crains plus de moi ni plaintes ni reproches ; désormais gardons le silence et attendons ce que le ciel nous réserve. »

Le lendemain le soleil trouva la cabane silencieuse comme le tombeau. La mère et le fils étaient levés et s’occupaient chacun de son côté. Hamish frottait et nettoyait ses armes avec le plus grand soin, mais avec l’air du plus profond abattement. Elspat, plus agitée, préparait la nourriture que les tourments et les troubles de la veille leur avaient fait oublier. Dès qu’elle fut prête, elle la plaça sur la table devant son fils, et répéta ces paroles du poète des montagnes : « Sans la nourriture journalière, la main du laboureur manque de force et le soc de la charrue reste dans le sillon. Sans la nourriture de chaque jour, l’épée du guerrier est trop pesante pour son bras. Notre corps est notre esclave, mais nous devons le nourrir, si nous voulons qu’il nous serve. Ainsi parlait le barde aveugle des anciens jours aux guerriers de Fion. »

Le jeune homme ne répondit rien ; mais il accepta la nourriture placée devant lui, comme s’il eût voulu recouvrer de nouvelles forces pour la scène à laquelle il s’attendait. Lorsque sa mère jugea qu’il avait mangé suffisamment, elle remplit de nouveau la coupe fatale, et la lui offrit pour terminer le repas. Mais tressaillant à cet aspect, il la repoussa d’un mouvement convulsif, qui exprimait à la fois la crainte et l’horreur.

« Non, mon fils, dit-elle, cette fois tu n’as aucun motif de crainte.

— Ne me pressez pas, ma mère, répondit Hamish, mettez plutôt dans un vase le crapaud venimeux, et je boirai ; mais quant à cette coupe maudite, elle n’approchera jamais de mes lèvres, non plus que la liqueur qui est la ruine de l’âme.

— Comme vous voudrez, mon fils, » répliqua Elspat avec hauteur ; et alors elle se remit avec un empressement apparent aux travaux domestiques interrompus pendant le jour précédent. Quelle que fût l’anxiété de son cœur, elle sut la dissimuler dans ses regards et dans ses manières. Seulement, à la vivacité extrême de ses mouvements, et à son activité extraordinaire, un observateur attentif aurait pu deviner que toutes ses actions étaient stimulées par une exaltation douloureuse. Il n’aurait pas manqué de remarquer combien de fois elle s’interrompait brusquement au milieu de chansons et d’airs qu’elle fredonnait probablement sans savoir ce qu’elle faisait, pour aller jeter un coup d’œil rapide à la porte de la cabane. Quel que fût l’état de l’âme d’Hamish, ses manières étaient totalement opposées à celles de sa mère. Après avoir fini de préparer et de nettoyer ses armes dans l’intérieur de la hutte, il s’assit devant la porte, et fixa ses regards sur la colline située vis-à-vis de la cabane, comme la sentinelle qui veille et attend l’approche de l’ennemi. Le milieu du jour arriva sans qu’il eût changé de posture. Une heure après, sa mère, debout près de lui, posa la main sur son épaule et lui dit, d’un ton aussi indifférent que si elle eût parlé de la visite de quelques amis : « Eh bien, quand les attendez-vous ?

— Ils ne peuvent être ici avant que les ombres du soir se soient allongées vers l’Orient, répondit Hamish ; et cela, en supposant que le détachement le plus proche, commandé par le sergent Allan Break Cameron, ait reçu un exprès de Dunbarton avec ordre de venir ici, ce qui est très-probable.

— En ce cas, entre encore une fois sous le toit de ta mère, et viens partager pour la dernière fois le repas qu’elle a préparé. Après cela, qu’ils arrivent, et tu verras si ta mère n’est qu’un témoin embarrassant et inutile au moment du danger. Ta main, quelque habituée qu’elle soit, ne saurait décharger ces armes aussi vite que je puis les charger. Non, je ne crains ni le feu ni le bruit du fusil, et les coups que j’ai tirés ont souvent été funestes.

— Au nom du ciel ! ma mère, ne vous mêlez point de ceci, s’écria Hamish ; Allan Break est un homme sage, dont le cœur est bienveillant, et qui descend d’une noble race. Peut-être obtiendra-t-il que nos officiers ne m’infligent pas une punition infamante ; et, s’ils veulent m’enfermer dans un cachot ou me fusiller, je n’ai rien à objecter à cela, j’y consens.

— Hélas ! te fieras-tu à leur parole, insensé que tu es ! Souviens-toi que la race de Hermid fut toujours flatteuse et perfide. Ils n’auront pas plus tôt chargé tes mains de chaînes, qu’ils dépouilleront tes épaules pour les flétrir à coups de verges.

— Épargnez-moi vos avis, ma mère, reprit Hamish d’un ton sévère ; je vous répète que mon opinion est arrêtée et mon parti pris.

Mais quoiqu’il parlât ainsi pour échapper aux persécutions d’Elspat, il lui aurait été impossible en ce moment de dire positivement quelle conduite il était déterminé à tenir. Il n’y avait qu’un seul point sur lequel il fut fixé : il voulait attendre son sort, quel qu’il pût être, sans ajouter à la faute, bien involontaire, d’avoir manqué à sa parole, celle de chercher à se soustraire à son châtiment. Il croyait devoir cet acte de dévouement à son honneur et à celui de ses compatriotes. Auquel de ses camarades pourrait-on se fier à l’avenir, si lui-même était considéré comme ayant manqué à ses serments et trahi la confiance de ses chefs ? Et quel autre que Hamish Beam Mac Tavish serait accusé par les montagnards d’avoir confirmé les soupçons et justifié la défiance que le général saxon avait conçus contre leur bonne foi ? Il était donc fermement résolu à attendre son sort. Mais avait-il l’intention de se remettre paisiblement entre les mains de ceux qui seraient chargés de l’arrêter, ou bien avait-il formé le projet de leur opposer de la résistance, afin de les provoquer à le tuer sur la place ? C’était une question à laquelle il n’aurait pu répondre lui-même. Son désir de voir Barcaldine, et de lui expliquer le motif qui l’avait empêché d’être de retour au temps fixé, le portait à suivre le premier plan de conduite. La crainte de subir un supplice déshonorant et d’avoir à entendre les reproches amers d’Elspat l’excitait fortement à adopter le dernier et le plus dangereux. Il abandonna au hasard le soin de sa conduite dans cette crise terrible, et il n’attendit pas long-temps ce moment redouté.

La nuit approchait ; l’ombre gigantesque des montagnes s’étendait vers l’orient, tandis que, vers l’occident, leurs sommets brillaient encore de l’éclat de la pourpre et de l’or. De la porte de la cabane on distinguait encore parfaitement la route qui forme un circuit autour du Ben Cruachan, lorsqu’un détachement de cinq soldats montagnards, dont les armes étincelaient aux derniers rayons du soleil, apparut tout à coup dans le lointain, à l’endroit où le grand chemin débouche de derrière la montagne. L’un des soldats était en avant des quatre autres, qui marchaient deux à deux, selon les règles de la discipline militaire. Il était incontestable, d’après les fusils qu’ils portaient, ainsi que d’après leurs toques et leurs plaids, que c’était un détachement du régiment d’Hamish, conduit par un sous-officier ; et l’on ne pouvait douter du motif qui les conduisait sur les bords du lac Awe.

« Ils avancent à grands pas, dit la veuve. Dieu sait s’ils s’en retourneront tous vite ou lentement. Mais ils sont cinq : le nombre est trop inégal. Entrez dans la cabane, mon fils, et tirez par le trou qui est à côté de la porte. Vous pouvez en faire tomber deux avant qu’ils aient quitté la grande route pour prendre le sentier. Il n’en restera plus que trois alors, et votre père, secondé par moi, a souvent résisté à un pareil nombre.

Hamish prit le fusil que lui offrait sa mère, mais il ne bougea pas de la porte de la cabane. Il ne tarda pas à être aperçu par le détachement qui traversait la grande route. Les soldats hâtèrent le pas sans toutefois quitter leurs rangs, et sans cesser de marcher deux à deux comme des lévriers accouplés. Ils s’avancèrent ainsi rapidement. En moins de temps qu’il n’en aurait fallu à des hommes moins accoutumés aux montagnes, ils quittèrent la grande route, traversèrent le sentier étroit, et furent bientôt à une portée de fusil de la porte de la cabane. Là se trouvait Hamish, immobile comme une statue de pierre, et tenant son fusil à la main, tandis que sa mère, placée derrière lui et poussée presque jusqu’à la frénésie, lui reprochait, dans les termes les plus forts, que le désespoir pût lui suggérer, son manque de résolution et de courage. Ses paroles amères et irritantes augmentèrent encore l’amertume qui gonflait le cœur du jeune homme, en observant avec quel empressement cruel ses anciens camarades s’avançaient vers lui, comme des chiens courant sur le cerf aux abois. Les passions violentes et indomptables qu’il tenait de son père et de sa mère s’éveillèrent en lui, et la contrainte que son jugement sain avait imposée à ces passions commença peu à peu à céder.

« Hamish Beam Mac Tavish, mettez bas les armes et rendez-vous, » lui cria le sergent.

« Arrêtez, Allan Break Cameron, et ordonnez à vos gens de s’arrêter, répondit Hamish, ou vous vous en repentirez !

— Halte, soldats ! dit le sergent, en continuant lui-même à s’avancer. « Hamish, songez à ce que vous faites, et rendez votre fusil. Vous pouvez répandre du sang ; mais vous ne pouvez échapper à votre châtiment.

— Les verges ! les verges ! mon fils ! songez aux verges ! » dit tout bas sa mère.

« Prenez garde, Allan Break, dit Hamish, je ne vous blesserais qu’à regret ; mais, je vous le déclare, je ne me laisserai arrêter que lorsque vous m’aurez assuré que je n’aurai point à craindre les verges des Saxons.

— Insensé ! répondit Cameron, vous savez que cela m’est impossible. Cependant, je vous promets de faire tout ce que je pourrai. Je dirai que je vous ai rencontré en chemin, revenant au régiment, et la punition sera légère, mais remettez-moi votre fusil. En avant, soldats ! »

Au même instant il s’avança précipitamment, étendant le bras comme pour écarter l’arme que le jeune homme dirigeait sur lui. « N’épargne pas le sang de ton père pour défendre son foyer ! » s’écria Elspat, exaspérée. À ces funestes mots, Hamish fit feu, et Cameron tomba mort. Tout cela se passa dans l’espace d’un moment. Les soldats se précipitèrent sur Hamish, et s’emparèrent de lui sans qu’il fît la moindre résistance, pétrifié, épouvanté qu’il était du crime qu’il venait de commettre. Il n’en fut pas ainsi de sa mère, qui, voyant les soldats se disposer à mettre les menottes à son fils, se précipita sur eux avec une telle fureur, qu’il fallut que deux d’entre eux la tinssent, tandis que les deux autres s’assuraient du prisonnier.

« N’êtes-vous pas une créature maudite, » dit un des soldats à Hamish, «vous avez tué votre meilleur ami, qui, pendant toute la marche, n’a cessé de s’occuper du moyen de vous épargner le châtiment mérité par votre désertion !

— Entendez-vous cela, ma mère ?» dit Hamish en se tournant vers elle autant que ses liens purent le lui permettre. Mais sa mère n’entendit et ne vit rien : elle était tombée par terre, privée de sentiment. Sans attendre qu’elle fût revenue à elle, le détachement, avec son prisonnier, se remit en marche pour Dunbarton. Les soldats jugèrent nécessaire cependant de s’arrêter quelques moments au village de Dalmally, d’où ils dépêchèrent un certain nombre d’habitants pour transporter le corps de leur malheureux chef, tandis qu’ils se rendaient chez le magistrat pour l’informer de ce qui était arrivé, et lui demander ses instructions relativement à la conduite qu’ils devaient tenir. Le crime étant du ressort des lois militaires, il leur enjoignit de conduire sans délai le prisonnier à Dunbarton.

L’évanouissement d’Elspat dura long-temps, plus long-temps peut-être qu’il n’aurait duré, si sa constitution, quelque vigoureuse qu’elle fût, n’eût été presque épuisée par l’agitation extraordinaire des trois jours précédents. Elle fut enfin tirée de sa stupeur par des voix de femmes qui chantaient le Coronach, en battant des mains, et en poussant des cris et des lamentations, tandis que la cornemuse faisait retentir de temps à autre les sons mélancoliques d’un air lugubre approprié au clan de Cameron.

Elspat tressaillit comme si elle s’éveillait d’entre les morts, et sans avoir aucun souvenir de la scène dont ses yeux avaient été témoins. Elle aperçut dans la cabane, des femmes occupées à ensevelir le corps de Cameron dans son plaid ensanglanté, avant de le transporter loin de ce lieu fatal.

« Femmes !» dit-elle, se levant tout à coup et interrompant à la fois leurs chants et leurs occupations ; « femmes, dites-moi pourquoi vous faites entendre le chant funèbre de Mac Dhonnil Dhu dans la maison de Mac Tavish Mhor ?

— Tais-toi, louve ! cesse tes hurlements sinistres, » répondit une des femmes, parente du défunt, et laisse-nous remplir nos devoirs envers notre malheureux ami. Jamais on n’entendit ni coronach ni chant funèbre pour toi ni pour ton louveteau sanguinaire. Les corbeaux le dévoreront sur le gibet, et le renard et le chat-tigre déchireront ton corps sur la montagne. Maudit soit celui qui ensevelira vos os, ou qui ajoutera une pierre à votre cairn !

— Fille d’une mère insensée, répondit la veuve de Mac Tavish Mhor, apprends que le gibet dont tu nous menaces ne fait point partie de notre héritage. Pendant trente ans, l’arbre noir de la loi, dont les fruits sont des cadavres, a été affamé de l’époux bien-aimé de mon cœur ; mais il est mort comme un brave, l’épée à la main, et il a frustré l’arbre funeste de ses espérances.

— Il n’en sera pas de même de ton fils, sorcière sanguinaire, » répliqua la femme affligée, dont les passions étaient non moins violentes que celles d’Elspat ; les corbeaux arracheront sa belle chevelure pour garnir leurs nids, avant que le soleil se soit abaissé au-dessous des îles de Treshornish. »

Ces paroles rappelèrent à l’esprit d’Elspat toute l’histoire terrible des trois derniers jours. D’abord elle resta immobile, comme si l’excès de son malheur l’eût transformée en pierre ; mais bientôt tout l’orgueil et la violence de son caractère reprenant le dessus (car elle se voyait bravée sur son propre seuil), elle retrouva le pouvoir de s’exprimer.

« Oui, insultante furie, mon Hamish aux blonds cheveux peut mourir ; mais ce ne sera pas sans que sa main blanche se soit rougie du sang d’un ennemi, d’un Cameron. Souviens-toi de cela ; et lorsque tu déposeras ton mort dans la tombe, la meilleure épitaphe que tu puisses y faire graver est qu’il fut tué par Hamish Beam, pour avoir osé porter la main sur le fils de Mac Tavish Mhor, et sur le seuil même de sa porte. Adieu ! Puisse la honte de la défaite, de la perte et du meurtre, retomber sur le clan qui l’a soufferte ! »

La parente de l’infortuné Cameron éleva la voix pour répondre ; mais Elspat, dédaignant de prolonger plus long-temps ses malédictions, ou sentant peut-être que la douleur allait triompher du pouvoir de ses forces, avait quitté la cabane et s’éloignait rapidement à la clarté de la lune.

Les femmes qui rendaient les derniers devoirs à l’homme assassiné interrompirent leur triste occupation pour suivre des yeux l’ombre d’Elspat qui, se glissant parmi les rochers, disparut bientôt. « Je suis contente qu’elle soit partie, dit l’une des plus jeunes ; j’aimerais autant ensevelir un mort en présence de l’esprit du mal (Dieu nous protège !) qu’en présence de l’Habitante du vieux chêne. Oh ! elle n’a eu que trop de relations, dans son temps, avec l’ennemi du genre humain !

— Insensée ! » répondit la femme qui avait soutenu le dialogue avec Elspat, « crois-tu qu’il y ait sous la terre ou dessus un ennemi pire que l’orgueil et la fureur d’une femme offensée, telle que cette mégère sanguinaire ? Sache que le sang est aussi doux à ses yeux que la rosée à la marguerite des montagnes. Elle a fait rendre le dernier soupir à maints et maints braves, auxquels elle ou les siens avaient une légère offense à reprocher. Mais à présent que son louveteau doit finir comme un meurtrier qu’il est, voilà le nerf de ses jarrets coupé. »

Tandis que ces femmes discouraient ainsi auprès du corps d’Allan Break Cameron, la malheureuse femme qui était la cause du meurtre poursuivait sa route solitaire à travers les montagnes. Tant qu’elle put être aperçue de ceux qui étaient dans la chaumière, elle eut la force de se contenir, de peur que le changement de son pas ou de son maintien ne fût un triomphe pour ses ennemis, et ne leur donnât le plaisir de calculer l’excès de son agitation morale et de son désespoir. Elle marcha donc fièrement d’un pas plutôt lent que rapide, et, tenant la tête haute, elle semblait à la fois souffrir avec fermeté le mal passé, et défier celui qui était sur le point de l’atteindre. Mais lorsqu’elle fut hors de vue, elle ne put résister plus long-temps à l’excès de sa douleur. Enveloppée de son manteau drapé bizarrement autour d’elle, elle s’arrêta au pied de la première colline ; et, montant rapidement jusqu’au sommet, elle étendit les bras vers la lune brillante, comme pour accuser le ciel et la terre de ses malheurs, et poussa, à plusieurs reprises, des cris perçants semblables à ceux de l’aigle qui a trouvé son aire veuve de ses petits. Pendant quelque temps elle exhala ses douleurs en gémissements inarticulés, puis elle poursuivit sa route d’un pas rapide et inégal, nourrissant dans son âme le vain espoir d’atteindre le détachement qui conduisait son fils prisonnier à Dunbarton. Mais ses forces, bien que surnaturelles pendant un moment, lui manquèrent tout à coup dans cette cruelle épreuve, et, malgré tous ses efforts, il lui devint impossible d’accomplir son dessein.

Elle se pressa cependant d’avancer avec toute la promptitude dont son corps épuisé fut capable. Lorsque le besoin de nourriture devenait impérieux, elle entrait dans la première chaumière : « Donnez-moi du pain, disait-elle, je suis la veuve de Mac Tavish Mhor ; donnez-moi à manger, je suis la mère d’Hamish Mac Tavish ; donnez, qu’une fois encore je puisse voir mon fils à la blonde chevelure ! » Et jamais sa demande n’était rejetée, bien qu’en plusieurs cas on la satisfît après une espèce de lutte entre la compassion et la crainte, sentiment qu’elle inspirait tour à tour à ceux auxquels elle s’adressait. On ne savait pas exactement la part qu’elle avait eue à la mort d’Allan Break Cameron, qui devait probablement entraîner celle de son fils ; mais, d’après la connaissance que l’on avait de ses passions violentes et des habitudes de sa vie passée, nul ne doutait que, d’une manière ou d’une autre, elle ne fut la cause de la catastrophe, et l’on considérait Hamish Beam, dans ce meurtre, bien plutôt comme l’instrument de sa mère que comme son complice.

Cette opinion générale parmi ses compatriotes ne fut nullement utile à l’infortuné jeune homme. Son capitaine Green Colin, connaissant parfaitement les mœurs et les coutumes de son pays, obtint facilement d’Hamish toutes les particularités relatives à sa désertion supposée et à la mort du sous-officier. Il éprouvait la plus vive compassion pour ce jeune homme, victime de la tendresse extravagante et fatale de sa mère. Mais il n’avait aucune excuse à alléguer pour sauver le malheureux Hamish de la condamnation que la discipline militaire et le jugement d’une cour martiale prononcèrent contre lui.

Il fallait peu de temps pour instruire ce procès, et il s’en écoula fort peu aussi entre la sentence et l’exécution. Le général avait résolu de faire un exemple sévère du premier déserteur qui tomberait en son pouvoir, et ici il s’agissait d’un coupable qui s’était défendu les armes à la main, et qui avait tué dans la lutte l’officier chargé de l’arrêter. Il n’était guère possible de trouver un sujet qui eût mérité plus complètement le châtiment : aussi Hamish fut-il condamné à être exécuté sans délai. Tout ce que l’influence de son capitaine put obtenir en sa faveur fut qu’il mourrait de la mort d’un soldat, et non sur le gibet, comme il en avait été question d’abord.

Le digne ministre de Glenorquhy se trouvait par hasard à Dunbarton, par suite de quelques affaires ecclésiastiques, à l’époque de cette catastrophe. Il vint rendre visite dans la prison à son infortuné paroissien. Il le trouva ignorant sans doute, mais non obstiné, et les réponses qu’il en obtint, en causant avec lui sur des matières religieuses, furent telles, qu’elles lui firent regretter doublement qu’un esprit naturellement si noble et si pur fût resté sauvage et inculte.

Lorsqu’il eut pris une connaissance certaine du caractère réel et des dispositions du jeune homme, le digne ecclésiastique fit des réflexions pénibles et sévères sur sa propre timidité et sa fausse honte qui, provenant du mauvais renom attaché à la race d’Hamish, l’avaient empêché de porter des secours charitables à une brebis égarée. Tandis que le bon ministre se reprochait ce qu’il appelait sa lâcheté, lâcheté qui l’avait détourné, par une considération personnelle, d’une démarche qui eût peut-être sauvé une âme immortelle, il prit la résolution de s’adresser aux officiers supérieurs, et de faire tout ce qui serait en son pouvoir pour obtenir sinon le pardon, au moins un sursis pour un infortuné qui lui inspirait un intérêt extraordinaire, tant par la docilité de son caractère, que par la noblesse et l’élévation de son âme.

Le ministre alla donc trouver le capitaine Campbell à la caserne. Le front de Green Colin était couvert d’une sombre mélancolie, qui ne fit que se rembrunir lorsque le ministre lui eut appris son nom, la qualité et le motif de sa visite. « Vous ne pouvez rien me dire de ce jeune homme que je ne sois disposé à croire, répondit l’officier montagnard ; vous ne pouvez me demander de faire en sa faveur plus que je ne désire, plus que je ne me suis déjà efforcé de faire. Mais tout est inutile. Le général tient en partie des terres basses et en partie de l’Angleterre ; il n’a aucune idée de la fierté et du caractère enthousiaste qui, dans ces montagnes, mettent souvent aux prises de grandes vertus et de grands crimes, qui cependant sont moins des fautes du cœur que des erreurs de jugement. J’ai été jusqu’au point de lui dire qu’en faisant exécuter ce jeune homme, il allait mettre à mort le meilleur soldat de ma compagnie, dans laquelle tous ou presque tous sont remarquables par leur bravoure. Je lui ai expliqué par quel étrange artifice Hamish était devenu innocemment déserteur, et combien peu son cœur avait eu de part au meurtre que sa main avait malheureusement commis. Sa seule réponse a été : « Il y a des visions montagnardes, capitaine Campbell, aussi peu satisfaisantes et aussi vaines que celles de la seconde vue. Un acte de désertion formel peut, dans tous les cas, se pallier par le prétexte de l’ivresse. Le meurtre d’un officier peut aisément se colorer de la raison d’une démence passagère. Non, il faut un exemple, et si celui qui doit en servir est d’ailleurs un bon soldat, l’exemple n’en produira que plus d’effet. » Puisque telle est la volonté immuable du général, continua Campbell en soupirant, ayez soin, respectable M. Tyrie, de préparer le malheureux à subir demain, à la pointe du jour, le grand changement auquel tôt au tard nous sommes tous assujettis.

« Et pour lequel, ajouta le ministre, je prie Dieu de nous préparer tous aussi bien que je tâcherai de le faire à l’égard de ce pauvre jeune homme. »

Le lendemain, dès que les premiers rayons du soleil levant saluèrent les tours grisâtres qui couronnent le sommet de ce bizarre et effrayant rocher, les soldats du nouveau régiment montagnard arrivèrent sur la place d’armes, dans l’intérieur du château de Dunbarton, et, s’étant rangés en ordre, ils commencèrent à descendre les escaliers rapides et les passages étroits qui conduisent vers la porte extérieure, située au pied du même rocher. Les sons farouches et sauvages du pibroch se firent entendre, et furent accompagnés bientôt par les fifres et les tambours qui battirent le chant funèbre.

Le sort du malheureux criminel n’excita pas d’abord dans le régiment cette pitié générale qu’il aurait probablement fait naître s’il avait été condamné seulement pour crime de désertion. Le meurtre d’Allan Break avait donné une couleur bien différente à l’action d’Hamish. Outre que le défunt était fort aimé, il appartenait à un clan nombreux et puissant, dont plusieurs membres figuraient dans les rangs de ce corps. Le malheureux Hamish, au contraire, était peu connu de ses compagnons d’armes, et il n’était lié presque avec personne. Son père, il est vrai, avait été renomme par sa force et son courage, mais il était d’un clan rompu, nom donné à ceux qui n’avaient point de chef pour les conduire au combat.

Il aurait été presque impossible, dans tout autre cas, de faire sortir des rangs le détachement nécessaire pour l’exécution de la sentence ; mais les six individus choisis pour cet office étaient amis du défunt et descendaient comme lui de la race de Mac Dhonnil Dhu ; et ce ne fut pas sans le plaisir amer de la vengeance qu’ils se préparèrent à remplir la triste tâche que le devoir leur imposait. La première compagnie du régiment défila hors de la porte, et fut suivie des autres, qui s’avancèrent successivement, et s’arrêtèrent selon les ordres de l’adjudant, de manière à former trois côtés d’un carré long, les soldats faisant face à l’intérieur du carré. Le quatrième côté, qui était vide, était fermé par le rocher escarpé sur lequel le château s’élève. Au centre du cortège marchait la victime infortunée de la loi, nu-tête, désarmée, et les mains liées. Son visage était couvert d’une pâleur mortelle, mais son pas était ferme et ses yeux plus brillants que jamais. À son côté marchait le ministre : on portait devant lui le cercueil qui devait recevoir sa dépouille mortelle. Ses camarades avaient l’air grave et solennel. Malgré eux, ils étaient émus de pitié pour le malheureux jeune homme, dont les belles formes, l’air mâle, le maintien soumis et résigné avaient adouci, dès qu’il avait paru à leurs regards, les sentiments haineux dans le cœur même de ceux qui avaient été le plus animés contre lui.

Le cercueil destiné à recevoir le corps d’Hamish Beam fut placé au bout du carré, à environ une toise du pied du rocher qui s’élève à cet endroit aussi perpendiculairement qu’un mur de pierre, jusqu’à la hauteur de trois ou quatre cents pieds. On conduisit au même endroit le prisonnier, près duquel marchait toujours le ministre, s’efforçant de l’encourager et de lui prodiguer des exhortations et des consolations que le jeune homme paraissait écouter avec un respectueux recueillement. Le détachement qui devait faire feu entra dans le carré, marchant d’un pas lent et comme avec répugnance, et il se rangea sur une ligne en face du prisonnier, à cinq toises de distance à peu près. Déjà le ministre se disposait à se retirer : « Pensez, mon fils, à ce que je vous ai dit, et reposez vos espérances sur l’ancre que je vous ai donnée, lui dit-il : vous échangerez une courte et misérable existence ici-bas pour une vie qui ne vous offrira ni peines ni douleurs. Y a-t-il quelque autre chose que je puisse faire pour vous ? »

Le jeune homme regarda les boutons de ses manches de chemise. Ils étaient d’or. C’était peut-être le reste d’un butin pris par son père à quelque officier anglais pendant les guerres civiles. Le ministre les détacha.

« Ma mère ! » s’écria-t-il avec un effort pénible, « donnez-les à ma pauvre mère ! Voyez-la, mon père, et apprenez-lui ce qu’elle doit penser de tout ceci. Dites-lui qu’Hamish Beam éprouve plus de joie de mourir que jamais il n’en ressentit à se reposer un long jour de chasse. Adieu, mon père, adieu ! »

Le bon prêtre eut à peine la force de s’éloigner de ce lieu fatal. Un officier s’avança et lui offrit son bras pour le soutenir. Jetant alors un dernier regard vers Hamish, il l’aperçut agenouillé sur le cercueil. Le peu de personnes qui l’avaient entouré d’abord s’étaient retirées. Le signal fut donné Le rocher retentit du bruit de la décharge : Hamish tomba, poussant un gémissement, et expira sans probablement sentir l’agonie de la mort.

Dix ou douze soldats de sa compagnie s’avancèrent alors, et déposèrent avec un respect solennel les restes de leur camarade dans le cercueil, tandis que les tambours battaient de nouveau la marche funèbre, et que les soldats des différentes compagnies, marchant sur une seule file, passaient un à un devant le cercueil, afin que tous pussent recevoir de ce spectacle terrible la leçon qu’il était destinée leur donner. Le régiment se mit alors en marche, et remonta l’antique rocher, la musique, suivant l’usage ordinaire, faisant retentir l’air de sons joyeux, comme si la douleur et même la tristesse ne devaient séjourner que le moins de temps possible dans l’âme d’un soldat.

Pendant ce temps, le petit détachement, dont on a déjà parlé, porta le corps du malheureux Hamish à son humble tombe creusée dans un coin du cimetière de Dunbarton, ordinairement réservé aux criminels. Là, parmi la poussière des coupables, repose un jeune homme dont le nom, s’il eut survécu aux événements funestes qui le poussèrent à sa perte, aurait orné les annales des braves.

Le ministre de Glenorquhy quitta Dunbarton immédiatement après avoir été témoin de la dernière scène de ce triste drame. Sa raison reconnaissait la justice de la sentence qui avait voulu que le sang fût payé par le sang, et il convenait que le caractère vindicatif de ses compatriotes avait besoin d’être fortement contenu par le frein puissant de la loi ; mais il pleurait l’homme qui en avait été la victime. Qui peut accuser la foudre du ciel lorsqu’elle éclate au milieu des arbres de la forêt ? Et pourtant qui peut s’empêcher de gémir lorsqu’elle va frapper le tronc superbe du jeune chêne qui promettait d’être l’orgueil de la vallée qui l’avait vu naître ? Méditant sur ces tristes événements, midi le surprit dans les défilés de la montagne qui devaient le conduire à sa demeure encore éloignée.

Se confiant dans la connaissance qu’il avait du pays, le ministre avait quitté la grande route pour prendre un de ces sentiers plus courts, qui ne sont ordinairement fréquentés que par les piétons ou par ceux qui montent des chevaux du pays, petits, mais d’un pied sûr et d’une intelligence extrême. Le lieu qu’il avait alors à traverser était triste et désolé, et des traditions y ajoutaient encore toutes les terreurs de la superstition ; car on assurait qu’il était fréquenté par le malin esprit appelé Cloght-dearg, c’est-à-dire, Manteau-Rouge. Cet esprit, revêtu de la forme d’une femme, disait-on, traversait la vallée à toute heure, mais principalement à midi et à minuit. Ennemi de l’homme et de tous les êtres de la création, il faisait tout le mal que son pouvoir lui permettait de faire, et se plaisait à glacer d’horreur et d’effroi ceux auxquels il ne pouvait nuire autrement.

Le ministre de Glenorquhy s’était déclaré ouvertement contre la plupart de ces idées superstitieuses, qu’il regardait avec raison comme provenant des siècles ténébreux du papisme, peut-être même de ceux du paganisme, et comme ne méritant ni l’attention ni la croyance des chrétiens d’un âge éclairé. Plusieurs de ses paroissiens, ceux même qui lui étaient le plus attachés, l’accusaient de témérité dans son opposition à l’ancienne croyance de leurs pères : quoiqu’ils admirassent la force morale de leur pasteur, ils ne pouvaient s’empêcher de lui témoigner la crainte qu’il ne devînt un jour la victime de sa témérité, et qu’il ne fût déchiré en morceaux dans la vallée de Cloght-dearg, ou dans quelque autre de ces solitudes sauvages qu’il semblait traverser seul avec une sorte de plaisir et d’orgueil, aux heures où l’on supposait que les malins esprits avaient le plus de pouvoir sur les hommes et les animaux.

Les traditions qu’il avait entendu raconter lui revinrent à l’esprit en traversant cette solitude, et un sourire mélancolique passa rapidement sur ses lèvres : il songeait à l’inconséquence de la nature humaine. Combien de braves, se disait-il, que le son du pibroch aurait fait courir tête baissée contre les baïonnettes, comme un taureau sauvage contre son ennemi, et qui auraient frémi à la seule idée de ces visions, de ces fantômes imaginaires ; tandis que lui, homme de paix, et peu propre, dans les dangers mêmes ordinaires, à opposer une résistance vigoureuse, osait les braver sans hésiter !

Tout en contemplant la scène de désolation dont il était environné, il s’avouait à lui-même que ce lieu était parfaitement convenable pour servir de retraite aux esprits qui, dit-on, se plaisent dans la solitude et les lieux désolés. La vallée étroite, et bordée de rochers escarpés, permettait à peine au soleil de midi de lancer quelques-uns de ses rayons sur le sombre et chétif ruisseau qui coulait à travers ces retraites sauvages, le plus souvent sans bruit, et parfois en murmurant tristement contre les grosses pierres et les rochers qui semblaient vouloir entraver sa marche. Pendant l’hiver, ou dans la saison pluvieuse, ce ruisseau devenait un torrent écumant, d’une largeur effrayante : à de pareilles époques il avait arraché ces énormes fragments de rochers qui, au temps dont nous parlons, cachaient son cours et paraissaient vouloir l’interrompre totalement. « Sans doute, pensait le ministre, ce ruisseau qui descend de la montagne, gonflé tout à coup par une chute d’eau ou un violent orage, a souvent été cause des accidents que l’on attribue à la puissance du Clogth-dearg. »

Au moment où cette idée lui venait à l’esprit, une voix de femme lui cria d’un accent farouche et perçant ; « Michel Tyrie ! Michel Tyrie ! » Étonné, il regarda autour de lui, non sans une sorte de crainte. Il lui sembla, pendant un instant, que le malin esprit, dont il avait nié l’existence, allait lui apparaître pour le punir de son incrédulité. Cette pensée n’eut dans son esprit que la durée de l’éclair, et elle ne l’empêcha pas de répondre d’une voix ferme : « Qui m’appelle ? où êtes-vous ?

— Je suis celle qui voyage dans la misère, entre la vie et la mort, » répondit la voix ; et à ces mots, une femme d’une haute taille sortit du milieu des fragments du rocher, qui jusqu’alors l’avaient dérobée aux regards du ministre.

Tandis qu’elle s’approchait, son manteau de tartan, où dominait un rouge éclatant, sa haute stature, son pas grave, ses traits ridés et ses regards farouches, qui perçaient sous sa coiffe, auraient pu aisément la faire prendre pour l’esprit qui avait donné son nom à la vallée ; mais M. Tyrie reconnut aussitôt en elle la femme de l’Arbre, la veuve de Mac Tavish Mhor, la mère malheureuse qui avait perdu son enfant. Je ne sais si le ministre n’aurait pas préféré la visite du Cloght-dearg lui-même à la présence d’Elspat, criminelle et misérable comme elle était. Il tira, comme par instinct, la bride de son cheval, et resta immobile, cherchant à recueillir ses idées, tandis qu’Elspat, en quelques pas, arrivait devant la tête de son cheval.

« Michel Tyrie, dit-elle, les femmes du clachan[138], folles qu’elles sont, te regardent comme un dieu… sois-en un pour moi, et dis-moi que mon fils existe. Dis-le, et moi aussi je serai de ta religion… Je fléchirai mes genoux le septième jour dans la maison où tu célèbres ton culte, et ton Dieu sera mon Dieu.

— Malheureuse femme ! répondit le prêtre, l’homme ne forme point de pacte avec son Créateur, comme avec une créature de boue semblable à lui-même. Penses-tu traiter avec celui qui créa la terre et répandit l’immensité des cieux ? Ou bien est-ce que tu crois pouvoir offrir un hommage ou un vœu qui soit, à ses yeux, digne d’être accepté ? Il nous a demandé l’obéissance et non le sacrifice, la patience à supporter les épreuves dont il nous afflige, et non de vains présents tels que l’homme en offre à son semblable, fait de boue comme lui, pour corrompre son esprit inconstant, et le détourner de ses desseins.

— Tais-toi, prêtre ! » répondit la femme dans son désespoir ; « ne prononce pas devant moi les paroles de ton livre blanc. Les parents d’Elspat étaient du nombre de ceux qui faisaient le signe de la croix, et s’agenouillaient au son de la cloche sacrée : Elspat sait qu’on peut expier devant l’autel les actions faites sur la montagne. Elspat avait autrefois des troupeaux de bêtes à laine et de bêtes à cornes, des chèvres sur les rochers escarpés, et des bestiaux dans les prairies. Elle portait de l’or autour de son cou et sur sa chevelure, des chaînes d’or aussi pesantes que celles des héros des anciens temps. Elle aurait cédé tout cela au prêtre, tout ; et s’il avait désiré les joyaux d’une noble dame ou la bourse d’un chef, eût-il été aussi grand, aussi puissant que Mac Callum Mhor lui-même, Mac Tavish Mhor les lui aurait procurés, dès qu’Elspat les lui avait promis. Elspat, maintenant, est pauvre et n’a rien à donner. Mais l’abbé noir d’Inchaffray lui aurait ordonné de battre de verges ses épaules, et de se déchirer les pieds en allant en pèlerinage, et il lui aurait accordé son pardon quand il aurait vu son sang couler et sa chair meurtrie. Tels étaient les prêtres qui avaient un pouvoir réel même sur les plus puissants. Ils menaçaient les grands de la terre avec des paroles qui sortaient de leur bouche, avec les sentences de leurs livres sacrés, avec la lueur de leurs cierges et le tintement lugubre de leurs cloches. Les puissants s’inclinaient à leur voix ; à l’ordre des prêtres, ils déliaient ceux qu’ils avaient enchaînés dans leur colère ; ils mettaient en liberté, sans lui nuire, celui qu’ils avaient condamné à la mort et dont ils voulaient le sang. Ceux-là étaient des prêtres puissants, et ils avaient bien le droit d’ordonner au pauvre de s’agenouiller, puisqu’ils pouvaient humilier les superbes. Mais vous ! contre qui exercez-vous votre force ? contre de faibles femmes, coupables de folie, et quelques hommes qui jamais n’ont su porter l’épée ! Les prêtres d’autrefois ressemblaient au torrent qui, pendant l’hiver, remplit les profondeurs de la vallée et fait rouler les uns contre les autres les quartiers de rochers aussi aisément que le jeune garçon joue avec la balle qu’il jette devant lui. Mais vous, vous ne ressemblez qu’au ruisseau qui, desséché par les chaleurs de l’été, est détourné par les joncs et arrêté par un buisson de glaïeuls. Malheur sur votre tête, puisqu’il n’y a point de secours à attendre de vous ! »

Le ministre n’eut pas de peine à comprendre qu’Elspat avait renoncé à la foi catholique romaine sans en adopter aucune autre. Elle conservait encore une idée vague et confuse des accommodements que l’on pouvait faire avec les prêtres, par le moyen de la confession, des aumônes et de la pénitence : elle se rappelait l’étendue de leur pouvoir, qui, selon elle, aurait été capable d’assurer le salut de son fils. Ému de compassion pour son malheur, et plein d’indulgence pour ses erreurs et son ignorance, il lui répondit avec douceur :

« Hélas ! malheureuse femme ! plût à Dieu que je pusse t’apprendre aussi aisément où tu dois désormais chercher des consolations, qu’il m’est facile de t’assurer d’un seul mot que Rome et tout son clergé, fussent-ils encore dans toute la plénitude de leur pouvoir, ne sauraient, ni en récompense de tes dons, ni pour tes pénitences, apporter à tes infortunes la plus faible consolation. Elspat Mac Tavish, j’ai de cruelles choses à vous apprendre.

— Je les sais déjà sans que tu aies besoin de recourir à des paroles, répondit l’infortunée ; mon fils est condamné à mourir.

— Elspat, reprit le ministre, il a été condamné, et la sentence est exécutée. »

La malheureuse mère leva les yeux au ciel, et poussa un cri si différent de celui d’une créature humaine, que l’aigle qui planait au milieu des airs y répondit comme il eût fait au cri de sa compagne.

« Impossible ! s’écria-t-elle ; c’est impossible ! Les hommes ne peuvent condamner et tuer le même jour ! Tu me trompes. Le peuple t’appelle saint : mais as-tu bien le cœur assez dur pour dire à une mère qu’elle a tué son enfant, son enfant unique ?

— Dieu sait, » dit le prêtre, les yeux baignés de larmes, « que je voudrais avoir de meilleures nouvelles à vous donner ; mais malheureusement celles que je vous apporte sont aussi certaines que fatales. Mes oreilles ont entendu le coup mortel, mes yeux ont vu la mort de votre fils, ses funérailles ; et ma bouche rend témoignage de ce que mon oreille a entendu, de ce que mes yeux ont vu ! »

Elspat joignit les mains et les éleva vers le ciel comme une sybille prête à annoncer la guerre et la désolation ; et, dans sa fureur impuissante et terrible, elle vomit un torrent d’imprécations effroyables.

« Vil Saxon ! s’écria-t-elle, vil hypocrite ! misérable imposteur ! puissent les yeux qui ont vu avec calme la mort de mon fils aux blonds cheveux s’éteindre dans leurs orbites, et se dissoudre dans les pleurs que tu répandras pour les parents les plus proches et les amis les plus chers ! Puissent les oreilles qui ont entendu le signal de son trépas être désormais sourdes à toute espèce de son, si ce n’est au cri du corbeau et au sifflement du serpent ! Puisse la langue qui m’a raconté cette mort et mon propre crime se dessécher dans ta bouche ! Ou plutôt, quand tu prieras avec ton peuple, puisse l’esprit du mal te souffler des blasphèmes au lieu de bénédictions, jusqu’à ce que les hommes fuient de terreur, et que la foudre céleste, lancée contre ta tête, arrête pour jamais ta voix maudissante et maudite ! Pars ! éloigne-toi ! Jamais, jamais Elspat n’adressera autant de paroles à une créature humaine ! »

Elle tint sa promesse. Depuis ce jour le monde fut un désert pour elle, un désert où elle resta sans penser, sans prendre de soin, d’intérêt à rien ; où elle végéta, absorbée dans son désespoir et insensible pour tout le reste.

Quant à sa manière d’exister, le lecteur en sait déjà presque autant qu’il m’est possible de lui en apprendre. Mais, pour sa mort, je ne puis lui en rien dire. On suppose qu’elle arriva quelques années après le jour où elle attira l’attention de mon excellente amie mistress Béthune Baliol. Sa bienveillance qui ne se contentait pas de verser une larme stérile lorsqu’il y avait lieu d’exercer une charité réelle, lui fit faire plusieurs tentatives pour adoucir la situation de cette misérable femme. Mais tous ses efforts ne parvinrent qu’à faire accepter à Elspat des moyens d’existence moins précaires, considération tout à fait indifférente pour elle, bien qu’elle soit importante pour les êtres même les plus malheureux. Ce fut inutilement qu’on essaya de placer quelqu’un dans sa cabane pour prendre soin de sa personne ; l’aversion avec laquelle elle regardait quiconque osait s’introduire dans sa solitude, et la terreur secrète qu’elle inspirait à ceux que l’on choisissait pour habiter avec la redoutable Femme de l’Arbre, furent des obstacles insurmontables. Lorsqu’enfin Elspat fut devenue incapable, du moins en apparence, de se retourner sur le misérable grabat qui lui servait de lit, le successeur de M. Tyrie, homme aussi charitable que son devancier, envoya deux femmes pour prendre soin d’elle à ses derniers moments, qui ne pouvaient être éloignés, à ce qu’on présumait, et pour l’empêcher de mourir, faute de secours ou de nourriture, avant le jour où elle devait succomber naturellement à la vieillesse ou à la maladie.

Ce fut un soir du mois de novembre que les deux femmes chargées de cette triste mission arrivèrent à la cabane d’Elspat. L’infortunée, étendue sur son grabat, ne paraissait déjà plus qu’un corps sans vie ; ses yeux seuls roulaient dans leurs orbites d’une manière effrayante. Ils lancèrent des regards sombres et ardents, et parurent observer avec surprise et indignation la présence des deux étrangères. Celles-ci furent effrayées d’abord de ses regards ; mais, rassurées bientôt par la compagnie l’une de l’autre, elles ranimèrent le feu, allumèrent une chandelle, préparèrent de la nourriture, et firent enfin tous les arrangements pour s’acquitter des devoirs qui leur étaient prescrits.

Elles convinrent ensemble de veiller chacune à leur tour près du lit de la malade. Mais vers minuit, vaincues par la fatigue du voyage (car elles venaient d’assez loin), toutes deux s’endormirent d’un profond sommeil. Lorsqu’elles s’éveillèrent, ce qui ne fut qu’au bout de quelques heures, la malade avait disparu, et la cabane était vide. Frappées d’épouvante, elles coururent à la porte qui était fermée au loquet comme si personne ne l’avait ouverte.

Elles cherchèrent au milieu des ténèbres, elles appelèrent par son nom celle qui avait été confiée à leurs soins : le corbeau de nuit croassa du haut de son vieux chêne, le renard hurla sur la montagne, le bruit du torrent se fit entendre et fut répété par les échos, mais nulle voix humaine ne répondit. Elles ne firent point de plus amples recherches avant que le jour parût ; car la disparition soudaine d’une femme faible et expirante comme Elspat, sa vie étrange, les bruits qui couraient sur elle, les jetaient dans une telle épouvante, qu’elles n’eurent pas le courage de sortir de la cabane. Elles restèrent donc dans un état de terreur inexprimable, tantôt croyant avoir entendu sa voix au dehors, tantôt s’imaginant que des sons d’une nature extraordinaire se mêlaient aux tristes soupirs de la brise de nuit ou au bruit de la cascade. Quelquefois aussi le loquet de la porte remuait, comme si une main faible et impuissante eût essayé de le lever, et à chaque instant elles s’attendaient à voir entrer la redoutable Elspat animée d’une force surnaturelle, et accompagnée peut-être de quelque être encore plus terrible. Le jour parut enfin. Elles cherchèrent dans les buissons, dans les rochers, partout, mais vainement. Deux heures après, le ministre lui-même arriva, et, sur le rapport des deux femmes, il répandit l’alarme dans tout le pays. On fit une recherche exacte et générale dans le voisinage de la hutte et du vieux chêne ; mais tout fut inutile. Elspat Mac Tavish ne fut jamais retrouvée ni morte ni vivante ; et jamais on ne découvrit la moindre trace, le moindre renseignement sur son sort.

Quant aux opinions sur sa disparition, elles différèrent beaucoup. Les personnes superstitieuses pensèrent que le malin esprit, sous l’influence duquel elle avait vécu, l’avait emportée, corps et âme ; et il existe encore bon nombre de gens qui évitent de passer à une heure indue près du chêne sous lequel on assure qu’elle a coutume de venir s’asseoir. D’autres, moins crédules, supposèrent que, s’il avait été possible de visiter le gouffre de Corri Dhu, les profondeurs du lac, ou celles de la rivière, on y aurait trouvé les restes d’Elspat Mac Tavish ; car il était plus que probable que, dans l’état de désorganisation où se trouvaient son corps et son esprit, elle s’était précipitée, soit par accident, soit à dessein, dans l’un de ces abîmes.

Le pasteur était d’une opinion à part. Selon lui, impatientée de la vue des deux gardes placées près d’elle, cette malheureuse femme, guidée par une sorte d’instinct animal, s’était éloignée de la vue de ses semblables, afin que son agonie pût avoir lieu dans quelque antre caché, où, selon toutes probabilités, ses restes mortels seraient à l’abri des regards des humains. Cette espèce d’instinct qui parut d’accord avec tout le cours de sa vie sauvage et extraordinaire, et il lui sembla qu’une pareille influence avait pu causer cette étrange disparition.




LES DEUX BOUVIERS.




m. c. annonce une deuxième histoire.


Ils paraissaient ensemble sur la plaine découverte. Aussitôt que l’aurore entr’ouvrait sa paupière, tous deux conduisaient leurs bœufs aux champs.
Milton. Élégie sur Lycidas.


Je me suis quelquefois demandé avec surprise pourquoi les occupations favorites et les passe-temps de l’espèce humaine tendent toujours à troubler cet heureux état de calme, cet otium, comme l’appelle Horace, cette tranquillité qu’il dit être l’objet des vœux de tous les humains, soit qu’ils naviguent sur l’Océan, soit qu’ils n’aient point quitté la terre ferme. Je m’étonne que cet état de repos auquel nous tenons tant, lorsque le devoir ou la nécessité nous forcent à l’abandonner, soit précisément ce que nous brûlons d’échanger contre un état d’agitation continuelle, dès que nous sommes libres d’en jouir tout à notre aise. En un mot, il suffit de dire à un homme : « Reste en repos », pour qu’à l’instant il soit en proie à un ardent amour pour le travail. Le chasseur se fatigue autant que son garde-chasse ; le maître de la meute prend autant d’exercice que son piqueur, et l’homme d’état, ou le politique, accomplit un travail plus dur et plus pénible que l’homme de loi. Et, pour en venir à ma propre affaire, celui qui se fait volontairement auteur se soumet au risque d’encourir une critique amère, et à la certitude d’un travail intellectuel et physique tout aussi opiniâtre que celui de son pauvre confrère forcé par la nécessité de prendre la plume.

Ces réflexions m’avaient été suggérées par l’annonce que m’avait faite Janet que le petit Gillie Pied-Blanc venait d’arriver de l’imprimerie.

« Vous devriez plutôt l’appeler Gillie Pied-Noir, Janet, lui répondis-je : car, ce n’est ni plus ni moins qu’un enfant du diable[139], venu pour me tourmenter afin d’avoir de la copie ; car c’est ainsi qu’ils appellent les feuilles manuscrites qu’on leur donne à imprimer.

— Ah ! que Dieu pardonne à Votre Honneur ! dit Janet ; car ce n’est pas agir selon votre coutume que de donner de tels noms à un enfant orphelin.

— Je n’ai rien autre chose à lui donner, Janet, il faut qu’il attende un peu.

— Eh bien, moi j’ai quelque chose à lui donner pour son déjeuner ; et il pourra attendre au coin du feu, dans la cuisine, jusqu’à ce que Votre Honneur soit prêt : et je crois qu’à ce prix il ne sera pas fâché d’attendre, s’il le faut, toute la journée.

— Mais Janet, » dis-je à mon active surintendante lorsqu’elle rentra dans le salon, après avoir rempli ce devoir hospitalier, « je commence à trouver ce travail d’écrire nos Chroniques plus fatigant que je ne m’y attendais ; car ce petit drôle vient ici pour me demander de la copie, c’est-à-dire, quelque chose à imprimer, et je n’ai rien à lui donner.

— Votre Honneur ne doit pas être embarrassé pour le faire : je vous ai vu écrire assez vite pour en être convaincu. Vous avez tout le pays des montagnes pour sujet, et je suis sûre que vous savez cent histoires meilleures que celle de Hamish Mac Tavish car, à tout prendre, il ne s’agit dans cette histoire que d’un jeune cateran et d’une vieille folle ; et si l’on avait brûlé cette méchante femme comme sorcière, le charbon n’eût pas été perdu. Forcer son mauvais sujet de fils à tirer sur un gentilhomme, sur un Cameron ! Je suis moi-même cousine au troisième degré des Camerons, et mon sang parle pour eux. Et si vous voulez écrire sur les déserteurs, à coup sûr il y en a eu assez sur le sommet d’Arthur’s-Seat, le jour de l’affaire des Mac-Kaas, et de cette autre journée funeste près de Leith-Pier, Ohonari ! »

Ici Janet fondit en larmes et essuya ses yeux avec son tablier. Quant à moi, le sujet dont j’avais besoin venait de se présenter à moi, mais j’hésitais encore à en faire usage. Il en est des sujets comme du temps, ils s’usent à force de servir. Il ne convient qu’à un âne comme le juge Shallow de faire main basse sur les airs que sifflent les charretiers, et d’essayer de les faire passer pour les productions de son génie. Le pays des montagnes, qui offrait autrefois une mine abondante en anecdotes neuves et originales, est maintenant, ainsi que me le disait mistress Baliol à peu près épuisé par les fouilles continuelles des romanciers modernes, qui, trouvant dans ces régions lointaines des habitudes et des mœurs primitives, se sont ridiculement imaginé que le public ne peut jamais s’en passer. Aussi trouve-t-on sur les tablettes d’un cabinet littéraire autant de montagnards en jaquette que dans un bal calédonien. On aurait pu, il y a quelques années, tirer un excellent parti de l’histoire d’un régiment montagnard et de la révolution singulière qui ne pouvait manquer de s’opérer dans l’esprit de ceux qui le composaient, lorsqu’ils abandonnaient leurs montagnes pour les champs de bataille du continent, et leurs simples et indolentes habitudes pour les manœuvres régulières qu’exige la discipline. Mais cette mine a été exploitée d’avance. Mistress Grant de Laggan a décrit les mœurs, les coutumes et les superstitions des montagnes dans leur simple état de nature ; et mon ami le général Stewart de Garth, en écrivant l’histoire réelle des régiments montagnards, a rendu extrêmement téméraire et hasardeuse toute tentative pour en tracer une esquisse avec le pinceau de l’imagination. Et cependant, moi aussi j’éprouve le désir d’ajouter une pierre au vieux tombeau. Sans avoir recours à la faculté poétique pour colorer des impressions et des souvenirs de jeunesse, je puis essayer de tracer deux scènes propres à faire connaître le caractère montagnard. Ces scènes appartiennent particulièrement aux Chroniques de la Canongate, puisqu’elles sont aussi connues des vieilles têtes grises qui habitent ce quartier que de Chrystal Croftangry lui-même. Pourtant je ne remonterai pas au temps des clans et des claymores. Vous aurez donc, aimable lecteur, l’histoire de Deux Bouviers. Puisqu’une huître peut être traversée dans ses amours, dit l’aimable Tilburina[140] un bouvier peut bien être sensible au point d’honneur, dit le chroniqueur de la Canongate.







CHAPITRE PREMIER.

le présage.


Mon récit commence le lendemain de la foire de Doune. Le marché avait été animé ; plusieurs marchands y étaient venus des comtés situés dans le centre et dans le nord de l’Angleterre, et l’argent anglais y avait roulé rondement, au point que les fermiers des montagnes en avaient le cœur tout réjoui. De nombreux troupeaux étaient sur le point de partir pour l’Angleterre, soit sous la garde de leurs maîtres, soit sous celle des bouviers, à qui les premiers confiaient, sous leur responsabilité, l’emploi ennuyeux et pénible d’emmener les bestiaux du marché où ils avaient été achetés et leur faire parcourir un espace de plusieurs centaines de milles, jusqu’aux champs ou jusqu’aux fermes où ils devaient être engraissés pour les boucheries.

Les montagnards surtout excellent dans ce métier difficile de conducteur de troupeaux, qui semble leur convenir aussi bien que le métier de la guerre. Il leur offre l’occasion d’exercer toutes leurs habitudes d’une patience à toute épreuve, et d’une activité toujours renaissante. Il faut qu’ils connaissent parfaitement les routes situées dans les parties les plus sauvages du pays, et qu’ils évitent, autant que possible, les grands chemins, qui fatiguent les pieds des bœufs, et les barrières dont le péage tourmente celui qui les guide. Sur l’herbe, au contraire, ou dans les plaines marécageuses, les troupeaux non-seulement marchent à l’aise et à l’abri des taxes, mais encore, s’ils y sont disposés, ils peuvent prendre, chemin faisant, un à compte sur leur nourriture. La nuit, les bouviers dorment ordinairement à côté de leurs troupeaux, quelque temps qu’il fasse, et la plupart de ces hommes endurcis aux fatigues ne reposent pas une seule fois sous un toit pendant un voyage à pied du Lochaber au Lincolnshire. Ils reçoivent un gros salaire ; car la tâche qu’on leur confie est d’une grande importance, puisqu’il dépend de leur prudence, de leur vigilance et de leur probité, que leur bétail arrive en bon état au lieu de sa destination, et rapporte du profit au nourrisseur. Mais comme ils s’entretiennent à leurs frais, ils sont d’une économie remarquable. À l’époque dont il est question, la provision d’un bouvier montagnard, pour son long et fatigant voyage, consistait en quelques poignées de gruau, d’avoine, avec deux ou trois oignons, renouvelés de temps en temps, puis une corne de bouc pleine de whisky, dont il faisait usage régulièrement tous les matins et tous les soirs. Son poignard, ou skene-dhu, c’est-à-dire, couteau noir, porté de manière à être caché sous le bras ou par les plis du manteau, était sa seule arme, avec le bâton à l’aide duquel il dirigeait les mouvements du troupeau. Jamais un montagnard n’était plus heureux que dans ces occasions. Il y avait dans un voyage de cette espèce une variété qui plaisait à la curiosité naturelle et à l’amour du mouvement qui distinguent le Celte ; il y trouvait le changement continuel de lieux et de scènes, les aventures, les incidents inséparables de ce métier, et des relations soit avec les fermiers, soit avec les nourrisseurs et les marchands, qui convenaient d’autant plus à Donald[141], qu’elles ne nécessitaient aucune dépense de sa part. Il éprouvait même dans ce métier des sentiments qui flattaient intérieurement son amour-propre, et lui donnaient une haute idée de son habileté ; car le montagnard, qui n’est qu’un enfant parmi des troupeaux de moutons, devient un prince au milieu de ses bœufs, et ses habitudes naturelles lui font mépriser la vie indolente et monotone du berger. Ainsi donc, il ne se sent jamais plus heureux que quand il commande un troupeau de bestiaux de son pays confié à ses soins.

Parmi ceux qui, ce jour-là, quittèrent Doune dans le but dont nous venons de parler, aucun ne mettait sa toque d’un air plus galant, ou n’attachait au-dessous des genoux ses bas de tartan à des jambes d’aussi bonne tournure, que Robin M’Combich, appelé familièrement Robin Oig, c’est-à-dire Robin le jeune, ou le petit. Quoique court de stature, et sans avoir des membres vigoureux, comme l’épithète de Oig l’indique, il était aussi léger et aussi alerte qu’un daim des montagnes. Son pas avait, dans le cours d’une longue marche, une élasticité qui excitait l’envie de plus d’un de ses robustes compagnons ; et la manière dont il ajustait son plaid et plaçait sa toque indiquait la conviction intérieure où il était qu’un aussi galant John Highlandman ne pouvait passer devant de jeunes filles des basses terres sans être remarqué. Ses joues rubicondes, ses lèvres vermeilles, ses dents blanches, faisaient ressortir une physionomie à laquelle l’habitude d’être exposée à l’inconstance des saisons et au grand air avait donné le coloris de la santé et de la vigueur, plutôt que celui de la rudesse. Si Robin Oig ne riait pas, et même ne souriait pas souvent, ce qui n’est guère conforme aux usages de ses compatriotes, ses yeux vifs brillaient, en revanche, sous sa toque, avec une expression de bonne humeur qui paraissait toujours prête à se changer en joie.

Le départ de Robin Oig fut un événement dans la petite ville où il avait, ainsi que dans les environs, un grand nombre d’amis parmi les deux sexes. C’était un personnage marquant dans sa classe ; il faisait des affaires considérables pour son propre compte, et il possédait la confiance des meilleurs fermiers des montagnes, de préférence à tous les bouviers du pays. Il aurait pu donner à ses affaires une plus grande extension s’il avait voulu y associer quelqu’un ; mais, à l’exception de deux jeunes garçons, fils de sa propre sœur, Robin rejetait l’idée de tout auxiliaire, de tout associé, sentant peut-être que sa réputation dépendait de sa persévérance à remplir en personne et dans toutes les occasions, les devoirs de sa profession. Il se contentait donc du haut prix accordé aux gens les plus habiles de son état, et nourrissait secrètement l’espérance de se mettre, par quelques voyages en Angleterre, en état d’entreprendre des affaires pour son propre compte, et d’une manière digne de sa naissance. En effet, le père de Robin Oig, Lachlan M’Crombich, c’est-à-dire fils de mon ami, car son véritable surnom de clan était M’Gregor, avait été ainsi nommé par le célèbre Rob Roy, à cause de l’amitié particulière qui avait subsisté entre le grand-père de Robin et ce fameux cateran. Quelques personnes prétendent même que Robin Oig tirait son nom de baptême d’un homme aussi renommé dans les solitudes sauvages de Lochlomon, que l’avait été Robin Hood dans la joyeuse forêt de Sherwood. « Qui ne serait fier de tels ancêtres ? » dit James Boswell. Robin Oig était donc orgueilleux de son origine ; mais ses fréquents voyages en Angleterre et dans les basses terres lui avaient donné assez de tact pour savoir que des prétentions à cet égard, admissibles dans sa vallée solitaire, pouvaient paraître ridicules et lui devenir nuisibles, s’il cherchait à s’en prévaloir ailleurs. L’orgueil de la naissance était donc pour lui, comme le trésor de l’avare, l’objet secret de sa contemplation, sans qu’il osât en faire étalage aux yeux de l’étranger.

Les félicitations et les heureux souhaits furent prodigués à Robin Oig. Les connaisseurs firent un grand éloge de ses troupeaux, principalement des bêtes à cornes qui étaient la propriété de Robin. Les uns lui tendaient leurs tabatières pour la prise du départ, les autres lui offraient le doch-an-dorroch, ou coup de l’étrier, et tous s’écriaient : « Bon voyage et bon retour ! bonne chance au marché saxon ! De bons billets dans le leabhar-dhu (portefeuille noir), et de l’or anglais plein le sporran ! »

Les jolies filles faisaient leurs adieux plus modestement, et plus d’une, dit-on, aurait donné son plus beau joyau pour être sûre que c’était sur elle que le dernier regard du jeune homme s’était fixé lorsqu’il s’était mis en chemin.

Robin Oig venait de donner le signal du départ : « Hoo, hoo ! » pour presser les traîneurs du troupeau, lorsqu’un cri se fit entendre derrière lui :

« Arrête, Robin ! attends un moment, voici Janet de Tomahourich, la vieille Janet, la sœur de ton père.

— Peste sur la vieille sorcière des montagnes ! » dit un fermier du Carse[142] de Stirling, « elle va jeter un sort sur les bestiaux.

— Elle ne le saurait, » dit un autre de la même profession, » Robin Oig n’est pas homme à laisser un seul de ses bœufs, sans faire à sa queue le nœud de saint Mungo, et cela suffit pour mettre en fuite la plus fameuse sorcière qui ait jamais traversé le Dimayet sur un manche à balai. »

Il ne sera peut-être pas indifférent au lecteur de savoir que le bétail des montagnes d’Écosse est particulièrement sujet à être ensorcelé par des charmes dont les gens prudents et bien avisés se préservent au moyen d’un nœud d’une espèce toute particulière, qu’ils font à la touffe du poil qui termine la queue de l’animal. Mais la vieille femme, objet des soupçons du fermier, ne paraissait s’occuper que de Robin, sans faire attention à son troupeau. Celui-ci, au contraire, semblait excessivement contrarié de sa présence.

« Quelle idée de vieille femme ! lui dit-il, quel motif vous amène de si bonne heure, Mhume[143] ? Je vous ai dit adieu hier au soir et j’ai reçu vos souhaits pour mon voyage.

— Oui, mais tu m’as laissé plus d’argent qu’une vieille femme n’en a besoin, enfant de mon cœur, dit Janet ; néanmoins je me soucierais peu de la nourriture qui m’entretient, du feu qui me réchauffe, et même du soleil bienfaisant du ciel, s’il devait arriver quelque malheur au petit-fils de mon père. Laisse-moi donc faire autour de toi la marche du deasil, afin que tu puisses voyager sain et sauf. »

Robin Oig s’arrêta à moitié riant, à moitié embarrassé, et faisant signe à ceux qui l’entouraient qu’il ne se prêtait au désir de la vieille que pour lui faire plaisir. Alors elle exécuta autour de lui, à pas chancelants, la cérémonie expiatoire qui, d’après l’opinion de quelques-uns, est tirée des rites druidiques. Elle consiste, comme chacun sait, à tourner trois fois autour de la personne qui est l’objet de la cérémonie, ayant soin d’exécuter cette marche mystérieuse selon le cours du soleil. Tout à coup, la vieille s’arrêta et s’écria d’une voix qui exprimait l’horreur et l’effroi : « Petit-fils de mon père, je vois du sang sur votre main !

— Silence, pour l’amour de Dieu, ma tante ! dit Robin Oig, vous attirerez sur votre tête, avec votre taishataragh (seconde vue), des embarras dont vous ne serez pas capable de vous tirer. »

La vieille femme répéta d’un air sombre et égaré : « Il y a du sang sur votre main, et du sang anglais. Le sang de Gaël est plus foncé et plus rouge. Voyons ! voyons ! »

Avant que Robin Oig eût le temps de l’en empêcher, ce qu’il n’aurait pu faire qu’en recourant à sa force, tant les mouvements de la vieille furent prompts et décisifs, elle arracha de la ceinture du jeune homme le poignard caché sous les plis de son plaid, et l’élevant en l’air, elle s’écria, quoique la lame brillât au soleil, claire et sans tache : « Du sang, encore du sang saxon ! Robin Oig M’Combich, je t’en conjure, ne pars pas aujourd’hui pour l’Angleterre !

— Bah, répondit Robin Oig, impossible ! je n’aurais plus qu’à courir le pays. N’êtes-vous pas honteuse, Mhume ? rendez-moi mon poignard. Vous ne sauriez distinguer à la couleur la différence qui existe entre le sang d’un taureau noir et celui d’un taureau blanc, et vous parlez de distinguer le sang d’un Saxon de celui d’un Écossais ! Tous les hommes tirent leur sang d’Adam, Mhume. Donnez-moi mon poignard, vous dis-je, et laissez-moi partir. Sans vous, je serais déjà à moitié chemin du pont de Stirling.

— Non, jamais je ne te le rendrai, dit la vieille femme : ma main ne lâchera pas ton plaid que tu ne m’aies juré de ne plus porter cette arme fatale. »

Les femmes qui entouraient Robin le supplièrent de consentir à ce qu’elle demandait, en disant qu’il devait bien savoir que rarement les paroles de sa tante tombaient à terre ; et comme Robin Oig vit que les fermiers des basses terres commençaient à observer cette scène avec humeur, il résolut d’y mettre fin à quelque prix que ce fût.

« Eh bien donc, dit le jeune bouvier en donnant le fourreau à Hugh Morrison, vous autres habitants des basses terres, vous qui ne faites pas grand cas de ces prophéties, gardez mon poignard. Je ne puis vous le donner, car c’est celui de mon père ; mais vos troupeaux suivent les miens, et je consens avec plaisir à ce qu’il reste entre vos mains plutôt qu’entre les miennes. Cela suffit-il, Mhume ?

— Sans doute, répondit la vieille, c’est-à-dire, si votre ami des basses terres est assez fou pour garder ce poignard.

Le robuste habitant de l’ouest se prit à rire aux éclats.

« Bonne femme, dit-il, je suis Hugh Morrison de Glenae, descendu des Manly Morrison du vieux temps ; et mes braves ancêtres, dans tout le cours de la vie, ne se sont jamais servis d’une telle arme contre un homme. Ils n’en avaient pas besoin ; ils portaient leurs sabres à leurs côtés, et moi je porte cette baguette (il montrait un énorme bâton) pour me défendre, et je laisse le poignard à John le montagnard. Ne secouez pas la tête, habitants des montagnes, ni vous surtout, Robin ; je garderai le poignard, si vous avez peur des contes de la vieille sorcière, et je vous le rendrai quand vous en aurez besoin. »

Robin n’était rien moins que satisfait d’une partie du discours de Hugh Morrison ; mais il avait acquis pendant ses voyages plus de patience qu’il n’est donné à un caractère montagnard d’en avoir, et il accepta l’offre de service du descendant des Manly Morrison, sans paraître offensé de la manière peu flatteuse dont elle était faite.

« S’il n’avait pas eu dans la tête son coup du matin, disait Robin, et s’il avait un peu plus de bon sens qu’un pourceau de Dumfries, il aurait parlé autrement à un gentilhomme ; mais on ne saurait tirer d’un pourceau autre chose qu’un grognement. C’est une honte de voir le couteau de mon père destiné à couper un haggis[144] pour un rustre tel que lui. »

En parlant ainsi, mais en langue gaélique, Robin mit son troupeau en marche, et fit un signe d’adieu à tous ceux qu’il laissait derrière lui. Il était pressé, parce qu’il espérait rejoindre à Falkirk un camarade, un confrère, dans la compagnie duquel il devait voyager.

Cet ami de Robin Oig était un jeune Anglais, nommé Harry Wakefield, bien connu dans tous les marchés du nord, aussi renommé et aussi estimé dans sa classe que notre bouvier montagnard. Il avait près de six pieds de haut, et il était doué de formes vigoureuses, propres à lui faire jouer un rôle distingué dans la lutte de Smithfield et dans les autres combats à coups de poignet bien qu’il eût trouvé ses maîtres parmi les professeurs en titre de l’art de boxer, il était parfaitement capable de mettre hors de combat tout novice rustique comme lui ou tout amateur de seconde force. Il paraissait dans toute sa gloire aux courses de Doncaster, pariant sa guinée, et toujours avec succès ; et il n’y avait pas un combat marquant dans le Yorkshire, où les nourrisseurs de bestiaux sont des personnages célèbres, auquel il n’assistât lorsque ses affaires le lui permettaient. Mais, quoique un peu coureur par caractère, et aimant le plaisir partout où il pouvait le trouver, Harry Wakefield était un homme solide, et le prudent Robin Oig Mac Combich lui-même n’était pas plus attentif aux affaires de commerce.

Ses jours de repos étaient de vrais jours de fête, mais ses jours de travail étaient consacrés avec persévérance aux occupations les plus laborieuses. Par ses manières et son caractère, Wakefield était le modèle des joyeux enfants de la vieille Angleterre, dont les arcs et les longues flèches attestèrent, dans un si grand nombre de batailles, sa supériorité sur les autres nations, et dont les bons sabres sont, de notre temps, sa meilleure et sa plus sûre défense. Il était facile d’exciter sa gaieté : car, d’une constitution robuste, et heureux dans toutes ses entreprises, il était disposé à trouver bien tout ce qu’il voyait ; et les difficultés qu’il pouvait rencontrer de temps à autre étaient, pour un homme de son énergie, plutôt un sujet d’amusement qu’une cause de contrariété. Avec toutes les qualités d’un caractère ardent, notre jeune bouvier anglais n’était pas sans défauts. Il était irascible, quelquefois même querelleur ; et d’autant plus disposé peut-être à soumettre ses disputes à la décision du pugilat, qu’il trouvait peu d’antagonistes capables de lui résister.

Il serait difficile de dire comment Harry Wakefield et Robin Oig devinrent amis intimes ; mais il est certain qu’ils se lièrent étroitement, quoiqu’en apparence ils eussent peu de sujets de conversation, dès qu’il n’était plus question de leurs bœufs. Robin Oig parlait très-mal l’anglais, quand il s’agissait de choses étrangères à ses bêtes à cornes ; et Harry Wakefield n’avait jamais pu accoutumer sa langue, trop habituée à l’accent rude du Yorkshire, à prononcer un seul mot d’écossais. C’est vainement que Robin Oig employa toute une matinée, en traversant le Minch-Moor, à enseigner à son compagnon de voyage à prononcer avec précision le mot Llhu, qui veut dire un veau en langue gaélique. De Traquair à Murder-Cairn, la montagne retentit des accords discordants du Saxon sur le monosyllabe rebelle, et des éclats de rire qui suivaient chaque tentative infructueuse. Ils avaient cependant de meilleurs moyens d’éveiller les échos : car Wakefield savait maintes chansons à la louange de Molly, de Susanne, de Cicely ; et Robin avait un talent tout particulier pour siffler d’interminables pibrochs[145] avec toutes les variations ; et ce qui plaisait encore plus à l’oreille méridionale de son compagnon, c’est qu’il savait la plupart des chansons joyeuses et pathétiques du nord, que Wakefield cherchait à accompagner en sifflant une basse. Ainsi, quoique Robin ne comprît que difficilement les histoires de son compagnon sur les courses de chevaux, les combats de coqs ou les chasses au renard, et quoique les récits du montagnard sur les légendes historiques de son pays, les combats des divers clans, les contes de lutins et de féeries fussent à peu près inintelligibles pour le bouvier du Yorkshire, ils n’en rencontraient pas moins dans la compagnie l’un de l’autre un attrait qui les engagea pendant trois ans à voyager ensemble toutes les fois que leur direction fut la même. Chacun d’eux trouvait son avantage à cela ; car, où l’Anglais aurait-il rencontré un meilleur guide que Robin Oig Mac Combich pour le conduire à travers les montagnes de l’ouest ? Et lorsqu’ils arrivaient à ce que Harry nommait le bon côté de la frontière, sa protection et sa bourse toujours bien garnie étaient au service de son ami le montagnard, et dans bien des circonstances sa générosité fut très-utile à Robin.



CHAPITRE II.

le combat.


Fut-il jamais deux amis si tendres ? Comment purent-ils se désunir ? Voici comment : il lui était bien cher ; il voulait le lui prouver ; et comme il n’avait pas d’autre ami, il résolut de se battre avec lui.
Duc contre Duc.


Les deux amis avaient traversé, avec leur cordialité ordinaire, les gras pâturages de Lidderdale, et laissé derrière eux la partie du Cumberland appelée emphatiquement le Désert. Dans ces régions solitaires, les bestiaux confiés à la garde de nos bouviers pouvaient se nourrir à bon marché en broutant l’herbe le long de leur chemin, et quelquefois en cédant à la tentation séduisante d’envahir d’un saut le pré d’un voisin. Mais maintenant la scène allait changer d’aspect : ils descendaient vers un pays, vers des champs entourés de clôtures, où des libertés de ce genre ne pouvaient être prises impunément et sans quelque arrangement ou quelque marché préalable avec les propriétaires de ces terrains. Il était pourtant nécessaire de prendre quelque mesure de ce genre ; car on était à la veille d’une grande foire de bestiaux, qui devait avoir lieu dans le nord, et où nos deux bouviers espéraient vendre une partie de leurs bœufs, qu’il était nécessaire de conduire au marché reposés et en bon état. On ne pouvait obtenir des pâturages que difficilement et à un prix très-élevé. Cette nécessité occasionna une séparation momentanée entre les deux amis, qui allèrent, chacun de son côté, faire leurs arrangements, et pourvoir aux besoins de leur troupeau comme ils le pouvaient. Malheureusement il arriva que tous deux, à l’insu l’un de l’autre, firent marché pour un terrain appartenant à un gentilhomme campagnard assez riche, dont les terres étaient situées dans le voisinage. Le bouvier anglais s’adressa au bailli du domaine, qu’il connaissait. Il arriva que le gentillâtre du Cumberland, qui avait quelques soupçons sur la probité de son agent, prenait alors des mesures pour s’assurer jusqu’à quel point ils étaient fondés, et avait ordonné que toutes les demandes qu’on ferait relativement à ses terres encloses, dans le but de les occuper temporairement, lui fussent renvoyées. Cependant, comme M. Ireby était parti le jour précédent pour un voyage de quelques milles, dans le nord, le bailli crut devoir considérer la restriction mise à ses pleins pouvoirs comme levée pour le moment, et conclut qu’il ne pouvait mieux entendre les intérêts de son maître, et peut-être les siens, qu’en faisant un arrangement avec Harry Wakefield. Pendant ce temps, Robin Oig, ignorant de son côté ce que ferait son camarade, rencontra par hasard sur la route, un petit homme de bonne mine monté sur un petit poney, dont la queue et les oreilles étaient taillées selon la mode de l’époque. Le cavalier portait des culottes de peau collantes et de longs éperons brillants. Il fit à Robin quelques questions relatives aux marchés et au prix des bestiaux. L’Écossais, reconnaissant en lui un homme poli et de bon sens, prit la liberté de lui demander s’il ne connaissait pas quelques pâturages à louer dans le voisinage, pour entretenir momentanément son troupeau. Il ne pouvait s’adresser à homme mieux disposé. Le gentilhomme à culottes de peau de daim était le propriétaire du terrain pour lequel Harry Wakefield était en train de négocier avec le bailli.

« Tu es fort heureux, mon brave Écossais, dit M. Ireby, de m’avoir rencontré ; je vois que ton troupeau a bien assez de sa journée, et j’ai à ma disposition le seul champ qui soit à louer à trois milles à la ronde.

— Mon troupeau peut très-bien encore faire deux, trois et quatre milles, répondit le prudent montagnard. Mais, ajouta-t-il, que demanderait Votre Honneur par tête de bétail, si je voulais louer le parc pour deux ou trois jours ?

— Nous n’aurons point de difficultés ensemble, Sawney, si tu veux me vendre à un prix raisonnable six de tes bœufs pour les engraisser cet hiver.

— Et lesquels Votre Honneur voudrait-il avoir ?

— Lesquels ? voyons… les deux noirs, le brun qui est là-bas… celui qui a les cornes tordues… puis ces deux… Allons, combien par tête ?

— Ah ! dit Robin, Votre Honneur est un connaisseur, un vrai connaisseur. Je n’aurais pas mieux choisi les six meilleurs, moi qui les connais comme s’ils étaient mes enfants, les pauvres bêtes !

— Eh bien, combien par tête, Sawney ? continua M. Ireby.

— Les prix ont été bien élevés cette fois aux foires de Doune et de Falkirk, » reprit Robin.

La conversation continua ainsi jusqu’à ce qu’ils fussent convenus du juste prix des six bœufs ; le gentilhomme comprenant dans l’arrangement l’usage momentané de son parc pour les bestiaux, et Robin faisant, selon lui, un très-bon marché, pourvu toutefois que l’herbe fût passable. M. Ireby mit son cheval au pas, tant pour montrer le chemin au bouvier et le mettre en possession du parc, que pour apprendre de lui les dernières nouvelles qui s’étaient débitées aux foires du nord.

Arrivés au champ, le pâturage parut excellent ; mais quelle fut leur surprise, quand ils virent le bailli introduisant tranquillement le troupeau de Harry Wakefield dans ces mêmes pâturages, qui venaient d’être loués à celui de Robin Oig par le propriétaire lui-même ! Ireby, donnant un coup d’éperon à son cheval, s’avança vers le bailli, et apprenant ce qui avait eu lieu entre Harry Wakefield et lui, informa, en peu de mots le bouvier anglais que ce terrain lui avait été loué sans son autorisation, et qu’il pouvait chercher du pâturage où bon lui semblerait, attendu qu’il n’y en avait pas là pour lui. En même temps il fit une semonce sévère au bailli pour avoir osé transgresser ses ordres ; il lui enjoignit d’aider à l’instant à faire évacuer les bestiaux affamés et fatigués de Harry Wakefield, qui venaient justement, à leur grande joie, de commencer un repas abondant, et lui donna ordre d’introduire le troupeau de Robin, que le bouvier anglais parut dès ce moment considérer comme un rival.

Les sentiments qui s’élevèrent dans le cœur de Wakefield le poussaient à résister aux ordres de M. Ireby ; mais tout Anglais a une idée assez exacte des lois et de la justice, et le bailli John Fleecebumpkin, reconnaissant qu’il avait outrepassé les limites de son pouvoir, Wakefield sentit qu’il n’avait rien de mieux à faire que de rassembler son troupeau affamé et d’aller chercher à parquer ailleurs. Robin Oig, voyant à regret ce qui était arrivé, s’empressa d’offrir à son ami de partager avec lui le champ disputé. Mais l’orgueil de l’Anglais était trop cruellement blessé pour qu’il acceptât ; il répondit d’un air de dédain : « Prends tout, prends : il ne faut pas faire deux bouchées d’une cerise ; tu sais parler mielleusement aux maîtres, et jeter de la poudre aux yeux des gens simples… Honte sur toi, Robin ! je ne voudrais pas baiser les souliers de qui que ce fût pour avoir la permission de cuire dans son four. »

Robin Oig affligé, mais peu surpris du mécontentement de son camarade, le supplia d’attendre une heure seulement pendant qu’il irait chez le gentillâtre du Cumberland chercher le paiement des bestiaux qu’il avait vendus, lui promettant de revenir sur-le-champ pour l’aider à conduire son troupeau dans quelque endroit où il pût se reposer à l’aise ; et alors, ajoutait-il, il lui expliquerait la méprise dans laquelle ils étaient tombés tous deux. Mais l’Anglais continuant avec indignation : « Tu as donc vendu des bestiaux ? lui dit-il ; oui, oh ! tu es un rusé gaillard, tu as su discerner le moment favorable pour faire un marché. Va-t’en au diable ! jamais je ne veux revoir ton visage de traître et de chenapan ; va-t’en, tu devrais être honteux de me regarder en face.

— Je n’ai honte de regarder personne en face, » dit Robin tant soit peu ému, « et de plus, je vous regarderai en face aujourd’hui même, si vous voulez m’attendre là-bas dans le clachan.

— Peut-être feriez-vous mieux de vous en tenir éloigné, » lui répondit son camarade ; et, tournant brusquement le dos à son ancien ami, il fit marcher devant lui son troupeau qui était peu disposé à lui obéir, tandis que le bailli, qui prenait un intérêt réel ou affecté à Wakefield, le secondait de son mieux.

Après avoir employé quelque temps à marchander avec les fermiers voisins, qui ne pouvaient ou ne voulaient lui accorder un pâturage, Harry, forcé par la nécessité, mit fin à cette affaire en faisant intervenir l’hôte du cabaret où Robin Oig et lui étaient convenus de passer la nuit, lorsqu’ils se séparèrent la première fois. L’hôte consentit à lui laisser établir son bétail dans un marais stérile à un prix à peu près égal à celui que le bailli avait demandé pour l’enclos ; et la mauvaise qualité du pâturage, ainsi que l’argent qu’il lui en coûta, furent regardés par Harry comme autant de circonstances qui aggravaient le manque de foi et d’amitié de son camarade. Le ressentiment de Wakefield fut encore excité par le bailli qui avait ses raisons particulières pour en vouloir au pauvre Robin, cause involontaire de sa disgrâce : le cabaretier et deux ou trois buveurs qui se trouvaient là par hasard, enflammèrent encore la colère du bouvier ; les uns, par suite de l’aversion que leur inspiraient les Écossais, aversion qui, si elle existe encore quelque part, se rencontre principalement sur les frontières ; les autres, par cet amour du mal qui caractérise les humains dans tous les rangs de la société, soit dit sans offenser l’honneur des enfants d’Adam. L’excellent John Barleycorn aussi, qui anime et exalte toujours les passions bonnes ou mauvaises, ne manqua pas de jouer son rôle dans cette occasion, et « Malheur aux amis perfides et aux maîtres durs et inflexibles ! » fut le toast qui fit vider plus d’un pot de bière.

Pendant ce temps, M. Ireby prenait plaisir à retenir le bouvier écossais dans la salle de son vieux manoir. Il fit servir devant lui une tranche de bœuf froid et un pot de bière écumante, et observa d’un air de satisfaction l’excellent appétit avec lequel Robin Oig fêtait ce souper auquel il était peu accoutumé. Le gentilhomme du Cumberland poussa même la condescendance jusqu’à allumer sa pipe et pour accorder sa dignité patricienne avec son goût pour les conversations agriculturales, il crut devoir se promener en long et en large, tandis qu’il causait avec son hôte le bouvier.

« J’ai passé près d’un autre troupeau, dit le gentillâtre, à la tête duquel était un de vos compatriotes. Ses bêtes étaient moins nombreuses que les vôtres : la plupart était sans cornes. Quant à lui, c’était un gros homme ; mais ce n’était pas un de vos gens à jaquette ; il portait décemment une culotte… Savez-vous qui il peut être ?

— Mais oui, je pense que ce peut, que ce doit être Hugh Morrison ; je ne croyais pas qu’il eût déjà fait autant de chemin. Il a gagné un jour sur nous, mais ses bêtes du comté d’Argyle doivent être fatiguées. À quelle distance était-il en arrière ?

— À environ six ou sept milles, répondit le gentillâtre, car je l’ai dépassé à Chrystenbury-Crags, et je vous ai rejoint à Hollan-Bush. Mais si ses bêtes sont fatiguées, peut-être y aurait-il quelque bon marché à faire avec lui.

— Oh ! non. Hugh Morrisson n’est pas un homme à bons marchés ; il vous faut rencontrer pour cela quelque bon montagnard, comme Robin Oig. Mais je vais vous souhaiter une bonne nuit et aller au clachan voir si la mauvaise humeur de Harry Wakefield est passée. »

La compagnie du cabaret était encore réunie et occupée à causer de la prétendue trahison de Robin Oig, lorsque le coupable entra dans la salle. Sa présence, comme il arrive souvent en pareil cas, interrompit un moment la discussion dont il était l’objet, et il fut reçu avec ce silence glacial qui, mieux que mille exclamations, apprend au nouveau venu qu’il est vu avec déplaisir. Surpris et offensé, mais non effrayé de l’accueil qu’il reçut, Robin entra d’un air assuré et même un peu hautain, ne salua personne quand il vit que personne ne le saluait, et se plaça près du feu à quelque distance de la table à laquelle Harry Wakefield, le bailli et deux ou trois autres individus étaient assis. La vaste cuisine, à la mode du Cumberland, aurait fourni assez de place pour rendre les distances encore plus grandes entre les deux amis.

Robin s’étant assis, s’occupa d’allumer sa pipe, et demanda une pinte de bière à deux sous.

« Nous n’avons point de bière à deux sous, » répondit Ralph Heskett le cabaretier ; mais comme tu te fournis toi-même de tabac, tu peux aussi bien te fournir de boisson. C’est, je crois, la coutume de ton pays.

— Fi ! notre homme, » dit l’hôtesse, petite femme vive, enjouée, et qui s’empressa d’apporter de la bière au nouveau venu ; « fi ! tu sais bien ce que cet étranger demande, et ton métier est d’être poli. Tu devrais savoir que si l’Écossais aime les petites mesures, il paie en bon argent. »

Sans faire aucune attention à ce dialogue entre les deux époux le montagnard prit son verre, et, s’adressant à la compagnie en général, il porta ce toast, intéressant pour chacun : « Aux bons marchés !

— Il serait à souhaiter que le vent nous soufflât moins de marchands du nord, et moins de vieilles vaches des montagnes pour dévorer nos pâturages anglais, dit un des fermiers.

— Par l’âme de mon corps ! vous êtes dans l’erreur, mon ami, » répondit Robin avec calme ; » ce sont vos gros Anglais qui dévorent nos bestiaux écossais, pauvres bêtes !

— Je voudrais que quelqu’un dévorât leurs conducteurs, dit un autre ; un Anglais honnête ne peut gagner son pain sans les rencontrer dans son chemin.

— Ni un fidèle serviteur conserver la faveur de son maître, si un Écossais se glisse entre lui et le soleil, ajouta le bailli.

— Si ce sont là des plaisanteries, » reprit Robin Oig avec le même calme, « c’est en amasser trop à la fois sur un même homme.

— Ce ne sont point des plaisanteries, mais des choses sérieuses, reprit le bailli. Écoutez, M. Robin Oig, ou quelque soit votre nom, il est bon que vous sachiez que nous n’avons tous qu’une même opinion, et que cette opinion est que vous, mons Robin Oig, vous vous êtes conduit envers notre ami, M. Harry Wakefield, comme un fourbe et un drôle.

— Sans doute, sans doute, » répondit Robin toujours avec modération, « vous êtes ici un assortiment de juges pour la sagesse et la conduite desquels je ne donnerais pas une prise de tabac. Si M. Harry Wakefield se croit offensé, il sait le moyen de s’en faire rendre raison.

— Il dit vrai, » répondit Wakefield qui jusque-là avait écouté sans rien dire, partagé entre le ressentiment de la conduite de Robin et le souvenir de leur ancienne amitié.

Il se leva alors et alla droit à Robin, qui se leva également de son siège en le voyant approcher, et lui tendit la main.

« C’est bien, Harry : allez, allez, donnez-lui une leçon… ne le ménagez pas ! Tels furent les mots qui retentirent de tous côtés.

— Donnez-moi la paix, et allez au diable ! » s’écria Wakefield ; et s’adressant alors à son camarade, il prit la main qu’il lui tendait avec un mélange d’égards et de défi. « Robin, lui dit-il, tu as mal agi avec moi aujourd’hui ; mais si tu veux, comme un franc garçon, après nous être serré la main, que nous escrimions tous deux sur le gazon, je te pardonnerai, et nous redeviendrons plus amis que jamais.

— Et ne vaudrait-il pas mieux redevenir amis dès à présent sans recourir à ce moyen ? dit Robin. Je pense que nous serons bien meilleurs amis avec nos os intacts qu’avec nos os rompus.

Harry Wakefield laissa retomber la main de son ami, ou plutôt la repoussa loin de lui.

« Je ne croyais pas avoir eu pendant trois ans un lâche pour compagnon.

— Le nom de lâche n’appartient ni à moi ni à aucun des miens, » dit Robin dont les yeux commencèrent à étinceler, mais qui se contint encore. « Ce ne furent ni les jambes ni les mains d’un lâche, Harry Wakefield, qui vous tirèrent du gué de Frew, alors que vous étiez entraîné vers le rocher noir, et que les anguilles de la rivière s’apprêtaient à se régaler de votre corps.

— Et cela est vrai aussi, répondit l’Anglais, interdit à ce souvenir.

« Parbleu ! s’écria le bailli, voilà Harry Wakefield, le plus brave garçon qui se soit jamais montré à Whitson-Tryste, à Woolerfair, à Carlisle-Sands ou à Stagshaw-Bank, qui n’est pas capable de venger une injure ! Voilà ce que c’est que de vivre si long-temps avec des gens à bonnets et à jaquettes, on oublie l’usage de ses poings.

— Je puis vous prouver, maître Fleecebumpkin, que je n’ai pas perdu l’usage des miens, » reprit Wakefield ; et, continuant de s’adresser à Robin : « nous ne pouvons en rester là, dit-il, il faut jouer des mains, ou nous serions la risée de tout le pays. Le diable m’emporte si je te blesse : je mettrai des gants, si tu veux. Allons, avance-toi comme un homme.

— Pour être battu comme un chien, reprit Robin : y a-t-il là quelque raison ? Si vous croyez que je vous ai offensé, que je vous ai fait quelque tort, je suis prêt à aller chez votre juge, bien que je ne connaisse ni lui ni son langage. »

Un cri général s’éleva alors : « Non, non, point de loi ! point de juge ! poings contre poings ? et vous serez amis après.

— Mais, continua Robin, si je dois me battre, je n’ai pas, comme les singes, le talent de le faire avec mes mains et mes ongles.

— Eh bien, comment voulez-vous vous battre, lui demanda son antagoniste, quoique je commence à croire qu’il sera difficile de vous amener là de quelque manière que ce soit ?

— Je veux me battre à l’épée, et baisser la pointe au premier sang répandu, comme un gentilhomme. »

Un bruyant éclat de rire suivit cette proposition qui, dans le fait, avait plutôt échappé au cœur gonflé du pauvre Robin, qu’elle n’avait été dictée par son bon sens.

« Gentilhomme ! pouah ! » répéta-t-on de toutes parts avec des éclats de rires inextinguibles ; « un beau gentilhomme en vérité ! Ralph Heskett, ne peux-tu procurer deux épées à ce gentilhomme ?

— Non, mais je puis envoyer quelqu’un à l’arsenal de Carlisle, et leur prêter deux fourches pour s’exercer en attendant.

— Silence ! dit un autre ; les Écossais viennent au monde coiffés de leur bonnet bleu, et tout armés de leur poignard et de leur pistolet.

— Il vaudrait mieux envoyer en poste, dit M. Fleecebumpkin, chercher le seigneur de Corby Castle, pour servir de second à ce gentilhomme. »

Au milieu de ce torrent de sarcasmes, le montagnard porta sa main par instinct sous les plis de son plaid.

« Non, il vaut mieux que cela ne soit pas, » se disait-il dans son langage des montagnes ; « mais malédiction sur ces pourceaux qui ne connaissent ni convenances ni politesse !

— Faites place, tous tant que vous êtes, » dit-il en s’avançant vers la porte. Mais son ancien ami interposa sa robuste personne pour l’empêcher de sortir de la maison, et Robin Oig ayant essayé de passer par force, il l’étendit sur le plancher aussi facilement qu’un enfant renverse une quille.

« Un cercle, un cercle[146] ! formons un cercle autour d’eux ! » fut le cri général : les poutres enfumées, et les jambons qui étaient suspendus, en frémirent, ainsi que la vaisselle étalée sur le buffet. « Bien, Harry ! bien ! frappez comme il faut ! Prenez garde à lui maintenant ; il voit son sang couler ! »

Tandis que ces cris se faisaient entendre, le montagnard se releva vivement. Toute sa prudence et son sang-froid avaient fait place alors à une rage frénétique. Il s’élança sur son antagoniste avec la fureur, l’activité et la soif de vengeance d’un tigre irrité. Mais que peut la rage contre la science et le sang-froid ? Robin Oig fut renversé de nouveau, et comme le coup fut nécessairement vigoureux, il resta sans mouvement sur le plancher. L’hôtesse accourut offrir son secours, mais M. Fleecebumpkin l’empêcha d’approcher.

« Laissez-le, il se relèvera à temps, et recommencera le combat ; il n’a pas encore gagné la moitié de sa part.

— Il a cependant gagné tout ce que je veux lui donner, reprit son adversaire, dont le cœur commençait à revenir vers son ancien camarade ; j’aimerais bien mieux vous en faire autant à vous-même, monsieur Fleecebumpkin, à vous qui prétendez vous y connaître. Robin n’a pas même eu l’art de se déshabiller avant de commencer le combat ; il a combattu avec son plaid. Relève-toi, Robin, mon garçon, soyons amis maintenant ; et que j’entende quelqu’un dire un seul mot contre toi ou contre ton pays ! »

Robin Oig était encore sous l’influence de la colère, et il aurait volontiers renouvelé le combat ; mais retenu d’un côté par la bonne dame Heskett, et, de l’autre, convaincu que Wakefield n’était plus disposé à jouer des mains, sa fureur fit place à un silence sombre et menaçant.

« Tiens, viens, ne prends pas cela tant à cœur, ami, » dit le brave Anglais avec l’humeur sans rancune de son pays ; « donne-moi la main, et soyons plus amis que jamais !

— Amis ! » s’écria Robin avec emphase, « amis ! jamais ! maintenant, Harry Wakefield, veille sur toi !

— Eh bien donc ! que la malédiction de Cromwell tombe sur ton orgueilleuse tête d’Écossais, répondit Harry ; fais ce que tu voudras, et va-t’en au diable ! car que peut dire de plus un homme à un autre après le combat, si ce n’est qu’il est fâché d’en être venu là ? »

Ainsi se séparèrent les deux amis. Robin, après avoir jeté une pièce d’argent sur la table, sortit du cabaret ; mais avant de s’éloigner, il montra le poing à Wakefield, leva son doigt en l’air avec une expression de menace : puis il disparut au clair de la lune.

Quelques paroles vives eurent lieu après son départ entre le bailli, qui se piquait d’être bon lutteur, et Harry Wakefield, qui, avec une inconséquence née d’un sentiment de générosité, était fort disposé à entamer un nouveau combat pour l’honneur de Robin Oig, quoique, disait-il, Robin ne sût pas se servir de ses poings comme un Anglais, ce qui ne lui était pas naturel. Mais dame Heskett empêcha cette seconde querelle d’aller plus loin, en déclarant qu’elle ne souffrirait pas davantage qu’on se battît dans sa maison, ce qu’on avait fait déjà que trop. « Et vous, monsieur Wakefield, ajouta-t-elle, vous apprendrez peut-être ce que c’est que de faire d’un ami un ennemi mortel.

— Bah ! bah ! Robin Oig est un honnête garçon, incapable de faire une méchante action.

— Ne vous fiez pas à cela. Vous ne connaissez pas le caractère des Écossais, bien que souvent vous ayez fait affaire avec eux. J’ai des raisons de le connaître, moi : ma mère était Écossaise.

— On le voit bien par sa fille, » dit Ralph Heskett.

Ce sarcasme matrimonial donna un autre tour à la conversation. De nouveaux habitués entrèrent au cabaret, et les autres s’éloignèrent. L’entretien roula sur les foires qui devaient avoir lieu prochainement dans les différentes parties de l’Écosse et de l’Angleterre. On mit en train quelques marchés ; et Harry Wakefield fut assez heureux pour vendre une partie de son troupeau à un bénéfice considérable, événement de quelque importance pour lui, et plus que suffisant pour effacer de son esprit tout souvenir de ce que le commencement de la journée avait eu de pénible. Mais il restait quelqu’un de l’esprit duquel le souvenir de cette soirée n’aurait pu être effacé par la possession de tous les bestiaux existants, depuis Esk jusqu’à Éden.

C’était Robin Oig Mac Combich. « Que n’avais-je une arme ! pensait-il ; faut-il que, pour la première fois de ma vie, j’aie été sans mon poignard ! Maudite soit la langue qui me conseilla de m’en séparer !… Ah ! le sang anglais, le sang anglais ! Oh ! paroles de ma tante ! quand sont-elles jamais tombées à terre ! » Et le souvenir de la fatale prophétie le confirma dans le projet de meurtre que son esprit venait tout à coup de concevoir.

« Oh ! Morrison ne peut être à une grande distance. Et d’ailleurs, quand il serait à cent milles, qu’importe ? »

Dès lors son caractère impétueux tourna toutes ses idées vers un but fixe, vers un motif d’action : aussi se dirigea-t-il avec la rapidité ordinaire dans son pays, vers les plaines à travers lesquelles M. Ireby lui avait dit que Morrison s’avançait. Son esprit tout entier était absorbé par cette pensée qu’il avait reçu une injure… et cette injure, d’un ami ; et par le désir de se venger de celui qu’il regardait maintenant comme son plus cruel ennemi. Cette bonne opinion qu’a un homme de lui-même, cette importance qu’il se donne, enfin toutes ces idées imaginaires de naissance et de qualité étaient devenues pour lui d’un bien plus grand prix, parce que, de même que l’avare à l’égard de son trésor, il ne pouvait en jouir qu’en secret. Mais ce trésor, il avait été pillé ; ces idoles, qu’il adorait secrètement, avaient été profanées et souillées ! Insulté, bafoué et battu, il n’était plus digne, dans sa propre opinion, du nom qu’il portait, ni de la famille à laquelle il appartenait : rien ne lui avait été laissé, rien que la vengeance. Et comme ses réflexions acquéraient un nouveau degré d’amertume à mesure qu’il avançait, il jura que cette vengeance serait aussi soudaine et aussi signalée que l’offense.

Quand Robin Oig quitta le cabaret, il y avait au moins entre Morrison et lui une distance de sept à huit milles anglais. Le premier allait très-lentement, étant obligé de régler son pas sur la marche lente de son troupeau ; le second, qui marchait à raison de six milles à l’heure, laissait bien loin derrière lui les champs couverts de chaume, les haies dont ils sont entourés, les terrains couverts de rochers, et les tristes bruyères qui brillaient de l’éclat d’une gelée blanche sous les rayons d’une pleine lune de novembre. Bientôt il entend le lointain mugissement des bestiaux de Morrison ; bientôt il les voit, pas plus gros que des taupes, s’avancer lentement sur la vaste étendue d’une plaine marécageuse ; enfin il les atteint, il les dépasse, il arrête leur conducteur.

« Dieu nous protège, » dit l’habitant des contrées du sud… « Est-ce vous, Robin Mac Combich, ou votre ombre que je vois [147] ?

— C’est Robin Oig Mac Combich, » répondit le montagnard, et ce n’est pas lui… Mais n’importe, hâtez-vous de me donner mon couteau noir.

— Quoi ! est-ce que vous retournez aux montagnes ? diable ! Avez-vous donc déjà tout vendu avant la foire ? Voilà un marché qui par sa prompte expédition l’emporte sur tous ceux que j’ai vus.

— Je n’ai pas vendu ; je ne vais pas au nord ; il peut se faire que je n’y retourne jamais. Donnez-moi mon poignard, Hugh Morrison, ou nous nous fâcherons.

— En vérité, Robin, je ferais très-bien de ne pas vous le rendre ; c’est une arme dangereuse dans la main d’un montagnard, et il me vient à l’esprit que vous roulez dans votre tête quelque mauvais coup.

— Bah, bah ! donnez-moi mon poignard, dit Robin Oig avec impatience.

— Doucement, doucement, » lui répondit cet ami plein de bonnes intentions. « Je vais vous dire quelque chose qui vaudra mieux que ces affaires de poignard : vous savez que le montagnard, l’habitant des basses terres et l’habitant des frontières deviennent tous frères, lorsqu’ils sont sortis d’Écosse. Voyez, les garçons d’Eskdale, Charlie de Liddesdale toujours prêts à se battre, les jeunes gens de Lockerby, les quatre Dandie de Lustruther, et quelques autres plaids gris, sont là qui viennent derrière nous ; et si vous avez été insulté dans une querelle, voilà la main d’un homme, de Morrison : nous vous ferons rendre justice, quand bien même Carliste et Stanwig ensemble prendraient part à la querelle.

— Pour vous dire la vérité, répliqua Robin Oig, qui voulait éluder les soupçons de son ami, je me suis engagé dans la Garde Noire, et il faut que je parte demain matin.

— Engagé ! étiez-vous fou ou ivre ? Il faut vous racheter. Je puis vous prêter vingt billets, et vingt de plus si le troupeau se vend.

— Je vous remercie, je vous remercie, Hughie ; mais c’est avec plaisir que je suis la route que je me suis tracée, ainsi le poignard, le poignard !

— Hé bien ! le voilà, puisque rien autre chose ne peut vous contenter. Mais songez à ce que je vous ai dit. Malheur à vous ! ce sera une triste nouvelle dans le pays de Ralquidder, lorsqu’on saura que Robin Oig Mac Combich a mal tourné, et qu’il s’est engagé.

— Mauvaises nouvelles pour Balquidder, c’est vrai, » murmura le pauvre Robin ; « mais que Dieu vous soit en aide, Hughie, et qu’il vous envoie de bons acheteurs ! Vous ne rencontrerez plus Robin Oig ni au marché ni à la foire. »

En parlant ainsi, il secoua à la hâte la main de son ami, et partit dans la direction du lieu d’où il était venu, avec la même rapidité qu’auparavant.

« Ce garçon-là a reçu quelque injure, murmura Morrison entre ses dents : au reste, nous saurons mieux cela demain matin. »

Mais long-temps avant que le jour parût, la catastrophe était arrivée. Il y avait déjà deux heures que la querelle avait eu lieu, et elle était entièrement oubliée de tout le monde, lorsque Robin Oig revint au cabaret de Heskett. La salle était remplie de différentes sortes de gens ; chacun y causait à sa manière ; les chuchotements, les voix fortes des hommes occupés à traiter d’affaires commerciales se mêlaient aux éclats de rire, aux chansons et aux plaisanteries licencieuses de ceux qui n’avaient autre chose à faire qu’à s’amuser. Parmi ces derniers était Harry Wakefield, au milieu d’une troupe de farceurs qui, la grosse veste sur le dos, les souliers garnis de clous aux pieds, portaient la gaieté anglaise sur leurs physionomies. Il répétait la vieille chanson :


Quoique je sois Roger,
Qui conduit charrue et charrette,


lorsqu’il fut interrompu par une voix bien connue, qui disait d’un ton élevé et sévère, empreint du rude accent des montagnes : « Harry Wakefield, si vous êtes un homme, levez-vous !

— De quoi s’agit-il ?… Qu’est-ce ? » se demandèrent les assistants.

— Ce n’est qu’un maudit Écossais, » dit Fleecebumpkin tout à fait ivre, à qui Harry Wakefield a donné un bouillon tantôt, et qui revient pour ranimer la querelle.

— Harry Wakefield, répéta la même voix sinistre, levez-vous, si vous êtes un homme ! »

Il y a dans la voix d’un homme dont la colère est profonde et concentrée, quelque chose qui attire l’attention et inspire la crainte. Les assistants se reculèrent de tous côtés et regardèrent avec étonnement le montagnard, qui se tenait debout au milieu d’eux, fronçant les sourcils, et annonçant par les traits de sa figure une résolution sinistre.

— Je me lèverai de tout mon cœur, Robin, mon garçon ; mais ce sera pour te donner une poignée de main, et boire à l’oubli de toute animosité. Ce n’est pas chez toi un défaut de courage, si tu ne sais pas te servir de tes poings. »

Et en disant cela, il se tenait devant son antagoniste. Son regard ouvert et confiant contrastait étrangement avec les yeux sombres et sauvages du montagnard, dans lesquels brillait la vengeance.

« Ce n’est pas ta faute, te dis-je, si, n’ayant pas le bonheur d’être Anglais, tu ne sais pas plus te battre qu’une petite fille.

— Je sais me battre, » répondit Robin Oig d’une voix sombre, mais calme, « et vous allez le voir. Vous, Harry Wakefield, vous m’avez montré tantôt comment se battent les manants saxons, voyez maintenant comment se bat un dunniewassel[148] montagnard. »

Il ajouta la parole à l’action ; et tout à coup faisant briller son poignard, il le plongea dans la large poitrine du paysan anglais, avec une telle violence et une telle force, que la poignée rendit un son lugubre et prolongé sur la poitrine, et que la lame, à deux tranchants, pénétra jusqu’au cœur de la victime. Harry Wakefield tomba et expira, en ne poussant qu’un gémissement. Son assassin prit ensuite le bailli au collet, et lui mit le poignard sanglant sur la gorge, tandis que la surprise et l’effroi rendaient Fleecebumpkin incapable de défense.

« Il serait juste que je vous étendisse près de lui, dit-il, mais le sang d’un être méprisable ne se mêlera jamais sur le poignard de mon père avec le sang d’un brave homme. »

En parlant ainsi, il repoussa le bailli avec une telle force, qu’il le fit tomber sur le plancher, tandis que, de l’autre main, il jetait l’arme fatale au milieu du foyer ardent.

« Allons, s’écria-t-il, me prenne qui voudra, et que le feu efface le sang, s’il le peut. »

Le silence et l’étonnement continuaient d’absorber les spectateurs, quand Robin Oig demanda un officier de paix, et un constable étant arrivé, Robin se livra à lui.

« Vous avez fait cette nuit un beau travail, lui dit le constable.

C’est votre faute, reprit le montagnard : si vous l’aviez empêché de me frapper il y a deux heures, il serait maintenant aussi alerte et aussi gai qu’il l’était il y a deux minutes.

— Vous aurez à en répondre d’une façon bien amère, reprit l’officier de paix.

— N’importe, la mort paie toutes les dettes ; elle paiera celle-ci également.

L’horreur qu’éprouvaient les assistants commença bientôt à se changer en indignation ; la vue d’un compagnon chéri assassiné au milieu d’eux, quand la provocation avait été, d’après leur opinion, si étrangement disproportionnée à la vengeance, les eût portés à tuer le meurtrier sur le lieu même. Le constable pourtant fit son devoir dans cette circonstance, et avec l’aide de quelques-uns des spectateurs les plus raisonnables, il fit venir des gardes à cheval pour veiller sur le prisonnier, et le conduire à Carliste, afin d’y être jugé aux prochaines assises. Pendant que l’escorte se préparait, le prisonnier montrait la plus complète indifférence ; il n’essaya pas même de faire la plus légère réponse. Seulement, avant d’être emmené du fatal appartement, il désira voir ce cadavre qu’on avait relevé et placé sur une large table, au bout de laquelle Harry Wakefield était assis quelques minutes auparavant plein de vie, de vigueur et de gaieté. Jusqu’au moment où les chirurgiens arrivèrent pour examiner le coup mortel, on avait, par décence, couvert d’une serviette la figure de Harry. À la surprise et à l’horreur générales qui se manifestèrent par une exclamation, Robin Oig, les dents serrées et les lèvres à demi fermées, repoussa le voile, et contempla d’un regard triste, mais assuré, ce visage sans vie, qui, tout à l’heure encore animé, exprimait le sourire et la bonne humeur, en même temps que la confiance dans sa force, et même le mépris de son ennemi qui semblait encore tracé sur ses lèvres livides. Tandis que les assistants s’attendaient à voir la blessure toute fraîche se rouvrir et remplir la chambre de sang, Robin Oig replaça le linge en s’écriant : « C’était un bel homme. »

Mon récit est presque achevé. L’infortuné montagnard fut jugé à Carliste. Je fus moi-même présent aux débats, et en ma qualité de membre du barreau écossais, ou du moins d’homme d’un certain rang, je fus invité par le shériff du Cumberland à occuper un siège dans la salle du tribunal. Les faits du procès criminel furent prouvés de la manière que je viens de rapporter. Quels que pussent être les préjugés de l’audience contre un crime aussi peu britannique qu’un assassinat par vengeance, cependant, lorsque les préjugés du prisonnier eurent été eux-mêmes expliqués, on demeura convaincu qu’il se regardait comme souillé d’un déshonneur ineffaçable, pour avoir essuyé une violence personnelle. De plus, en considérant la modération, la patience, qu’il avait d’abord montrées, la générosité anglaise inclina à regarder son crime comme une erreur passagère provenant d’une fausse idée du point d’honneur, plutôt que comme le fait d’un cœur naturellement sauvage et perverti par l’habitude du vice. Je n’oublierai jamais le résumé que le vénérable président des assises adressa au jury : et pourtant je n’étais alors guère disposé à me laisser émouvoir par l’éloquence et le pathétique.

« Jusqu’ici, messieurs les jurés », dit-il en faisant allusion à d’autres procès récents, « notre tâche a été de scruter des crimes qui excitent le dégoût et l’horreur, en même temps qu’ils appellent sur eux la vengeance méritée de la loi. Nous avons maintenant un devoir plus pénible encore à remplir ; c’est d’appliquer les arrêts sévères, mais salutaires de la justice à un cas d’une espèce particulière, et dans lequel le crime (car c’en est un très-grand) provient moins de la perversité du cœur que de l’erreur du jugement, moins du désir de faire le mal, que d’une fausse idée de ce qui est bien. Deux hommes, d’après ce qui nous a été dit, jouissaient d’une haute estime dans leur classe, et étaient attachés l’un à l’autre par les liens de l’amitié. Déjà la vie de l’un des deux a été sacrifiée au point d’honneur, et celle de l’autre est sur le point de s’éteindre sous le glaive de la loi. Et cependant, tous deux ont droit de réclamer au moins notre commisération, comme ayant agi mutuellement dans l’ignorance de leurs préjugés nationaux, et en hommes malheureusement égarés, plutôt que comme ayant dévié volontairement du sentier de la droiture.

« Dans la cause primitive de cette funeste querelle, nous devons en justice donner raison au prisonnier ici présent. Il avait acquis la possession de l’enclos, objet de la dispute, par un contrat légal avec le propriétaire, M. Ireby ; et cependant quand il se vit accablé de reproches non mérités et amers, surtout pour un caractère irascible, il offrit de céder la moitié de son acquisition pour conserver la paix, et vivre en bonne intelligence. Cette proposition amicale fut rejetée avec mépris. Alors s’ensuivit la scène qui eut lieu dans l’auberge de M. Heskett. Vous observerez comment le prisonnier y fut traité par le défunt, et, je regrette d’être forcé de l’ajouter, par les spectateurs eux-mêmes qui semblent avoir excité le ressentiment de l’Anglais au plus haut degré. L’Écossais ne demandait qu’à entrer en arrangement et à faire la paix : il offrait même de se soumettre à un magistrat ou à un arbitre. Néanmoins, il fut insulté par toute la compagnie, qui paraît avoir oublié dans cette occasion la maxime nationale de l’égalité dans le combat ; et lorsqu’il essaya de s’échapper paisiblement, on lui barra le passage : il fut renversé, frappé jusqu’à effusion de sang.

« Messieurs les jurés, ce n’est pas sans quelque impatience que j’ai entendu mon savant confrère, plaidant pour la couronne, s’efforcer de donner une couleur défavorable à la conduite du prisonnier dans cette circonstance. L’accusé était effrayé, nous a-t-il dit, de rencontrer son adversaire dans une lutte égale, et de se soumettre aux lois du combat ; en conséquence, semblable à un lâche Italien, il eut recours à son fatal stylet pour assassiner celui avec lequel il n’osait se mesurer en homme. J’ai remarqué que le prisonnier frémissait à cette partie de l’accusation, et que son âme la repoussait avec l’horreur naturelle à un homme brave ; et, comme je désire que mes paroles fassent impression quand j’accuse son crime réel, de même je veux que l’on soit convaincu de mon impartialité lorsque je réfute tout ce qui me paraît être une charge mal fondée. Il n’y a aucun doute que le prisonnier ne soit un homme d’un caractère résolu… trop résolu malheureusement : plût au ciel qu’il l’eût été moins, ou plutôt qu’il eût reçu une éducation capable de diriger sagement un pareil caractère !

« Messieurs, quant aux lois du combat dont parle mon savant confrère, elles peuvent être connues dans les lieux où se livrent les combats de taureaux, d’ours et de coqs ; mais elles ne le sont pas ici. Ou, si elles doivent être admises comme fournissant une sorte de preuve qu’il n’y a pas de malice préméditée dans une lutte de cette espèce, dont il résulte souvent de funestes accidents, elles ne peuvent l’être toutefois que si les deux partis sont in pari casu, s’ils sont égaux en force et en adresse, et s’ils consentent d’un commun accord à s’en rapporter à cette espèce d’arbitrage. Mais prétendra-t-on qu’un homme d’une éducation et d’un rang supérieurs doive être obligé de se soumettre à cette lutte grossière et brutale, et souvent contre un adversaire plus jeune, plus vigoureux ou plus habile ? Certainement le code du pugilat, s’il est fondé, comme le prétend mon savant confrère, sur la maxime de la vieille Angleterre, l’égalité des armes ; ce code, dis-je, ne peut contenir rien d’aussi absurde. Et, messieurs les jurés, si les lois autorisent un gentilhomme anglais portant son épée, comme nous le supposons, à s’en servir pour se défendre contre une agression personnelle de la nature de celle que le prisonnier a soufferte, elles ne protégeront pas moins un étranger dans les mêmes circonstances pénibles. Si donc, messieurs les jurés, quand il se vit ainsi pressé par une force majeure, quand il se vit en butte aux insultes de toute une compagnie, et à la violence directe, de l’un des assistants au moins, tandis qu’il pouvait craindre avec raison celle de tous les autres ; si, dis-je, l’accusé avait alors tiré l’arme que ses compatriotes portent habituellement sur eux, et que le même fait malheureux dont les témoins vous ont transmis les détails en eût été le résultat, je n’aurais pu, selon ma conscience, vous demander contre lui un verdict de meurtre. La défense personnelle du prisonnier aurait pu, même dans ce cas, outrepasser les limites que les jurisconsultes appellent moderamen inculpatœ tutelœ ; mais la peine encourue aurait été celle que la loi prononce contre l’homicide excusable, et non contre le meurtrier. Permettez-moi d’ajouter que, selon moi, cette inculpation moins grave devrait être appliquée dans ce cas, malgré le statut de Jacques Ier, chap. 8, qui prive du bénéfice de clergie[149] le meurtrier qui a commis le crime avec une arme courte, même sans préméditation. Ce statut contre l’usage du poignard provient d’une cause temporaire, et comme le crime réel est le même, qu’il soit commis avec un poignard, une épée ou un pistolet, l’indulgence de la loi moderne place tous ces cas sur la même ligne, ou à peu près.

« Mais, messieurs les jurés, le point délicat de la question est l’intervalle de deux heures écoulées entre l’outrage et la funeste vengeance. Dans la chaleur de l’action, dans la chaude mêlée, la loi, prenant en considération les infirmités de la nature humaine, a quelque indulgence pour les passions qui l’emportent dans un tel moment de fureur ; elle a égard au sentiment de la douleur, à la crainte d’une injure plus grave, à la difficulté de préciser avec exactitude le degré de violence nécessaire pour protéger l’individu attaqué, sans blesser l’agresseur plus qu’il n’est absolument indispensable de le faire. Mais le temps qu’il faut pour franchir une distance de douze milles, quelque prompt qu’ait été le trajet, était un intervalle suffisant pour que le prisonnier pût réfléchir ; et la violence avec laquelle il mit son dessein à exécution, ainsi que les circonstances qui l’ont accompagné, et qui prouvent une préméditation profonde, n’ont pu être le résultat de la colère ou de la crainte. On y reconnaît les desseins et l’accomplissement d’une vengeance méditée, à laquelle la loi ne peut, ne veut, ni ne doit accorder aucune pitié, aucun égard.

« Il est vrai, nous pouvons le répéter comme circonstance atténuante de l’action fatale de ce malheureux, que sa position est tout à fait particulière. Le pays où il est né était, dans un temps qu’ont pu voir beaucoup d’entre nous, inaccessible non-seulement aux lois de l’Angleterre, qui n’y ont pas pénétré encore, mais même à celles qui régissent nos voisins d’Écosse, et que nous devons considérer comme fondées sur les principes de la justice et de l’équité admis dans tout pays civilisé. Dans leurs montagnes, les diverses tribus des anciens Celtes, comme les peuplades du nord de l’Amérique, étaient habituées à faire la guerre entre elles, de manière que chaque individu était obligé de marcher armé pour sa propre défense et celle de son voisin. Ces hommes, d’après les idées qu’ils avaient de leur origine et de leur importance, se regardaient comme autant de chevaliers ou d’hommes d’armes plutôt que comme les rustiques habitants d’une contrée paisible. Les lois du pugilat étaient inconnues à la race belliqueuse des montagnards ; cette coutume de décider les querelles par les seules armes que la nature a données à tous les hommes doit leur avoir paru aussi vulgaire et aussi absurde qu’elle l’est aux yeux de la noblesse de France. La vengeance, d’un autre côté, doit avoir été aussi familière à leurs habitudes sociales qu’à celles des Cherokees et des Mohawks. C’est vraiment au fond, comme dit Bacon, une sorte de justice sauvage et sans règles ; car la crainte de la vengeance doit lier les mains de l’oppresseur, lorsqu’il n’y a pas de loi régulière pour réprimer la violence. Mais, quoiqu’on puisse admettre toutes ces prémisses, et quoique nous devions convenir que, telles ayant été les coutumes des ancêtres du prisonnier, beaucoup de ces opinions et de ces sentiments doivent influencer encore la génération actuelle ; néanmoins, de pareilles considérations ne peuvent ni ne doivent faire fléchir les armes de la loi ni dans vos mains, messieurs les jurés, ni dans les miennes. Le premier objet de la civilisation est de mettre la protection de la loi, également administrée, à la place de cette justice sauvage que chaque homme se rendait lui-même, selon la longueur de son épée ou la force de son bras. La loi dit aux sujets, d’une voix qui ne le cède qu’à celle de la Divinité : « La vengeance m’appartient. » Dès que la passion a le temps de se calmer et la raison d’intervenir, l’offensé doit savoir que la loi se réserve le droit exclusif de décider entre les partis ce qui est juste ou injuste, et qu’elle oppose sa barrière inviolable à toute tentative individuelle pour se faire justice soi-même. Je le répète, ce malheureux doit être un objet de pitié plutôt qu’un objet d’horreur ; car il a failli par ignorance, et par de fausses idées du point d’honneur ; mais son action n’en est pas moins un meurtre, messieurs, et il est de votre devoir de le déclarer. Les Anglais ont leurs passions funestes comme les Écossais ; et si l’action de cet homme restait impunie, vous pourriez faire sortir du fourreau, sous divers prétextes, mille poignards, depuis Land’s-End jusqu’aux Orcades. »

Ainsi se termina le résumé du vénérable président ; et, à en juger par son émotion et par les larmes qui remplissaient ses yeux, cette tâche fut pénible pour lui. Le jury, suivant ses instructions, prononça le verdict de culpabilité, et Robin Oig Mac Combich, autrement dit Mac Gregor, fut condamné à mort et exécuté. Il subit sa condamnation avec la plus grande fermeté, et en reconnaissant la justice de la sentence. Mais il repoussa avec indignation les observations de ceux qui l’accusaient d’avoir attaqué un homme désarmé. « Je donne ma vie pour la vie que j’ai prise, dit-il : que puis-je faire de plus ? »





LA FILLE DU CHIRURGIEN.





CHAPITRE PREMIER.

le premier ouvrage.


Chante, ma muse, la lyre en est sommée, chante des louanges pour t’acquitter de ce qu’exigent les règles de cour.
Odes d’essai.


La conclusion partielle ou définitive d’une entreprise littéraire est, pour la première fois au moins, accompagnée d’une titillation irritante, semblable à celle qui annonce la guérison d’une blessure… : c’est une démangeaison, une rage de connaître ce que le monde en général, et les amis en particulier, diront de nos travaux. Quelques auteurs, m’assure-t-on, professent à ce sujet l’indifférence d’une huître : pour ma propre part, j’ai peine à croire à leur sincérité. On peut l’acquérir par l’habitude ; mais, dans mon humble opinion, un néophyte comme moi doit être long-temps incapable d’un tel sang-froid.

Franchement, je suis honteux de reconnaître combien étaient puérils les sentiments que j’éprouvai lors de la publication de la première partie de ces Chroniques. Personne n’aurait pu dire de plus belles choses que moi sur l’importance du stoïcisme concernant l’opinion des autres, quand leur approbation ou leur censure se rapporte au mérite littéraire seulement ; et j’étais déterminé à livrer mon ouvrage au public avec la même insouciance que l’autruche qui dépose ses œufs dans le sable, sans se donner la peine de les couver, mais laissant à l’atmosphère le soin de faire éclore ses petits ou de les faire périr. Mais, autruche en théorie, je devins dans la pratique une pauvre poule, qui n’a pas plus tôt pondu, qu’elle court caquetant partout pour attirer l’attention de chacun sur l’œuvre miraculeuse qu’elle a produite.

Aussitôt que je fus possesseur de mon premier volume, proprement cousu et relié, le besoin de le communiquer à quelqu’un devint indomptable. Janet était inexorable, et semblait déjà ennuyée de ma confidence littéraire ; car, dès que je m’efforçais de revenir sur ce sujet, après l’avoir évité aussi long-temps qu’il lui était possible, elle faisait, sous un prétexte ou sous un autre, une retraite en règles à la cuisine ou au grenier, ses domaines privés et inviolables. Mon éditeur aurait bien été une ressource naturelle ; mais il entend trop bien son affaire, et la suit de trop près, pour désirer ouvrir des discussions littéraires, considérant fort sagement que celui qui a des livres à vendre a rarement le loisir de les lire. Puis mes connaissances, maintenant que j’ai perdu mistress Bethune Baliol, se composent uniquement de personnes que je vois accidentellement et de loin en loin : aussi n’avais-je pas assez de hardiesse pour leur communiquer la nature de mon inquiétude, et probablement elles n’auraient fait que se moquer de moi, si j’avais essayé de les intéresser à mes travaux.

Réduit ainsi à une sorte de désespoir, je pensai à mon ami et homme d’affaires, M. Fairscribe. Ses habitudes, à vrai dire, ne semblaient pas devoir le rendre indulgent pour la littérature légère, et même j’avais vu plus d’une fois ses filles, et surtout ma petite chanteuse, serrer vite dans leur ridicule ce qui ressemblait fort à un volume de cabinet de lecture, aussitôt que le père entrait dans l’appartement. Mais c’était un ami éprouvé, presque mon unique ami, et j’étais convaincu qu’il prendrait intérêt au volume par amitié pour l’auteur, quand l’ouvrage lui-même ne lui en inspirerait pas. Je lui envoyai donc le livre sous enveloppe, en le priant de me faire connaître son opinion sur le contenu ; et toutefois j’affectais d’en parler avec ce ton déprédateur qui exige une contradiction complète, si le correspondant possède un grain de civilité.

Cette communication eut lieu un lundi, et j’attendais chaque jour une invitation (car j’étais honteux de la prévenir en me présentant sans être convié, quoique sûr d’un bon accueil) : je m’attendais à être invité soit à manger un œuf, suivant l’expression favorite de mon ami, soit à venir prendre le thé avec les miss Fairscribe, soit enfin à déjeuner du moins avec mon digne et hospitalier homme d’affaires, avec mon bienfaiteur, pour causer du contenu de mon paquet. Mais les heures et les jours s’écoulèrent du lundi au samedi, et rien ne me prouvait encore que mon envoi fût parvenu à sa destination. « C’est fort extraordinaire, et peu d’accord avec la ponctualité de mon excellent ami, » pensais-je. Et après avoir de nouveau tourmenté James, mon domestique mâle, en l’interrogeant à tout moment sur l’heure, le lieu et la manière dont il avait remis le paquet, je n’eus plus qu’à chercher dans mon imagination les motifs du silence de M. Fairscrihe. Parfois je croyais que son opinion sur l’ouvrage avait été si défavorable, qu’il craignait de me faire de la peine en me la communiquant… Parfois je pensais que le volume n’était pas arrivé entre les mains auxquelles il était destiné, mais qu’il s’était glissé dans l’étude, et était devenu un sujet de critique pour les clercs malins et insuffisants. « Morbleu ! pensai-je, si j’en étais sûr, je… »

« Et que feriez-vous ? me dit la Raison, après quelques instants de réflexion : vous avez l’ambition d’introduire votre livre dans tous les cabinets et salons de lecture d’Édimbourg, et cependant vous prenez feu à l’idée qu’il est critiqué par les jeunes gens de M. Fairscribe ! De grâce, soyez plus conséquent.

— Je serai conséquent, » dis-je avec humeur ; « mais malgré tout, je verrai M. Fairscribe, dès ce soir. »

Je dînai à la hâte, j’endossai ma redingote (car on était menacé de pluie pour la soirée) et je me rendis à la maison de mon ami. Le vieux domestique ouvrit la porte avec précaution, et, avant que je lui adressasse une question : « M. Fairscribe est bien chez lui, monsieur, me dit-il ; mais la nuit du dimanche… » Reconnaissant néanmoins ma figure et ma voix, il ouvrit tout à fait la porte, me fit entrer, et me conduisit dans le salon, où je trouvai M. Fairscribe et le reste de sa famille, occupés à écouter un sermon de feu M. Walker d’Édimbourg, que miss Catherine lisait avec une clarté, une simplicité et un goût peu ordinaires. Bien reçu comme ami de la maison, je n’avais plus rien à faire qu’à m’asseoir tranquillement, et, faisant de nécessité vertu, à m’efforcer de profiter, le mieux possible, d’un excellent sermon. Mais, je le crains, la vigoureuse logique de M. Walker et la précision de son style furent un peu perdues pour moi. Je sentais que j’avais mal choisi mon temps pour venir troubler M. Fairscribe, et lorsque la lecture fut finie, je me levai pour prendre congé, un peu précipitamment, je crois. « Une tasse de thé, monsieur Croftangry, dit la jeune miss. — Il faut rester et manger votre part d’un souper presbytérien, ajouta M. Fairscribe. Il est neuf heures… je me fais un scrupule de conserver les heures de mon père pour le soir du dimanche. Peut-être le docteur… poursuivit-il en nommant un respectable ecclésiastique, nous honorera-t-il de sa présence. »

Je m’excusai d’accepter cette invitation, et j’imagine que ma visite inattendue et ma prompte retraite avaient surpris mon ami ; car, au lieu de m’accompagner jusqu’à la porte, il me conduisit dans son cabinet particulier.

« De quoi s’agit-il, monsieur Croftangry ? dit-il. Ce n’est pas un soir comme celui-ci qu’on s’occupe d’affaires mondaines, mais s’il vous est arrivé quelque chose de subit ou d’extraordinaire…

— Pas le moins du monde, interrompis-je, bien résolu à un aveu, comme le meilleur moyen de sortir d’embarras… seulement… seulement je vous ai envoyé un petit paquet, et vous êtes si exact à accuser réception des lettres et papiers, que je… je craignais qu’il ne fût égaré… voilà tout. »

Mon ami rit de tout son cœur, comme s’il pénétrait mes motifs, et jouissait de ma confusion. « Égaré !… il est bien arrivé sain et sauf, répliqua-t-il ; le vent du monde pousse toujours ses vanités au port. Mais nous sommes à la fin de la session, et j’ai peu le temps de lire autre chose que des pièces de procédure[150]. Si pourtant vous consentez à manger vos choux avec nous samedi prochain, je jetterai d’ici là un coup-d’œil sur votre ouvrage, quoique certainement je ne sois pas un juge compétent en pareille matière. »

11 fallut bien m’en aller avec cette promesse, non sans m’être à demi persuadé que, si une fois le flegmatique jurisconsulte commençait mon ouvrage, il lui serait impossible de le quitter avant de l’avoir lu d’un bout à l’autre, ou de mettre de l’intervalle entre la lecture de la dernière page et la sollicitation d’une entrevue avec l’auteur.

Je ne reçus pourtant aucune preuve d’une pareille impatience. Le temps, lent ou vif, comme dit mon amie Joanna[151], poursuivit son cours ; et, au samedi marqué, je frappai à la porte, juste comme quatre heures sonnaient. Il est vrai que le dîner était irrévocablement fixé à cinq, mais que savais-je si mon ami n’aurait pas besoin, auparavant, d’une demi-heure de conversation avec moi ? Je fus introduit dans une salle vide, et apercevant un étui, une corbeille à ouvrage, abandonnés à la hâte, j’eus quelque raison de penser que j’interrompais ma petite amie miss Katie dans un travail domestique plus louable qu’élégant. Dans notre siècle pointilleux, la piété filiale doit se cacher dans un cabinet, si elle juge bon de raccommoder le linge paternel[152].

Bientôt après, je fus encore bien mieux convaincu que j’arrivais trop tôt, lorsqu’une femme de chambre vint chercher la corbeille et recommander à mon attention un monsieur rouge et vert, enfermé dans une cage, qui répondit à toutes mes avances en criant : « Vous êtes un fou… vous êtes un fou, vous dis-je ! » Ce cri m’étourdit tellement que, sur ma parole, je commençai à croire que l’animal avait raison. Enfin mon ami arriva, un peu échauffé. Il était allé faire une partie de golf[153], pour se préparer à un entretien sublime. Et pourquoi pas, puisque ce jeu, avec sa variété de hasards, ses points, ses balles sortant des trous, etc., peut être une image assez vraie des chances qui accompagnent les travaux littéraires ? Et surtout ces formidables coups de raquette qui font filer une balle dans l’air avec la force du plomb sorti d’une carabine, et en fait entrer une autre dans la terre à l’endroit même où l’amène la maladresse ou la malignité du joueur… ces coups ne ressemblent-ils pas aux articles des Revues. Là, les éloges, le blâme sont distribués par des écrivains qui jouent au golf avec les publications nouvelles : tels ces démons qu’Altisidore, en approchant des portes des régions infernales, vit jouer à la raquette avec les livres nouveaux du temps de Cervantès.

Eh bien ! chaque heure a sa fin. Cinq heures sonnèrent, et mon ami parut avec ses filles et son fils, beau jeune homme qui, quoique solidement attaché à un pupitre, tourne de temps à autre la tête pour regarder par-dessus son épaule un joli uniforme. Tous s’attablèrent dans le but sérieux de satisfaire aux besoins urgents de la nature ; tandis que moi, stimulé par l’appétit plus noble de la renommée, je souhaitai qu’un coup de baguette magique eût pu, sans toutes les cérémonies de découper en tranches et en morceaux, de passer et de prendre, de mâcher et d’avaler, transporter un quantum sufficit des bonnes choses qui surchargeaient la table hospitalière dans les estomacs des convives qui l’entouraient, pour y être à loisir converties en chyle, tandis que leurs pensées s’occuperaient de matières plus élevées. Enfin, tout se termina. Mais nos jeunes miss restèrent encore à table et parlèrent de la musique du Freischütz[154], car on ne pensait alors à rien autre chose dans toute la ville. Nous discutâmes donc sur la chanson du chasseur sauvage, et sur celle du chasseur civilisé, etc., etc., tous sujets que mes jeunes amies possédaient à merveille. Heureusement pour moi, ce charivari de cors et de cris de chasse amena une allusion au 7e de hussards ; et ce brave régiment, à ce que je vois, est un sujet de conversation plus attrayant pour miss Catherine et son frère que pour mon vieil ami ; car M. Fairscribe, regardant alors à sa montre, dit certains mots significatifs à M. James sur l’heure du travail. Celui-ci se leva avec l’aisance d’un jeune homme qui voudrait paraître plutôt homme du monde qu’homme d’affaires, et tâcha, non sans y réussir tout à fait, de sortir de l’appartement, comme si cette retraite était absolument volontaire : miss Catherine et ses sœurs nous quittèrent en même temps, et maintenant, pensai-je, me voici au grand moment.

Lecteurs, avez-vous jamais, dans le cours de votre vie, joué, aux cours de justice et aux avocats, le tour de consentir à laisser une question douteuse et importante à la décision d’un ami ? En ce cas, vous pouvez avoir remarqué le changement que subit l’arbitre à vos propres yeux, lorsqu’il devient, quoique par votre choix libre, d’une connaissance ordinaire qu’il était, et dont les opinions vous importaient aussi peu à vous que les vôtres à lui, un personnage supérieur, à la décision duquel est remis votre sort pro tanto, comme disait mon ami M. Fairscribe. Ses regards prennent un air mystérieux, sinon menaçant ; son chapeau a l’air plus grave, et les boucles de sa perruque, s’il en porte une, deviennent plus formidables.

Je trouvai donc que mon bon ami Fairscribe, en la présente occasion, avait acquis un pareil accroissement d’importance. Une semaine auparavant, c’eût été dans mon opinion un homme rempli sans doute d’excellentes intentions et d’une compétence parfaite pour tout ce qui concernait sa profession, mais en même temps enterré dans ses formes et ses termes techniques, et aussi incapable de porter un jugement en matière de goût qu’aucun des puissants Goths qui firent partie de l’ancien sénat d’Écosse. Mais qu’importe ? Je l’avais constitué mon juge, de ma propre volonté, et j’avais souvent observé que l’idée de refuser un pareil arbitrage, par conscience de sa propre incapacité, est, comme il faut peut-être que cela soit, la dernière qui se présente à l’esprit de l’homme auquel on s’en réfère. L’homme au jugement de qui une œuvre littéraire est soumise par l’auteur s’adonne aussitôt tout entier à la critique, quoique ce soit un sujet sur lequel il n’a peut-être jamais réfléchi. Nul doute que l’auteur ne soit bien capable de choisir son propre juge : pourquoi donc l’arbitre douterait-il de son propre talent pour condamner ou absoudre, lui qui a été sans hésitation désigné par son ami, lui dont cet ami lui-même a reconnu la compétence ? À coup sûr, l’homme qui écrit un livre doit bien connaître la personne la plus capable de le juger.

Tandis que ces idées me passaient par la tête, je tenais mes yeux fixés sur mon ami, dont les mouvements me paraissaient extraordinairement lents. Il avait demandé une bouteille d’un vin particulier ; il la transvasait de sa propre main avec une scrupuleuse précaution ; il ordonnait à son vieux domestique de servir une assiette d’olives avec du pain grillé, et ainsi occupé de pensées hospitalières, il semblait ajourner la discussion que je brûlais d’ouvrir, mais que pourtant je craignais de précipiter.

Il n’est pas satisfait, pensais-je, et n’ose pas me le témoigner, de peur de blesser mes affections d’auteur. Qu’avais-je besoin, aussi, de lui parler d’autre chose que de titres et de saisines ?… Attendons, le voilà qui commence.

« Nous sommes de vieilles gens maintenant, M. Croftangry, dit mon hôte, à peine aussi capables de vider à nous deux une pauvre chopine de vin, que nous ne l’aurions été dans des jours meilleurs, d’en boire une pinte, dans la vieille et libérale acception du mot écossais. Peut-être eussiez-vous mieux aimé que je gardasse James pour nous aider. Mais, sauf les dimanches et fêtes, je crois qu’il vaut mieux ne pas lui faire manquer ses heures de travail. »

La conversation allait tomber. Je la soutins en disant que M. James en était à cet âge heureux de la vie où l’on a mieux à faire que de s’asseoir devant une bouteille. « Je suppose, ajoutai-je, que votre fils aime la lecture.

— Hum !… oui… James peut, dans un sens, mériter cet éloge ; mais je crains qu’il n’y ait peu de solidité dans ses études… Poésies et pièces de théâtres, M. Croftangry, niaiseries que tout cela !… elles lui ont mis en tête l’épaulette, quand il devrait ne songer qu’à son affaire.

— Je suppose que les romans ne trouvent pas grâce à vos yeux plus que les compositions dramatiques et poétiques.

— Oh ! non, pas le moins du monde, M. Coftangry ; ni les productions historiques non plus. Il y a beaucoup trop de batailles dans l’histoire, comme si les hommes ne venaient en ce monde que pour s’envoyer mutuellement dans l’autre. Elle entretient de fausses notions sur la vie humaine, ainsi que sur la fin principale de notre existence, M. Croftangry. »

Tout cela était encore général, et je me déterminai à amener la conversation au fait. « Alors j’ai peur d’avoir agi bien mal en ennuyant de mes sots manuscrits, M. Fairscribe. Mais, ayez la bonté de vous le rappeler, je n’avais rien de mieux à faire que de m’amuser à écrire ces pages malencontreuses. Je puis vraiment alléguer que…

— Oh ! pardon, pardon, M. Croftangry, » s’écria mon vieil ami, se rappelant soudain… « Oui, oui, j’ai été bien malhonnête ; mais j’avais complètement oublié que vous étiez ensorcelé vous-même de ce métier de fainéant.

— Je suppose, répliquai-je, que, de votre côté, vous avez été trop affairé pour jeter un coup d’œil sur mes pauvres Chroniques ?

— Non pas, non pas, dit mon ami ; je ne suis pas non plus si coupable. Je les ai lues morceaux par morceaux, lorsque je trouvais un petit instant, et je crois que je les aurai bientôt finies.

— Eh bien, mon bon ami ? » dis-je interrogativement.

« Eh bien ! M. Croftangry, répliqua-t-il, je trouve vraiment que vous vous en êtes passablement tiré : j’ai noté là deux ou trois petites choses que je présume être des fautes d’impression ; autrement l’on pourrait vous accuser, peut-être, de n’avoir pas donné toute votre attention aux règles de la grammaire, qu’on veut toujours voir rigidement observées. »

Je regardai les notes de mon ami, qui, dans le fait, prouvaient que dans un ou deux passages, il m’était échappé des solécismes tout à fait choquants.

« Eh bien, j’avoue ces fautes ; mais à part ces lapsus accidentels, comment trouvez-vous le sujet et la manière dont je l’ai traité, M. Fairscribe ?

— Ma foi, » répliqua mon ami en s’arrêtant et avec une hésitation plus grave et plus importante que je n’aurais désiré, « il n’y a plus grand’chose à dire contre le sujet. Le style est coulant et intelligible, M. Croftangry, très-intelligible ; et c’est une qualité que je considère comme principale dans une chose qui est destinée à être comprise. Il y a bien de temps à autre des licences et des innovations de langage que j’entends avec peine ; mais je vois ce que vous vouliez dire, au moins. Il y a des gens qui ressemblent à des bidets[155] ; leurs jugements ne peuvent aller vite, mais ils sont sûrs.

— C’est une comparaison extrêmement claire, mon ami ; mais, encore, comment avez-vous trouvé mon idée quand vous êtes parvenu à la comprendre ? Était-elle, comme certains bidets, trop difficile à saisir, et, une fois saisie, indigne de la peine qu’on s’était donnée ?

— Je suis loin de parler ainsi, mon cher monsieur, attendu que je vous ferais là une grosse malhonnêteté ; mais, puisque vous me demandez mon opinion, je voudrais que vous eussiez songé à un sujet qui appartînt aux choses civiles plutôt qu’à tout ce drame sanguinaire avec des fusillades, des coups de poignard et même des pendaisons. L’on m’a assuré que c’étaient les Allemands qui, les premiers, avaient pris leurs héros dans le registre de Porteous[156] ; mais, d’honneur, nous allons l’emporter encore sur eux. Le premier de ces auteurs fut, et je le sais de bonne source, un M. Scolar, comme on l’appelle ; la belle besogne d’écolier, vraiment, qu’il vous a faite avec ses brigands et ses voleurs !

— Schiller, dis-je, mon cher monsieur, vous voulez dire Schiller ?

— Schiller, ou ce qu’il vous plaira, reprit M. Fairscribe ; j’ai trouvé son livre dans un endroit où j’aurais bien voulu en trouver un meilleur… dans la corbeille à ouvrage de Catherine. Je m’assis, et, comme un vieux fou, je me mis à le lire ; mais, dans votre ouvrage, vous êtes certainement meilleur que Schiller, M. Croftangry.

— Je m’estimerais heureux, mon cher monsieur, si vous pensiez réellement que j’aie approché de cet admirable auteur ; mais votre partialité d’ami ne doit pas vous faire dire que je l’ai surpassé.

— Si, je soutiens que vous l’avez surpassé, M. Croftangry, dans un point très-matériel. Car, assurément, un livre fait pour amuser doit être tel qu’on puisse le prendre et le quitter avec le même plaisir, et je dois dire, en vérité, qu’il ne m’en coûtait jamais rien pour interrompre la lecture de votre manuscrit quand il me survenait une affaire. Mais, sur ma parole, ce Schiller ne se laisse pas lâcher si aisément. J’oubliai un rendez-vous pour affaire importante, et j’en fis volontairement manquer un autre pour rester à la maison et pouvoir finir son maudit livre, qui, après tout, roule sur deux frères, les plus grands scélérats dont j’aie jamais entendu parler. L’un, monsieur, va presque jusqu’à égorger son père, et l’autre (ce qui vous semblera encore plus étrange) cherche à faire de sa propre femme une misérable débauchée.

— Je vois alors, M. Fairscribe, que vous n’avez aucun goût pour les romans où l’on peint la vie réelle, ni aucun plaisir à contempler ces impulsions violentes qui poussent les hommes passionnés à de grands crimes et à de grandes vertus. »

— Ma foi, quant à ce dernier point, je n’en suis pas trop sûr. Mais ce qui vaut encore moins que le reste, vous avez introduit des montagnards dans chaque histoire, comme si vous reveniez, velis et remis, au vieux temps des jacobites. Je dois vous dire toute ma pensée, M. Croftangry. Je ne saurais préciser les innovations qui peuvent être maintenant proposées dans l’Église et dans l’État ; mais nos pères étaient satisfaits de l’une et de l’autre, tels qu’on les a constitués à l’époque de notre glorieuse révolution, et ils aimaient aussi peu un plaid de tartan bariolé qu’un surplis blanc. Je demande au ciel que cette fièvre de tartan ne présage que du bien à la succession protestante et à l’Église d’Écosse.

— L’une et l’autre sont trop bien établies, dis-je, pour être ébranlées par de vieux souvenirs, sur lesquels nous jetons les yeux comme sur les portraits de nos ancêtres, sans nous rappeler, quand nous les regardons, aucune des haines mortelles qui animèrent les originaux pendant leur vie. Mais je m’estimerais fort heureux de découvrir un sujet qui remplaçât les montagnards, M. Fairscribe. Je me suis déjà dit que la source se tarit un peu, et votre expérience pourrait sans doute me procurer…

— Ah, ah, ah… ! mon expérience procurer ! » interrompit M. Fairscribe avec un rire sardonique.« Ma foi, vous pourriez aussi bien recourir à l’expérience de mon fils James pour vous éclairer sur un cas de servitude. Non, non, mon cher ami, j’ai vécu par les lois et dans les lois toute ma vie ; et quand vous recherchez les impulsions violentes qui portent des soldats à déserter ainsi qu’à tuer à coups de fusil sergents et caporaux, et des conducteurs de troupeaux montagnards à poignarder des engraisseurs de bétail anglais, ce n’est pas à un homme tel que moi qu’il faudrait vous adresser. Je pourrais vous conter quelques tours de mon métier, peut-être, et une ou deux histoires sur des domaines perdus et recouvrés. Mais, pour vous dire la vérité, vous pourriez agir avec votre muse de fiction, comme vous l’appelez, de même que plus d’un honnête homme agit avec ses propres fils de chair et de sang.

— Et qu’en pourrais-je donc faire, mon cher monsieur ?

— L’envoyer aux Indes, rien de plus. C’est le véritable endroit où peut réussir un Écossais, et si vous reportez votre histoire à cinquante ans d’ici, comme rien ne vous en empêche, vous trouverez dans ce pays autant de fusillades et de coups de poignard Qu’il y en eut jamais dans les sauvages montagnes. S’il vous faut des coquins, vous avez cette brave bande d’aventuriers qui laissèrent leurs consciences au cap de Bonne-Espérance, en se rendant aux Indes, et oublièrent de les reprendre en revenant. Puis, en fait de grands exploits, vous avez dans la vieille histoire de l’Inde, avant que les Européens y fussent nombreux, les plus merveilleuses entreprises accomplies par les plus faibles moyens que peut-être les annales du monde puissent présenter.

— Je le sais, » m’écriai-je, m’échauffant aux idées que m’inspirait son discours. » Je me rappelle, dans les pages délicieuses de Robert Orme[157], l’intérêt que donnent à ses récits le très-petit nombre d’Anglais qui y jouent un rôle. Chaque officier d’un régiment vous devient connu par son nom, les lieutenants même et les simples soldats acquièrent un droit individuel à l’attention du lecteur. On les distingue parmi les naturels, comme les Espagnols parmi les Mexicains. Que vous dirai-je ? Ils sont comme les dieux d’Homère au milieu des belliqueux mortels. Des hommes tels que Clive et Caillaud influèrent sur de grands événements, comme Jupiter lui-même. Les officiers inférieurs sont comme Mars ou Neptune, et les sergents et les caporaux peuvent bien passer pour des dieux subalternes. Puis les différentes coutumes religieuses, les habitudes, les manières du peuple de l’Indoustan… le patient Indou, le belliqueux Rajahpoot, le fier Musulman, le sauvage et vindicatif Malais… Que de sujets glorieux et sans bornes ! La seule difficulté est que je ne suis jamais allé dans ces contrées, et que je ne sais rien du tout sur ces nations.

— Absurdité ! mon cher ami. Vous nous en direz des choses d’autant plus belles que vous ne saurez rien de ce que vous direz. Mais, voyons ; il faut achever la bouteille, et quand Katie, dont les sœurs vont à l’assemblée, nous aura servi le thé, elle vous contera en abrégé l’histoire de la pauvre Menie Grey, dont vous verrez le portrait dans le salon : c’était une parente éloignée de mon père, qui eut pourtant une jolie part de la succession de la cousine Menie. Il n’y a plus âme vivante à qui cette histoire puisse faire tort, quoique, dans le temps, on ait jugé convenable de l’étouffer, et que les commérages qu’on fit à ce sujet aient forcé la pauvre cousine à vivre fort retirée. Je me rappelle l’avoir vue quand j’étais enfant. Il y avait quelque chose de bien doux, mais aussi de fort ennuyeux dans la pauvre cousine Menie. »

Lorsque nous passâmes dans le salon, mon ami me désigna un portrait que j’avais déjà vu, mais sur lequel je n’avais jeté qu’un coup d’œil en passant. Je l’examinai alors avec plus d’attention. C’était une de ces peintures du milieu du dix-huitième siècle, où les artistes cherchaient à triompher de la roideur des paniers et des étoffes de brocart, en jetant autour de la figure une draperie de fantaisie, dont les larges plis ressemblaient à ceux d’un manteau ou d’une robe de chambre. Les baleines étaient néanmoins conservées, et le sein découvert d’une manière qui montrait que nos mères, comme leurs filles, étaient aussi libérales de la vue de leurs charmes que le permettait la nature de leurs vêtements. Le style bien connu de l’époque, les traits et l’ensemble de la personne excitaient, à la première vue, peu d’intérêt. C’était une belle femme d’environ trente ans : ses cheveux étaient simplement relevés autour de la tête, ses traits réguliers, et son teint d’une grande blancheur. Mais, en regardant de plus près, moi surtout, qui savais vaguement que l’original avait été l’héroïne d’une histoire, je dus observer dans sa physionomie une douceur mélancolique qui semblait annoncer des malheurs soufferts et des injustices endurées avec cette résignation que les femmes peuvent opposer, et opposent souvent aux insultes et à l’ingratitude des hommes à qui elles ont donné toutes leurs affections.

« Oui, ce fut une excellente femme, et une femme bien indignement traitée, » dit M. Fairscribe, tenant ses yeux fixés, comme les miens, sur le portrait… « Elle n’a pas laissé à notre famille, j’ose le dire, moins de cinq mille livres sterling ; et je crois qu’à sa mort elle possédait bien quatre fois cette somme ; mais son bien fut partagé entre les plus proches parents, selon toute justice.

— Mais son histoire, M. Fairscribe ? À en juger par son air, elle doit être fort mélancolique.

— Vous pouvez bien le dire, M. Croftangry, assez mélancolique et assez extraordinaire aussi. Mais, » ajouta-t-il, en se hâtant d’avaler une tasse de thé qu’on lui présentait, « il faut que je retourne à mes affaires… Nous ne pouvons jouer au golf toute la matinée, et conter de vieilles histoires tout l’après-dîner. Katie connaît aussi bien que moi les aventures de la cousine Menie d’un bout à l’autre ; et, lorsqu’elle vous en aura conté toutes les circonstances, alors je serai votre homme pour préciser plus exactement les dates et les détails. »

C’est ainsi qu’on me laissa, moi, jovial et vieux garçon, qu’on me laissa occupé à entendre une histoire d’amour racontée par ma jeune amie Katie Fairscribe qui, lorsqu’elle n’est pas entourée par un cercle de galants (car alors, dans mon opinion, elle se montre moins à son avantage), est aussi mignonne, aussi gentille, aussi exemple d’affectation qu’aucune des jeunes filles qui parcourent les nouvelles promenades de Prince’s-Street ou de Heriot-Row[158]. Un vieux célibataire aussi déterminé que moi a ses privilèges dans un pareil tête-à-tête, pourvu qu’il soit ou puisse se montrer pour le moment d’une humeur agréable et d’une attention parfaite, et qu’il ne cherche pas à retrouver ses airs de jeunesse, tentative qui n’aboutirait qu’à le rendre ridicule. Je ne prétends pas être aussi indifférent à la société d’une jeune et jolie femme que le poëte qui souhaitait d’être assis auprès de sa maîtresse aussi tranquille


Qu’au temps où sa beauté dans sa naissante fleur
Ne pouvait engendrer ni peine ni bonheur.


Au contraire, je puis contempler la beauté et l’innocence comme un trésor dont je connais et prise la valeur, sans concevoir le désir ni l’espérance de me l’approprier. Une jeune demoiselle peut se permettre de causer avec un vieux routier tel que moi, sans artifice ni affectation, et nous pouvons entretenir une espèce d’amitié d’autant plus tendre, peut-être, que nous sommes de sexe différent, mais dans une position néanmoins où cette différence n’a pas grand’chose à faire.

Maintenant, j’entends ma voisine, dont la prudence égale la critique, s’écrier : « M. Croftangry est en train de faire une folie. Le vieux Fairscribe connaît sa fortune à un denier près, et miss Katie, avec tous ses airs, peut aimer le vieux cuivre, afin d’en acheter de la vaisselle neuve. J’ai trouvé que M. Croftangry avait l’air très-égrillard lorsqu’il est venu faire sa partie avec nous. Pauvre monsieur ! bien certainement je serais fâchée de le voir s’exposer au ridicule. »

Épargnez-moi votre compassion, ma chère dame : il n’y a pas le moindre danger. Les beaux yeux de ma cassette ne sont pas assez brillants pour qu’on ne songe plus aux lunettes qui suppléent de toute nécessité à la faiblesse des miens. Je suis un peu sourd aussi, comme vous l’apprenez à nos dépens, lorsque nous sommes partenaires au jeu ; et, si je pouvais décider une jeune nymphe à m’épouser avec toutes ces imperfections, qui diable épouserait Janet Mac Evoy ? Or, Janet Mac Evoy ne sera jamais délaissée par Chrystal Croftangry.

Miss Katie Fairscribe me conta l’histoire de Menie Grey avec beaucoup de goût et de simplicité, n’essayant pas de déguiser les sentiments de douleur et d’indignation que lui inspiraient naturellement plusieurs circonstances. Son père me confirma ensuite les points principaux du récit, et me donna même certains détails supprimés ou oubliés par miss Katie. En vérité, j’ai compris, en cette occasion, ce que voulait dire le vieux Lintot, quand il disait à Pope que, lorsqu’il avait un ouvrage sous presse, il avait coutume de se rendre favorables les critiques les plus importants, en leur faisant passer de temps à autre une feuille d’épreuve encore humide, ou quelques pages du manuscrit original. Le mystère de notre métier d’auteur a quelque chose de si attrayant, que, si vous admettez quelqu’un dans votre confidence, vous verrez que, quelque peu disposé qu’il ait pu être d’abord pour de pareils travaux, vous verrez qu’il se regardera comme partie intéressée, et, que, si l’ouvrage réussit, il croira avoir droit à une part assez considérable d’éloges.

Le lecteur a vu que personne n’aurait pu naturellement être moins intéressé que mon excellent ami Fairscribe à mes travaux littéraires lorsque je le consultai pour la première fois à ce sujet. Mais depuis qu’il a contribué à l’ouvrage en fournissant la matière, il est devenu un très-zélé coadjuteur ; et, à demi honteux, à demi fier de la société littéraire où il a pris une action, il ne me rencontre jamais sans me pousser le coude, et me lâcher tout bas quelques mots mystérieux, comme : « Quand nous donnerez-vous quelque chose de nouveau ?… » ou : « Ce n’est pas une mauvaise histoire que la dernière que vous avez donnée… elle me plaît, à moi. »

Fasse le ciel que le lecteur soit de la même opinion !







CHAPITRE II.

l’accouchement.


Quand la nature défaillante appelait du secours, et que la mort impitoyable se préparait à frapper ses coups, son courageux dévouement démontrait la puissance de l’art, sans qu’il en fît parade. Il s’empressait toujours de porter ses soins utiles dans les plus obscurs réduits de la misère, où l’angoisse sans espoir pousse ses gémissements, où l’indigent solitaire se réfugie pour mourir. Jamais il ne répondit à un appel par un froid délai. Il ne refusait jamais par orgueil un modique salaire. Aux modestes besoins de chaque jour, le travail de chaque jour suffisait.
Samuel Johnson.


Le beau portrait que le Rôdeur[159] a tracé de son ami Levett convient parfaitement à Gédéon Grey et à beaucoup d’autres docteurs de village dont l’Écosse tire plus de services, et envers qui elle est peut-être plus ingrate qu’envers toute autre classe d’hommes, excepté ses maîtres d’école.

Le médecin campagnard habite ordinairement un petit bourg ou un village qui forme le point central de sa clientèle. Mais outre qu’il soigne les malades que le village peut présenter, il est, jour et nuit, au service de quiconque peut réclamer son assistance dans un cercle qui a quarante milles de diamètre, qui n’est traversé par aucune route dans beaucoup de directions, et qui renferme marais, montagnes, rivières et lacs. Pour de longs et périlleux voyages à travers un pays inaccessible, pour des services du genre le plus essentiel, rendus aux dépens, ou du moins aux risques de sa propre santé et de sa vie, un médecin de campagne, en Écosse, reçoit chez ses meilleures pratiques une récompense fort modique, souvent il n’en obtient qu’un dédommagement tout à fait disproportionné, et très-fréquemment il n’en reçoit point du tout. Il n’a aucune de ces immenses ressources dont jouissent ses confrères dans une ville d’Angleterre. Les habitants d’un bourg écossais sont forcément inaccessibles à la goutte, aux indigestions et à toutes ces maladies chroniques qui accompagnent la richesse et l’indolence. Quatre années ou environ de frugalité les rendent capables de résister à un dîner d’élection ; et il n’y a point à espérer que deux ou trois douzaines d’électeurs qui arrangent paisiblement leurs affaires à table, produisent quelques têtes cassées. Là, les mères ne se font pas un principe de faire passer, dans le cours de chaque année, une certaine quantité de drogues dans les entrailles de leurs chers enfants. Chaque vieille femme, d’un bout à l’autre du village, sait prescrire une dose de seltz, ou préparer un emplâtre ; et c’est seulement lorsqu’une fièvre ou une paralysie rend la chose sérieuse, que l’assistance du docteur est invoquée par ses voisins.

Pourtant l’homme de l’art ne peut se plaindre d’inactivité ni du manque de pratiques. S’il ne trouve pas de patients à sa porte, il en cherche partout dans un cercle plus étendu. Comme le fantôme amant de Lénore, il monte à cheval à minuit, et traverse, dans l’obscurité, des chemins qui, à des gens moins habitués, paraîtraient redoutables en plein jour : il parcourt des défilés, où la plus légère déviation le plongerait dans un marais ou le précipiterait dans des fondrières ; enfin, il se dirige vers des cabanes que son cheval pourrait franchir au galop, sans savoir qu’elles se trouvent sur son chemin, à moins qu’il ne lui arrivât d’enfoncer la toiture. Lorsqu’il finit par atteindre le but difficile de son voyage, l’endroit où sont réclamés ses services pour amener un misérable au monde, ou empêcher un autre d’en sortir, le spectacle de détresse est souvent tel, que, loin de toucher aux shillings amassés avec peine pour lui être offerts par reconnaissance, il prodigue ses remèdes aussi bien que ses soins par pure charité. J’ai entendu le célèbre voyageur Mungo Park, qui avait l’expérience de ces deux genres de vie, dire qu’il aimait mieux tenter les périlleuses découvertes à travers les déserts de l’Afrique, que d’errer nuit et jour dans les cantons à demi sauvages de sa terre natale, en qualité de médecin de campagne. Il racontait qu’une fois il avait parcouru quarante milles à cheval, veillé toute la nuit, et secouru avec succès une femme qui éprouvait l’influence de la malédiction originelle, et qu’on lui avait donné pour toute récompense une pomme de terre cuite sous la cendre et une jatte de lait caillé. Mais il n’avait pas un cœur capable de regretter des travaux qui soulageaient la misère humaine… Bref, il n’y a point d’animal en Écosse qui travaille plus durement, et soit plus pauvrement récompensé qu’un docteur de village… si ce n’est, peut-être, son cheval. Pourtant ce cheval est et doit être robuste, actif, infatigable, quoiqu’il soit mal étrillé et de mauvaise tenue. Eh bien, vous trouverez souvent chez son maître, sous un extérieur grossier et peu prévenant, habileté et enthousiasme pour sa profession, intelligence, humanité, courage et même science.

M. Gédéon Orey, chirurgien du village de Middlemas, situé dans un des comtés du milieu de l’Écosse, menait le genre de vie dur, actif et mal récompensé que nous avons essayé de décrire. C’était un homme âgé de quarante à cinquante ans, dévoué à sa profession, et jouissant d’une renommée telle dans le monde médical, qu’en différentes occasions on lui avait donné le conseil de quitter Middlemas et le cercle étroit de sa clientèle pour s’établir dans une des fortes villes d’Écosse, et même à Édimbourg ; mais il avait toujours rejeté ces offres séduisantes. C’était un homme ouvert et sans façon, qui n’aimait point à se gêner, et se souciait peu de s’assujettir à la contrainte qu’on aurait exigée dans une société plus polie que la sienne. Il n’avait pas découvert lui-même, et jamais ami ne lui avait donné à entendre qu’une légère teinte de cynisme dans les manières et dans les habitudes répand sur un chirurgien, aux yeux du vulgaire, un air d’autorité qui sert grandement à augmenter sa réputation. M. Grey, ou, comme l’appelaient les gens de la campagne, le docteur Grey… et que sais-je ? peut-être possédait-il ce titre par diplôme, quoiqu’il réclamât seulement celui de maître ès arts… M. Grey avait peu de besoins, et il y satisfaisait amplement, grâce au produit de son état qui généralement montait bien à 200 livres sterling par an. Pour gagner cette somme, d’après son propre calcul, il parcourait cinq mille milles à cheval dans le cours de douze mois. Ce revenu l’entretenait dans l’abondance lui et ses deux bidets, nommés par lui Pilon et Mortier, qu’il montait alternativement. En conséquence, il prit une femme pour partager son aisance, Jane Watson, aux joues rouges comme des cerises, fille d’un honnête fermier, et qui, faisant partie de douze enfants que son père avait élevés avec un revenu annuel de 88 livres, ne s’imagina point qu’on pût connaître la pauvreté avec le double de cette somme, et regarda Grey comme un parti fort avantageux, bien que la jeunesse eût alors l’irrévérence de l’appeler le vieux docteur. Pendant plusieurs années ils n’eurent pas d’enfants, et il semblait que le docteur Grey, qui avait si souvent secondé les efforts de la déesse Lucine, ne devait jamais l’invoquer pour lui-même : cependant, son toit domestique était destiné à voir, en une occasion remarquable, une scène où l’art de la déesse était exigé.

Un soir d’automne, à une heure déjà avancée, on put voir trois vieilles femmes agiter leurs jambes caduques à travers la seule rue du village de Middlemas, et se diriger vers la porte de l’honorable praticien, qui éloignée de la voie publique, était défendue par un treillage délabré, entourant deux perches de terres moitié labourables, moitié plantées d’arbrisseaux rabougris. La porte elle-même était décorée du nom de Gédéon Grey, M. A.[160], chirurgien, etc. etc. Quelques jeunes fainéants qui, une ou deux minutes avant, restaient oisifs à l’autre bout de la rue devant la porte du cabaret (car la prétendue auberge ne méritait pas un plus beau nom) se mirent à suivre les vieilles avec des éclats de rire excités par leur agilité extraordinaire, et à faire des paris sur celle qui l’emporterait : ils criaient à haute voix, comme s’ils eussent été grimpés sur les barrières pendant une course de chevaux : « Une demi-pinte pour la mère Simson !… La vieille Peg Tamson aura la victoire !… Plus vite, Alison Jaup : les autres sont déjà tout essoufflées !… Un peu de précaution sur cette colline, mesdames, ou nous allons voir crever ici une vieille sorcière ! » Ces quolibets et mille autres semblables frappaient l’air sans être remarqués ni même entendus par les coureuses, qui semblaient lutter à qui arriverait la première à la porte du docteur.

« Dieu nous garde, docteur ! De quoi s’agit-il donc ? » dit mistress Grey, qui était très-bonne mais bien simple ; « voici Peg Tamson, Jane Simson, et Alison Jaup, qui font une course dans la grande rue du bourg. »

Le docteur qui venait de suspendre, il n’y avait qu’une minute, sa redingote mouillée devant le feu, car il arrivait à l’instant même d’une excursion lointaine, se hâta de descendre l’escalier, prévoyant bien qu’on accourait réclamer ses services, et satisfait de n’avoir vraisemblablement, d’après la tournure des messagères, qu’à travailler dans l’intérieur du village, et non au dehors.

Il arrivait précisément à la porte lorsque la mère Simson entra dans la petite avant-cour. Elle avait gagné de l’avance, mais aux dépens, pour le moment, de la faculté de parler, car, lorsqu’elle se trouva en présence du docteur, elle resta à souffler comme un marsouin, les longues garnitures de son bonnet relevées en arrière, et faisant les plus violents efforts pour parler, mais sans pouvoir prononcer un seul mot intelligible. Peg Tamson y réussit avant elle.

— « La dame, monsieur, la dame !… »

« Du secours, À l’instant ! à l’instant du secours ! » dit ou plutôt hurla Alison Jaup, tandis que la mère Simson, qui avait certainement remporté le prix de la course, retrouvait la parole pour réclamer la récompense qui les avait mises en mouvement. « Et j’espère, monsieur, que vous me recommanderez pour que je sois la garde malade : j’étais ici pour vous apporter la nouvelle bien avant ces deux paresseuses. »

Bruyantes furent les protestations des deux autres compétiteurs femelles, et bruyants aussi furent les rires des vauriens qui écoutaient à peu de distance.

« Retenez vos langues, maudites folles, dit le docteur ; et vous, mauvais garnements, si je vais jusqu’à vous… » En parlant ainsi, il fit claquer d’importance son fouet à longue mèche, qui produisit absolument l’effet du célèbre quos ego de Neptune dans le premier livre de l’Énéide, « Et maintenant, reprit le docteur, qui est cette dame ? où est-elle ? »

La question était à peine nécessaire, car une voiture simple, mais à quatre chevaux, se dirigeait au pas vers la porte de la maison du docteur. Les vieilles femmes, alors plus à leur aise, expliquèrent au médecin que le monsieur avait trouvé les chambres de l’auberge du Cygne trop incommodes, et peu convenables au rang et à la condition de sa dame : en conséquence, d’après leur conseil… (chacune réclamait le mérite de cet avis), il l’amenait pour demander l’hospitalité de la chambre de l’ouest… C’est ainsi qu’on appelait un appartement de réserve où le docteur Grey logeait ses malades, lorsqu’il désirait les avoir un certain espace de temps sous les yeux.

Il n’y avait que deux personnes dans l’équipage : l’une, un monsieur en habit de voyage en descendit ; et, après avoir reçu du docteur l’assurance que la dame serait passablement bien logée dans sa maison, il aida sa compagne de route à sortir de voiture. Ce fut avec une grande satisfaction apparente qu’il la vit logée en sûreté dans une chambre à coucher décente, et confiée à la garde du docteur et de sa respectable épouse, qui promirent une seconde fois d’avoir pour elle toute espèce d’attention. Pour qu’ils exécutassent leur promesse plus scrupuleusement, l’étranger glissa une bourse de vingt guinées dans la main du docteur (car cette histoire remonte aux jours de l’âge d’or), comme arrhes d’une récompense vraiment libérale, et le supplia de n’épargner aucune dépense pour fournir tout ce qui était nécessaire ou agréable à une personne de la condition de cette dame, et à l’être faible auquel on pouvait s’attendre à la voir donner immédiatement naissance. Il annonça alors qu’il retournait à l’auberge, où il pria qu’un messager lui fût dépêché au moment même où l’événement attendu aurait lieu.

« Cette dame est de haut rang, dit-il, et elle est étrangère. N’épargnez pas la dépense. Nous avions le projet de gagner Édimbourg, mais un accident nous a forcés de changer de route. » Il répéta encore une fois : « N’épargnez pas la dépense et tâchez que la dame puisse continuer son voyage le plus tôt possible.

— Voilà, répondit le docteur, qui dépasse mon pouvoir. La nature ne doit jamais être hâtée, et elle se venge de toute tentative à cet égard.

— Mais l’art, répliqua l’étranger, peut beaucoup faire ; « et il tira une seconde bourse qui paraissait aussi pesante que la première.

« L’art, dit le docteur, peut se récompenser, oui ; mais s’acheter, non. Vous m’avez déjà plus que suffisamment payé pour donner à votre dame les plus grands soins que je lui puisse donner ; si j’acceptais encore cet argent, ce serait vous promettre, implicitement du moins, des choses qu’il n’est pas en ma puissance de tenir. On prendra tous les soins possibles de votre dame : c’est le meilleur moyen de la mettre promptement en état de voyager… Maintenant, retournez à l’auberge, monsieur, car on peut avoir besoin de moi sur-le-champ, et nous n’avons encore songé ni à une garde pour madame, ni à une nourrice pour l’enfant.

— Un moment encore, docteur… Quelles langues entendez-vous ?

— Je puis parler le latin et le français, assez pour que l’on me comprenne ; de plus, je lis un peu l’italien.

— Mais ni le portugais ni l’espagnol ? continua l’étranger.

— Non, monsieur.

— C’est malheureux ; mais vous pouvez vous faire comprendre de cette dame en parlant français. N’oubliez pas qu’il faut satisfaire ses désirs en tout point… Si les moyens vous manquent, vous pouvez vous adresser à moi.

— Puis-je demander, monsieur, quel est le nom que cette dame… ?

— Inutile pour le moment, interrompit l’étranger ; vous le connaîtrez plus à loisir.

En parlant ainsi, il s’enveloppa de son ample manteau, et, pour favoriser cette opération, il décrivit un demi-cercle avec un air que le docteur aurait trouvé difficile d’imiter ; puis descendit la rue pour gagner la petite auberge. Là, il paya et renvoya les postillons, puis s’enferma dans une chambre, défendant qu’on ne laissât entrer personne, à moins que le docteur ne se présentât.

Lorsque M. Grey revint à l’appartement de la malade, il trouva sa femme en proie à une grande surprise : comme cela arrive souvent aux personnes de son caractère, qui n’était pas sans un mélange de crainte et d’inquiétude.

« Elle ne peut dire un mot comme un être chrétien, dit mistress Grey.

— Je le sais, répliqua le docteur.

— Mais elle s’obstine à garder un masque noir sur sa figure, et crie quand nous voulons le lui ôter.

— Eh bien alors ! laissez-le-lui… Quel mal cela fait-il ?

— Quel mal, docteur ! une honnête femme accoucha-t-elle jamais avec un masque sur le visage ?

— Rarement, peut-être. Mais, ma chère Jane, il faut accoucher celles qui ne sont pas tout à fait honnêtes de même que celles qui le sont entièrement, et nous ne devons pas exposer la vie de cette malheureuse en contrariant ses caprices. »

Il s’approcha du lit de la malade et remarqua qu’elle portait, en effet, un masque fort mince, en soie, du genre de ceux qui rendent de si importants services dans les vieilles comédies : certaines femmes de distinction en portaient même encore de pareils pour voyager, mais jamais certainement dans la position de cette pauvre dame. Il était visible qu’elle avait éprouvé des importunités à ce sujet, car, lorsqu’elle aperçut le docteur, elle porta la main à son visage, comme si elle craignait qu’il n’insistât pour lui enlever son masque. Il se hâta de dire, en français passable, que la volonté de madame serait une loi, sous tous les rapports, et qu’elle était en parfaite liberté de garder son masque jusqu’à ce qu’il lui plût de l’ôter. Elle comprit, car elle essaya, en répondant, mais d’une manière fort imparfaite, dans la même langue, d’exprimer sa reconnaissance pour une pareille permission, car elle semblait croire que c’en était une.

Le docteur procéda sans délai à d’autres arrangements. Pour la satisfaction des lecteurs qui peuvent aimer les détails minutieux, nous dirons que la mère Simson, la première arrivée, obtint pour prix les fonctions de garde malade ; Peg Tamson ou Tompson jouit du privilège de recommander sa belle-fille, Bet Jamieson, comme nourrice ; et une petite fille de la mère Jaup fut prise à gages pour aider à faire le surplus d’ouvrage dans la maison. Ainsi le docteur, en ministre expérimenté, partagea entre ses fidèles adhérents les avantages que la fortune mettait à sa disposition.

Vers une heure du matin, le docteur se présenta à l’auberge du Cygne : introduit près de l’étranger, il lui annonça qu’il avait le bonheur d’être père d’un gros garçon, et que la mère était, suivant la phrase consacrée, aussi bien que possible.

L’étranger apprit cette nouvelle avec un air de satisfaction ; puis il s’écria. « Il faut qu’il soit baptisé, docteur, qu’il soit baptisé sur-le-champ.

— Il n’est pas besoin de se presser, répliqua le docteur.

— Nous pensons autrement, reprit l’étranger, coupant court à toute discussion. « Je suis catholique, docteur, et comme je puis être obligé de quitter cet endroit avant que madame soit en état de voyager, je désire voir mon enfant reçu dans le sein de l’Église. Il y a, m’a-t-on dit, un prêtre catholique dans ce misérable village ?

— Oui, monsieur, il y a ici un catholique, un M. Goodriche, qui est, dit-on, dans les ordres.

— J’approuve votre prudence, docteur, répliqua l’étranger ; il est dangereux d’être trop positif. Je mènerai demain chez vous ce M. Goodriche. »

Grey hésita un moment. « Je suis protestant presbytérien, monsieur, répliqua-t-il, ami de la constitution introduite dans l’Église et dans l’État, comme j’ai bien droit de l’être, puisque j’ai reçu la paie de sa Majesté (Dieu la bénisse !) pendant quatre ans, en qualité d’aide-chirurgien dans le régiment caméronien, ainsi que ma Bible régimentale et mon brevet peuvent en faire foi. Mais, quoique je sois spécialement tenu d’éviter tout commerce, toute société avec des papistes, pourtant je ne m’opposerai point aux désirs d’une conscience timorée. Monsieur, vous pouvez amener M. Goodriche dans ma maison, quand il vous plaira ; et indubitablement, puisque vous êtes, comme je le suppose, père de l’enfant, vous arrangerez les choses comme bon vous semblera : seulement je voudrais ne point passer pour partisan ou approbateur du rituel papiste.

« Assez, monsieur, dit fièrement l’étranger, nous nous comprenons. »

Le jour suivant, il se rendit à la maison du docteur avec M. Goodriche et deux autres personnes, qui appartenaient sans doute à la communion de ce révérend ecclésiastique. Tous quatre s’enfermèrent dans une chambre avec l’enfant, et l’on peut présumer que le baptême fut administré à cet être insensible à tout ce qui se passait et si étrangement introduit dans le monde. Quand le prêtre et les témoins se furent retirés, le bizarre étranger annonça à M. Grey qu’il allait s’absenter lui-même du village, attendu que madame avait été déclarée incapable de voyager avant plusieurs jours, mais qu’il reviendrait dans l’espace de dix jours, au plus, espérant retrouver alors sa compagne en état de partir avec lui.

« Et quel nom devons-nous donner à la mère et à l’enfant ? demanda le docteur.

— Le nom de l’enfant est Richard.

— Mais il lui faut un nom de famille encore… À la mère aussi… Madame ne peut résider dans ma demeure et n’avoir point de nom.

— Donnez-leur donc le nom de votre village… C’est Middlemas, je crois ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien, mistress Middlemas est le nom de la mère, et Richard Middlemas celui de l’enfant… Moi, je suis Matthieu Middlemas, à votre service. Voilà, continua-t-il, de quoi satisfaire à tous les désirs que mistress Middlemas pourra former, et pourvoir à toute espèce d’accidents. » À ces mots, il mit un billet de cent livres sterling dans la main de M. Grey, qui eut presque scrupule de le recevoir, et qui répliqua : « Mais je suppose madame capable d’être son trésorier. »

« Pas le moins du monde, je vous assure, répondit l’étranger. Car, docteur, si elle voulait changer ce morceau de papier, elle saurait à peine combien elle doit recevoir de guinées en échange. Oui, monsieur Grey, je vous le proteste, vous trouverez mistrses Middleton Middlemas… quel nom lui ai-je donné ?… aussi ignorante des affaires de ce monde que la personne la plus novice que vous ayez jamais rencontrée. Vous aurez donc la bonté d’être son trésorier et son administrateur pour le moment, comme à l’égard d’un malade qui n’est point en état de gérer ses propres affaires. »

Ces paroles furent dites d’une manière quelque peu fière et hautaine, qui frappa le docteur Grey ; elles n’indiquaient rien, en elles-mêmes, si ce n’est le désir de garder l’incognito, qui perçait dans tout le reste de la conduite de l’étranger, mais le ton semblait dire : « Je suis d’un rang à n’être pas questionné par personne… Ce que je dis doit être reçu sans commentaire, si peu qu’on puisse le croire ou le comprendre. » Grey fut donc confirmé dans son opinion, qu’il s’agissait soit d’une séduction, soit d’un mariage secret entre des personnes d’un rang très élevé ; et toute la conduite de la dame ainsi que du monsieur fortifia ses soupçons. Il n’entrait pas dans son caractère d’être importun ni curieux, mais il ne put s’empêcher de voir que la dame ne portait point d’alliance au doigt ; et son profond chagrin, son tremblement perpétuel semblaient indiquer une malheureuse créature qui avait perdu la protection de ses parents, sans acquérir un droit légitime à celle d’un mari. Il ne fut donc pas exempt d’inquiétudes, quand M. Middlemas, après une longue conférence avec la dame lui dit enfin adieu. Il l’assura, il est vrai, de son retour avant dix jours, et c’était l’époque la plus rapprochée que M. Grey eût voulu fixer comme celle où la dame pourrait continuer sa route sans danger. « Fasse le ciel qu’il revienne ! se dit le docteur ; mais il y a trop de mystère dans tout ceci pour que ce soit une chose claire et devant aboutir à bien. Si son intention est de trahir cette pauvre femme, comme on a souvent agi avec tant de malheureuses filles, j’espère que ma maison ne sera point l’endroit qu’il choisira pour l’abandonner. L’argent qu’il ma laissé a vraiment un air suspect, et il me semblerait que ce personnage veuille faire un compromis avec sa conscience… Bah ! il faut espérer mieux. En attendant, mon devoir exige impérieusement que je fasse tous les efforts possibles pour rétablir cette pauvre dame.

M. Grey visita la malade peu après le départ de M. Middlemas… et même, aussitôt qu’elle put le recevoir. Il la trouva dans une violente agitation, et son expérience lui indiqua le meilleur moyen de ramener en elle le calme et la tranquillité : il lui fit apporter son enfant. Elle pleura long-temps sur lui, et la violence de son agitation céda à l’influence des affections maternelles qu’elle devait, à en juger par son extrême jeunesse, éprouver pour la première fois.

Le médecin observateur put, après ce paroxysme, remarquer que l’esprit de sa malade était principalement occupé à calculer le cours du temps, et à devancer l’époque où elle pouvait espérer le retour de son mari… si c’était son mari. Elle consultait des almanachs, s’enquérait des distances, quoique avec des précautions qui indiquaient d’une manière évidente qu’elle désirait ne pas laisser connaître dans quelle direction était allé son compagnon ; enfin elle comparait sans cesse sa montre à celles des autres, recourant, sans qu’on pût s’y méprendre, à cette espèce d’arithmétique mentale par laquelle les mortels cherchent à accélérer la marche du temps. D’autres fois, elle pleurait encore sur son enfant, qui était unanimement déclaré le plus beau garçon qu’il fût possible de voir ; et Grey observa parfois qu’elle murmurait à son fils, qui n’y pouvait rien comprendre, des phrases dont non-seulement les mots, mais encore le ton et l’accent lui étaient totalement étrangers, mais qu’il savait, en particulier, n’être pas portugais.

M. Goodriche, le prêtre catholique, demanda un jour à la voir. Elle refusa d’abord sa visite, mais ensuite elle y consentit, s’imaginant sans doute qu’il pourrait lui donner des nouvelles de M. Middlemas. L’entrevue dura très-peu de temps, et le prêtre quitta la chambre et la dame avec un air de mécontentement que sa prudence put à peine cacher à M. Grey. Il ne revint jamais, quoique l’état de l’étrangère eût rendu ses soins et ses consolations nécessaires, si elle eût été membre de l’Église catholique.

M. Grey commença enfin à soupçonner que sa belle hôtesse était une juive qui avait abandonna sa personne et ses affections à un homme d’une religion différente ; et les traits caractéristiques de sa charmante figure vinrent fortifier ses soupçons. Cette découverte ne changea rien aux sentiments du docteur, qui comprit seulement la détresse et le désespoir de l’infortunée, et tâcha d’y remédier de tout son pouvoir. Il désirait pourtant cacher cette circonstance à sa femme et aux autres personnes qui entouraient la malade, car on pouvait avec raison mettre en doute leur prudence et la libéralité de leurs opinions. Il régla donc son régime de telle sorte qu’elle ne pût être ni offensée ni exposée aux soupçons par aucun des mets que la loi de Moïse lui défendait d’accepter. Pour tout ce qui n’intéressait pas sa santé ou ses fantaisies, il n’avait que peu de rapports avec elle.

L’époque à laquelle le retour de l’étranger avait été si impatiemment attendu par sa compagne, se passa. Le désappointement qu’éprouva la convalescente, en ne le voyant pas arriver, se manifesta par une inquiétude qui ne fut pas d’abord sans un mélange de dépit, et ensuite de crainte et de frayeur. Quand deux ou trois jours se furent écoulés, sans message ni lettre d’aucune espèce, Grey lui-même commença à redouter, pour son propre compte, autant que pour celui de la pauvre dame, que l’étranger n’eût réellement conçu le projet d’abandonner cette femme, sans défense, dont il avait probablement abusé. Il brûlait d’avoir avec elle une conférence qui le mît à même de savoir quelles enquêtes il fallait faire, ou quel était le parti le plus convenable à prendre. Mais la pauvre jeune femme connaissait si imparfaitement la langue française, et peut-être se sentait-elle si peu disposée à jeter aucune lumière sur sa position, que toute tentative de ce genre fut infructueuse. Lorsque Grey lui adressait une question sur un sujet qui semblait présenter matière à une explication, il observa qu’elle répondait habituellement en remuant la tête, pour indiquer qu’elle ne comprenait pas ce qu’il disait ; d’autres fois, elle ne répliquait que par le silence et les larmes, et encore en le renvoyant à Monsieur.

Grey commença donc à désirer très-impatiemment l’arrivée de Monsieur, comme une chose qui pouvait seule mettre fin à ce désagréable mystère, dont la bonne compagnie du village commençait à faire le texte principal de ses cancans, les uns blâmant Grey de recevoir dans sa maison des aventuriers, des étrangers, dont la moralité pouvait être l’objet des doutes les plus sérieux ; les autres enviant « la bonne aubaine » que devait faire le docteur, lui qui avait à sa disposition les fonds de voyage de la riche étrangère, circonstance qu’il fut impossible de bien cacher au public, lorsque la dépense de l’honnête homme pour de futiles objets de luxe vint à dépasser les bornes ordinaires.

La probité, consolation intime de l’honnête docteur, lui donna la force de mépriser ces caquets, bien que la connaissance qu’il en avait ne dût pas lui être agréable. Il faisait ses tournées accoutumées avec son habituelle persévérance, et attendait impatiemment que le temps vînt jeter quelques lumières sur la personne et l’histoire de son hôtesse. Il y avait déjà quatre semaines que l’étrangère demeurait chez lui, et son rétablissement pouvait être considéré comme parfait, lorsque Grey, revenant d’une de ses visites, à dix milles de chez lui, aperçut à sa porte une chaise de poste avec quatre chevaux : « Cet homme est venu, dit-il, et mes soupçons l’ont traité plus mal qu’il ne méritait. » Sur ce, il piqua son cheval, avertissement auquel la fidèle bête obéit avec d’autant plus de plaisir, que sa course était dans la direction de l’écurie. Mais lorsque, descendant de son coursier, le docteur se hâta d’entrer dans sa maison, il lui sembla que le départ de cette malheureuse dame était destiné, aussi bien que son arrivée, à introduire la confusion dans sa paisible demeure. Quelques désœuvrés s’étaient rassemblés à sa porte, et deux ou trois d’entre eux avaient eu l’impudence de s’avancer jusque dans l’allée, pour écouter une bruyante altercation qu’on entendait à l’intérieur.

Grey se montra aussitôt, fit battre en retraite les premiers intrus, et se précipita d’autant plus vite dans sa maison, qu’il reconnut le ton de la voix de sa femme, monté à une hauteur qu’il savait par expérience ne rien augurer de bon ; car mistress Grey, d’humeur douce et traitable en général, faisait parfois la partie de dessus dans le duo matrimonial. Beaucoup plus confiant dans les bonnes intentions de sa femme que dans sa prudence, il ne perdit pas de temps, et courut tout droit au parloir pour prendre l’affaire entre ses propres mains. Il y trouva mistress Grey, à la tête de toute la milice casernée dans la chambre de la dame malade, savoir la nourrice de l’enfant, la garde de la mère et une servante, engagée dans une violente dispute avec deux étrangers. L’un était un vieillard à teint basané ; il portait dans ses yeux une expression de finesse et de sévérité qui semblait alors en partie éteinte par un mélange de chagrin et de mortification. L’autre, qui paraissait soutenir rudement la dispute avec mistress Grey, était un individu vigoureux, à l’air résolu, aux traits durs, et armé de pistolets, qu’il mettait en évidence plutôt par ostentation que par nécessité.

« Voilà mon mari, monsieur, » dit mistress Grey d’un ton de triomphe (car elle avait le bonheur de considérer le docteur comme un des plus grands hommes vivants…) ; « voilà le docteur, voyons un peu ce que vous direz maintenant.

— Ma foi, rien que je n’aie déjà dit, madame, répliqua l’homme ; rien, si ce n’est que je dois obéir à mon mandat. Il est en règle, madame, parfaitement en règle. »

En parlant ainsi, il posa l’index de sa main droite sur un papier qu’il tenait, de sa main gauche, sous les yeux de mistress Grey.

« Adressez-vous à moi, s’il vous plaît, monsieur, dit le docteur Grey, voyant bien qu’il ne devait pas perdre de temps pour porter la cause devant une cour compétente. Je suis le maître de cette maison, monsieur, et je voudrais savoir le motif de cette visite.

— Mon affaire sera bientôt expliquée, répliqua l’homme : je suis un messager du roi, et cette dame m’a traité comme si j’étais l’huissier du bailli d’un simple baron.

— Ce n’est point là la question, répartit le docteur ; si vous êtes un messager du roi, où est votre mandat, et que venez-vous faire ici ? » En même temps, il dit tout bas à la petite servante de courir chez M. Lawford, le clerc du bourg, et de le prier de venir aussi vite que possible. La belle-fille de Peg Tamson partit avec une célérité digne de sa belle-mère.

« Voici mon mandat, dit l’officier, et vous pouvez vous satisfaire.

— L’impudent coquin n’ose pas dire au docteur l’objet de sa mission, » s’écria mistress Grey, rayonnante de joie,

« La belle mission qu’il remplit là ! reprit la vieille mère Simson : enlever une femme en couches, comme un épervier enlèverait une poulette !

— Une femme accouchée d’un mois à peine ! ajouta la nourrice Jamieson.

— De vingt-quatre jours, huit heures, sept minutes, moins une seconde ! » reprit mistress Grey.

Le docteur, après avoir examiné le mandat, qui était en bonne forme, commença à craindre que les femmes de sa maison, dans leur zèle à défendre une personne de leur sexe, ne se laissassent entraîner à un acte soudain de rébellion, et leur commanda en conséquence de se taire.

« C’est, dit-il, un mandat pour appréhender au corps Richard Tresham et Zilia de Monçada, accusés de haute trahison. Monsieur, j’ai servi Sa Majesté, et ce n’est pas dans ma maison que des traîtres reçoivent un asile. Je ne connais aucune de ces deux personnes, et je n’ai même jamais entendu prononcer leurs noms.

— Mais la dame que vous avez admise dans votre famille, dit le messager, est Zilia de Monçada ; et voici son père, Mathias de Monçada, qui en fera serment.

— Si telle est la vérité, répliqua M. Grey, » en regardant le père prétendu, » vous vous êtes chargé d’une singulière mission. Il n’est pas dans mes habitudes de nier mes propres actions, ou de m’opposer aux lois du pays. Il y a dans cette maison une dame qui relève à peine de maladie ; car elle est devenue sous ce toit mère d’un bel enfant. Si elle est la personne signalée dans ce mandat, et fille de monsieur, je dois la livrer à la justice du royaume. »

À ces mots, la milice de l’Esculape fit un mouvement.

« La livrer, docteur Grey ! s’écria la meilleure moitié de lui-même ; c’est une honte de vous entendre parler ainsi, vous que font vivre les femmes et leurs enfants, plus que toute autre chose !

— Je m’étonne que le docteur parle ainsi, ajouta la jeune nourrice ; il n’y a pas une femme dans le village qui voudrait le croire.

— J’avais toujours cru, jusqu’à ce moment, que le docteur était un homme, dit la mère Simson ; mais j’imagine maintenant que c’est une vieille femme : il n’est guère plus hardi que moi-même ; et je ne m’étonne plus que cette pauvre mistress Grey…

— Paix, paix donc ! folles ! dit le docteur, croyez-vous que cette affaire n’est pas assez mauvaise en elle-même, et qu’il faut la rendre pire encore, avec vos stupides caquetages ?… Messieurs, le cas est des plus déplorables : voici un mandat accusant de haute trahison une pauvre créature qui n’est guère en état d’être transportée d’une maison dans une autre, encore moins d’être menée en prison. Je vous le déclare formellement, je pense que l’exécution de cet arrêt peut causer sa mort. Il vous appartient, monsieur, si vous êtes réellement son père, de considérer ce que vous pouvez faire pour arranger les choses plutôt que de les pousser à bout.

— Plutôt la mort que le déshonneur, » répliqua le vieillard aux traits sombres, avec une voix aussi farouche que ses traits ; « et vous, messager, continua-t-il, songez à ce que vous faites, et exécutez le mandat à vos risques et périls.

— Vous entendez, » dit l’homme en s’adressant à Grey lui-même, » il faut m’introduire à l’instant près de la dame.

— Voici fort à propos, répliqua M. Grey, voici le clerc du bourg… Tous êtes le bien venu, M. Lawford. Votre opinion est ici fort nécessaire, comme homme de loi, aussi bien que comme homme rempli d’intelligence et d’humanité. Je ne fus jamais plus content de vous voir, de toute ma vie. »

Il lui expliqua rapidement la chose ; et le messager, comprenant que le nouveau venu était un homme d’une certaine autorité, exhiba de nouveau son mandat.

— C’est un mandat suffisant et valide, docteur Grey, répliqua l’homme de loi. Néanmoins, si vous êtes disposé à faire serment que le transport instantané serait dangereux pour la santé de cette dame, elle doit, sans aucun doute, rester ici, convenablement gardée.

— Ce n’est pas tant le simple fait de locomotion que je redoute, dit le docteur ; mais je peux jurer, sur mon âme et conscience, que la honte et la crainte du courroux de son père, le sentiment de l’affront d’un tel arrêt, et l’horreur de ses conséquences, peuvent occasionner une violente et dangereuse maladie… la mort même.

— Le père doit voir la fille, quelque différend qui puisse exister entre eux, répliqua M. Lawford ; l’officier de justice doit exécuter son mandat, dût-il épouvanter la coupable à l’en faire mourir : ces malheurs ne sont que contingents, et non conséquences directes et immédiates. Il est de votre devoir de livrer la dame, monsieur Grey, bien que votre hésitation soit très-naturelle.

— Du moins, monsieur Lawford, je dois être certain que la personne qui habite ma maison est celle qu’on cherche.

— Introduisez-moi dans son appartement, » répliqua l’homme que le messager appelait Monçada.

— S’il le faut, dit Grey, je… mais j’aimerais mieux me trouver à la bouche d’un canon.

Le messager, que la présence de Lawford avait rendu un peu plus calme, reprit son insolence. Il espérait, dit-il, acquérir, par le moyen de la prisonnière, les informations dont il avait besoin pour arrêter l’individu le plus coupable. Si l’on opposait de plus longs délais à l’exécution du mandat, ces informations pourraient venir trop tard, et il rendrait toutes les personnes qui auraient occasionné ces délais responsables des conséquences.

« Et moi, s’écria M. Grey, dût-on, par suite, me conduire à la potence, je proteste que cette façon d’agir peut être l’assassinat de ma malade… Ne peut-on la laisser chez moi sans cautionnement, monsieur Lawford ?

— Non, point dans les cas de haute trahison, répondit le magistrat ; puis il ajouta d’un ton confidentiel : Allons, monsieur Grey, nous savons tous que vous êtes entièrement dévoué à notre souverain le roi George et au gouvernement ; mais il ne faut pas pousser trop loin cette affaire, de peur de vous mettre dans l’embarras, chose dont tout le monde serait fâché à Middlemas. L’année 1745 n’est pas encore si éloignée que nous ne puissions nous rappeler assez de mandats de haute trahison… Oui, et même des mandats lancés contre des dames de qualité. Mais elles furent toutes traitées avec indulgence… Lady Ogilvy, Lady Mac Intosh, Flora Macdonald et bien d’autres. Nul doute que monsieur ne sache ce qu’il fait, et ne soit certain que cette jeune dame ne court aucun danger… Il vous faut donc courber la tête et laisser passer la vague, comme nous disons.

— Alors, suivez-moi, messieurs, dit Gédéon, et vous verrez la jeune dame. » En même temps ses traits fortement prononcés laissaient apercevoir son émotion, en songeant à la vive douleur qu’il allait occasionner. Il monta le premier, le petit escalier, et, ouvrant la porte, il dit à Monçada qui l’avait suivi : « Voilà le seul lieu d’asile qui reste à votre fille, et où je suis, hélas ! trop faible pour la protéger. Entrez, monsieur, si votre conscience vous le permet. »

L’étranger lui lança un regard furieux, auquel il sembla qu’il aurait voulu donner la puissance fabuleuse de l’œil du basilic. S’avançant alors fièrement, il pénétra dans la chambre. Lawford et Grey le suivirent à peu de distance : le messager resta à la porte. La malheureuse jeune femme avait entendu le tumulte, et n’en avait que trop bien deviné la cause ; il était même possible qu’elle eût aperçu les étrangers à leur descente de voiture. Lorsqu’ils entrèrent dans l’appartement, elle était à genoux devant un fauteuil, la figure cachée par un long voile de soie. Monçada ne prononça qu’un seul mot. À l’accent, on put croire que c’était un équivalent de Misérable ; mais personne n’en connaissait le sens. La dame fut agitée d’un frisson convulsif, semblable à celui qui s’empare d’un soldat mourant lorsqu’il reçoit une nouvelle blessure. Mais, sans s’inquiéter de son émotion, Monçada la saisit par le bras, et la remit brutalement sur ses pieds : elle semblait ne se tenir debout que parce qu’elle était soutenue par la main vigoureuse de l’étranger. Alors il arracha de dessus son visage le masque qu’elle avait porté jusque-là. La pauvre créature s’efforça encore de cacher sa figure en la couvrant de sa main gauche ; car la manière dont elle était tenue l’empêchait de se servir de la droite. Sans beaucoup d’efforts, son père s’empara aussi de cette main qui, à vrai dire, était beaucoup trop petite pour lui permettre de cacher son joli visage, et qui le laissait voir couvert d’une vive rougeur et mouillé de larmes.

« Alcade, et vous, chirurgien, » dit Monçada à Lawford et à Grey, avec des gestes et avec un accent étranger, cette femme est ma fille, la même Zilia Monçada, qui est signalée dans cet ordre d’arrestation. Faites place, et que je l’emmène aux lieux où elle doit expier ses crimes.

— Êtes-vous fille de monsieur ? dit Lawford à la dame.

— Elle ne comprend pas l’anglais, » répliqua le docteur ; et s’adressant à la malade en français, il la conjura de lui faire connaître si elle était ou non la fille de cet homme, l’assurant de sa protection dans le cas contraire. La réponse fut murmurée à voix basse ; mais elle était trop distinctement intelligible… : c’était son père. »

Tout nouveau prétexte d’intervention semblait dès lors inadmissible. Le messager s’empara de sa prisonnière, et, avec quelque délicatesse, pria les femmes de l’aider à la conduire jusqu’à la voiture qui attendait.

Grey s’interposa de nouveau. « Vous ne voulez pas, j’espère, dit-il, séparer la mère de l’enfant ? »

Zilia Monçada entendit cette question, qui sembla rappeler subitement à son souvenir l’existence de la malheureuse créature à qui elle avait donné le jour, oubliée un instant au milieu de l’horreur que lui avait causée la présence de son père. Elle jeta un cri qui annonçait une poignante douleur, et tourna ses yeux vers son père avec l’air le plus suppliant.

— Aux enfants trouvés le bâtard ! « dit Monçada, tandis que la pauvre mère tombait sans connaissance entre les bras des femmes qui s’étaient pressées autour d’elle.

— Voilà qui ne se passera point ainsi, monsieur, dit Grey. Si vous êtes le père de cette dame, vous êtes le grand-père de ce malheureux enfant ; et il vous faut pourvoir en quelque manière à son avenir, ou nous indiquer quelque personne responsable. »

Monçada regarda Lawford, qui déclara trouver fort convenable ce qu’avait dit M. Grey.

— Je ne refuse pas de payer les sommes nécessaires pour ce misérable enfant, répliqua-t-il ; et si vous, monsieur… (c’est au docteur qu’il s’adressait) si vous consentez à vous charger de lui et à l’élever, vous aurez de quoi augmenter votre revenu. »

Grey allait refuser une offre si malhonnêtement faite ; mais, après un moment de réflexion, il répondit : « La scène qui vient de se passer chez moi m’a donné une telle opinion des personnes qui y jouent un rôle, que si la mère désire me confier cet enfant, Je ne refuserai pas de m’en charger. »

Monçada s’adressant à sa fille, qui commençait à revenir de son évanouissement, lui parla dans la même langue qu’il avait déjà employée. La proposition qu’il fit parut être fort agréable à la jeune dame, puisqu’elle se dégagea d’entre les mains des femmes, et s’approchant de Grey, lui saisit la main, la baisa, la baigna de larmes, et sembla rassurée même en quittant son fils, par l’idée que l’enfant resterait sous la garde du docteur.

« Bon et digne homme, dit-elle dans son mauvais français, vous avez sauvé et la mère et l’enfant. »

Cependant le père, avec un calme mercantile, remettait entre les mains de M. Lawford des lettres de change et des billets pour une somme de 1,000 livres sterling, qu’il déclara devoir être placée pour l’usage de l’enfant, et dépensée par portions, suivant que son entretien et son éducation l’exigeraient. Si par hasard on avait besoin de correspondre avec lui à ce sujet, comme dans le cas de mort ou d’événement aussi majeur, il prévint qu’il fallait adresser les lettres au seigneur Mathias Monçada, sous le couvert d’un certaine maison de banque à Londres, qu’il désigna,

« Mais gardez-vous bien, dit-il au docteur, de m’importuner à ce sujet, à moins que la chose ne soit d’absolue nécessité.

— Vous n’avez rien à craindre, monsieur, répliqua Grey, je n’ai rien vu aujourd’hui qui puisse me faire désirer d’établir une correspondance avec vous, à moins que cela devienne absolument indispensable. »

Tandis que Lawford dressait l’acte nécessaire pour cet arrangement, acte par lequel lui-même et le docteur étaient nommés curateurs de l’enfant, M. Grey voulut rendre à la dame le reste de la somme considérable que Tresham (si tel était son véritable nom) avait déposée entre ses mains. Mais avec tous les gestes et tous les signes qu’elle put mettre en usage, soit avec les yeux, les mains et même les pieds, soit par le peu d’expressions qu’elle pouvait trouver dans son français presque inintelligible, elle repoussa toute proposition de remboursement, et supplia Grey de considérer cet argent comme son bien ; en même temps elle le forçait encore à recevoir un anneau enrichi de brillants, qui semblait d’une valeur considérable. Son père lui dit alors durement quelques mots qu’elle entendit avec un air mêlé de douleur et de soumission.

« Je lui donne quelques minutes pour pleurer sur l’être misérable qui a été le sceau de son déshonneur » dit le père avec sévérité ; « retirons-nous, et laissons-la seule »… Puis, s’adressant au messager : « Vous, gardez la porte de la chambre en dehors.

Grey, Lawford et Monçada se retirèrent en conséquence dans le salon, où ils attendirent en silence, plongés chacun dans leurs réflexions. Au bout d’une demi-heure, on vint leur annoncer que la dame était prête à partir.

« C’est bien, répondit Monçada ; je suis content de voir qu’elle a encore assez de raison pour se soumettre à la nécessité. »

En parlant ainsi, il monta l’escalier, et redescendit, conduisant sa fille, qui avait alors repris son masque et son voile. En passant près du docteur, elle murmura ces mots : « Mon enfant, mon enfant ! » avec un ton d’angoisse indéfinissable ; puis elle entra dans la voiture qu’on avait amenée aussi près de la porte de la maison de Grey que le permettait le petit enclos. Le messager monta sur un cheval de main, et, accompagné d’un domestique et d’un recors, suivit la voiture, qui s’éloigna au grand galop, prenant la route qui mène à Édimbourg. Tous ceux qui avaient été témoins de cette étrange scène se séparèrent alors pour faire leurs conjectures, et quelques-uns pour compter leur gain ; car l’argent avait été distribué parmi les femmes qui avaient servi la jeune dame, avec tant de libéralité, qu’elles ne s’inquiétèrent plus beaucoup de l’infraction faite aux droits de leur sexe par l’enlèvement précipité de la malade.







CHAPITRE III.

le bâtard.


Le dernier nuage de poussière qu’avaient élevé les roues de la voiture était dissipé, lorsque le dîner, qui réclame une part des pensées humaines, même au milieu des événements les plus incompréhensibles et les plus douloureux, revint occuper celles de mistress Grey.

« Eh bien ! docteur s’écria-t-elle, resterez-vous à regarder par la fenêtre jusqu’à ce qu’on vienne vous chercher pour un autre malade ? et puis il vous faudra partir sans avoir dîné !… Mais j’espère que M. Lawford partagera avec nous la fortune du pot, car c’est justement son heure, et ma foi ! nous avons aujourd’hui quelque chose de meilleur qu’à l’ordinaire, à cause de cette pauvre dame… de l’agneau, des épinards, et du veau à la Florentine. »

Le chirurgien se réveilla comme d’un songe, et unit ses instances à celles de sa femme : Lawford accepta volontiers.

Nous supposerons le repas fini, une bouteille de généreux et vieil antigoa sur la table, et un modeste petit bol de punch judicieusement rempli pour le docteur et son hôte. Leur conversation roulait naturellement sur l’étrange scène dont ils avaient été témoins, et le clerc du bourg ne manqua pas de s’attribuer un grand mérite pour sa présence d’esprit.

« Je crois, docteur, dit-il, que vous auriez pu vous brasser une ale un peu amère, si je n’étais pas arrivé comme je l’ai fait.

— En vérité, la chose aurait fort bien pu arriver, répliqua Grey ; car, à vous parler franchement, lorsque je vis ce coquin se donner des airs avec ses pistolets au milieu de ces pauvres femmes et dans ma propre maison, le vieil esprit caméronien commença à se réveiller en moi, et la moindre chose m’eût décidé à empoigner le fourgon.

— Bah ! bah ! cela n’aurait rien valu, non ! répartit l’homme de loi, c’était un cas où un peu de prudence valait tous les pistolets et tous les fourgons du monde.

— C’est précisément ce que j’ai pensé en vous envoyant quérir, clerc Lawford, dit le docteur.

— Impossible d’appeler un homme plus sage dans un cas aussi difficile » ajouta mistress Grey, qui était assise avec son ouvrage à peu de distance de la table.

« Grand merci, et à votre santé, ma bonne voisine ! répondit le scribe. Ne me permettrez-vous pas de vous offrir un second verre de punch, mistress Grey ! » Mistress Grey refusant, il continua : « Je suspecte fort que le messager et son mandat ont été seulement mis en avant pour empêcher toute opposition. Vous avez vu comme il avait l’air tranquille, après que j’eus expliqué la loi… Je ne croirai jamais que la dame coure aucun risque avec lui. Mais le père est un véritable brutal. Ne vous y trompez pas : il a élevé cette jeune fille en lui tenant toujours la bride haute, et voilà pourquoi la malheureuse a fait un écart. Je ne serais pas surpris qu’il l’emmenât en pays étranger, et la renfermât dans un couvent.

— La chose est difficile, répliqua le docteur, s’il est vrai, comme je le soupçonne, que le père et la fille appartiennent tous deux à la religion juive.

— Elle était juive ! s’écria mistress Grey ; se peut-il que je me sois donné tant de peine pour une juive ?… Aussi ai-je remarqué qu’elle semblait faire la grimace un jour que la garde Simson lui parlait d’œufs au lard. Mais je croyais que les juifs avaient toujours de longues barbes, et la figure de cet homme ressemblait absolument aux figures de gens comme nous… J’ai vu le docteur lui-même avec le menton mieux garni, lorsqu’il n’avait pas eu le temps de se raser.

— M. Monçada aurait bien pu se trouver dans ce cas, reprit Lawford, car il paraissait avoir voyagé bon train. Mais les juifs sont souvent très-respectables, mistress Grey… Ils n’ont pas de propriétés territoriales, parce que la loi est contre eux sur ce point ; mais ils jouissent d’un excellent crédit à la bourse, et ont beaucoup de capitaux sur les fonds publics, mistress Grey. Et ma foi ! je pense que cette pauvre jeune femme est encore mieux avec son père, tout juif et tout brutal qu’il est par-dessus le marché, qu’elle n’aurait pu l’être avec le libertin qui l’a séduite, et qui n’est, à ce que vous dites, docteur Grey, qu’un papiste et un rebelle. Les juifs sont attachés au gouvernement ; ils détestent le pape, le diable et le prétendant, tout autant que le plus honnête homme d’entre nous.

— Je ne puis estimer ni l’un ni l’autre de ces deux messieurs, répliqua Grey. Mais la vérité est que j’ai vu M. Monçada lorsqu’il était violemment irrité, et selon toute apparence, non sans raison. D’autre part, cet autre étranger, ce Tresham, si tel est son nom, s’est montré fier envers moi, et, je le trouve, un peu négligent pour cette pauvre jeune femme, précisément à l’époque où il lui devait le plus de tendresse, et à moi quelques remercîments. Je partage donc votre opinion, clerc Lawford : le chrétien est le plus mauvais des deux.

— Et vous songez à prendre vous-même soin de cet enfant, docteur ? C’est ce que j’appelle faire le bon Samaritain.

— Et certes, à peu de frais, clerc ! L’enfant s’il vit, est assez riche pour être décemment élevé et faire son chemin dans le monde, et je peux lui apprendre une honorable et utile profession. Ce sera plutôt un amusement qu’une peine pour moi, et j’ai besoin de faire quelques observations sur les maladies des enfants, par lesquelles devra passer, Dieu aidant, le marmot confié à mes soins. Et puisque le ciel ne nous a pas envoyé de famille… »

— Mais, mais, vous êtes bien pressé… Il n’y a pas encore si long-temps que vous êtes mariés… Mistress Grey, que mon badinage ne vous mette pas en fuite… Nous accepterions bien une tasse de thé, car le docteur et moi nous ne sommes point trop amis de la bouteille. »

Quatre ans après cette conversation, arriva l’événement à la possibilité duquel le clerc du bourg avait fait allusion ; et Mistress Grey fit cadeau d’une fille à son mari. Mais le bien et le mal sont étrangement mêlés dans ce monde sublunaire. L’accomplissement de ce vif désir de postérité qui s’était emparé du docteur, fut accompagné de la perte de sa simple et bonne femme. C’était un des plus rudes coups dont le destin pouvait frapper Grey, et la désolation entra sous son toit par suite de l’événement qui promettait, depuis plusieurs mois, d’introduire de nouvelles jouissances dans son humble demeure. Grey supporta ce malheur, comme un homme plein de fermeté et de bon sens supporte un coup dont il n’espère jamais se remettre entièrement. Il remplissait les devoirs de son état avec la même ponctualité ; il était calme et même en apparence enjoué dans ses relations avec le monde ; mais l’astre qui éclairait son existence s’était éclipsé. Chaque matin, il n’entendait plus ces conseils affectueux qui lui recommandaient de faire attention à sa propre santé, tandis qu’il travaillait pour rétablir celle de ses malades. Chaque soir, lorsqu’il revenait de sa fatigante tournée, ce n’était plus avec la certitude du tendre et doux accueil qu’il recevait toujours d’une compagne empressée de raconter tous les petits événements du jour ou avide d’en écouter le récit. L’air qu’il avait coutume de siffler sur un ton si joyeux et si fort, lorsqu’il apercevait le clocher de Middlemas, ne se faisait plus entendre, et le cavalier n’allait plus que la tête baissée, tandis que le cheval fatigué, ne sentant plus ni la main ni la voix de son maître qui l’aiguillonnaient, paraissait ralentir sa marche comme s’il eût partagé son découragement. Parfois M. Grey était si abattu, qu’il ne pouvait pas même endurer la présence de sa petite Menie ; car il retrouvait tous les traits de la mère sur le visage de cette enfant, cause innocente et involontaire de sa perte : « Sans sa pauvre fille… » pensait-il ; mais aussitôt, réfléchissant que cette idée était un crime, il serrait l’enfant contre son cœur, et l’accablait de caresses… puis il se hâtait de prier qu’on l’éloignât du salon.

Les mahométans ont une singulière idée : c’est que le vrai croyant, dans son trajet de la terre au paradis, est dans la nécessité de passer pieds nus sur un pont de fer rouge. Mais, en cette occasion, tous les morceaux de papier que le musulman a ramassés durant sa vie, de peur que quelques sentences du Coran qui peuvent s’y trouver écrites ne fussent profanées, se placent entre son pied et le métal brûlant, et le préservent ainsi de tout mal. De même, il arrive parfois que les actions bonnes et charitables adoucissent, même en ce monde, l’amertume des afflictions qui nous accablent.

Ainsi, la plus grande consolation que pouvait trouver le pauvre Grey après la perte douloureuse qu’il avait faite, était dans la folle tendresse de Richard Middlemas, cet enfant qui avait été si singulièrement confiée ses soins. Même à cet âge si tendre, il était éminemment beau. Était-il silencieux ou mécontent, ses yeux noirs et sa physionomie grave présentaient quelque souvenir du caractère sombre imprimé sur les traits de son père ; mais lorsqu’il était gai et heureux, ce qui arrivait le plus souvent, ces nuages faisaient place à l’expression la plus enjouée qu’on vît jamais sur la rieuse et insouciante figure d’un enfant. Il semblait avoir un tact au-dessus de son âge pour découvrir les bizarreries du caractère humain, et pour s’y conformer. Sa nourrice, un des premiers objets du respect de Richard, était pour lui, nourrice Jamieson, ou, comme on l’appelait plus communément par abréviation et par excellence, nourrice. C’était la personne qui l’avait élevé depuis son enfance. Elle avait perdu son propre fils, et bientôt après son mari, et se trouvant ainsi seule, elle était devenue, comme il arrive souvent en Écosse, membre de la famille du docteur Grey. Après la mort de la dame du logis, elle s’était peu à peu emparée de la direction principale du ménage ; et, en sa qualité de gouvernante honnête et capable, elle était dans la maison un personnage de très-grande importance.

Elle avait un caractère décidé, sentait fort vivement, et comme il arrive souvent aux femmes qui nourrissent des enfants étrangers, elle était aussi attachées Richard Middlemas que s’il eût été son propre fils. Cette affection, l’enfant la payait par toutes les attentions dont son âge était capable.

Le petit Dick se distinguait encore par son très-tendre et très-vif attachement pour son curateur et son bienfaiteur, le docteur Grey. Il était officieux en temps et lieux convenables, tranquille comme un mouton lorsque son protecteur semblait vouloir travailler ou se reposer, actif et assidu à l’aider et à l’amuser quand il paraissait en avoir envie, et, en prévenant ses moindres désirs, il déployait une adresse bien au-dessus d’un âge si peu avancé.

À mesure que le temps s’écoulait, ce caractère déjà si bon semblait encore s’améliorer. Toujours, lorsqu’il s’agissait d’exercices ou de jeux, il était l’orgueil et le chef des jeunes garçons de l’endroit, sur la plupart desquels sa force et son activité lui donnaient une supériorité incontestable. À l’école, ses talents ne brillaient pas avec autant d’éclat : néanmoins il était le favori du maître, professeur habile et sensé.

« Richard n’avance pas vite, disait souvent l’instituteur au protecteur de son élève ; mais au moins avance-t-il d’un pas sûr ; et il est impossible de n’être pas content d’un enfant qui témoigne un si vif désir de donner de la satisfaction. »

L’affection reconnaissante du jeune Middlemas pour son protecteur semblait augmenter avec le développement de ses facultés ; et il trouva un moyen naturel et agréable de la manifester par ses attentions pour la petite Menie Grey. Le moindre désir de l’enfant était une loi pour Richard, et c’était vainement que cent voix criardes l’invitaient à venir jouera cache-cache ou au ballon, s’il pouvait plaire à la petite Menie en restant à la maison, et en bâtissant des châteaux de cartes pour l’amuser. D’autres fois, il voulait que l’on confiât entièrement à ses soins la petite demoiselle, et qu’on le laissât se promener avec elle dans les prairies de la commune, cueillant des fleurs sauvages, ou lui tressant des couronnes de jonc. Menie était attachée à Dick Middlemas, en proportion des tendres assiduités de celui-ci ; et le père voyait avec plaisir chaque nouvelle marque d’attention qui venait à son enfant de la part de son protégé.

Pendant que Richard grandissait dans l’obscurité, devenant joli garçon de bel enfant qu’il était, et approchant de l’époque où, après avoir été un joli garçon, il devait être appelé un beau jeune homme, M. Grey écrivit très-régulièrement deux fois l’année à M. Monçada, par l’intermédiaire que ce monsieur lui avait indiqué. L’homme bienveillant pensait que, si le riche aïeul pouvait seulement voir ce petit-fils, dont toute famille eût été fière, il lui serait impossible de persévérer dans sa résolution de traiter comme un proscrit un être qui lui tenait de si près par le sang, et non moins intéressant par la beauté de sa figure que par la bonté de son caractère. Il crut donc que son devoir exigeait qu’il maintînt cette communication détournée avec l’aïeul maternel de l’enfant, comme le seul qui pût, à quelque heureuse époque, conduire à des relations plus intimes. Pourtant cette correspondance ne pouvait pas, sous tout autre rapport, être agréable à un homme d’esprit tel que M. Grey. Ses propres lettres étaient aussi courtes que possible ; il y rendait simplement compte des dépenses de son pupille, pour lesquelles il s’allouait une modique somme, et qu’il faisait approuver par M. Lawford, son cocurateur ; il y marquait l’état de la santé de Richard, et les progrès de son éducation, avec quelques mots d’éloges courts mais chaudement sentis sur la rectitude de son esprit et la bonté de son cœur. Mais les réponses qu’il recevait étaient encore plus brèves : » M. Monçada (telle était la teneur ordinaire) accuse réception à M. Grey de sa lettre datée du… ; il a pris connaissance du contenu, et prie M. Grey de persister dans le plan qu’il a jusqu’à présent suivi pour ce qui fait le sujet de leur correspondance. » Dans les occasions où les dépenses extraordinaires semblaient devoir être nécessitées, les envois d’argent étaient faits avec promptitude.

Quinze jours après la mort de mistress Grey, on expédia cinquante livres sterling, avec une note portant que cette somme était destinée aux habits de deuil du jeune R. M. L’auteur de la lettre avait ajouté deux ou trois mots, pour dire que le surplus serait à la disposition de M. Grey, pour qu’il obviât aux dépenses extraordinaires que lui occasionnait ce malheur. Mais M. Monçada n’avait pas terminé la phrase, désespérant sans doute de la tourner convenablement en anglais. Le docteur Grey, sans chercher, ajouta tranquillement la somme au montant de la petite fortune de son pupille, contre l’opinion de M. Lawford, qui, n’ignorant pas que son ami perdait plus qu’il ne gagnait à garder l’enfant dans sa maison, désirait que le digne homme ne manquât point une occasion de rentrer dans une partie des dépenses restées à son compte. Mais Grey fut à l’épreuve de toute remontrance.

Lorsque son pupille approcha de sa quatorzième armée, le docteur Grey écrivit une lettre où il donna plus de détails sur son caractère, ses progrès et su capacité. Il ajouta qu’il agissait ainsi dans l’intention de mettre M. Monçada à même de juger comment il faudrait diriger la future éducation du jeune homme. « Richard, observait-il, était arrivé à un âge où l’éducation, perdant son caractère primitif et général, se divise en plusieurs branches, conduisant chacune aux différentes connaissances qui sont propres à chaque profession particulière : il était par conséquent devenu nécessaire de décider vers quelle carrière on dirigerait le jeune Richard ; il ferait, pour sa part, tous les efforts imaginables, afin de réaliser les souhaits de M. Monçada ; car les aimables qualités de ce jeune garçon le lui rendaient aussi cher, à lui qui n’était que son curateur, qu’il aurait pu l’être à son propre père.

La réponse, qui arriva dans le cours des huit ou dix jours suivants, était plus longue que d’habitude, et écrite à la première personne : « M. Grey, y était-il dit, la seule fois que nous nous sommes rencontrés, c’était dans des circonstances qui ne pouvaient pas nous faire connaître favorablement l’un à l’autre. Mais j’ai l’avantage sur vous, puisque, connaissant les motifs qui vous donnent une mauvaise opinion de moi, je pouvais les respecter et vous respecter vous-même ; tandis que vous, dans l’impossibilité d’apprécier les raisons… je veux dire, ignorant le traitement infâme que j’avais reçu, vous ne pouviez comprendre les raisons qui me faisaient agir. Moi, privé de ma fille unique par le fait d’un scélérat, elle, dépouillée de son honneur, je ne puis me résoudre à voir une créature innocente pourtant, dont l’aspect doit toujours me rappeler honte et vengeance. Gardez le pauvre enfant près de vous… élevez-le pour votre propre état ; mais veillez à ce qu’il ne vise pas à remplir dans la vie une profession plus haute que celle dont vous vous acquittez dignement. Veut-il devenir fermier, homme de loi à la campagne, ou médecin exerçant, enfin suivre un genre de vie modeste, les moyens d’établissement et d’éducation lui seront abondamment fournis. Mais je dois vous avertir, lui et vous, que toute tentative pour le rapprocher de moi plus que je ne puis spécialement le permettre, sera suivie de la cessation absolue de ma faveur et de ma protection. Je vous ai fait connaître ma volonté, j’espère que vous agirez en conséquence. »

La réception de cette lettre détermina Grey à avoir quelque explication avec le jeune homme lui-même, pour apprendre s’il se sentait de l’inclination vers un des états dont le choix lui était laissé ; convaincu en même temps, d’après la docilité de son caractère, que Richard s’en référerait pour choisir à l’excellent jugement du docteur.

Mais préalablement il avait à remplir une tâche désagréable, celle d’apprendre à Richard les circonstances mystérieuses qui avaient accompagné sa naissance, circonstances dont il le présumait tout à fait ignorant, par la simple raison qu’il ne les lui avait jamais communiquées, et qu’il avait laissé son pupille se considérer comme orphelin et fils d’un parent éloigné. Mais, quoique le docteur lui-même eût gardé le silence, il aurait dû se rappeler que la nourrice Jamieson n’avait pas perdu l’usage de sa langue, et qu’elle était des mieux disposées à s’en servir.

La nourrice Jamieson, parmi la multitude de légendes et d’histoires dont elle avait régalé son nourrisson dès son plus bas âge, n’avait pas oublié ce qu’elle appelait la solennelle époque de son arrivée dans le monde… l’air si important de son père, qu’il eût semblé que tout le monde était à ses pieds… la beauté de sa mère, et la terrible noirceur du masque qu’elle portait ; ses yeux qui brillaient comme des diamants, et à sa main des diamants comparables seulement à ses yeux ; puis la blancheur de sa peau, puis la couleur de sa mante de soie, puis une infinité de belles choses encore. Ensuite elle s’étendait sur l’arrivée de son grand-père, et sur l’homme terrible qui l’accompagnait, véritable ogre d’un conte de fées… armé de pistolets, d’un poignard et d’une claymore (ces dernières armes n’existaient que dans l’imagination de la nourrice), puis sur les circonstances au milieu desquelles on avait emporté sa mère pendant que les billets de banque volaient par la maison comme des chiffons de vilain papier, et que les guinées d’or étaient aussi nombreuses que les petits cailloux. Toutes ces choses, soit pour plaire à l’enfant et l’intéresser, soit pour donner carrière à son talent d’amplification, Nourrice les racontait avec tant de circonstances additionnelles et de commentaires gratuits, que le fait réel, mystérieux et bizarre comme il l’était certainement, n’avait plus rien de miraculeux. Telle l’humble prose s’efface, comparée aux licences de la poésie.

Richard était toujours prêt à écouter sérieusement tous ces contes ; il se complaisait encore davantage dans l’idée que son vaillant père viendrait soudain le chercher à la tête d’un brave régiment, tambours battants et enseignes déployées, et qu’il emmènerait son fils sur le plus beau coursier qu’on aurait jamais vu. Ou bien, il songeait que sa mère, belle comme le jour, arriverait tout à coup dans son carrosse à six chevaux, pour réclamer son fils chéri. Ou bien enfin il se disait que son aïeul repentant, avec ses poches pleines de billets de banque, accourrait expier sa cruauté première en amoncelant autour de son petit-fils, si long-temps négligé, des richesses inattendues. Nourrice Jamieson était sûre « qu’il ne fallait qu’un regard des jolis yeux de son nourrisson pour tourner leurs cœurs, comme dit l’Écriture ; et, puisqu’il était souvent arrivé des choses fort étranges, ses parents pourraient bien venir tous ensemble au village, et y passer une journée comme on n’en avait jamais vu à Middlemas ; et puis son nourrisson ne serait plus jamais appelé par son humble nom de Middlemas, qui sonnait comme si on l’eût ramassé dans le ruisseau du village ; mais alors il serait nommé Galatien, ou sir William Wallace, ou Robin Hood, ou de même que quelque autre grand prince cité dans les livres d’histoire. »

Le récit du passé fait par Nourrice Jamieson, et ses prédictions pour l’avenir, offraient trop de séduction pour ne pas exciter les rêves les plus ambitieux dans l’esprit d’un jeune homme qui, naturellement, avait un vif désir de se pousser dans le monde, et se sentait les moyens nécessaires pour y obtenir de l’avancement. Les incidents de sa naissance ressemblaient à ceux qu’il trouvait mentionnés dans les contes qu’il lisait ou qu’il entendait répéter ; et il ne semblait pas y avoir de raison pour qu’ils ne se terminassent pas de même que ces très-véridiques histoires. En un mot, pendant que le bon docteur s’imaginait que son pupille était resté dans une complète ignorance de son origine, Richard ne songeait à rien moins qu’aux moyens qu’il lui faudrait employer pour sortir plus tôt de l’obscurité de sa condition présente, et reprendre le rang auquel, dans son opinion, sa naissance lui donnait droit.

Telles étaient les idées du jeune homme, quand un jour, après dîner, le docteur, mouchant la chandelle et tirant de sa poche le grand portefeuille de cuir où il déposait des papiers particuliers, et un petit assortiment des remèdes les plus nécessaires et les plus actifs, y prit la lettre de Monçada, et demanda à Richard une attention sérieuse pendant qu’il allait lui apprendre certaines circonstances qui le touchaient, et qu’il lui importait grandement de connaître. Les yeux noirs de Richard lancèrent du feu… son sang se précipita vers son large et beau front… l’heure de l’explication était enfin arrivée. Il écouta le récit de Gédéon Grey : et, le lecteur peut le croire, ce récit, entièrement dépouillé de la dorure dont l’avait embelli l’imagination de Nourrice Jamieson, et réduit ce que les gens positifs appellent le nécessaire, ne présentait guère que l’histoire d’un enfant du déshonneur, abandonné de son père et de sa mère, et élevé par la charité sordide d’un parent éloigné, qui le regardait comme la preuve, bien qu’innocente, de la honte de sa famille, et qui aurait payé avec plus de plaisir les dépenses de son enterrement que celles de son entretien. Temples et tours, tous ces magnifiques châteaux bâtis par l’imagination enfantine de Richard s’écroulèrent à la fois, et la douleur qui accompagna leur démolition devint encore plus aiguë par la honte de s’être livré à de telles rêveries. Il resta, pendant que le docteur Grey continua ses explications, dans l’attitude de l’abattement, les yeux fixés sur la terre, et toutes les veines du front gonflées par les passions qui se combattaient en lui.

« Et maintenant, mon cher Richard, ajouta le bon chirurgien, il vous faut songer à ce que vous pouvez faire pour vous-même, puisque votre grand-père vous laisse le choix de trois honorables carrières, dont chacune, si elle est suivie avec persévérance, peut vous procurer l’indépendance, sinon la richesse, et un nom respectable, sinon glorieux. Vous devez naturellement désirer quelque temps pour réfléchir.

— Pas une minute, » répondit le jeune homme en levant la tête et en regardant avec fierté son tuteur. « Je suis né Anglais et libre, et je retournerai en Angleterre, si bon me semble.

— Vous êtes né libre et fou plutôt, répliqua Grey ; vous êtes né, et personne, je pense, ne peut le savoir mieux que moi, dans la chambre bleue de Stevenlaw’s-Land, au bourg de Middlemas, si c’est là ce que vous appelez être né Anglais et libre.

— Mais Tom Hillary m’a pourtant assuré que j’étais, malgré tout, libre et Anglais, à cause de mes parents.

— Oh, enfant ! que savons-nous de vos parents ? Mais quel rapport votre qualité d’Anglais a-t-elle avec la question qui nous occupe en ce moment ?

— Oh, docteur ! » répondit le jeune garçon avec dépit, « vous n’ignorez pas que nous autres nous ne pouvons travailler aussi rudement que vous. Les Écossais sont trop rangés, trop sages, trop robustes, pour qu’un pauvre mangeur de pouding vive parmi eux, en exerçant l’état de curé, d’homme de loi ou de médecin… vous m’excuserez, monsieur.

— Sur ma vie, Dick, ce Tom Hillary vous tournera la tête. Que signifie tout ce bavardage ?

— Tom Hillary dit que le clergé vit de nos péchés, la justice de nos sottises, et la médecine de nos maladies… toujours en vous priant de m’excuser, monsieur.

— Tom Hillary, s’écria le docteur, mériterait qu’on le chassât du bourg ; un vrai pendard de clerc de procureur, échappé de New-castle ! Si je l’entends jamais parler ainsi, je lui apprendrai à traiter avec plus de respect les professions savantes. Qu’il ne soit plus question de ce Tom Hillary, que vous avez beaucoup trop fréquenté ces derniers temps. Réfléchissez un peu, comme un garçon de sens, et dites-moi quelle réponse je dois donner à M. Monçada.

— Répondez-lui, » répliqua le jeune homme, en quittant le ton d’ironie affecté pour y substituer celui de l’orgueil blessé, — « répondez-lui que mon âme se révolte à l’idée de la vie obscure qu’il me recommande. Je suis déterminé à suivre la carrière de mon père, celle des armes, à moins que mon aïeul n’aime mieux me recevoir dans sa maison, et me laisser prendre le même état que lui.

— Oui, et vous faire son associé, je suppose, et vous reconnaître pour son héritier ?… reprit le docteur ; chose extrêmement probable, sans doute, vu la manière dont il vous a élevé jusqu’à présent, et les termes dans lesquels il m’écrit maintenant à votre sujet.

— Alors, monsieur, il est une chose que je puis vous demander, répliqua le jeune homme. Vous avez entre les mains une somme considérable d’argent qui m’appartient ; et puisqu’elle vous a été confiée pour mon usage, je vous prie de me faire les avances nécessaires pour acheter une commission dans l’armée… de me tenir compte du reste… et ainsi, en vous remerciant de vos faveurs passées, je ne vous importunerai plus à l’avenir.

— Jeune homme, » dit gravement le docteur, «je suis peiné de voir que votre prudence et votre bonne humeur habituelles ne soient pas à l’épreuve du renversement de quelques folles espérances que vous n’aviez pas le moindre motif de concevoir. Il est vrai qu’il existe une somme qui, malgré diverses dépenses, peut encore se monter à mille livres sterling ou plus, et qui demeure entre mes mains dans votre intérêt ; mais je ne puis en disposer que suivant la volonté du donateur, et, en tout cas, vous n’avez aucun droit de la réclamer avant d’avoir atteint l’âge de discrétion : époque dont vous êtes encore éloigné de six ans, aux termes de la loi, et que, dans un autre sens, vous n’atteindrez jamais, à moins que vous n’oubliiez vos ridicules caprices. Mais, allons, Dick, c’est la première fois qu’il m’arrive de vous voir de si mauvaise humeur, et vous avez, je l’avoue, dans votre situation, bien des motifs qui peuvent vous faire excuser plus d’impatience que vous n’en avez montré. Mais vous ne tournerez pas votre ressentiment contre moi qui ne suis nullement en faute. Vous vous rappellerez que je fus votre tout dévoué et unique ami, et que je me chargeai de vous lorsque tout le monde vous abandonnait.

Je ne vous en remercie pas, » dit Richard, se laissant aller à un accès de véritable colère ; « vous auriez mieux agi à mon égard, si vous aviez voulu.

— Et de quelle manière, jeune ingrat ? » demanda le docteur dont le sang-froid était un peu troublé.

« Il fallait me jeter sous les roues de la voiture qui les entraînait, et ils auraient brisé le corps de leur enfant comme ils l’ont fait de ses sentiments les plus tendres. »

En parlant ainsi, il se précipita hors de la chambre, et ferma la porte derrière lui avec une grande violence, laissant son tuteur étonné d’un changement si soudain et si complet dans son caractère et dans ses façons d’agir.

« Quel démon s’est donc emparé de lui ? ah, bien ! l’esprit d’orgueil ! et le voilà désappointé au sujet de quelques folies que ce Tom Hillary lui a mises dans la tête… mais c’est un cas qui exige des anodins, et nous le traiterons en conséquence. »

Pendant que le docteur prenait cette résolution, que lui dictait son bon cœur, le jeune Middlemas courut à l’appartement de Nourrice Jamieson, où la pauvre Menie, pour qui sa présence était toujours un motif de joie, se hâta de lui montrer, pour qu’il l’admirât, une nouvelle poupée dont elle avait fait acquisition. Personne, en général, ne s’intéressait plus aux amusements de Menie que Richard ; mais pour l’instant, Richard, comme son célèbre homonyme[161], n’était pas d’humeur ; il repoussa la petite fille avec si peu d’attention, et même si brutalement, que la poupée lui échappa des mains, tomba sur la pierre du foyer, et y brisa son visage de cire… Cette brutalité lui attira une remontrance de Nourrice Jamieson, bien que le coupable fût son cher mignon.

« Fi donc, Richard, fi !… on ne vous reconnaîtrait pas, à la manière dont vous traitez miss Menie… Miss Menie, taisez-vous, et je vous aurai bientôt raccommodé la figure de votre poupée. »

Mais si Menie pleurait, elle ne pleurait pas pour son joujou ; car, tandis que ses larmes coulaient en silence le long de ses joues, elle restait à regarder Dick Middlemas avec une expression enfantine de peur, de chagrin et d’étonnement. Nourrice Jamieson ne s’occupa bientôt plus des peines de Menie Grey, surtout par la raison qu’elle ne pleurait pas tout haut, et son attention se fixa sur la figure altérée, les yeux rouges et les traits tirés de son cher nourrisson. Elle commença aussitôt une enquête sur la cause de ses chagrins, en l’interrogeant, comme font toujours les nourrices en pareille circonstance. « Qu’a donc mon enfant ? qui a causé de la peine à mon enfant ? » Avec de semblables questions, elle arracha enfin cette réponse :

« Je ne suis pas votre enfant : je ne suis l’enfant de personne… le fils de personne. Je suis proscrit de ma famille, et n’appartiens à personne, le docteur Grey me l’a dit lui-même.

— Et a-t-il lâché à mon enfant qu’il était un bâtard ?… en vérité, il ne se gêne guère… Très-certainement votre père était un homme qui valait mieux que celui qui se trouve sur les jambes du docteur… un grand bel homme, avec un œil de faucon, et la démarche d’un joueur de cornemuse montagnard. »

Nourrice Jamieson était tombée sur un sujet favori, et elle s’y serait étendue assez long-temps, car elle était admiratrice déclarée de la beauté masculine ; mais il y avait quelque chose qui déplaisait au jeune homme dans sa dernière comparaison. Il coupa donc court à son bavardage, en lui demandant si elle savait au juste combien son grand-père avait laissé d’argent au docteur Grey pour son entretien. » Elle ne pouvait dire… elle ne savait pas… mais c’était une somme considérable, comme il n’en passait pas souvent par les mains d’un homme. Elle était sûre qu’elle ne s’élevait pas à moins de cent livres sterling, et peut-être à deux cents. Bref, elle ne savait absolument rien sur ce chapitre ; mais elle était certaine que le docteur Grey ne lui retiendrait pas le moindre sou ; car tout le monde savait que c’était un homme juste quand il s’agissait d’argent…Toutefois, si son enfant désirait en apprendre plus long, à coup sûr le clerc du bourg pourrait tout lui dire. »

Richard Middlemas se leva et sortit de la chambre sans ajouter mot. Il alla immédiatement visiter le vieux clerc, dont il avait su gagner les bonnes grâces, comme celles de la plupart des dignitaires de l’endroit. Il entama la conversation en rapportant la proposition qui lui avait été faite de choisir un état ; et, après avoir parlé des circonstances mystérieuses de sa naissance, et de la perspective douteuse qui s’ouvrait devant lui, il amena aisément le clerc à causer des fonds qui se trouvaient entre les mains de son tuteur : il apprit ainsi le montant exact de la somme, qui correspondait à celui qu’on lui avait déjà annoncé. Il sonda ensuite le digne scribe sur la possibilité de réaliser le désir qu’il avait d’entrer dans l’armée ; mais il reçut une nouvelle confirmation du fait que lui avait révélé M. Grey : car M. Lawford lui apprit aussi qu’aucune partie de l’argent ne pourrait être mise à sa disposition avant l’âge voulu, et pas même alors sans le consentement spécial de ses deux curateurs, et particulièrement de celui qui l’avait élevé. Il prit donc congé du clerc qui, approuvant la manière circonspecte dont Richard avait parlé, et son choix prudent d’un conseiller à cette époque critique de la vie, lui annonça que, s’il choisissait l’étude du droit il le recevrait dans son étude comme apprenti, moyennant une très-modique somme : il se proposait de renvoyer Tom Hillary pour lui faire place, attendu que le drôle « faisait trop ses embarras, et l’ennuyait en lui parlant toujours de sa pratique anglaise, dont on n’avait rien à faire de ce côté de la frontière… grâce à Dieu ! »

Middlemas le remercia de sa bonté, et promit de songer à son offre obligeante, dans le cas où il se déciderait à embrasser la carrière du barreau.

En quittant M. Lawford, Richard alla trouver Tom Hillary, qui était alors dans l’étude. C’était un garçon d’une vingtaine d’années, aussi éveillé d’esprit que petit de taille, mais se distinguant par le soin avec lequel il arrangeait ses cheveux, et par la splendeur d’un chapeau à galons et d’un gilet brodé, avec lesquels il se pavanait les dimanches dans l’église de Middlemas. Tom Hillary avait d’abord été clerc de procureur à New-Castle-sur-Tyne ; mais, pour telle ou telle raison, il avait depuis peu trouvé plus convenable de passer en Écosse, et s’était fait bien venir du clerc du bourg de Middlemas, par le soin qu’il mettait à tenir les registres de la commune, et par la beauté de son écriture. Il n’est pas invraisemblable que le procès-verbal constatant les circonstances singulières de la naissance de Richard Middlemas, et la certitude qu’il était réellement possesseur d’une somme d’argent considérable, portèrent Hillary, quoique beaucoup plus âgé, à recevoir Richard dans sa compagnie, et à enrichir son jeune esprit de certaines connaissances que sans lui, dans ce village aussi isolé, le pupille de M. Grey aurait ou beaucoup de peine à acquérir. Du nombre était celle des cartes et des dés ; et l’élève d’Hillary payait, comme de raison, à son maître le prix de son initiation à ces deux jeux en perdant toutes les parties. Après une longue promenade avec ce jeune homme, dont Richard, comme le fils imprudent du plus sage des rois[162], prisait sans doute les avis plus que ceux de ses vieux conseillers, Middlemas revint dans la chambre qu’il occupait à Stevenlaw’s-Land (c’est ainsi que l’on désignait la maison du docteur), et se mit au lit sans souper.

Le lendemain, Richard se leva avec le jour, et le repos de la nuit sembla avoir produit sur lui son effet ordinaire, celui d’apaiser les passions et de corriger le jugement. La petite Menie fut la première personne à qui il fit amende honorable, et un cadeau beaucoup moindre que la nouvelle poupée qu’il lui présenta aurait été acceptée en expiation d’une offense beaucoup plus grande. Menie était une de ces âmes pures pour qui un état de brouille est un état de peine, et la moindre avance de son ami et protecteur suffit pour reconquérir toute sa confiance, toute son affection enfantine.

Le père ne se montra pas plus inexorable que ne l’avait été Menie. M. Grey crut, il est vrai, avoir de bonnes raisons pour témoigner de la froideur à Richard lors de leur première entrevue ; car il était fort blessé de l’injuste traitement qu’il avait reçu le soir précédent. Mais Middiemas le désarma aussitôt, en alléguant avec franchise qu’il avait laissé son esprit s’égarer par le rang et l’importance supposés de ses parents, jusqu’à croire fermement qu’il les partagerait un jour. La lettre de son aïeul, qui le condamnait au bannissement et à l’obscurité pour la vie, était, il n’en disconvenait pas, un coup bien rude. Il se rappelait avec un profond chagrin que l’irritation produite en lui par ce désappointement l’avait mis dans le cas de s’exprimer d’une façon bien éloignée du respect et de l’affection qu’il devait à M. Grey ; car le docteur méritait de lui les égards et les attentions d’un fils, et il se croyait tenu de remettre à sa décision chaque action de sa vie… Grey ému par un aveu si candide, et fait avec tant d’humilité, renonça sans peine à son ressentiment, et demanda amicalement à Richard s’il avait réfléchi sur le choix d’une profession, puisqu’on le laissait libre sur ce point. Il ne le pressa point toutefois, et lui répéta qu’il lui accordait tout le temps raisonnable pour se décider.

Sur ce sujet, Richard répondit encore avec promptitude et candeur… « Il avait, dit-il, pour prendre une détermination plus sage, consulté son ami le clerc du bourg. » Le docteur fit un signe d’approbation. « M. Lawford, il est vrai, l’avait accueilli avec beaucoup de bonté, et même lui avait proposé de le prendre dans son étude ; mais si son bienfaiteur, son père, voulait lui permettre d’étudier, sous sa direction, le noble art dans lequel il s’était lui-même acquis une réputation méritée, la seule espérance qu’il pourrait de temps à autre aider M. Grey dans ses travaux, contre-balancerait grandement toute autre considération. Un tel emploi de ses connaissances, lorsqu’une étude convenable les lui aurait rendues familières, stimulerait bien plus son envie d’apprendre, que la perspective de devenir même clerc du bourg de Middlemas. »

Comme le jeune homme déclarait avoir pris la résolution ferme et invariable d’étudier la médecine sous son tuteur, et de continuer à faire partie de la famille, le docteur Grey informa M. Monçada de la détermination de son petit-fils ; et l’aïeul, pour témoigner son approbation, envoya au docteur un billet de cent livres sterling comme honoraires de ses leçons, somme trois fois plus grande environ que celle que le modeste docteur avait osé demander.

Peu après, quand le docteur et le clerc se rencontrèrent au petit club du bourg, leur conversation roula sur le bon sens et la fermeté de Richard Middlemas.

« Vraiment, dit le clerc, c’est un garçon si attaché à ses amis et si désintéressé, que je n’ai pu lui faire accepter une place dans mon étude, dans la crainte où il était qu’on ne pensât qu’il se poussait aux dépens de Tom Hillary.

— Et vraiment, M. Lawford, répliqua Grey, j’ai parfois eu peur en le voyant faire société avec votre Tom Hillary ; mais vingt Tom Hillary ne corrompraient pas Dick Middlemas. »



CHAPITRE IV.

les deux apprentis.


Dick avait acquis une haute renommée, puisqu’il s’occupait de médecine ; mais Tom était regardé par toute la ville comme le meilleur politique.
Tom et Dick.


À l’époque où le docteur Grey entreprit l’éducation de son jeune pensionnaire, les amis d’un jeune homme nommé Adam Hartley lui proposèrent de le recevoir aussi en qualité d’apprenti. Il était fils d’un respectable fermier anglais de la frontière, qui, élevant son aîné pour l’état de cultivateur, désirait faire de son cadet un médecin. Il avait pour but de profiter de la protection d’un grand personnage, son seigneur, qui avait offert de l’aider à établir ses enfants, et qui lui représentait que la profession de docteur ou de chirurgien était celle où son crédit pourrait lui servir le plus efficacement. Middlemas et Hartley devinrent donc compagnons d’études. L’hiver, on les mettait en pension à Édimbourg, afin qu’ils suivissent les cours de médecine dont ils avaient besoin pour prendre leurs grades. Trois ou quatre ans s’écoulèrent ainsi, et de simples enfants qu’ils étaient, les deux disciples d’Esculape devinrent peu à peu deux jeunes gens de bonne mine : tous deux bien habillés, bien nourris et le gousset garni d’argent. Ils parvinrent ainsi à être des personnages de quelque importance dans le bourg de Middlemas, où il n’y avait guère de ce qu’on pouvait appeler une aristocratie, mais où les élégants étaient rares et les élégantes nombreuses.

Chacun d’eux avait ses partisans particuliers ; car, quoique les jeunes gens eux-mêmes vécussent ensemble en assez bonne harmonie, pourtant, comme il arrive d’ordinaire en pareil cas, personne ne pouvait vanter l’un sans le comparer en même temps à l’autre, et assurer qu’il l’emportait sur son compagnon.

Tous deux étaient amis du plaisir, passionnés pour la danse, et fréquentaient assidûment les exercices de M. M’Fittoch, maître à danser, qui, voyageant l’été, procurait à la jeunesse de Middlemas, durant l’hiver, l’avantage de ses instructions, au prix de cinq shillings pour vingt cachets. En ces occasions, chacun des élèves du docteur Grey recevait sa part d’éloges. Hartley dansait avec plus de feu, Middlemas avec plus de grâce. M. M’Fittoch aurait opposé Richard à tout le pays dans le menuet, et parié en sa faveur la chose qui lui était la plus chère au monde, à savoir sa pochette ; mais il avouait que dans les hornpipes, les jigs, les strathspeys et les reels[163] Hartley lui était supérieur.

Hartley, pour sa toilette, dépensait davantage, peut-être parce que son père lui en fournissait les moyens. Mais ses habits n’étaient jamais d’aussi bon goût dans leur nouveauté, ni conservés aussi bien, quand ils commençaient à vieillir, que ceux de Richard Middlemas. Adam Hartley était parfois bien mis, mais plus souvent un peu négligé ; et, dans le premier cas, il paraissait un peu trop faire attention à sa splendeur. Son camarade était toujours d’une excessive propreté, toujours bien habillé, tandis qu’en même temps il avait un air de bonne compagnie, qui le mettait à son aise partout ; de sorte que son costume, quel qu’il fût, paraissait être précisément celui qui convenait à la circonstance.

Dans leur extérieur, il y avait une différence encore plus fortement marquée. Adam Hartley était d’une taille plus que moyenne, vigoureux et bien proportionné ; il avait une figure ouverte, d’après le véritable type saxon, qui se montrait à travers une forêt de cheveux châtains et bouclés lorsque les ciseaux du coiffeur l’épargnaient trop long-temps. Il aimait les exercices violents, se plaisait à lutter, à boxer, à sauter, à jouer du bâton, et fréquentait, quand il pouvait en trouver le loisir, les combats de taureaux et les parties de ballon dont le bourg était quelquefois régalé.

Richard, au contraire était brun comme son père et sa mère : ses traits étaient nobles et d’une régularité parfaite ; mais ils présentaient en quelque sorte un caractère étranger ; son corps était grand et mince, quoique musculeux et robuste. Son excellent ton et ses manières élégantes devaient lui être naturels ; car il surpassait de beaucoup, pour la tournure et l’aisance, tous les modèles qu’il pouvait avoir trouvés dans son village natal. Il s’exerça à manier l’épée pendant qu’il était à Édimbourg, et prit des leçons d’un acteur pour apprendre à bien parler. Il devint aussi amateur de spectacle, fréquentant avec régularité les théâtres, et s’exerçant à la critique dans ce genre de littérature, et dans d’autres plus légers. Pour achever le contraste en ce qui concerne les goûts, Richard était un pêcheur habile et heureux… Adam, un tireur hardi et sûr. Leurs efforts à se surpasser l’un l’autre, pour approvisionner la table du docteur Grey, amélioraient beaucoup son ordinaire. En outre, de petits cadeaux de poisson et de gibier, toujours agréables même aux principaux habitants d’un bourg, contribuaient à augmenter la popularité des deux jeunes compagnons.

Tandis que la population était divisée, à défaut de meilleur sujet de dispute, touchant les mérites comparatifs des deux apprentis du docteur Grey, le docteur lui-même était choisi parfois pour arbitre. Mais en cette occasion, comme en toute autre, il se montrait circonspect. Il disait que ses élèves étaient tous deux de bons garçons, et deviendraient des hommes utiles dans leur état, s’ils ne finissaient point par perdre la tête au milieu de l’admiration des badauds du village et des parties de plaisir qui le détournaient si souvent de leurs travaux. Sans doute il était naturel qu’il eût plus de confiance dans Hartley, fils de parents connus, et presque d’aussi bonne race que s’il était né en Écosse. Mais, s’il se laissait aller à une telle partialité, il se le reprochait lui-même, puisque le jeune étranger, si bizarrement confié à ses soins, avait droit, sous tous les rapports, à la protection et à la tendresse dont il était capable ; et vraiment le jeune homme se montrait si reconnaissant qu’il lui était impossible de témoigner le moindre désir sans que Dick Middlemas se hâtât de le satisfaire. Il y avait dans le bourg de Middlemas des gens assez indiscrets pour supposer que miss Menie Grey devait être meilleur juge que personne du mérite comparatif de ces deux êtres accomplis, sur lesquels l’opinion publique était généralement divisée. Nulle de ses plus intimes amies n’osait lui poser la question en termes précis ; mais sa conduite était surveillée de près, et les critiques remarquèrent que les attentions qu’elle témoignait à Adam Hartley se distinguaient par plus d’abandon et de franchise. Elle riait, jasait et dansait avec lui, tandis qu’à l’égard de Dick Middlemas, sa conduite était plus réservée : les prémisses semblaient certaines, mais le public était encore partagé sur les conclusions.

Il n’était pas possible que les jeunes gens fussent l’objet de telles discussions sans savoir qu’elles existaient ; et ainsi comparés sans cesse par la petite société dans laquelle ils vivaient, il aurait fallu qu’ils fussent de meilleure pâte que les autres mortels pour ne pas se laisser peu à peu gagner eux-mêmes par l’esprit de controverse, et ne pas se considérer comme des rivaux qui briguaient les applaudissements publics.

Il ne faut pas oublier non plus que Menie Grey était devenue une des plus jolies filles non-seulement de Middlemas, mais encore de tout le comté. Ce fait avait été établi par une preuve décisive. À l’époque des courses de chevaux, on voyait ordinairement se rassembler dans le bourg une petite société de gens comme il faut, qui venaient des environs, et quelques bourgeois peu aisés se créaient un petit revenu en louant leurs maisons, en tout ou en partie, pour la fameuse semaine. Tous les thanes et toutes les thanesses[164] de campagne ne manquaient pas d’accourir à ces occasions ; et tel était le nombre des chapeaux pointus et des robes de soie, que la petite ville semblait pour quelques jours avoir changé d’habitants. En cette circonstance, les personnes d’une certaine qualité seulement pouvaient faire partie des bals de nuit qui étaient donnés dans la vieille Maison de Ville, et la ligne de démarcation en excluait la famille de M. Grey.

L’aristocratie pourtant usait de son privilège avec quelques sentiments de déférence pour les élégants et les élégantes du bourg, qui jouissaient de la faveur d’entendre d’excellente musique, sans qu’il leur fût permis de danser… Une soirée dans la semaine des courses, appelée le bal des chasseurs, était consacrée à l’amusement général et exempte des restrictions ordinaires de l’étiquette. En cette occasion, toutes les familles respectables de l’endroit étaient invitées à participer aux plaisirs de la soirée, à admirer l’élégance des nobles du pays, et à se montrer reconnaissants de leur condescendance. C’était surtout aux dames qu’on envoyait ces invitations ; car le nombre de celles qui étaient adressées aux messieurs du bourg était beaucoup plus restreint. Or, dans cette réunion générale, la beauté de miss Grey et l’élégance de sa tournure l’avaient incontestablement placée, dans l’opinion de tous les juges compétents, en tête de toutes les danseuses.

Le laird de l’illustre et ancienne maison de Louponheight[165] n’hésita point de lui donner la main pendant la plus grande partie de la soirée ; et sa mère, renommée par la rigueur qu’elle mettait à garder les distinctions de rang, plaça la petite plébéienne à côté d’elle au souper, on l’entendit même assurer que la fille du chirurgien avait, en vérité, un petit air fort gentil, et qu’elle paraissait comprendre qui elle était et où elle se trouvait. Quant au jeune laird lui-même, il sautait si haut, et riait si fort, que le bruit ne tarda point à courir qu’il avait formé le sot projet de sortir de sa sphère, et de convertir la fille d’un docteur de village en une dame de son ancien nom.

Durant cette mémorable soirée, Middlemas et Hartley, qui avaient trouvé place dans la galerie des musiciens, furent témoins de la scène, et ils en éprouvèrent des sentiments bien divers. Hartley était évidemment vexé par l’excès d’attention que le galant laird de Louponheight, stimulé par l’influence d’une couple de bouteilles de vin, et par la présence d’une partenaire qui dansait admirablement, témoignait à miss Menie Grey. Il voyait de son poste élevé tout ce manège muet de galanterie avec les mêmes sensations qu’éprouve un être affamé à la vue d’un bon repas auquel il n’a point permission de toucher ; et il regardait chaque gambade extraordinaire du jovial seigneur comme les aurait regardées un goutteux qui eût craint que le noble danseur ne vint lui tomber sur les pieds. Enfin, ne pouvant plus maîtriser son émotion, il quitta la galerie et ne revint plus de la soirée.

Bien différente fut la conduite de Middlemas. Il paraissait joyeux des attentions que l’on prodiguait généralement à miss Grey, et de l’admiration qu’elle excitait. Il regardait le vaillant laird de Louponheight avec un dédain qu’on ne saurait décrire, et s’amusait à faire remarquer au maître de danse du village, qui avait pris rang pro tempore parmi les musiciens, les bonds et les pirouettes ridicules dans lesquels ce digne personnage déployait plus de vigueur que de grâce.

« Vous ne devriez pas rire si fort, maître Dick, répliqua le maître de cabrioles ; il n’a pas eu le bonheur de recevoir, comme vous, les leçons d’un professeur éminemment gracieux ; et, sur ma parole, s’il voulait prendre quelques cachets, je crois que je pourrais faire quelque chose de ses pieds, car il a de la souplesse dans le jarret et de l’élégance naturelle dans le cou-de-pied. Et puis il y a long-temps qu’on n’avait vu un bonnet si bien galonné dans les rues de Middlemas… Vous restez là à rire, Dick Middlemas ; je voudrais être bien sûr qu’il ne fauche pas votre foin en faisant ainsi sauter votre jolie partenaire.

— Lui ! me… » Middlemas commençait une phrase qu’il n’aurait pu achever d’une manière extrêmement convenable, lorsque le chef d’orchestre ramena M’Fittoch à sa partie par cette exclamation de colère : « Que faites-vous donc, monsieur ? Songez à votre archet. Comment diable voulez-vous que trois violons tiennent tête à une basse, si l’un d’eux s’arrête pour jaser et pour grimacer comme vous faites ? jouez donc, monsieur ! »

Dick Middlemas, ainsi réduit au silence, continua, de son poste élevé, comme un des dieux d’Épicure, à observer ce qui se passait au-dessous de lui, sans que la gaieté, dont il était témoin, pût exciter en lui autre chose qu’un sourire, marque d’un insouciant mépris pour tout ce qui se passait sous ses yeux, plutôt que d’une sympathie bienveillante pour les plaisirs des autres.







CHAPITRE V.

brouille.


Maintenant, retiens ta langue, Billy Perwick, dit-il, ne me fais pas mettre en colère ; mais si tu es un homme comme je pense que tu en es un, viens derrière la chaussée te battre avec moi.
Ballade du Northumherland.


Dans la matinée qui suivit cette soirée de plaisir, les deux jeunes gens travaillaient ensemble derrière Stevenlaw’s-Land, dans une pièce de terre que le docteur avait convertie en un jardin, où il élevait quelques plantes rares, utiles à la pharmacie aussi bien qu’à l’étude de la botanique, lesquelles valaient à ce terrain, de la part du vulgaire, le nom fastueux de Jardin médical. Les élèves de M. Grey s’étaient rendus sans peine au désir qu’il leur avait témoigné de les voir prendre soin de ce lieu favori, et tous deux se plaisaient à le cultiver. Après cette occupation, Hartley avait coutume de se livrer à la culture d’un jardin potager, qui alors méritait ce titre quoique dans l’origine ce ne fut qu’un simple carré de choux ; tandis que Richard Middlemas faisait tout son possible pour orner de fleurs et d’arbrisseaux une espèce de bosquet qu’il appelait le Berceau de Menie Grey.

Ils étaient tous deux dans la partie du jardin destinée aux plantes médicinales : tout à coup Middlemas demanda à Hartley pourquoi il avait quitté le bal sitôt le soir précédent ?

« Je devrais plutôt vous demander, répondit Hartley, quel plaisir vous trouviez à y rester ?… Je vous le répète, Dick, c’est un méchant et vilain endroit que notre village de Middlemas. Dans le plus petit bourg d’Angleterre, toute personne décente serait invitée, si le membre du parlement y donnait un bal.

— Quoi ! Hartley, répliqua son camarade ; est-ce bien vous qui briguez l’honneur de faire société avec les premiers nés de la terre ? Sur ma foi ! comment un pauvre Northumberlandais s’en tirerait-il ? » En prononçant ces mots, il donna le véritable accent du nord à la lettre R… «« Il me semble vous voir, revêtu de votre habit vert pois, danser une gigue avec l’honorable miss Maddie, Mac Fudgeon, tandis que les chefs et les thanes riraient autour de vous comme s’ils voyaient un porc sous les armes !

— Vous ne me comprenez pas, ou peut-être ne voulez-vous pas me comprendre, reprit Hartley. Je ne suis pas assez fou pour désirer d’être compère et compagnon avec ces gens-là… Je me soucie aussi peu de ces nobles qu’ils se soucient de moi. Mais, puisqu’ils trouvent bon de ne pas nous inviter à danser, je ne vois pas ce qu’ils ont à faire avec nos danseuses.

— Nos danseuses, dites-vous ! repartit Middiemas ; je ne pense pas que Menie soit souvent la vôtre.

— Aussi souvent que je l’invite, » répliqua Hartley un peu fièrement.

« Oui-da ? vraiment !… je ne l’ai jamais pensé… et puissé-je être pendu si je le pense jamais, » dit Middlemas, avec le même ton d’ironie. « Je vous dis, Adam, et je vous gage un bol de punch, que miss Grey ne dansera pas avec vous la première fois que vous l’inviterez : tout ce que je demande, c’est de connaître le jour.

— Je ne parierai pas à propos de miss Grey, dit Adam ; son père est mon maître, et je lui ai des obligations… Je pense que j’agirais malhonnêtement si j’allais faire de sa fille le sujet d’une sotte dispute entre vous et moi.

— Fort bien, répliqua Middlemas ; il vous faut terminer une querelle avant d’en commencer une autre. Sellez votre cheval, je vous prie… courez à la porte du château de Louponheight, et défiez le baron à un combat à mort, pour avoir osé toucher la jolie main de Menie Grey.

— Je voudrais qu’il ne fût pas question davantage du nom de miss Grey ; que vous portassiez en votre nom vos défis à vos gentilshommes, et que vous vissiez ce qu’ils répondront à l’apprenti d’un chirurgien.

— Parlez pour vous-même, s’il vous plaît, M. Adam Hartley. Je ne suis pas né paysan, comme certaines personnes, et je ne me gênerais guère, si je le trouvais convenable, pour parler au plus fier de ces grands seigneurs comme à un égal, et pour me faire comprendre encore.

— Mais, oui, vraiment, » répondit Hartley perdant patience ; « vous êtes en droit de prendre rang parmi eux, parbleu… Middlemas de Middlemas !

— Misérable ! » s’écria Richard se jetant en furie sur Adam ; car son humeur caustique s’était entièrement changée en rage.

« Retirez-vous, dit Hartley, ou vous allez vous en repentir ; si vous m’attaquez par de grossières plaisanteries, il faut que je me défende par des réponses dures.

— J’aurai satisfaction de cette insulte, par le ciel !

— Eh bien, soit, si vous y tenez, répliqua Hartley ; mais, mieux vaut, je pense, en rester là sur cette affaire. Nous avons dit l’un et l’autre des choses que nous aurions mieux fait de ne pas dire. J’ai eu tort de vous parler comme j’ai parlé, quoique vous m’eussiez provoqué… Et, maintenant, je vous ai donné toute la satisfaction que peut exiger un homme raisonnable.

— Monsieur, reprit Middlemas, la satisfaction que je demande est celle d’un homme bien né… le docteur a une paire de pistolets.

— Et une paire de mortiers aussi, que je laisse très-volontiers à votre disposition, messieurs, » dit M. Grey en sortant de derrière un buisson d’où il avait entendu toute cette dispute ou la plus grande partie. « La belle histoire que ce serait là, si mes apprentis tiraient l’un contre l’autre avec mes propres pistolets ! Que je vous voie du moins capables tous deux de panser une blessure d’arme à feu, avant que vous songiez à en faire une ! Allons, vous êtes vraiment tous deux de jeunes fous, et je ne puis trouver bon que vous mêliez le nom de ma fille à des disputes de ce genre. Entendez-vous, messieurs, vous me devez l’un et l’autre, je pense, quelque peu de respect et même de gratitude… Ce serait mal me récompenser, si, au lieu de vivre tranquillement avec cette pauvre fille, qui n’a plus de mère, comme vivraient des frères avec une sœur, vous m’obligiez à augmenter ma dépense et à diminuer mon bonheur, en reléguant mon enfant loin de moi, pour quelques mois que vous avez à rester dans ma famille… Que je vous voie vous serrer la main, et ne recommençons plus ces sottises. »

Tandis que leur maître parlait de cette manière, les deux jeunes gens se tenaient devant lui dans l’attitude de criminels qui s’avouent à eux-mêmes leur culpabilité. Lorsque la réprimande fut finie, Hartley se tourna avec un air de franchise vers son camarade, et lui présenta la main : celui-ci l’accepta, mais après un moment d’hésitation. Il ne se passa rien autre chose à ce sujet ; mais Richard et Adam ne se reprirent jamais d’amitié. Dès lors cessa cette intimité qui avait existé entre eux dans les premiers temps de leur connaissance. Loin de là, évitant tout rapprochement qui ne fût point absolument exigé par leur situation, et abrégeant, autant que possible même leurs entretiens indispensables sur les matières de leurs études, ils semblaient aussi étrangers l’un à l’autre que pouvaient l’être deux personnes habitant la même maison.

Quant à Menie Grey, son père ne paraissait pas concevoir la moindre inquiétude sur son compte, quoique, par les fréquentes et presque journalières absences de M. Grey, elle fut exposée à se trouver sans cesse dans la compagnie de deux beaux jeunes gens, ambitieux l’un et l’autre de lui plaire, plus que beaucoup de parents n’auraient trouvé prudent de le souffrir. Ce n’était pas Nourrice Jamieson, vu ses occupations domestiques et son excessive partialité pour son nourrisson, qui pouvait être une matrone bien capable de protéger Menie. Mais Gédéon Grey savait que sa fille était douée d’un caractère pur, droit et intègre comme le sien propre, et que jamais père n’avait eu moins raison de craindre que sa fille ne trompât sa confiance ; et, sûr de ses principes, il ne songeait pas au danger auquel il exposait sa sensibilité et ses affections.

Les relations entre Menie et les jeunes gens paraissaient néanmoins plus réservées de part et d’autre. Ils ne se réunissaient que pour les repas, et miss Grey se donnait une peine infinie, peut-être à la recommandation de son père, pour les traiter avec le même degré d’attention. La chose, pourtant, n’était pas facile ; car Hartley devint si retenu, si froid, si maniéré, qu’elle ne pouvait soutenir avec lui une conversation de quelque durée ; tandis que Middlemas, parfaitement à son aise, jouait son rôle comme autrefois, dans toutes les occasions ; et sans paraître chercher beaucoup à resserrer encore son intimité avec la jeune fille, il semblait néanmoins l’avoir conservée tout entière telle qu’elle existait.

Le temps approcha enfin où les jeunes gens, libres des obligations de leur apprentissage, devaient songer à jouer, pour leur compte, un rôle dans le monde. M. Grey apprit à Richard qu’il avait écrit, d’une manière pressante, sur ce sujet, à M. Monçada, et même plus d’une fois, mais qu’il n’avait pas encore reçu de réponse : il ajouta qu’il n’osait donner un conseil au jeune homme avant de connaître le bon plaisir de son grand-père. Richard sembla supporter cet état d’incertitude avec plus de patience que le docteur ne l’en croyait naturellement capable. Il ne faisait aucune question… ne formait aucune conjecture… ne témoignait aucune anxiété, mais paraissait attendre patiemment la tournure que prendraient les choses. « Ou mon jeune homme, pensa M. Grey, a pris secrètement une détermination, ou il sera plus traitable que je ne l’aurais présumé d’après certains traits de son caractère. »

En effet Richard avait tenté un essai sur son inflexible parent, en adressant à M. Monçada une lettre pleine de respect, de tendresse et de reconnaissance, où il sollicitait la permission de correspondre avec lui directement, et promettait de se conduire en tout point d’après sa volonté. La réponse à cet appel fut sa propre lettre, qu’on lui renvoya avec une note des banquiers dont il avait pris le couvert, disant que toute tentative à l’avenir pour se mettre en relation avec M. Monçada, amènerait la cessation absolue de tout envoi de fonds de leur part.

Les choses en étaient là à Stevenlaw’s-Land, lorsqu’un soir Adam Hartley, contrairement à son habitude depuis plusieurs mois, désira une entrevue particulière avec son camarade d’apprentissage. Il le trouva dans le petit bosquet et ne put s’empêcher de voir que Dick Middlemas, en l’apercevant, cachait dans son sein un petit paquet, comme s’il eût craint qu’on ne le remarquât, saisit une bêche, et se mit à travailler avec beaucoup d’application, comme eût fait une personne qui aurait voulu donner à croire qu’elle était tout entière à son occupation.

« Je désirais causer avec vous, M. Middlemas, dit Hartley ; mais j’ai peur de vous déranger.

— Pas le moins du monde, » répliqua Richard en laissant sa bêche, « je m’amusais simplement à détruire les mauvaises herbes que les dernières pluies ont fait pousser en si grande quantité. Je suis à vos ordres. »

Hartley entra sous le berceau et s’assit. Richard imita son exemple, et parut attendre l’explication annoncée.

« J’ai eu une conversation intéressante avec M. Grey… » dit Adam ; et il s’arrêta court comme une personne qui reconnaît avoir entrepris une tâche difficile.

« J’espère que vous en avez été satisfait ? demanda Middlemas.

— Vous en jugerez… Le docteur Grey s’est plu à me dire d’abord des choses fort flatteuses sur mes progrès dans notre profession, puis, à ma grande surprise, il m’a demandé si, comme il commençait à devenir vieux, j’avais l’intention de continuer à rester chez lui encore deux ans moyennant certains avantages pécuniaires, et il m’a promis qu’à l’expiration de ce temps il me prendrait pour associé.

— M. Grey est bien capable de juger, répliqua Middlemas, quelle est la personne qui lui convient le mieux pour l’assister dans sa profession ! C’est une affaire qui peut rapporter une somme d’environ deux cents livres par an, et un aide actif pourrait presque la doubler, en faisant des tournées dans le Strath-Devon et le Carse. Ce n’est pas un grand sujet de délibération, après tout, M. Hartley.

— Mais, continua Hartley, ce n’est pas tout. Le docteur dit… il me propose, en un mot, si je puis me rendre agréable, dans le cours de ces deux années, à Menie Grey, il me propose, quand elles seront écoulées, de devenir son fils aussi bien que son associé. »

En parlant ainsi, il tenait ses yeux fixés sur la figure de Richard, qui parut un instant être en proie à une agitation violente. Mais, se remettant aussitôt, Middlemas répondit d’un ton où le dépit et l’orgueil blessé cherchaient vainement à se déguiser sous une affectation d’indifférence : « Eh bien, maître Adam, je ne puis que vous souhaiter beaucoup de bonheur à la suite de cet arrangement patriarcal. Vous avez servi cinq ans pour obtenir le diplôme de votre profession… Nouveau Jacob, ce fut votre Lia que ce privilège de tuer et de guérir. Maintenant, vous commencez un nouveau cours de servitude pour mériter une aimable Rachel. Et… peut-être y a-t-il de l’indiscrétion à le demander… vous avez sans doute accepté un arrangement si flatteur ?

— Vous ne pouvez oublier qu’on y met une condition, » dit Hartley gravement.

« Celle de vous rendre agréable à une jeune fille que vous connaissez depuis tant d’années ? » répliqua Middlemas, avec un sourire à peine déguisé, « ce n’est pas là une grande difficulté, j’imagine, pour un homme tel que M. Hartley, appuyé de la faveur du docteur Grey. Non, non… il ne peut y avoir là de grands obstacles.

— Vous et moi, nous savons tous deux le contraire, M. Middlemas, » reprit Hartley fort sérieusement.

« Moi, je sais ?… Et comment en saurais-je plus que vous-même sur l’état des inclinations de miss Grey ? Nous avons été également à même de les connaître.

— Oui, peut-être ; mais certaines gens savent mieux que d’autres profiter des occasions… M. Middlemas, je soupçonne depuis long-temps que vous avez l’inestimable avantage de posséder les affections de miss Grey, et…

— Moi !… interrompit Richard ; vous plaisantez, ou vous êtes jaloux. Vous ne vous rendez pas assez justice, et me voulez trop de bien ; mais le compliment est si flatteur, que je vous suis obligé de la méprise.

— Pour que vous sachiez, répliqua Hartley, que je ne parle ni par supposition, ni par un sentiment que vous appelez jalousie, je vous déclare franchement que Menie Grey m’a elle-même confié l’état de ses affections. Naturellement je lui communiquai la conversation que j’avais eue avec son père. Je lui déclarai que dans le moment actuel je ne me flattais point d’avoir sur son cœur ce crédit qui seul pouvait me donner droit de solliciter son acquiescement aux projets que la bonté de son père m’avait laissé entrevoir ; je la suppliai de ne pas prononcer tout de suite contre moi, mais de me donner l’occasion de mériter son amour, s’il était possible, espérant que le temps et les services rendus à son père pourraient parler en ma faveur.

— Requête très-naturelle et très-modeste ! Mais que vous a répondu cette jeune demoiselle ?

— C’est une fille qui a un noble cœur, Richard Middlemas ; et pour sa franchise seule, sans parler même de sa beauté et de son bon sens, elle est digne d’un empereur. Je ne puis rendre la gracieuse modestie qu’elle a mise à me répondre « qu’elle connaissait trop bien la délicatesse de mon cœur pour m’exposer aux tourments prolongés d’une passion non payée de retour. » Elle m’a naïvement révélé que vous étiez en secret engagés l’un à l’autre depuis long-temps… que vous aviez même échangé vos portraits… qu’elle ne se résoudrait jamais à devenir votre femme sans le consentement de son père, mais qu’elle sentait qu’il lui était impossible de jamais oublier les sentiments que vous lui aviez inspirés, et de laisser à un autre la moindre chance de succès.

— Sur ma parole, dit Middlemas, elle a été extrêmement naïve en effet, et je lui en suis fort obligé !

— Et sur mon honneur, M. Middlemas, repartit Hartley, vous faites la plus grande injustice à miss Grey… et même vous êtes ingrat envers elle, si la déclaration qu’elle a faite vous déplaît. Elle vous aime comme une femme aime le premier objet de son affection… elle vous aime plus… » Il s’arrêta et Middlemas acheva la phrase.

« Plus que je ne le mérite, peut-être ? En vérité, c’est bien possible, et en retour je la chéris tendrement. Mais après tout, le secret était à moi aussi bien qu’à elle, et il aurait mieux valu qu’elle me consultât avant de le rendre public.

— M. Middlemas, » dit Hartley avec chaleur, « si un pareil sentiment provenait de la crainte que votre secret ne fut mal gardé, parce que j’en ai connaissance, veuillez vous rassurer. Telle est ma reconnaissance pour la bonté dont miss Grey m’a donné la preuve en me communiquant une affaire si délicate, dans le seul but de m’épargner des peines à venir, que je me laisserais tirer à quatre chevaux, et que je verrais mes membres arrachés un à un avant de lâcher un seul mot à ce sujet.

— Voyons, voyons, mon cher ami, » dit Middlemas avec une franchise de manières, signe d’une cordialité qui n’avait pas existé entre eux depuis long-temps, « il faut que vous me permettiez d’être un peu jaloux à mon tour. Le véritable amant doit être parfois déraisonnable ; j’ignore pourquoi il me semblait bizarre qu’elle eût choisi pour confident un jeune homme en qui j’avais souvent vu un formidable rival ; et pourtant je suis loin d’en être mécontent : je ne sais si cette chère et sensible fille aurait pu faire un meilleur choix. Il est temps que la ridicule froideur qui existait entre nous finisse ; car vous devez sentir que sa cause principale était dans notre rivalité. J’ai grand besoin de bons conseils ; et qui peut m’en donner si ce n’est le vieux camarade à qui j’ai toujours envié la profondeur de son jugement, même lorsque des amis peu judicieux se plaisaient à reconnaître en moi un esprit plus saillant ?

Hartley accepta la main que lui offrait Richard, mais sans aucune des marques d’enthousiasme dont son ami accompagnait le signe de réconciliation.

« Je n’ai pas intention, dit-il, de rester encore bien des jours ici, ni même bien des heures peut-être. Mais si, en attendant, je puis vous être utile, par mes conseils ou autrement, je suis à vos ordres. C’est la seule manière dont je puisse servir Menie Grey.

— Qui aime ma maîtresse m’aime : heureuse variante du vieux proverbe « qui m’aime aime mon chien. » Eh bien donc, pour l’amour de Menie Grey, si ce n’est pas pour celui de Dick Middlemas (peste soit de ce nom vulgaire qui rappelle tant de choses !) voulez-vous, vous qui êtes spectateur, nous dire à nous malheureux joueurs, ce que vous pensez de la partie que nous faisons en ce moment ?

— Comment pouvez-vous adresser une pareille question, lorsque vous avez si beau jeu ? Le docteur Grey ne peut refuser de vous garder comme son aide aux mêmes conditions qu’il me proposait. Vous êtes, sous le rapport pécuniaire, un meilleur parti pour sa fille, puisque vous avez un capital, pour commencer votre fortune.

— C’est la pure vérité… mais il me semble que M. Grey n’a pas montré une grande prédilection pour moi dans cette affaire.

— S’il n’a pas rendu justice à votre incontestable mérite, » dit Hartley un peu sèchement, « la préférence que vous accorde sa fille doit plus que vous en dédommager.

— Sans contredit, et c’est pourquoi je l’aime de tout mon cœur ; autrement, Adam, je ne suis pas homme à me jeter sur les restes des autres.

— Richard, cet orgueil que vous montrez là, si vous n’en rabattez rien, vous rendra non moins ingrat que malheureux. M. Grey vous est très-favorable. Il m’a dit en termes clairs qu’en se choisissant un aide qui par la suite deviendrait membre de sa famille, l’ancienne affection qu’il vous porte l’avait fait balancer long-temps ; et que s’il était décidé en ma faveur, c’est qu’il croyait avoir remarqué en vous une aversion évidente pour le genre de vie modeste que son offre renfermait, et un violent désir de vous lancer dans le monde, et d’y pousser, comme on dit, votre fortune. Il a ajouté que, si pour le moment vous aimiez sa fille au point d’abandonner ces idées ambitieuses pour l’amour d’elle, néanmoins les démons de l’ambition et de la cupidité reviendraient après que l’amour, ce puissant exorciste, aurait épuisé la force de ses charmes, et qu’alors il pensait avoir de justes raisons d’être inquiet pour le bonheur de sa fille.

— Sur ma foi ! le digne vieillard parle doctement et sagement, répondit Richard… je n’aurais pas imaginé qu’il fût si clairvoyant. Pour dire la vérité, sans la belle Menie Grey, je me trouverais semblable à un cheval de meunier, faisant au pas ma tournée journalière dans cet ennuyeux pays, tandis que d’autres courent gaiement le monde pour voir comment on les accueillera. Par exemple, vous même, où allez-vous ?

— Un cousin de ma mère commande un navire au service de la compagnie des Indes. J’ai l’intention de partir avec lui, comme aide-chirurgien. Si je prends goût au service de mer, j’y resterai ; sinon, j’entrerai dans quelque autre partie… » En parlant ainsi, Hartley soupira.

« Tous partez pour les Indes ! s’écria Richard ; heureux coquin !… pour les Indes ! Vous pouvez bien supporter avec grandeur d’âme tous les désappointements qui vous sont arrivés sur ce côté du globe. Oh, Delhi ! oh, Golconde ! vos noms ont le pouvoir de chasser de puérils souvenirs !… Les Indes ! où l’or s’obtient par le fer, où un homme brave n’élève jamais si haut son désir de renommée et de richesses, qu’il ne puisse le réaliser, s’il compte la fortune au nombre de ses amis ! Est-il possible que le hardi aventurier votre parent ait bien voulu songer à vous, et que vous soyez encore chagrin à l’idée qu’une fille aux yeux bleus a regardé favorablement un drôle moins heureux que vous-même ? Est-ce possible !

— Moins heureux ! répliqua Hartley. Pouvez-vous, amant favorisé de Menie Grey, parler sur ce ton, même en plaisantant ?

— Voyons, Adam, reprit Richard, ne vous fâchez pas contre moi, parce que, dans mon succès même, j’envisage ma bonne fortune avec un peu moins de ravissement que vous, à qui elle passe devant le nez. Votre philosophie devrait vous l’apprendre : l’objet que nous atteignons, ou sommes sûrs d’atteindre, perd, par le fait même de cette certitude peut-être, un peu de la valeur extravagante et idéale que nous lui attachons tant qu’il est l’objet d’espérances et de craintes. Mais, malgré tout, je ne puis vivre sans ma douce Menie. Je l’épouserais demain de tout mon cœur, sans penser une minute aux lourdes chaînes qu’un mariage contracté dès un âge si tendre attacherait à nos talons. Mais passer deux nouvelles années de plus dans cet infernal désert, trottant pour attraper des couronnes et des demi-couronnes, lorsque des gens plus sots que moi vous gagnent des lacs et des crores de roupies… C’est une honteuse chute, Adam ! conseillez-moi, mon ami… ne pouvez-vous me suggérer un moyen de me débarrasser de ces deux années d’ennui ?

— Non, » répliqua Hartley cachant à peine son mécontentement ; « et si je pouvais persuader à M. Grey de se désister d’une condition si raisonnable, je serais bien fâché de le faire. Vous n’avez que vingt et un ans, et si dans la prudence du docteur un pareil temps d’épreuve était jugé nécessaire pour moi qui suis plus vieux que vous de deux années pleines, je n’ai pas idée qu’il veuille rien rabattre en votre faveur.

— Non, peut-être, répliqua Middlemas ; mais ne pensez-vous pas qu’il me vaudrait mieux passer ces deux années d’épreuve, dites trois si vous voulez, dans les Indes, où l’on peut beaucoup plus faire en peu de temps, qu’ici où les meilleures chances possibles consistent à gagner du sel pour notre bouillon, ou du bouillon pour notre sel ? Il me semble que j’ai un penchant naturel pour les Indes, et cela se conçoit : mon père était soldat, d’après les conjectures de toutes les personnes qui l’ont vu ; il m’a donné l’amour de l’épée et un bras pour en manier une. Le père de ma mère est un riche négociant qui aime l’or, j’en réponds, et qui sait comment en gagner. Ces deux cents méchantes livres par an, avec leur misérable et précaire possibilité d’augmentation, à partager avec le vieux bonhomme, ne semblent guère qu’un état décent de mendicité aux yeux d’un gaillard tel que moi, qui ai le monde pour m’y retourner, et une épée pour m’y frayer un chemin. Menie est par elle-même une perle… un diamant… d’accord ; mais alors, ce n’est ni dans le plomb ni dans le cuivre, c’est dans l’or pur que tout le monde voudrait enchâsser un si précieux joyau ; même on y ajouterait un cercle de brillants pour le faire ressortir. Soyez bon camarade, Adam, et chargez-vous de présenter mon projet au docteur, sous des couleurs convenables. Je suis convaincu que son intérêt et celui de Menie lui commandent de me permettre d’aller au pays des couris[166] passer ce temps d’épreuves. Je suis sûr d’y être de cœur dans tous les cas, et pendant que je saignerai ici le premier manant venu pour une inflammation, je m’imaginerai secourir quelque nabad ou Rajahpoot, malade d’une pléthore de richesses. Allons… me seconderez-vous, serez-vous mon auxiliaire ? Il y a dix chances que vous plaiderez votre propre cause, ami ; car je puis être enlevé d’un coup de sabre ou de flèche, avant d’avoir fait ma pelotte ; alors le chemin du cœur de Menie sera libre et ouvert, et comme vous serez en possession du rôle de consolateur ex officio, vous pourrez la prendre, la larme à l’œil, comme un vieux dicton le conseille.

— Monsieur Richard Middlemas, dit Hartley, mon intention est de ne vous adresser que peu de mots, et je ne saurais vous dire si vous m’inspirez plus de mépris ou plus de pitié. Le ciel vous a offert bonheur, aisance et contentement, et vous êtes prêt à repousser tant d’avantages pour satisfaire l’ambition et la cupidité. Si j’avais un avis à donner sur ce sujet au docteur Grey ou à sa fille, ce serait de rompre toute relation avec un homme qui, quoique doué d’un bon sens naturel, peut bientôt agir en véritable fou, et quoique élevé honnêtement, peut aussi, tenté par l’occasion, devenir un misérable… Dispensez-vous de ce ricanement dont vous voulez faire un sourire d’ironie. Je n’essaierai point de donner des conseils au docteur, parce que je suis convaincu qu’ils ne seraient d’aucune utilité, à moins qu’on ne crût ne pas devoir soupçonner mes motifs. Je me hâterai de quitter cette maison pour ne plus me rencontrer avec vous ; et je laisserai à la divine Providence le soin de protéger l’innocence et l’honneur contre les dangers qui accompagnent la vanité et la folie. » À ces mots, il s’éloigna avec mépris du jeune ambitieux, et quitta le jardin.

« Arrêtez, s’écria Middlemas, frappé du tableau qu’on venait de présenter à sa conscience… Arrêtez, Adam, Adam Hartley, et je vous confesserai que… » Mais ces paroles étaient prononcées d’un ton faible et avec hésitation : elles n’arrivèrent pas à l’oreille d’Hartley, ou ne purent changer sa résolution.

Lorsqu’il fut sorti du jardin, Middlemas retrouva la fierté habituelle de son caractère… « S’il était resté un moment de plus, se disait-il, je serais devenu papiste, et je l’aurais pour mon confesseur spirituel. Le rustre, le manant… je donnerais quelque chose pour savoir comment il a pris tant d’empire sur moi. Quels sont les engagements de Menie Grey envers lui ? Elle lui a répondu comme il le fallait ; quel droit a-t-il de se placer entre elle et moi ? Si le vieux Monçada eût rempli son devoir de grand-père, et m’eût mis à même de m’établir convenablement, le plan d’épouser cette jolie fille, et de rester ici dans son pays natal, n’aurait pas été trop mauvais. Mais mener la vie d’un pauvre hère comme le docteur… être aux ordres et commandements de tous les rustres, à vingt milles à la ronde… Ma foi, le pénible état du colporteur qui parcourt des vingtaines de milles pour échanger des épingles, des rubans, du tabac en poudre et en carotte contre les produits domestiques d’une fermière, tels que œufs, peaux de lapins et suif, ce vil métier est plus lucratif, moins pénible, et vraiment, je pense, aussi respectable. Non, non… à moins que je ne trouve la richesse plus près de ma porte, j’irai la chercher au pays où tout le monde n’a qu’à se baisser pour prendre. Rendons-nous donc à l’auberge du Cygne pour y tenir une dernière consultation avec mon ami. »







CHAPITRE VI.

départ.


L’ami que Middlemas s’attendait à rencontrer au Cygne était un personnage déjà mentionné dans cette histoire sous le nom de Tom Hillary, ci-devant clerc de procureur dans l’ancienne ville de Novum-Castrum[167], doctus utriusque juris, autant qu’il avait pu le devenir en quelques mois passés au service de M. Lawford, clerc du bourg de Middlemas. La dernière mention que nous avons faite de ce monsieur remonte à l’époque où son chapeau galonné d’or s’éclipsa devant les castors plus frais des apprentis du docteur Grey. Il s’était écoulé environ six ans depuis ce temps ; et il y avait six mois environ que Tom avait reparu à Middlemas, mais c’était alors un personnage bien différent de ce qu’il semblait être lors de son départ.

Maintenant on l’appelait capitaine ; il portait un uniforme, et son langage était martial. Il paraissait avoir le gousset bien garni ; car non-seulement, à la grande surprise des créanciers, il paya certaines vieilles dettes qu’il n’avait pas réglées en partant, et ce, bien qu’il eût, comme le lui disait la vieille pratique, un bon droit de prescription à alléguer, mais encore il envoya au ministre une guinée pour les pauvres de la paroisse. Ces actes de justice et de bienfaisance firent du bruit dans les environs, au grand honneur d’un homme qui, après une aussi longue absence, n’avait ni oublié ses dettes légitimes, ni endurci son cœur contre les cris des indigents. Son mérite parut plus grand encore lorsqu’on vint à apprendre qu’il avait servi l’honorable compagnie des Indes orientales… cette fastueuse compagnie de négociants qui peuvent, à très-juste titre, être appelés princes. C’était vers le milieu du dix-huitième siècle, et les directeurs jetaient silencieusement dans Leadenhall Street les fondements de cet immense empire qui s’éleva ensuite comme un météore sorti des entrailles de la terre, et qui maintenant étonne l’Europe aussi bien que l’Asie par sa formidable étendue et sa miraculeuse puissance. La Grande-Bretagne avait déjà commencé à prêter une oreille étonnée au récit des batailles gagnées et des villes conquises dans l’Orient : elle était émerveillée en voyant des hommes qui avaient quitté leur pays en aventuriers, y reparaître maintenant entourés des richesses et du luxe de l’Inde, qui éclipsaient même la splendeur de la plus opulente noblesse d’Angleterre. C’était, à ce qu’il paraît, dans cet El Dorado, nouvellement découvert, qu’Hillary avait travaillé, et, s’il ne mentait pas, il en avait rapporté quelque profit, quoiqu’il fût loin d’avoir terminé la moisson qu’il se proposait de recueillir. Il parlait, à la vérité, de faire des placements, et il avait consulté son ancien maître, le clerc Lawford, sur l’achat d’une ferme consistant en trois mille acres de marécage, comme simple objet de fantaisie, qu’il s’estimerait heureux de payer trois ou quatre mille guinées, pourvu que le gibier y fût abondant, et que les truites fussent aussi nombreuses dans la rivière qu’on l’annonçait sur les affiches. Mais, après tout, il ne lui convenait pas d’acquérir de grandes propriétés pour le moment. « Il était nécessaire qu’il gardât son crédit dans Leadenhall Street ; et, dans cette vue, il lui paraissait impolitique de se défaire de ses actions de la compagnie des Indes. Bref, c’était folie de se retirer des affaires avec un pauvre revenu de mille à douze cents livres par an, lorsqu’on était à la fleur de l’âge et qu’on n’avait encore éprouvé aucune atteinte de la maladie du foie[168] : » aussi était-il résolu à doubler encore une fois le Cap, avant de se retirer au coin de la cheminée pour le reste de sa vie. Son unique désir était de recruter quelques drôles intelligents pour les incorporer dans son régiment, ou plutôt dans sa propre compagnie ; et comme dans tous ses voyages il n’avait jamais vu de plus beaux garçons qu’à Middlemas, il leur donnerait volontiers la préférence pour compléter ses rôles. Dans le fait, c’était faire leur fortune d’un coup : car un petit nombre de figures blanches ne manquaient jamais de jeter la terreur parmi ces coquins de moricauds ; et puis, sans compter les bonnes aubaines qu’on trouvait sous la main, à la prise d’assaut d’un pettah ou au pillage d’une pagode, la plupart de ces chiens basanés portaient de tels trésors sur leurs personnes, qu’une bataille gagnée valait une mine d’or.

Les habitants de Middlemas écoutaient les merveilleux récits du noble capitaine avec des sentiments divers, selon que leurs caractères étaient d’une nature active ou tranquille. Mais personne ne pouvait en contester la vraisemblance ; et comme il était connu pour un gaillard hardi et entreprenant, doué de certaines qualités, et, suivant l’opinion générale, incapable d’être jamais retenu par aucun scrupule particulier de conscience, pourquoi Tom Hillary n’aurait-il pas profité, comme tant d’autres, des chances que l’Inde, agitée par la guerre et par les dissensions intestines, semblait offrir à tout audacieux aventurier ? Il fut donc accueilli par ses anciennes connaissances de Middlemas, plutôt avec le respect dû à ses richesses supposées que d’une manière conforme à l’humilité de ses anciennes prétentions.

Plusieurs des notables du village se tenaient cependant à l’écart. De ce nombre, et en première ligne, était le docteur Grey, ennemi déclaré de tout ce qui sentait la fanfaronnade, et connaissant assez bien le monde pour établir cette règle générale : l’homme qui parle beaucoup de se battre est rarement un brave soldat ; de même, celui qui vante beaucoup ses richesses n’est pas souvent un homme riche, au bout du compte. Le clerc Lawford n’était pas moins réservé, malgré ses conférences avec Hillary au sujet de l’acquisition que celui-ci se proposait de faire. La froideur que témoignait au capitaine son ancien patron était censée venir de certaines circonstances remontant à l’époque de leurs premières relations ; mais, comme le clerc lui-même n’expliqua jamais de quelle nature elles étaient, il est inutile de nous épuiser en conjectures à ce sujet.

Richard Middlemas retourna tout naturellement avec son vieux camarade, et c’était la conversation d’Hillary qui lui avait communiqué, au sujet des Indes, cet enthousiasme auquel nous l’avons vu se livrer. À dire vrai, il était impossible à un jeune homme dépourvu de toute expérience du monde, et doué d’un caractère très-aventureux, d’écouter froidement les brillantes descriptions d’Hillary, qui, quoique simple capitaine-recruteur, avait toute l’éloquence d’un sergent de recrues. Dans ses récits, les palais poussaient comme des champignons ; des forêts d’arbres superbes et d’arbrisseaux aromatiques, inconnus au sol glacé de l’Europe, étaient peuplées de tous les animaux qu’on pouvait désirer à la chasse, depuis le tigre royal jusqu’au chacal. Le luxe d’un Natch, et la beauté particulière des enchanteresses orientales, qui parfumaient leurs dômes voluptueux pour le plaisir des fiers conquérants anglais, ne présentaient pas des attraits moins séducteurs que les sièges et les combats sur lesquels le capitaine s’étendait d’autres fois. Il ne mentionnait pas un ruisseau qui ne coulât sur des sables d’or, et pas un palais qui ne fût supérieur à ceux de la célèbre Fata Morgana. Ses descriptions semblaient trempées dans les parfums, et chacune de ses phrases était embaumée d’essence de roses. Les entrevues dans lesquelles se faisaient ces magnifiques récits étaient souvent égayées par une bouteille du meilleur vin que pût fournir l’auberge du Cygne, accompagnée de quelques mets excellents que le capitaine, qui était un bon vivant, faisait venir d’Édimbourg. Après ces collations délicates, il fallait que Middlemas vînt manger le modeste souper de son maître, et la simple beauté de Menie Grey n’était pas capable de vaincre son dégoût pour la grossièreté des mets, ou l’ennui qu’il avait d’avoir à répondre aux questions du docteur sur les maladies des misérables paysans confiés à ses soins.

Les espérances qu’avait conçues Richard d’être reconnu par son père s’étaient depuis long-temps évanouies, et le dur refus de Monçada, qui ne s’était presque plus occupé de lui, l’avait convaincu que son grand-père était inexorable : jamais il ne réaliserait les rêves dans lesquels les fictions splendides de Nourrice Jamieson avaient bercé le jeune Middlemas. Pourtant son ambition ne sommeillait pas, quoiqu’elle ne fût pas nourrie par les motifs d’espérance qui l’avaient d’abord éveillée. La fertile faconde du capitaine indien lui en fournissait de nouveaux, à défaut de ceux que Richard avait jadis puisés dans les contes de son enfance : les exploits d’un Lawrence, d’un Clive, aussi bien que les magnifiques occasions d’acquérir les richesses vers lesquelles ces exploits ouvraient la route, troublaient le sommeil du jeune aventurier. Il n’y avait, pour balancer ces désirs, que son amour pour Menie Grey, et les engagements qui en avaient été la suite. Mais il avait voulu plaire à Menie autant par envie de satisfaire sa vanité, que par une passion décidée pour cette innocente et candide créature. Il désirait remporter le prix que Hartley, qu’il n’avait jamais aimé, avait osé lui disputer. Sans doute, quoique forcé de faire le galant, d’abord par vanité plutôt que par tout autre motif, la franchise et la modestie avec lesquelles on recevait son amour produisirent leurs impressions ordinaires sur son cœur. Il était reconnaissant envers la jolie fille qui confessait sa supériorité physique et morale, et il s’imaginait lui être aussi dévoué qu’aurait dû l’être, à la vue de tant de charmes et de bonté, tout homme qui eût été moins vain et moins égoïste. Encore, sa passion pour la fille du chirurgien ne devait-elle pas influencer, plus que la prudence ne le prescrivait, l’importante détermination d’une carrière pour l’avenir ; et il réussissait fort bien à calmer sa conscience, en se répétant que l’intérêt de Menie exigeait aussi impérieusement que le sien propre qu’il ne songeât point à l’épouser avant d’avoir assuré sa fortune. « Combien de jeunes couples s’étaient perdus par un mariage précipité ! »

Le ton de mépris avec lequel Hartley lui avait parlé dans leur dernière entrevue avait un peu ébranlé sa confiance dans la vérité de ce raisonnement, et l’avait conduit à soupçonner qu’il jouait un rôle sordide et indigne d’un honnête homme, en risquant le bonheur de cette aimable et malheureuse enfant. Ce fut en proie à ces doutes qu’il se rendit à l’auberge du Cygne, où il était impatiemment attendu par son ami le capitaine.

Quand ils furent assis à leur aise, devant une bouteille de Pajarète, Middlemas, avec la circonspection qui le caractérisait, se mit à sonder son ami sur la question de savoir si c’était chose aisée à un individu, désirant entrer au service de la compagnie, de se procurer une commission. Si Hillary avait répondu vrai, il eût avoué que rien n’était plus facile ; car, à cette époque, le service, dans les Indes orientales ne présentait aucun charme aux hommes supérieurs qui depuis se sont disputé la faveur d’être reçus sous ces bannières. Mais le digne capitaine répondit qu’en général il n’était pas aisé à un jeune homme d’obtenir une commission sans servir quelques années comme cadet, que cependant ce jeune homme, s’il entrait dans son régiment, et s’il était capable d’occuper un tel poste, pouvait, grâce à sa protection, compter sur un grade d’enseigne, sinon sur une lieutenance, aussitôt qu’ils mettraient le pied dans les Indes. « Pour vous, mon cher camarade, continua-t-il, en présentant la main à Middlemas, si vous songiez jamais à échanger la soupe à la tête de mouton et le haggis contre le mulapitawny et le curry[169], voici tout ce que je puis vous dire : il est indispensable que vous entriez d’abord au service comme simple cadet ; pourtant, de par le diable ! vous vivriez avec moi en frère pendant la traversée, et dès l’instant que nous prendrions terre à Madras, je vous mettrais à même d’acquérir et richesses et gloire. Vous avez, je crois, quelque peu d’argent, une couple de mille livres, ou environ ?

— De mille à douze cents livres, » répondit Richard, affectant l’indifférence de son compagnon, mais honteux intérieurement de la modicité de ses ressources.

« C’est tout autant qu’il vous en faudra pour votre équipement et votre passage, lui répliqua son conseiller ; et vraiment n’eussiez-vous pas un liard, ce serait encore la même chose ; car quand j’ai dit une fois à un ami : Je vous aiderai, Tom Hillary n’est pas homme à reculer par crainte de dépenser des couris. Pourtant, mieux vaut que vous possédiez une espèce de capital pour commencer.

— Oui, répondit le néophyte… Je n’aimerais pas à être à charge à personne. J’ai presque envie, à vous dire vrai, de me marier avant de quitter l’Angleterre ; et dans ce cas, vous comprenez, l’argent sera nécessaire, soit que ma femme parte avec nous, soit qu’elle reste ici jusqu’à ce qu’elle apprenne comment le sort m’a favorisé. Ainsi, en définitive, je puis avoir quelques centaines de livres à vous emprunter.

— Que diable dites-vous là, Dick ? épouser ! contracter mariage ! s’écria le capitaine. Qui a pu mettre dans la tête d’un brave et jeune gaillard comme vous, qui entre dans ses vingt et un ans, et qui a six pieds, sans compter la semelle de ses souliers, de se rendre esclave pour la vie ? Non, non Dick, vous n’en ferez jamais rien. Rappelez-vous la vieille chanson :

Mon ami Buff, restez garçon :
Vive un cœur froid et peu sensible !

— Oui, oui, voilà qui sonne fort bien, répliqua Middlemas ; mais encore faut-il se débarrasser d’une foule de vieux souvenirs.

— Le plus tôt est le mieux, Dick, les vieux souvenirs sont comme les vieux habits, et l’on doit s’en défaire par raison de santé ; ils tiennent de la place dans la garde-robe, et ce serait blesser la mode que de les porter… Mais vous avez l’air tout pensif. Qui diable a fait pareille brèche à votre cœur ?

— Pstt ! je suis sûr que vous devez vous en souvenir… Menie… la fille de mon maître.

— Quoi ! miss Green, la fille du vieil apothicaire ?… Une assez jolie fille, je crois.

— Mon maître est chirurgien, et non pharmacien ; d’ailleurs, son nom est Grey.

— Oui, oui, Green ou Grey… qu’importe ? Il vend des drogues de sa fabrique, je crois ; ce que, dans le sud, nous appelons faire l’apothicaire. La fille est assez jolie pour embellir un bal d’Écosse… Mais est-elle propre à quelque chose ? a-t-elle de l’intelligence ?

— Ma foi ! c’est une fille sensée : elle n’a d’autre défaut que de m’aimer, répondit Richard ; et cela, comme dit Bénédick[170] n’est ni une preuve de sagesse, ni un grand indice de folie.

— Mais a-t-elle du feu, de la vivacité ?… A-t-elle un esprit de démon dans le corps ?

— Pas une miette… C’est la plus douce, la plus simple, la plus traitable des créatures humaines, répondit l’amant de Menie.

— Alors elle n’est bonne à rien, » dit le donneur d’avis d’un ton tranchant. « J’en suis fâché, Dick ; mais elle ne fera jamais rien. Il y a certaines femmes dans le monde qui peuvent jouer leur rôle dans la vie agitée que nous menons aux Indes… Oui, et j’en ai connu qui ont poussé des maris qui, sans elles, auraient croupi dans l’ornière jusqu’au jour du jugement. Le ciel sait comment elles soldaient le péage des barrières par où elles les faisaient passer ! Mais ces femmes-là n’étaient point de vos simples Suzannes, qui croient que leurs yeux ne sont bons à rien qu’à regarder leurs maris ou à coudre des langes d’enfant. Soyez-en bien persuadé, il vous faut renoncer à ce mariage, ou à vos projets de fortune. Si vous allez volontairement vous attacher une pierre au cou, ne songez jamais à disputer le prix de la course. Ne supposez pas, d’ailleurs, que votre rupture avec la jeune fille doive amener une terrible catastrophe. Il pourra y avoir une scène d’adieux : mais vous l’aurez bientôt oubliée au milieu des belles du pays, et elle s’éprendra d’amour pour M. Tapeitou, assistant et successeur du ministre. Ce n’est pas une marchandise bonne pour le marché de l’Inde, je vous l’assure. »

Parmi les capricieuses faiblesses de l’humanité ; c’en est une particulièrement remarquable que celle qui nous porte à estimer les personnes et les choses, moins d’après leur valeur réelle que d’après l’opinion des autres, qui sont souvent des juges fort incompétents. Dick Middlemas avait redoublé d’ardeur dans la cour qu’il faisait à Menie, en remarquant combien son danseur, le grand nigaud de laird, avait été séduit par ses charmes ; et maintenant elle avait baissé dans son estime, parce qu’un fat impudent et de mauvais ton s’était amusé à parler d’elle d’une manière à la déprécier. L’un ou l’autre de ces dignes messieurs aurait été aussi capable de comprendre les beautés d’Homère que de sentir le mérite de Menie Grey.

À dire vrai, l’ascendant que ce soldat, grand parleur et grand faiseur de promesses, avait su prendre sur Dick Middlemas, têtu comme il l’était d’habitude, était d’une nature despotique, parce que le capitaine, quoique beaucoup inférieur en connaissances et en talents au jeune homme dont il dominait les opinions, avait l’adresse de lui étaler ces perspectives séduisantes de rang et de richesses, auxquelles l’imagination de Richard avait été si accessible depuis son enfance. Il arracha une promesse à Middlemas, comme condition des services qu’il devait lui rendre : c’était un silence absolu sur le but de son départ pour les Indes, et sur le motif qui l’avait déterminé. « Mes recrues, dit le capitaine, ont été toutes dirigées sur le dépôt, dans l’île de Wight ; et j’ai besoin de quitter l’Écosse, et particulièrement ce petit bourg, sans être tracassé à mort, ce dont je désespérerais, si l’on venait à savoir que je puis procurer des commissions à de jeunes blancs-becs, comme cous les appelons. Corbleu ! j’emmènerais tous les aînés de Middlemas comme cadets, et personne n’est aussi scrupuleux que moi sur l’article des promesses. Je suis fidèle à ma parole comme un Troyen ; et vous sentez que je ne pourrais faire pour tout le monde ce que je fais pour un vieil ami comme Dick Middlemas. »

Dick promit le secret, et il fut convenu que les deux amis ne quitteraient même pas le bourg ensemble, mais que le capitaine partirait le premier, et que sa recrue le rejoindrait à Édimbourg, où son enrôlement pourrait être reçu ; ensuite, ils se rendraient ensemble dans la capitale, et disposeraient tout pour leur voyage de l’Inde.

Malgré cet arrangement définitif, Middlemas songeait de temps à autre, avec inquiétude et regret, à la manière dont il allait quitter Menie Grey, après les promesses qu’ils s’étaient faites. Sa résolution était prise, pourtant ; il fallait nécessairement frapper le coup ; et cet ingrat amant, résolu depuis long-temps à ne pas jouir du bonheur de la vie domestique qui l’attendait si ses vues eussent été plus sages, songeait maintenant au moyen, non sans doute de rompre entièrement avec son amie, mais de différer toute pensée d’union jusqu’après la réussite de son expédition dans l’Inde.

Il aurait pu s’épargner toute inquiétude quant à l’idée que sa jeune épouse aurait voulu le suivre. Les richesses de cette Inde qu’il voulait visiter n’auraient pas décidé Menie Grey à quitter le toit de son père contre ses ordres et encore moins, à l’instant où, privé de ses deux aides, il allait être obligé de redoubler d’efforts sur le déclin de sa vie, et où il aurait pu se croire tout à fait abandonné, si sa fille l’avait aussi quitté en même temps. Mais quoique sa détermination de n’accepter aucune offre dont le résultat serait d’unir immédiatement sa fortune à celle de Richard fût prise d’une manière irrévocable, Menie Grey ne pouvait cependant, malgré l’adresse qu’on a toujours à se tromper soi-même quand on aime, réussir à se persuader qu’elle était satisfaite de la conduite de Middlemas à son égard. La modestie et un orgueil bien placé l’empêchaient d’avoir l’air de s’apercevoir de rien ; mais il lui était impossible de ne pas sentir amèrement que son amant préférait des vues d’ambition à l’humble sort qu’il aurait pu partager avec elle, et qui promettait contentement du moins, sinon richesses.

« S’il m’avait aimée comme il le prétendait (telle était la conviction involontaire qui s’élevait dans son esprit), mon père ne lui aurait certainement pas refusé les mêmes conditions qu’il avait proposées à Hartley. Ses objections auraient cédé à l’espérance qu’il a de me voir heureuse, et même aux instances de Richard, qui aurait ainsi dissipé tout soupçon sur la nature changeante de son caractère. Mais j’ai peur… j’ai peur que Richard ait à peine trouvé les conditions dignes de lui. N’aurait-il pas été naturel aussi qu’il m’eût priée, engagés l’un à l’autre comme nous le sommes, d’unir nos destinées avant qu’il quittât l’Europe, puisque j’eusse pu ou rester ici avec mon père, ou l’accompagner dans les Indes, à la poursuite de cette fortune qu’il ambitionne si ardemment ? Il eût été mal… très-mal à moi, de consentir à une telle proposition, sans que mon père m’y eût autorisée ; mais, sans aucun doute, il aurait été naturel que Richard me la fît. Hélas ! les hommes ne savent pas aimer comme les femmes. Leur attachement pour nous n’est qu’une de leurs mille autres passions auxquelles ils donnent la préférence… Ils sont chaque jour livrés à des plaisirs qui émoussent leurs sentiments, et à des affaires qui les distraient. Nous… nous restons dans la maison, à pleurer, et à gémir sur la froideur dont sont payées nos affections. »

L’époque était maintenant arrivée où Richard Middlemas avait droit de prendre possession de la somme déposée entre les mains du clerc et du docteur Grey. Il la réclama, et remise lui en fut faite. Son ex-curateur lui demanda naturellement par quelle carrière il avait résolu d’entrer dans le monde. L’imagination du jeune ambitieux vit, dans cette question si simple, un désir, de la part du digne homme, de lui faire, et peut-être d’une manière pressante, la même proposition qu’il avait faite à Hartley. Il se hâta donc de répondre sèchement qu’on lui avait donné certaines espérances qu’il n’était pas digne de communiquer ; mais que, dès l’instant de son arrivée à Londres, il écrirait à l’ami qui avait veillé sur sa jeunesse, et lui apprendrait la nature de ses projets, qui lui offraient déjà, il était heureux de pouvoir le dire, une perspective très-avantageuse.

Grey, qui supposait qu’à cette époque critique de sa vie le père ou le grand-père du jeune homme avait peut-être annoncé une disposition à se mettre en relation directe avec lui, répliqua seulement : « Vous avez été l’enfant du mystère, Richard ; et vous me quittez de même que vous êtes venu ici. Alors, je ne savais d’où vous veniez ; aujourd’hui, j’ignore où vous allez. Ce n’est peut-être pas un augure favorable dans votre horoscope, que tout ce qui vous concerne soit un secret ; mais comme je penserai toujours avec affection à celui que j’ai connu si long-temps, vous, lorsque vous songerez au vieillard, vous ne devrez pas oublier qu’il a rempli ses devoirs envers vous, dans toute l’étendue de ses moyens et de son pouvoir : il vous a enseigné une noble profession, grâce à laquelle, partout où le sort vous jettera, vous pourrez toujours gagner votre pain, et alléger en même temps les souffrances de vos semblables. » Middlemas fut ému par le ton affectueux de son maître, et présenta ses remercîments avec un abandon d’autant plus grand, qu’il était délivré de la crainte du collier et de la chaîne, emblèmes de l’hymen, qui, un moment auparavant, semblaient briller dans la main du docteur, et s’ouvrir pour lui serrer le cou.

« Un mot encore, » dit M. Grey en ouvrant un petit écrin. « Cette bague précieuse me fut donnée pour ainsi dire malgré moi par votre malheureuse mère. Je n’ai pas le droit de la garder, puisque j’ai été amplement payé de mes soins ; et je l’acceptai seulement dans l’intention de la conserver jusqu’à ce que le moment actuel fût arrivé. Elle peut vous être utile, je pense, s’il s’élevait quelque question sur votre identité.

— Merci encore une fois, ô vous qui fûtes plus que mon père, merci pour cette précieuse relique qui peut, en effet, me rendre un grand service. Vous en serez bien payé, s’il reste des diamants dans l’Inde.

— Inde ! diamants ! s’écria Grey, avez-vous perdu la tête, enfant ?

— Je voulais dire, balbutia Middlemas, s’il existe à Londres des diamants de l’Inde.

— Oh, le jeune fou ! répliqua Grey, comment achèteriez-vous des diamants, et qu’en ferais-je, moi, si jamais vous m’en donniez une centaine ? Voyons, partez pendant que je suis fâché contre vous… » Là, des larmes brillèrent dans les yeux du vieillard… « Si ma colère allait se passer, je ne saurais plus vous laisser aller. »

La séparation de Middlemas et de la pauvre Menie fut encore plus touchante. Le chagrin de l’amante ranima dans le cœur de l’amant toute l’ardeur d’une première affection, et il rétablit sa réputation de sincérité, non-seulement en sollicitant une union immédiate, mais en allant même jusqu’à déclarer qu’il renonçait à ses vues plus splendides, pour assister M. Grey dans son humble profession, si, en agissant ainsi, il pouvait s’assurer la main de sa fille. Mais, quoique cette preuve de la fidélité de Richard eût quelque chose de consolant, Menie Grey n’était pas assez imprudente pour accepter des sacrifices dont Middlemas aurait pu se repentir.

« Non, Richard, dit-elle, il est rare que les choses tournent bien lorsqu’on change, dans un moment de violente agitation, les plans qu’une mûre réflexion a fait adopter. J’ai remarqué depuis long-temps que vos vues s’étendaient bien au delà de l’humble condition qui vous est réservée dans ces lieux. Il est naturel qu’elles soient aussi ambitieuses, puisque les circonstances qui accompagnèrent votre naissance semblent vous réserver rang et fortune. Allez donc chercher cette fortune et ce rang. Il est possible qu’en les poursuivant, votre cœur vienne à changer : dans ce cas, ne pensez plus à la fille du docteur. Mais, s’il en est autrement, nous pourrons nous revoir et ne croyez pas un seul instant que les sentiments de Menie Grey puissent varier à votre égard. »

À cette entrevue, il fut dit beaucoup plus de choses qu’il n’est nécessaire d’en répéter ici, et il en fut beaucoup plus pensé qu’il n’en fut réellement dit. Nourrice Jamieson, dans la chambre de qui eut lieu cet entretien, serra ses enfants, comme elle les appelait, dans ses bras, et déclara que le ciel les avait faits l’un pour l’autre, et qu’elle ne demandait pas à Dieu de vivre au delà du jour où elle les verrait unis.

Il fallut enfin terminer cette scène d’adieux, et Richard Middlemas, montant sur un cheval qu’il avait loué pour le voyage, se dirigea vers Édimbourg, où il avait déjà expédié le gros de son bagage. En route, une idée se présenta plus d’une fois à son esprit, c’est qu’il était temps encore de retourner à Middlemas, et d’assurer son bonheur en s’unissant de suite à Menie Grey, et en se contentant d’une condition modeste. Mais du moment où il rejoignit son ami Tom Hillary au lieu marqué pour le rendez-vous, il fut honteux à la seule pensée de revenir sur sa première détermination ; et les derniers sentiments qui avaient agité son cœur ne se présentèrent plus à sa mémoire que pour le confirmer dans sa résolution de revenir, aussitôt qu’il aurait acquis un commencement de fortune et de renommée, afin de les partager avec Menie Grey. Néanmoins, sa reconnaissance pour le père de Menie ne parut pas s’être endormie, à en juger par un fort beau cachet de cornaline, monté en or, portant un lion rampant sur un fond de gueules, qu’il fit parvenir par une voie sûre à Stevenlaw’s-Land, avec une lettre convenable. Menie reconnut l’écriture, et examina fort attentivement son père pendant qu’il lisait la lettre, espérant peut-être qu’elle parlait de toute autre chose que du cachet. Son père lâcha bien des oh ! et des ah ! quand il eut fini le billet et examiné le cadeau.

« Dick Middlemas, dit-il, n’est qu’un fou, au bout du compte, Menie. Je suis bien sûr de ne pas l’oublier, sans qu’il m’envoie de pareils souvenirs ; et s’il devait être assez absurde pour songer à un cadeau, n’aurait-il pas bien pu m’envoyer l’appareil perfectionné de lithotomie ? Et qu’ai-je de commun, moi Gédéon Grey, avec les armes de lord Grey ?… Non, non, mon vieux cachet d’argent, avec son double G, me servira toujours bien. Mais serrez ce beau bijou, Menie, ma chère… l’intention est bonne en tout cas. »

Le lecteur ne peut douter que le cachet n’eût été soigneusement gardé.







CHAPITRE VII.

l’hôpital.


On aurait dit un lazaret où gisaient toutes sortes de malades.
Milton.


Après que le capitaine eut terminé ses affaires, au nombre desquelles il n’oublia point l’enrôlement régulier de Richard, comme aspirant à la gloire, au service de l’honorable compagnie des Indes orientales, les amis quittèrent Édimbourg… De cette capitale, ils se rendirent par mer à New-Castle, où Hillary avait aussi quelques affaires à régler pour son régiment, avant de le rejoindre. À New-Castle, le capitaine eut le bonheur de trouver un petit brick commandé par une vieille connaissance, un camarade d’école, qui allait précisément mettre à la voile pour l’île de Wight. « Je me suis arrangé avec lui pour notre passage, dit-il à Middlemas… car, lorsque vous serez au dépôt, vous pourrez apprendre un peu le service ; ce qui n’est pas aussi aisé à bord d’un bâtiment, et alors j’aurai moins de peine à vous procurer de l’avancement.

— Voulez-vous dire, répliqua Richard, qu’il me faudra rester dans l’île de Wight tout le temps que vous devez passer à Londres ?

— Oui, très-certainement, répondit son camarade, et c’est pour votre plus grand bien : quelque affaire que vous ayez à Londres, je puis la faire pour vous aussi bien, ou même un peu mieux que vous-même.

— Mais je préfère régler moi-même mes propres affaires, capitaine Hillary, dit Richard.

— Alors, vous auriez dû rester votre maître, cadet Middlemas. À présent, vous êtes enrôlé au service de l’honorable compagnie des Indes orientales ; je suis votre officier, et si vous hésitiez à me suivre à bord, ma foi ! jeune homme, je pourrais vous y envoyer pieds et poings liés.

Cette menace était faite avec un air de plaisanterie ; mais pourtant il y avait quelque chose dans le ton, qui blessait l’orgueil de Middlemas, et excitait sa frayeur. Il avait observé depuis peu que son ami, surtout devant un tiers, lui parlait avec un air de commandement et de supériorité difficile à endurer, mais qui touchait cependant de si près à la liberté dont usent, l’un à l’égard de l’autre, deux intimes, qu’il ne pouvait trouver aucun moyen convenable de lui en témoigner son ressentiment. De telles manifestations d’autorité étaient habituellement suivies d’un renouvellement immédiat d’intimité ; mais dans le cas présent, les choses n’allèrent pas si vite.

Middlemas, à la vérité, consentit à se rendre avec son camarade à l’île de Wight, peut-être parce que, s’il se brouillait avec lui, tout le plan de son voyage des Indes et toutes les espérances bâties sur ce projet devaient tomber dans l’eau. Mais il abandonna le dessein de confier sa petite fortune à son ami, pour en disposer lui-même selon que les occasions l’exigeraient, et résolut de surveiller de ses propres yeux l’emploi de ses fonds qui, consistant en billets de la banque d’Angleterre, pouvaient être mis en sûreté dans sa valise. Le capitaine Hillary, s’apercevant que quelques mots insinués par lui à ce sujet n’étaient pas bien accueillis, sembla ne plus songer à cette affaire.

Le voyage se fit heureusement et avec promptitude ; et après avoir côtoyé les rives de cette belle île qu’on n’oublie jamais dès qu’une fois on l’a vue, en quelque partie du monde qu’on soit ensuite conduit par le destin, le bâtiment jeta bientôt l’ancre près la petite ville de Ryde. Alors seulement, comme les vagues étaient parfaitement tranquilles, Richard sentit diminuer son mal de mer, qui, pendant la plus grande partie de la traversée, avait occupé son attention plus que toute autre chose.

Le maître du brick, en l’honneur de ses passagers, et par amitié pour son vieux camarade d’école, avait établi une petite tente sur le pont, et voulut avoir le plaisir de leur donner un petit repas, avant qu’ils quittassent son navire. Ecrevisses de mer, pâtés de poisson, et autres mets délicats recherchés des marins, furent servis en quantité bien plus que suffisante pour le nombre des convives. Le punch qui succéda était d’une excellente qualité et effroyablement fort. Le capitaine Hillary en versa à la ronde et insista pour que son jeune compagnon en prît joyeusement sa part entière, d’autant mieux, comme il le disait facétieusement, qu’il y avait eu un peu de sécheresse entre eux, et que cette liqueur était souveraine pour faire disparaître tout cela. Alors il se remit à décrire, avec des splendeurs nouvelles, les différentes scènes panoramiques de l’Inde et les aventures arrivées en ce pays, qui avaient déjà enflammé l’ambition de Middlemas, et il l’assura que, quand bien même il ne pourrait pas lui procurer sur-le-champ une commission, un court délai n’aboutirait qu’à lui donner le temps de mieux connaître ses devoirs militaires. Richard était trop étourdi par la liqueur qu’il avait bue, pour voir aucune difficulté qui pût s’opposer à sa fortune. Soit que les autres personnes qui sablaient le punch fussent plus habituées à boire… soit que Middlemas bût plus qu’elles… ou, soit, comme il le soupçonna par la suite, qu’on eût jeté certaine drogue dans son verre, comme dans ceux des gardes de Duncan[171], il est certain qu’en cette occasion il passa, avec une rapidité extraordinaire, par toutes les différentes phases du respectable état d’ivresse… Il rit, chanta, cria et hurla, fut outré dans ses tendresses et frénétique dans sa colère, et enfin tomba dans un profond et imperturbable sommeil.

L’effet de la liqueur se manifesta, selon l’usage, par cent rêves bizarres de déserts brûlants, et de serpents dont la morsure occasionnait la soif la plus intolérable… des souffrances que l’Indien endure au poteau fatal… et même des tortures qu’on subit dans les régions infernales : lorsqu’enfin il se réveilla, et crut que la dernière vision s’était réalisée. Les sons qui avaient d’abord influencé ses rêves, et ensuite troublé son sommeil, étaient du genre le plus horrible aussi bien que le plus triste. Ils partaient de plusieurs rangées de paillasses presque entassées les unes sur les autres dans une espèce d’hôpital militaire ; et une fièvre brûlante était la cause principale de ces plaintes. La plupart des malades étaient en proie à un délire complet, durant lequel ils criaient, hurlaient, blasphémaient et poussaient les plus horribles imprécations. D’autres, comprenant leur position, la déploraient par de sourds gémissements, et, se livrant à un sentiment de dévotion, faisaient des tentatives qui montraient leur ignorance des principes et même des formes de la religion. Les convalescents parlaient en termes grossiers et à haute voix, ou causaient ensemble, dans une langue d’argot, sur des sujets qui, à en juger par les phrases qu’un novice pouvait comprendre çà et là, avaient rapport à des exploits violents et criminels.

L’étonnement de Richard Middlemas était égal à son horreur. Il n’avait qu’un seul avantage sur les pauvres misérables parmi lesquels il était classé : c’était de jouir du luxe d’une paillasse pour lui seul, tandis que la plupart des autres étaient occupées par deux malheureuses créatures. Il ne voyait personne qui parût être là pour satisfaire les besoins et soulager les souffrances des infortunés qui l’entouraient, et auquel il pût s’adresser pour sortir de sa fâcheuse position. Il chercha ses habits pour se lever et s’arracher à cette caverne d’horreurs ; mais ses habits avaient disparu, et il ne retrouva point davantage son porte-manteau ni sa valise. Il était fort à craindre qu’il ne les revît jamais.

Alors, mais trop tard, il se rappela les bruits qui avaient couru sur son ami le capitaine, qu’on supposait avoir été remercié par M. Lawford, pour cause d’abus de confiance, pendant qu’il était à son service. Mais qu’il eût trompé d’une manière infâme l’ami qui se fiait entièrement à lui… qu’il lui eût volé sa fortune, et l’eût jeté dans cette maison empestée, dans l’espérance que la mort lui lierait la langue, c’étaient des crimes qu’on ne pouvait imaginer, quand même le pire de tous ces mauvais bruits aurait été vrai.

Cependant Middlemas résolut de tout tenter pour son salut. Cet hôpital devait être visité par quelque militaire d’un grade supérieur ou quelque officier de santé, auquel il ferait un appel ; et il exciterait du moins de la crainte dans son perfide ami, s’il ne pouvait éveiller ses remords. Tandis qu’il s’abandonnait à ces affreuses pensées, tourmenté en même temps par une soif brûlante, qu’il n’avait pas moyen de satisfaire, il tâcha de découvrir si, parmi les malades couchés sur les paillasses les plus proches, il n’en trouverait pas un qui semblât disposé à entrer en conversation avec lui, et à lui donner quelques détails sur la nature et les usages de cet horrible lieu. Mais le lit le plus voisin du sien était occupé par deux coquins qui, bien que paraissant relever de maladie, et n’être arrachés que de la veille à la faulx de la mort, à en juger par leurs joues maigres, leurs yeux creux et leurs regards mornes, donnaient néanmoins toute l’application dont ils étaient capables à se gagner l’une à l’autre quelques demi-pence en jouant au cribbage[172] : ils entremêlaient les termes du jeu de jurements prononcés à voix basse, mais expressifs. Chaque coup du sort était accueilli par le gagnant aussi bien que par le perdant, avec des exécrations qui semblaient capables de souiller le corps et l’âme, employées tantôt comme expressions de triomphe, tantôt comme reproches contre la fortune.

Après celui des joueurs venait un grabat occupé, il est vrai, par deux corps, mais dont un seulement était en vie… l’autre malheureux avait été récemment délivré de ses souffrances.

« Il est mort… il est mort ! » s’écria l’infortuné survivant.

« Alors mourez aussi, et allez au diable, répondit un des joueurs ; ainsi vous ferez la paire, comme dit Pugg.

— Je vous répète qu’il devient roide et froid, répliqua le pauvre misérable… les morts ne sont pas de bons camarades de lit pour les vivants. Pour l’amour de Dieu, aidez-moi à me débarrasser de ce cadavre.

Oui, pour être soupçonné d’avoir fait le coup… comme vous pouvez bien l’avoir fait vous-même, l’ami… car il avait quelques deux ou trois shillings sur lui…

— Vous savez bien que vous avez pris son dernier sou dans la poche de sa culotte, il n’y a pas une heure, » reprit d’un air suppliant le pauvre malade ; « mais aidez-moi à pousser le corps hors du lit, et je ne dirai pas au croque-mort que vous avez eu la main plus leste que lui.

— Vous le direz au croque-mort ! s’écria le joueur au cribbage ; encore un pareil mot, et je vous tordrai le cou jusqu’à ce que vos yeux puissent voir ce que le tambour a écrit sur votre dos. Tenez-vous tranquille, et ne troublez pas notre partie avec votre babillage, ou je vous rendrai aussi muet que votre compagnon de lit. »

Le pauvre misérable, épuisé, retomba à côté de son hideux coucheur ; et le jargon ordinaire du jeu, entremêlé d’exécrations, continua comme auparavant.

D’après cet échantillon de dureté et d’indifférence, contrastant avec le dernier excès de misère, Middlemas put se convaincre qu’il ne lui était guère possible de faire un appel à l’humanité de ses compagnons de souffrance. Son cœur se gonfla, et l’idée de l’heureuse et paisible demeure qui aurait pu devenir la sienne vint se présenter à son imagination exaltée avec des couleurs si riantes, qu’elle le jeta presque dans une espèce de délire. Il voyait devant lui le ruisseau qui erre dans la prairie de Middlemas, où avait si souvent établi de petits moulins pour l’amusement de Menie, lorsqu’elle était enfant. Une gorgée de l’eau de ce ruisseau aurait valu tous les diamants de l’Orient, qui étaient pour lui un objet d’adoration ; mais cette gorgée lui était refusée comme à Tantale.

Arrachant ses sens à cette illusion passagère, et connaissant assez bien la pratique de l’art médical pour comprendre de quelle importance il était pour lui de ne pas laisser, si faire se pouvait, divaguer ses idées, il tâcha de se rappeler qu’il était chirurgien, et qu’après tout il ne devait pas s’effrayer de l’intérieur d’un hôpital militaire, ni des horreurs qui s’y renouvelaient sans cesse, comme s’en épouvanteraient des personnes étrangères à sa profession. Mais quoiqu’il s’efforçât par de tels souvenirs de rallier ses esprits, il n’en sentait pas moins la différence qui existe entre la condition d’un chirurgien qui aurait visité un pareil lieu pour remplir un devoir, et celle d’un malheureux qui était à la fois malade et prisonnier.

On entendit alors dans la salle un bruit de pas qui parut imposer silence à tous les sons variés de la douleur qui la remplissaient. Les joueurs au cribbage cachèrent leurs cartes et cessèrent leurs jurements ; d’autres misérables, dont les plaintes s’élevaient jusqu’à la frénésie, suspendirent leurs exclamations forcenées et leurs demandes de secours. L’agonie modéra ses cris, la démence calma ses clameurs insensées, et la mort même sembla étouffer son dernier gémissement en présence du capitaine Seelen Cooper. Cet officier était le surintendant, ou, comme l’appelaient les malheureux habitants du lieu, le gouverneur de l’hôpital. Il avait tout l’air d’avoir été originairement guichetier dans quelque sévère prison… homme robuste, court, à jambes tortues, avec un seul œil, et une double portion de férocité dans celui qu’il avait conservé. Il portait un uniforme sale et taillé d’après une mode antique, qui semblait n’avoir pas été fait pour lui ; et la voix avec laquelle ce ministre d’humanité s’adressait aux malades était celle d’un contre-maître criant au milieu d’une tempête. Il portait des pistolets et un coutelas à sa ceinture ; car son mode d’administration étant de nature à contraindre même les malades d’un hôpital à se révolter, sa vie avait été plus d’une fois en péril au milieu d’eux. Il était suivi par deux aides qui portaient des menottes et des chemises de force.

Tandis que Seelen Cooper faisait sa ronde, les cris et les sanglots étaient étouffés ; et le moulinet du bambou qu’il tenait à la main paraissait aussi puissant qu’une baguette magique, pour imposer silence à toute plainte et à toute remontrance.

« Je vous dis que la viande sent comme un vrai bouquet… et quant au pain, il est assez bon, trop bon même pour une bande de va-nu-pieds, qui se moquent du peuple d’Israël en se disant malades, et qui consomment les vivres de la très-honorable compagnie… Je ne parle pas pour ceux qui sont réellement malades, car Dieu sait que je suis toujours pour l’humanité.

— En ce cas, monsieur, » dit Richard Middlemas au capitaine qui s’approchait de son grabat, tandis qu’il répondait ainsi aux plaintes basses et timides des misérables devint lesquels il passait, « en ce cas, monsieur, j’espère que votre humanité vous fera prêter attention à ce que je vais vous dire.

— Et qui diable êtes-vous ? » dit le gouverneur tournant vers lui son seul œil de feu, tandis qu’un sourire d’ironie se répandait sur ses traits durs, qui s’y prêtaient si bien.

« Mon nom est Middlemas… Je viens d’Écosse, et l’on m’a envoyé ici par quelque étrange erreur. Je ne suis ni soldat, ni indisposé, si ce n’est par la chaleur de cette maudite salle.

— Eh bien, l’ami, tout ce que j’ai à vous demander, c’est si vous êtes une recrue enrôlée ou non.

— Je me suis enrôlé à Édimbourg, dit Middlemas, mais…

— Mais… que diable voulez-vous alors ? vous êtes enrôlé… le capitaine et le médecin vous ont envoyé ici… sûrement ils savent mieux que personne si vous êtes simple soldat ou officier, malade ou non.

— Mais j’ai la promesse, répliqua Middlemas, la promesse de Tom Hillary… »

— La promesse, oui-da ? ma foi ! Il n’y a pas un homme ici qui n’ait reçu une promesse de telle ou telle personne, ou peut-être qui ne se soit fait une promesse à lui-même. C’est ici la terre de promesse, mon jeune camarade, mais vous savez que c’est l’Inde qui doit être la terre d’accomplissement. Ainsi, bonsoir. Le médecin va venir faire sa ronde, et vous traiter tous comme vous le méritez.

— Attendez encore un moment, un seul moment ! on m’a volé !

— Volé ! voyez-vous ça maintenant ! dit le gouverneur, tous les drôles qui viennent ici sont volés… Ventrebleu ! je suis le plus heureux gaillard de toute l’Europe… En général, tous les gens qui exercent mon état n’ont que des voleurs et des brigands à garder ; mais, pour moi, personne ne vient dans ma caverne sans être honnête, décent, infortuné, sans avoir été volé.

— Ne traitez point cette affaire si légèrement, monsieur, reprit Middlemas, on m’a volé mille livres sterling. »

Ici, la gravité du gouverneur fut totalement déconcertée, et son rire trouva de l’écho dans plusieurs des malades, soit qu’ils désirassent gagner par cette flatterie la faveur du surintendant, soit qu’ils cédassent à ce penchant qui porte les mauvais esprits à se réjouir des tortures de ceux qui partagent leur agonie.

« Mille livres sterling ! s’écria le capitaine lorsqu’il eut repris haleine… allons, c’est délicieux… j’aime un coquin qui ne fait pas deux bouchées d’une cerise… Ma foi ! il n’y a pas un misérable dans la maison qui prétende avoir perdu autre chose que quelques shillings, et voilà un serviteur de l’honorable compagnie à qui l’on a volé mille livres ! Fort bien, M. Tom de Dix-mille… vous faites honneur à la maison et à la compagnie ! Sur ce, je vous souhaite le bonsoir. »

Il passa, et Richard, tombant dans un accès de rage et de désespoir, trouva, tandis qu’il s’efforçait de crier après lui, que sa voix, par un effet de la soif ou de la fureur, refusait de faire son office. « De l’eau, de l’eau ! » dit-il en même temps qu’il saisissait par la manche un des aides qui suivaient Seelen Cooper. Le drôle se retourna tranquillement. Il y avait une cruche au bas du lit des joueurs de cribbage, il la passa à Middlemas en lui disant : « Buvez et que le diable vous emporte ! «

L’aide n’eut pas plus tôt le dos tourné que le joueur se jeta de son lit sur celui de Middlemas, et arrêtant avec force le bras de Richard avant qu’il pût porter la cruche à sa bouche, jura qu’il ne lui prendrait pas sa boisson. On peut aisément conjecturer que le vase réclamé avec tant d’acharnement et de fureur contenait autre chose que le pur élément. En effet, c’était en grande partie du genièvre. La cruche fut brisée dans la lutte, et la liqueur répandue. Middlemas porta à l’assaillant un coup qui fut de bon cœur et amplement rendu, et un combat se serait engagé sans l’intervention du surintendant et de ses aides. Ceux-ci avec une dextérité qui montrait combien ils étaient accoutumés à de pareils événements, mirent une chemise de force à chacun des antagonistes. Les efforts de Richard pour s’en défendre ne lui valurent qu’un coup de bambou du capitaine Seelen Cooper, et une tendre admonition de retenir sa langue s’il tenait à sa peau.

Irrité à la fois par des souffrances d’esprit et de corps, tourmenté par une soif dévorante, et par le sentiment de sa terrible situation, Richard Middlemas se vit sur le point de perdre la tête. Il brûlait du désir insensé d’imiter et de répéter les cris de douleur, les jurements, et les paroles obscènes qui, dès que le surintendant eut quitté la salle, retentirent autour de lui. Il avait envie, quoiqu’il luttât contre cette impulsion, de lutter de malédiction avec le réprouvé, de hurlements avec le maniaque. Mais sa langue était clouée à son palais, et sa bouche semblait remplie de cendres, ses yeux s’obscurcirent, un bruit sourd et monotone retentit à ses oreilles, et la vie fut comme suspendue momentanément en lui.






CHAPITRE VIII.

le médecin.


Un habile chirurgien, docte à guérir nos blessures, vaut mieux que des armées pour la chose publique.
Pope, Traduction d’Homère.


Lorsque Middlemas reprit l’usage de ses sens, il s’aperçut que son sang était rafraîchi, que l’agitation fébrile de son pouls était diminuée, que les liens qui lui serraient le corps avaient disparu, et que les poumons remplissaient leurs fonctions plus librement. Un aide-chirurgien était occupé à lui bander une veine d’où l’on avait tiré une quantité considérable de sang ; un autre, qui venait de laver la figure du malade, tenait sous ses narines une fiole de vinaigre aromatique. Quand il commença à ouvrir les yeux, la personne qui venait de terminer le bandage dit en latin, mais à voix très-basse et sans lever la tête : Nonne es Ricardus ille Middlemas, e civitate Middlemassiense ? Responde in lingua latina[173]. »

« Sum ille miserrimus[174], » répondit Richard en refermant les yeux ; car, quelque étrange que la chose puisse paraître, la voix de son camarade Adam Hartley, qu’il reconnut, porta un coup à son orgueil blessé, quoique sa présence pût être d’une si grande utilité pour lui dans ce cas critique. Sa conscience lui disait qu’il avait montré des sentiments peu affectueux, sinon hostiles à son ancien compagnon ; il se rappelait le ton de supériorité qu’il avait coutume de prendre à l’égard d’Adam ; et l’idée qu’il gisait ainsi couché à ses pieds, et pour ainsi dire à sa merci, aggravait sa douleur. Sa pensée était celle du chef mourant… « Le comte Percy voit ma chute. » C’était pourtant une émotion trop déraisonnable pour durer plus d’une minute. Bientôt, il se servit de la langue latine qui leur était familière à tous deux (car, à cette époque, les études médicales, à la célèbre université d’Édimbourg, se faisaient presque toujours en latin)… il s’en servit, dis-je, pour raconter en peu de mots sa propre folie, ainsi que la conduite infâme d’Hillary.

« Il faut que je parte à l’instant, dit Hartley… Prenez courage… J’espère pouvoir vous secourir. En attendant ne recevez ni nourriture ni remèdes d’une autre main que de celle de mon aide, que vous voyez là une éponge à la main. Vous êtes dans un lieu où l’on a ôté la vie à un homme pour lui prendre les boutons d’or qu’il portait à ses manches.

— Attendez encore un moment, dit Middlemas… Que j’éloigne cette tentation de mes dangereux voisins. »

Il tira un petit paquet de la poche intérieure de son gilet, et le remit à Hartley.

« Si je meurs, dit-il, soyez mon héritier. Vous la méritez mieux que moi. »

Toute réponse fut empêchée par la voix rauque de Seelen Cooper.

« Eh bien ! docteur, tirerez-vous votre malade d’affaire ?

— Les symptômes sont encore douteux, » répliqua le docteur.. C’était un évanouissement dangereux. Il faut le faire transporter dans la salle particulière, et mon jeune homme le soignera. »

— À coup sûr, si vous le commandez, docteur, c’est qu’il y a nécessité… mais je puis vous dire qu’une certaine personne, bien connue de nous deux, a mille raisons au moins pour qu’il demeure dans la salle commune.

— Je n’entends rien à vos mille raisons, répliqua Hartley ; je puis seulement vous dire que ce jeune drôle est aussi bien membre, aussi bel homme que tous ceux qui composent les recrues de la compagnie. Mon devoir est de le sauver pour qu’il la serve, et, s’il meurt par votre négligence, comptez que je n’en laisserai pas jeter le blâme sur moi. J’informerai le général de l’ordre que je vous ai donné.

— Le général ! dit Seelen Cooper fort embarrassé… Vous informerez le général !… Oui… de l’état de sa santé. Mais vous ne répéterez rien de ce qu’il peut avoir dit dans ses accès de délire. Par mes yeux ! si vous écoutez ce que disent des fiévreux dont le cerveau est dérangé, votre dos se brisera bientôt sous le poids de leurs histoires, car je vous réponds que vous en aurez bon nombre à porter.

— Capitaine Seelen Cooper, dit le docteur, je ne me mêle point de votre département dans l’hôpital, je désire que vous ne preniez pas la peine de vous occuper du mien. Je suppose, puisque j’ai une commission dans le service, et de plus un diplôme régulier comme médecin, que je connais quand mon malade est ou n’est pas en délire. Veillez donc à ce qu’on soigné convenablement cet homme, à vos risques et périls. »

À ces mots, il quitta l’hôpital, mais non sans avoir, sous prétexte de consulter encore son pouls, pressé la main du malade, comme pour l’assurer de nouveau qu’il ferait tous ses efforts pour sa délivrance.

« Par mes yeux ! murmura Seelen Cooper, le jeune coq chante bravement pour venir d’un poulailler écossais ; mais je saurais bien comment m’y prendre pour renverser ce blanc-bec du perchoir, s’il n’avait pas guéri tous les marmots du général. »

Il en parvint assez à l’oreille de Richard, pour qu’il conçût l’espérance de se tirer d’affaire, et cette espérance augmenta bientôt lorsqu’il se vit transporté dans une salle particulière, endroit beaucoup plus décent, et seulement habité par deux malades, qui avaient l’air d’officiers subalternes. Quoique sentant bien qu’il n’avait d’autre incommodité que cette faiblesse qui succède à une violente agitation, il crut prudent de se laisser encore traiter comme malade, vu qu’il resterait ainsi sous la surveillance de son camarade. Néanmoins tandis qu’il se préparait à profiter des bons offices de Hartley, la réflexion qui lui venait le plus souvent à l’esprit était encore inspirée par l’ingratitude. « Le ciel ne pouvait-il donc me sauver que par les mains de l’être qui m’est le plus odieux sur la surface de la terre ? »

Pendant ce temps-là, ignorant l’ingratitude de son ancien camarade, et, à vrai dire, ne songeant guère aux sentiments que celui-ci pouvait éprouver à son égard, Hartley s’occupait de lui rendre service autant qu’il était en son pouvoir, sans songer à rien autre chose qu’à l’accomplissement de son devoir d’homme et de chrétien. Le moyen qu’il employa pour être en état de secourir son ami exige de courtes explications.

Notre histoire se passe à une époque où les directeurs de la compagnie, avec cette politique hardie et persévérante qui a élevé si haut l’empire britannique dans l’Orient, avaient résolu d’envoyer un renfort considérable de troupes européennes pour soutenir leur puissance dans l’Inde, alors menacée par le royaume de Mysore, dont le célèbre Hyder Aly avait usurpé le gouvernement après avoir détrôné son maître. On rencontrait de grandes difficultés à trouver des recrues pour ce service. Ceux qui eussent été disposés à se faire soldats étaient effrayés par le climat et par l’espèce d’exil qu’entraînait leur engagement ; ils se demandaient aussi jusqu’à quel point les promesses de la compagnie seraient fidèlement remplies à leur égard, quand ils ne pourraient plus recourir à la protection des lois anglaises. Pour ces raisons, et d’autres encore, on préférait le service militaire du roi, et la compagnie ne pouvait se procurer que les mauvaises recrues, quoique des agents zélés n’hésitassent point à employer tous les moyens imaginables. En effet, l’usage d’enrôler les soldats par ruse, ou de les embaucher, suivant l’expression technique, était général à cette époque, aussi bien pour les troupes coloniales que pour celles du roi ; et comme les agents qui faisaient un pareil métier n’étaient, bien entendu, nullement scrupuleux, il s’en suivait d’abord, comme conséquence directe, une foule d’abus, et ensuite ce système donnait accidentellement lieu à des vols considérables, et même à des meurtres. De telles atrocités étaient naturellement cachées aux autorités pour lesquelles les levées se faisaient, et la nécessité d’obtenir des soldats rendait des hommes, dont la moralité était d’ailleurs irréprochable, peu disposés à regarder de près à la manière dont s’exécutait le service du recrutement.

Le principal dépôt des troupes rassemblées par ces moyens était dans l’île de Wight. La saison devenant malsaine, et la plupart des recrues se trouvant être d’un tempérament maladif, une fièvre maligne s’y déclara parmi les jeunes soldats, et encombra bientôt de malades l’hôpital militaire, dont M. Seelen Cooper, ancien enrôleur et embaucheur, habile dans le métier, avait obtenu la surintendance. Des actes d’insubordination commencèrent aussi à devenir fréquents parmi ceux qui jouissaient d’une bonne santé, et la nécessité de les soumettre à quelque discipline avant de les embarquer devint évidente : plusieurs officiers de marine au service de la compagnie déclarèrent que sans cette précaution on aurait à craindre de dangereuses mutineries durant la traversée.

Pour remédier au premier de ces maux, la cour des directeurs envoya dans l’île plusieurs de ses officiers de santé, au nombre desquels se trouva Hartley, dont le mérite avait été unanimement reconnu par un conseil de médecine, devant lequel il avait subi un examen, outre qu’il possédait un diplôme de l’université d’Édimbourg, comme docteur-médecin.

Pour raffermir la discipline parmi les soldats, la cour donna plein pouvoir à un de ses membres, au général Witherington. Ce général était un officier qui avait acquis une haute réputation au service de la compagnie. Il était revenu des Indes depuis cinq ou six ans, possesseur d’une fortune considérable, qu’il avait encore accrue par un mariage avantageux avec une riche héritière. Le général et sa compagne allaient peu dans le monde, et semblaient ne vivre que pour leur jeune famille, qui se composait de trois enfants, deux garçons et une fille. Quoiqu’il fût retiré du service, il accepta volontiers la charge qui lui était confiée temporairement. S’établissant dans une maison située à une certaine distance de la ville de Ryde, il se mit à former ces recrues en différents corps, à leur assigner des officiers capables, et il parvint graduellement, par des instructions et une discipline régulière, à introduire parmi eux une espèce d’ordre. Il écoutait leurs plaintes sur la mauvaise qualité des vivres, et sur tout autre sujet, et leur rendait en toute occasion la plus rigoureuse justice, si ce n’est qu’il était bien connu pour ne jamais libérer du service un soldat de recrue, quelque injustes et même illégaux qu’eussent été les moyens employés pour obtenir son enrôlement.

« Ce n’est pas mon affaire de m’inquiéter, disait le général Witherington, comment vous êtes devenus soldats… Je vous ai trouvés soldats, et je vous laisserai soldats. Mais j’aurai toujours grand soin que, comme soldats, il ne vous manque absolument rien, pas un liard, pas une tête d’épingle de ce que vous avez droit de réclamer. Il se mit à l’œuvre sans craindre ni favoriser personne, dénonça de nombreux abus à la cour des directeurs, fit renvoyer du service plusieurs officiers, commissaires, etc., et rendit son nom aussi redoutable aux concussionnaires dans son pays, qu’il l’avait été dans l’Indoustan aux ennemis de la Grande-Bretagne.

Le capitaine Seelen Cooper, et ses associés dans l’administration de l’hôpital, tremblèrent à la nouvelle de ces changements, craignant que leur tour ne vînt bientôt ; mais le général, qui d’ailleurs examinait tout de ses propres yeux, montrait de la répugnance à visiter l’hôpital en personne. La rumeur publique, toujours si ingénieuse, imputait cette répugnance à la crainte de la contagion ; et tel en était certainement le motif, quoique ce ne fut pas pour lui-même que craignait le général Witherington, mais il redoutait de rapporter l’infection dans sa maison et de la communiquer à ses jeunes enfants, dont il raffolait. Les alarmes de son épouse étaient encore plus déraisonnables et plus vives : à peine laissait-elle sortir sa jeune famille, si le vent soufflait du quartier où était situé l’hôpital.

Mais la Providence se rit des précautions humaines. Dans une promenade à travers champs, dans un canton que l’on avait choisi comme très-abrité et très-retiré, les enfants avec leurs nombreux domestiques, orientaux et européens, rencontrèrent une femme portant un petit garçon qui venait d’avoir la petite vérole. Les inquiétudes du père, jointes à quelques scrupules religieux de la mère, les avaient empêchés jusque-là de recourir à la vaccine, dont l’usage n’était pas encore généralement répandu. La contagion gagna avec une rapidité sans pareille, et s’étendit comme une traînée de poudre à toutes les personnes de la maison qui n’avaient pas encore eu cette maladie. Un des enfants du général, son second fils, mourut, et deux ayas, ou servantes noires, éprouvèrent le même sort. Les cœurs du père et de la mère eussent été brisés par la perte de leur enfant, si leur douleur n’eût été tenue en suspens par leur crainte pour la vie de ceux qui restaient, mais qui, de l’aveu du médecin, se trouvaient dans un imminent péril. Le général et sa femme perdaient presque la tête ; car les symptômes paraissaient suivre chez les pauvres petits malades la même marche que l’on avait observée chez l’enfant déjà perdu.

Tandis que les parents étaient en proie à la crainte, le premier domestique du général, né comme lui dans le Northumberland, l’informa un matin qu’il y avait parmi les médecins de l’hôpital un jeune homme de sa province, qui avait blâmé publiquement le mode de traitement suivi à l’égard des malades, et avait beaucoup parlé d’un autre procédé qu’il avait vu employer avec un grand succès.

« Quelque impudent charlatan, dit le général, qui voudrait s’attirer des pratiques par la présomption de son langage ! Les docteurs Tourniquet et Lancelot sont des hommes de haute réputation.

— Ne parlez pas de leur réputation, » s’écria mistress avec une impatience de mère ; « n’ont-ils pas laissé mourir mon cher Ruben ? Que sert la réputation du médecin quand le malade périt ?

— Si Son Honneur voulait seulement voir le docteur Hartley, » répliqua Winter en se tournant un peu vers sa maîtresse, et puis en se retournant après vers son maître, « c’est un jeune homme bien né, et qui, j’en suis sûr, ne s’attendait pas à ce que ses paroles arrivassent jamais aux oreilles de Votre Honneur… Il est né dans le Northumberland.

— Envoyez-lui un domestique avec un cheval de main ; et qu’il vienne ici à l’instant. »

Il est bien connu que l’ancienne manière de traiter la petite vérole était de refuser au malade tout ce qu’un instinct secret le portait à désirer ; et surtout de le tenir dans une chambre chaude et un lit surchargé de couvertures, et de lui donner à boire du vin épicé, tandis que la nature réclamait de l’eau froide et un air frais. Un traitement tout opposé avait été depuis peu tenté par quelques praticiens qui préféraient la raison à l’autorité de l’habitude, et Gédéon Grey l’avait suivi plusieurs années avec un incroyable succès.

Lorsque le général Witherington vit Hartley, il fut étonné de sa jeunesse ; mais quand il l’entendit établir avec modestie, et toutefois avec assurance, la différence des deux modes de traitement, et le rationale de sa pratique, il lui prêta la plus sérieuse attention. Il en fut de même de son épouse, qui fixait successivement ses yeux mouillés de larmes sur Hartley et son mari, comme pour épier quelle impression faisaient les arguments du premier sur l’esprit du second. Le général Witherington garda quelques minutes le silence après que Hartley eut fini l’exposition de sa méthode, et sembla plongé dans de profondes réflexions. « Traiter une fièvre, dit-il enfin, d’une manière qui tend à en produire une autre, il semble en vérité que c’est jeter de l’huile sur le feu.

— Eh, oui… oui ! ajouta la mère, ayons confiance en ce jeune homme, général Witherington. Nous procurerons au moins à nos chers petits la consolation de respirer un bon air et de boire de l’eau fraîche ; c’est l’objet de leurs vives instances. »

Mais le général demeurait indécis. « Votre raisonnement, dit-il à Hartley, semble plausible, mais ce n’est encore qu’une hypothèse. Sur quelles raisons appuyez-vous votre théorie, en opposition avec la pratique générale ?

— Ma propre observation, répondit le jeune homme. Voici un livret où j’inscris les maladies que je traite. Il contient vingt cas de petite vérole, dont dix-huit suivis de guérison.

— Et les deux autres ?… demanda le général.

— Terminés d’une manière fatale ! répondit Hartley : nous ne pouvons encore que désarmer en partie le fléau de la race humaine.

— Jeune homme, continua le général, si je vous disais que mille moidores[175] vous attendent en cas que vous conserviez la vie à mes enfants, qu’avez-vous à risquer pour votre part en cas contraire ?

— Ma réputation, » répliqua Hartley d’un ton ferme.

« Et pouvez-vous répondre sur votre réputation du rétablissement de vos malades ?

— À Dieu ne plaise que je sois si présomptueux ! mais je crois pouvoir répondre que j’emploie des moyens qui, Dieu aidant, présentent la plus belle chance d’un résultat favorable.

— Assez… vous êtes modeste et sensé, aussi bien que hardi, et je me confierai en vous. »

La mère sur qui Hartley par ses paroles et ses manières avait fait une grande impression, et qui brûlait de discontinuer un mode de traitement qui, en soumettant les malades aux douleurs et aux privations les plus grandes, avait déjà si mal réussi, acquiesça avec empressement, et Hartley fut introduit avec pleine autorité dans la chambre des malades.

Les fenêtres furent ouvertes, le feu fut diminué ou momentanément éteint, les masses de couvertures furent enlevées, des boissons fraîches remplacèrent le vin chaud et les épices. Les gardes crièrent au meurtre. Les docteurs Tourniquet et Lancelot se retirèrent outrés, annonçant une espèce de peste générale, en punition de ce qu’ils appelaient rébellion contre les aphorismes d’Hippocrate. Hartley procéda avec calme et fermeté, et les malades furent bientôt en beau chemin de guérison.

Le jeune Northumbrien n’était ni vain ni artificieux ; néanmoins, avec toute sa simplicité de caractère, il ne put s’empêcher de reconnaître l’influence qu’un médecin heureux obtient sur les parents des enfants qu’il a sauvés de la tombe, et surtout avant que la cure soit réellement terminée. Il résolut d’employer cette influence en faveur de son ancien compagnon, ne doutant pas que la ténacité militaire du général Witherington ne cédât en considération des services qu’il lui avait récemment rendus.

En se rendant à la maison du général, où il résidait alors presque toujours, il examina le paquet que Middlemas avait remis entre ses mains. Il renfermait le portrait de Menie Grey, simplement encadré, et l’anneau enrichi de brillants que le docteur avait donné à Richard, comme dernier cadeau de sa mère. Le premier de ces objets arracha à l’honnête Hartley un soupir, peut-être une larme de triste souvenance. « J’ai peur, dit-il, qu’elle n’ait pas fait un choix digne d’elle ; mais elle sera heureuse, si j’y puis quelque chose. »

Arrivé à la demeure du général Witherington, notre docteur visita d’abord l’appartement des malades ; puis il porta aux parents la délicieuse nouvelle que la guérison de leurs enfants pouvait être considérée comme certaine. « Puisse le Dieu d’Israël vous bénir, jeune homme ! » dit l’épouse tremblante d’émotion ; « vous avez essuyé les larmes d’une mère désespérée. Et pourtant… hélas !… hélas ! elles doivent encore couler quand je pense à mon ange, à mon Ruben. Oh ! M. Hartley, pourquoi ne vous avons-nous pas connu une semaine plus tôt ?… mon cher enfant ne serait pas mort.

— Dieu donne et reprend, madame, répondit Hartley ; et il faut vous souvenir que deux sur trois vous sont rendus. Il n’est nullement certain que le traitement employé par moi à l’égard de nos jeunes convalescents eût sauvé leur frère ; car la maladie, suivant ce qu’on m’a rapporté, avait chez lui un caractère très-prononcé.

— Docteur, » dit Witherington, d’une voix qui témoignait plus d’émotion qu’il n’en montrait ordinairement ou n’en voulait montrer, « vous savez guérir les malades d’esprit aussi bien que les malades de corps… mais il est temps que nous réglions nos comptes. Vous avez engagé votre réputation, qui vous reste, augmentée de tout crédit dû à votre éminent succès, contre mille moidores, dont vous trouverez la valeur dans ce portefeuiile.

— Général Witherington, répliqua Hartley, vous êtes riche et vous pouvez être généreux… je suis pauvre, et ne puis refuser ce qui peut être, dans un sens libéral, une indemnité pour les peines de ma profession. Mais il y a une borne qui doit arrêter celui qui reçoit comme celui qui donne. Je ne dois point hasarder la réputation nouvellement acquise dont vous me flattez, en donnant occasion de dire que j’ai rançonné les parents, lorsqu’ils ont eu l’esprit enfin délivré de toute inquiétude pour leurs enfants. Permettez-moi de partager cette somme considérable. J’en garderai avec reconnaissance une moitié, comme une récompense très-libérale de mes travaux ; et, si vous croyez encore me devoir quelque chose, que j’en sois payé par votre bonne opinion de moi, et par votre faveur.

— Si j’accepte votre proposition, docteur Hartley, » dit le général reprenant à regret une partie du contenu du portefeuille, « c’est que j’espère vous servir par mon crédit, mieux encore que par ma bourse.

— Eh bien, monsieur, répliqua Hartley, c’est justement sur votre crédit que je me fonde pour vous adresser une petite requête. »

Le général et son épouse parlèrent tous les deux ensemble, pour l’assurer que sa demande était accordée avant d’être faite.

« Je n’ose le croire, répartit Hartley ; car elle touche sur un point sur lequel Votre Excellence est presque inflexible… le congé d’un soldat de recrue.

— Mon devoir m’en impose la loi, répliqua le général… vous savez de quelle espèce de gens nous sommes forcés de nous contenter… ils s’enivrent, deviennent des fiers à bras, s’enrôlent le soir, et s’en repentent le lendemain matin. S’il fallait que je congédiasse tous ceux qui prétendent avoir été trompés, il ne nous resterait pas beaucoup de volontaires. Chacun a une sotte histoire à conter sur les promesses d’un rodomont de sergent Kite[176]… il est impossible de les écouter… Mais je me ferai un plaisir d’entendre la vôtre, pourtant.

— La mienne présente un cas fort singulier. On a volé 1,000 livres sterling à mon individu.

— Un soldat de recrue pour ce service posséder 1,000 liv. ster. ! mon cher docteur ne vous y fiez pas, le drôle vous a trompé. De par le ciel, un homme qui aurait 1,000 liv. sterling songerait-il jamais à s’enrôler comme simple soldat ?

— Il n’y songeait nullement, répliqua Hartley. Le coquin auquel il s’est fié lui persuada qu’il obtiendrait une commission.

— Alors ce coquin doit avoir été Tom Hillary ou le diable, car personne n’est capable d’autant d’adresse et d’impudence. Il finira très-certainement par arriver à la potence. Encore cette histoire de 1,000 livres me semble une charge trop forte même pour Tom Hillary. Quelle raison avez-vous de penser que votre drôle ait jamais eu une telle somme d’argent ?

— J’ai la meilleure raison pour le savoir d’une manière certaine, répondit Hartley ; nous avons, lui et moi, fait notre apprentissage ensemble, sous le même maître ; et quand il eut atteint sa majorité, n’aimant pas la profession qu’il avait apprise, et prenant possession de sa petite fortune, il fut abusé par les promesses de ce même Hillary.

— Qui l’a fait enfermer dans notre hôpital si bien tenu, ajouta le général.

— C’est la vérité, général, répliqua Hartley : non, je pense, pour le guérir d’aucune maladie, mais pour le mettre dans le cas d’en gagner une qui imposerait silence à toute enquête.

— L’affaire sera soigneusement examinée. Mais combien il a fallu que les amis de ce jeune homme fussent insouciants à son égard, pour laisser un garçon aussi simple entrer dans le monde avec un compagnon et un guide tel que Tom Hillary, et une somme de 1,000 livres sterling dans son gousset ! Ses parents eussent mieux fait de lui casser la tête. Ce n’était certainement pas agir en prudents Northumbriens, comme dit mon brave Winter.

— Ce jeune homme doit en effet avoir des parents bien durs ou bien insouciants, » dit mistress Witherington avec un accent de pitié.

« Il ne les a jamais connus, madame, répliqua Hartley ; il existe un mystère au sujet de sa naissance. Une main froide, s’ouvrant comme à regret, et presque inconnue, lui a compté une certaine somme lorsqu’il eut l’âge fixé par la loi, et il s’est trouvé lancé dans le monde comme une barque qu’on pousse loin du rivage, sans boussole et sans pilote. »

Là, le général Witherington regarda involontairement son épouse, tandis que guidés par une impulsion pareille, les regards de sa femme se tournaient vers lui. Ils échangèrent un coup d’œil rapide, qui semblait dire beaucoup de choses, puis tous deux fixèrent les yeux à terre.

« Fûtes-vous élevé en Écosse ? » demanda la dame, en s’adressant d’une voix tremblante à Hartley ?.. « Et quel était le nom de votre maître ?

— J’ai fait mon apprentissage chez M. Gédéon Grey, du bourg de Middlemas, répondit Hartley.

— Middlemas ! Grey ! » répéta la dame, et elle s’évanouit.

Hartley lui donna le secours de sa profession ; son mari s’empressa de lui soutenir la tête, et à l’instant où mistress Witherington commençait à reprendre ses sens, il lui dit bas à l’oreille, d’un ton qui tenait le milieu entre la prière et le commandement, « Zilia, prenez garde !… prenez garde ! »

Quelques sons imparfaits qu’elle avait commencé à former expirèrent sur ses lèvres.

« Permettez-moi de vous conduire à votre appartement, mon amour, » dit l’époux évidemment inquiet.

Elle se leva avec les mouvements d’un automate qu’on fait marcher en pressant un ressort, et s’appuyant sur le bras de son mari, elle se traîna par ses propres efforts hors de l’appartement. Elle était presque arrivée à la porte de la chambre, lorsque Hartley s’avançant demanda si l’on avait besoin de ses services.

« Non, monsieur, » répondit le général d’un ton sévère ; « ce n’est pas un cas qui réclame la présence d’un étranger ; lorsque vous serez nécessaire, je vous ferai avertir. »

Hartley recula étonné en s’entendant remercier d’un ton si différent de celui que le général Witherington avait jusqu’alors employé dans leurs relations. Pour la première fois il fut disposé à ajouter foi à la rumeur publique qui assignait à ce militaire, avec plusieurs bonnes qualités, le caractère d’un homme fier et très-hautain. Jusqu’à présent, pensa-t-il, je l’ai vu vaincu par le chagrin et l’inquiétude ; maintenant l’esprit reprend sa tendance naturelle. Mais décemment il doit s’intéresser à ce malheureux Middlemas. »

Le général rentra dans l’appartement une minute ou deux après, et parla à Hartley avec son ton ordinaire de politesse, quoiqu’il parût encore éprouver un grand embarras qu’il s’efforçait en vain de cacher.

— Mistress Witherington va mieux, dit-il, et sera contente de vous voir avant dîner. Vous dînez avec nous, j’espère ? »

Hartley s’inclina.

« Mistress Witherington est fort sujette à cette sorte d’attaque de nerfs, et elle a été depuis quelque temps fort tourmentée par le chagrin et la crainte. Lorsqu’elle revient ensuite à elle, il lui faut plusieurs minutes pour retrouver ses idées, et durant ces intervalles… À vous parler très-confidentiellement, mon cher docteur Hartley… elle parle quelquefois d’événements purement imaginaires, et parfois encore de malheurs supposés, qui lui seraient arrivés dans une époque fort éloignée de sa vie. C’est pourquoi je désire que personne, sinon moi-même et sa vieille domestique mistress Lopez, ne reste près d’elle en pareille occasion. »

Hartley déclara qu’un certain degré de délire était souvent la conséquence des attaques de nerfs.

Le général continua, « Quant à ce jeune homme… À votre ami… à ce Richard Middlemas… n’est-ce pas ainsi que vous l’appelez ?

— Je ne me souviens pas de l’avoir nommé, répondit Hartley ; mais votre excellence a précisément rencontré son nom.

— C’est assez bizarre… À coup sûr vous avez parlé de Middlemas ? répliqua le général Witherington.

— J’ai mentionné le bourg de ce nom, dit Hartley.

— Oui, et j’aurai pris ce nom pour celui du jeune volontaire… En effet, j’étais en ce moment tout occupé de mon inquiétude pour ma femme. Mais ce Middlemas, puisque tel est son nom, est sans doute un jeune extravagant ?

— Je serais injuste à son égard, si je répondais affirmativement, général, il peut avoir fait des folies comme d’autres jeunes gens ; mais sa conduite, en tant que je la connais, a été honorable. Cependant, pour des gens qui vivaient dans la même maison, nous n’étions pas très-intimes.

— Voilà qui est mauvais… je l’aurais aimé, si… c’est-à-dire… il eût été heureux pour lui d’avoir un ami tel que vous ; mais je suppose que vos études étaient trop fortes pour lui. Il voulait se faire soldat, heim ?… A-t-il bonne mine ?

— Une beauté remarquable, répliqua Hartley, et des manières très-prévenantes.

— A-t-il le teint brun ou clair ? « demanda le général.

« Extraordinairement brun, répondit Hartley… plus brun, si je puis me permettre de parler ainsi, que celui de votre Excellence.

« Oui-da, alors ce doit être vraiment un corbeau noir ! Parle-t-il quelques langues ?

— Le latin et le français assez bien.

— À coup sûr, il ne connaît ni l’escrime ni la danse ?

— Pardonnez-moi, monsieur ; je ne suis pas un excellent juge, mais Richard est reconnu pour exceller dans ces deux exercices.

— Vraiment !… en somme totale cela sonne assez bien. Beau, accompli dans les exercices du corps, passablement instruit, parfaitement bien élevé, pas trop extravagant. C’est rare de voir tant de qualités réunies dans un simple soldat… il aura une commission, docteur… entièrement pour l’amour de vous.

— Votre Excellence est généreuse.

— Oui, il l’aura ; et je trouverai moyen de faire rendre à Tom Hillary les objets qu’il a volés, à moins qu’il ne préfère être pendu, sort qu’il a depuis long-temps mérité. Vous ne pouvez retourner à l’hôpital aujourd’hui : vous dînez avec nous, et vous savez combien mistress Witherington craint la contagion. Mais demain allez voir votre ami. Winter aura soin de lui procurer l’équipement nécessaire. Tom Hillary remboursera les avances, vous comprenez ; il faudra qu’il parte avec le premier détachement des recrues, sur le vaisseau de la compagnie, Middlesex, qui met à la voile des Dunes de lundi en quinze ; bien entendu, si vous le trouvez capable de supporter le voyage. J’ose dire que le pauvre diable est malade de l’île de Wight.

— Votre Excellence permettra-t-elle au jeune homme de vous présenter ses respects avant son départ ?

— Quelle nécessité, monsieur ? » dit le général précipitamment et d’un ton péremptoire ; mais il ajouta aussitôt : « Vous avez raison… j’aurai du plaisir à le voir. Winter l’avertira du jour et prendra des chevaux pour l’amener ici ; mais il faut qu’il ait auparavant passé un jour ou deux hors de l’hôpital. Ainsi, le plus tôt que vous pourrez le mettre en liberté sera le mieux. En attendant logez-le dans votre propre maison, docteur, et ne le laissez pas se lier intimement avec les officiers ou avec d’autres personnes dans cette île, de peur qu’il ne rencontre un autre Hillary. »

Si Hartley eût été aussi bien informé que le lecteur, des circonstances qui avaient accompagné la naissance du jeune Middlemas, il aurait pu tirer des conclusions certaines de la conduite du général Witherington. Mais comme M. Grey et Middlemas lui-même gardaient tous deux le silence sur ce sujet, le peu qu’il en savait lui avait été transmis par la rumeur publique, et sa curiosité ne l’avait jamais porté à examiner la chose à fond. Néanmoins, ce dont il s’aperçut l’intéressa si vivement, qu’il résolut de tenter une petite épreuve à laquelle il ne voyait pas grand mal. Il mit à son doigt l’anneau remarquable confié à ses soins par Richard Middlemas, et tâcha de le placer en évidence en s’approchant de mistress Witherington, ayant soin néanmoins que la chose eût lieu pendant l’absence du mari. Les yeux de la dame n’eurent pas plus tôt aperçu la bague, qu’ils y demeurèrent attachés, et elle demanda à la voir de plus près, disant qu’elle ressemblait étonnamment à un anneau qu’elle avait donné à un ami. Ôtant la bague de son doigt, et la posant dans la main amaigrie de la dame, il lui apprit qu’elle appartenait à l’ami en faveur duquel il avait lâché d’intéresser le général. Mistress Witherington se retira vivement émue ; mais le jour suivant, elle osa demander à Hartley un entretien particulier, dont les détails pour la partie qu’il sera nécessaire d’en connaître, seront rapportés plus tard.

Le jour qui suivit ces importantes découvertes, Middlemas, à sa grande joie, fut enfin tiré de sa retraite dans l’hôpital, et fut transporté dans la ville de Reide, à la maison qu’occupait son camarade, mais où il ne le trouvait que fort rarement, l’inquiétude maternelle de mistress Witherington le retenant chez le général long-temps après que ses soins comme médecin avaient cessé d’être nécessaires.

Dans l’espace de deux ou trois jours, une commission de lieutenant dans le service de la compagnie des Indes orientales arriva pour Richard. Winter, d’après l’ordre de son maître, mit la garde-robe du jeune officier sur un pied convenable ; tandis que Middlemas, enchanté de se trouver tout à la fois hors de sa terrible position et sous la protection d’un homme aussi important que le général, obéit implicitement aux avis qui lui furent donnés par Hartley, et répétés par Winter : il s’abstint de se montrer en public, et de contracter aucune liaison. Il ne vit Hartley lui-même que rarement et quelque grandes que fussent ses obligations, il ne regretta peut-être pas beaucoup d’être privé de la société d’un homme dont la présence lui inspirait toujours un sentiment d’humiliation et de honte.



CHAPITRE IX.

la mère.


Dans la soirée qui précéda le jour où il devait se rendre aux Dunes pour s’embarquer sur le Middlesex, déjà prêt à lever l’ancre, le nouveau lieutenant fut invité par Winter à le suivre à l’habitation du général, pour être présenté à son protecteur, le remercier et lui faire ses adieux. Chemin faisant, le vieux, domestique prit la liberté de faire la leçon au jeune homme, concernant le respect qu’on devait témoigner au général ; « car son maître, disait-il, quoique aussi bon et aussi généreux qu’aucun homme du Northumberland, était extrêmement rigide sur l’étiquette. »

Pendant qu’ils se dirigeaient vers la maison, le général et sa femme attendaient leur arrivée avec une inquiétude qui leur permettait à peine de respirer. Ils se tenaient dans un superbe appartement de réception ; le général, assis derrière un immense candélabre qui, garni d’un abat-jour du côté de sa figure, jetait toute la lumière vers l’autre partie de la table, de manière qu’il pouvait observer toute personne qui s’y placerait, sans devenir lui-même un sujet d’observation. Sur un monceau de coussins, enveloppée d’un cachemire, luxe alors nouveau en Europe, et voilée d’une brillante draperie de mousseline brodée d’or et d’argent, son épouse était à demi couchée. C’était une femme qui, sans être encore dans tout l’éclat de la beauté, conservait assez de charmes pour être distinguée comme une très-belle personne, même à cette heure où son esprit paraissait agité par la plus profonde émotion.

« Zilia, lui dit le général, vous êtes incapable d’exécuter ce que vous avez entrepris… suivez mon conseil… retirez-vous… quoi qu’il arrive, vous saurez tout, absolument tout… mais retirez-vous. À quoi bon tenir ainsi au désir imprudent de contempler, pendant quelques minutes, un être que vous ne pouvez jamais revoir ?

— Hélas ! répondit la dame, quand vous me déclarez que je ne le reverrai jamais, n’est-ce pas une raison suffisante pour que je désire le voir à présent… pour que je souhaite d’imprimer dans ma mémoire les traits de ce visage et les formes de ce corps que je ne dois plus revoir tant que nous serons sur la terre ? Ne soyez pas, mon Richard, plus cruel que ne le fut mon père, lorsque sa colère était au comble. Il me laissa regarder mon enfant, et sa figure de chérubin demeura gravée dans mon cœur, et fut ma consolation, pendant les années d’angoisses au milieu desquelles s’écoula ma jeunesse.

— En voilà assez, Zilia… vous avez demandé cette faveur… je l’ai accordée… et, à tout risque, je tiendrai ma promesse. Mais, songez de quelle importance est ce fatal secret pour votre réputation dans la société… mon honneur est intéressé à ce que vous conserviez cette réputation intacte. Zilia, le moment où une imprudence donnerait aux prudes et aux amateurs de scandale le droit de vous traiter avec mépris, ce moment serait rempli de misères inimaginables, de sang répandu et de mort peut-être, si un homme osait répéter un pareil bruit.

— Vous serez obéi, Richard, autant que le permettrai faiblesse de la nature… mais, hélas ! Dieu de mes pères, de quelle boue nous as-tu formés, pauvres mortels, qui craignons tant la honte qui suit le péché, et nous repentons si peu du péché même ! » Une minute après, des pas se firent entendre… la porte s’ouvrit… Winter annonça le lieutenant Middlemas, et le fils, à son insu, se trouva devant son père et sa mère.

Witherington tressaillit involontairement ; mais aussitôt il s’efforça de prendre cet air d’aisance avec lequel un supérieur reçoit un subalterne, air qui se mêlait ordinairement chez lui à un certain degré de hauteur. La mère eut moins d’empire sur elle-même. Elle se leva, comme avec l’intention de se jeter au cou de ce fils, pour qui elle avait enduré tant de douleurs et de chagrins. Mais le regard sévère de son mari l’arrêta comme par un pouvoir magique, et elle resta debout, sa belle tête et son cou en avant, ses mains jointes et étendues vers le jeune homme, dans l’attitude du mouvement, mais immobile, comme une statue de marbre, à laquelle le sculpteur a donné toute l’apparence de la vie, sans pouvoir la lui communiquer en réalité. Des gestes et une attitude si extraordinaires auraient pu exciter la surprise du jeune officier ; mais la dame se tenait dans l’ombre, et il était si occupé à regarder son protecteur, qu’il s’aperçut à peine de la présence de mistress Witherington.

« Je suis heureux de trouver cette occasion, dit Middlemas, voyant que le général ne parlait pas, pour offrir mes remercîments au général Witherington envers qui je ne pourrai jamais témoigner assez de gratitude. »

Le son de sa voix, quoiqu’il prononçât des paroles si indifférentes, sembla détruire le charme qui retenait sa mère immobile. Elle poussa un profond soupir, prit une attitude moins roide, et se laissa retomber sur les coussins. Au bruit du soupir et au frémissement de la draperie, Middlemas tourna les yeux vers elle. Le général se hâta de prendre la parole.

« Ma femme, monsieur Middlemas, ne s’est pas bien portée ces jours-ci… votre ami, M. Hartley, a pu vous le dire… c’est une affection nerveuse. »

M. Middlemas s’empressa d’assurer qu’il était fort chagrin, vivement affligé.

« Nous avons éprouvé des malheurs dans notre famille, monsieur Middlemas, et s’ils n’ont pas eu des suites plus fâcheuses et plus affligeantes encore, c’est grâce à l’habileté de votre ami M. Hartley. Nous serons heureux s’il est en notre pouvoir d’acquitter une partie de nos obligations par des services rendus à son ami et protégé, monsieur Middlemas.

— Je suis seulement connu comme son protégé, pensa Richard ; mais il dit que tout le monde devait porter envie à la bonne fortune qu’avait eue son ami, d’être utile au général Witherington et à sa famille.

— Vous avez reçu votre commission, je présume ? Avez-vous quelque souhait ou désir particulier au sujet du lieu de votre destination ?

— Non, avec la permission de Votre Excellence, répondit Richard. J’imagine que Hartley aura informé Votre Excellence de ma triste position… il vous aura peut-être dit que je suis un orphelin, abandonné par ses parents qui l’ont jeté dans le monde, un proscrit, qui n’est connu de personne, dont personne ne s’inquiète, sinon pour désirer qu’il s’en aille assez loin, et qu’il vive assez obscurément pour ne pas les déshonorer par la proximité des liens qui les unissent à lui. »

Pendant qu’il parlait, Zilia se tordait les mains, et elle laissa tomber son voile de mousseline sur sa figure, pour étouffer les sanglots que lui arrachait une poignante douleur.

« M. Hartley n’a pas été fort communicatif sur vos affaires, dit le général, et je ne désire pas vous donner la peine d’entrer dans des détails. Tout ce que je souhaite, c’est de savoir si vous êtes satisfait de votre destination pour Madras ?

— Très-satisfait, Excellence… n’importe le lieu, pourvu que je n’aie pas la chance de rencontrer cet infâme Hillary.

— Oh ! les services d’Hillary sont trop nécessaires dans la banlieue de Saint-Giles, dans les faubourgs de New-Castle, et autres lieux semblables où l’on peut ramasser des cadavres humains, pour qu’on lui permette d’aller aux Indes. Néanmoins, pour vous prouver que le coquin n’a pas perdu toute pudeur, voici les billets qu’on vous avait volés. Vous y retrouverez les mêmes que vous aviez perdus, excepté une petite somme que le drôle a dépensée, mais qu’un ami a remplacée pour vous indemniser de vos souffrances. » Richard Middlemas posa un genou en terre, et baisa la main qui le rendait à l’indépendance.

« Oh ! oh ! dit le général, vous êtes fou, jeune homme ; » mais il ne retira pas sa main pour éviter cette caresse. C’était une des occasions où Dick Middlemas pouvait être éloquent.

« Ô vous, qui êtes plus que mon père, dit-il, combien je vous dois plus de reconnaissance qu’aux parents dénaturés qui m’ont amené dans ce monde par un péché, et qui ensuite m’ont abandonné si cruellement ! »

Lorsque Zilia entendit ces paroles amères, elle rejeta son voile en arrière en le levant des deux mains, de façon qu’il flottait comme un brouillard derrière elle, et puis, poussant un faible gémissement, elle tomba évanouie. Le général Witherington repoussa brusquement Middlemas et courut au secours de son épouse ; il l’emporta dans ses bras, comme si c’eût été un enfant, jusque dans l’antichambre où une vieille domestique avait reçu l’ordre d’attendre avec tous les remèdes employés en pareille occurrence ; car le malheureux époux avait bien prévu les suites de cet entretien. On employa donc sur-le-champ les moyens de rappeler la pauvre mère à la vie, et elle rouvrit bientôt les yeux, mais ce fut pour entrer dans un délire effrayant.

Son esprit était frappé des derniers mots qu’avait prononcés son fils… « L’avez-vous entendu, Richard ? s’écria-t-elle d’un ton effroyablement haut, vu l’épuisement de ses forces… Avez-vous entendu ces paroles ? C’était le ciel qui prononçait notre condamnation par la bouche de notre propre enfant. Mais ne craignez rien, mon Richard, ne pleurez pas ! je vais répondre à la foudre du ciel par une musique divine. »

Elle courut à un clavecin qui se trouvait dans la chambre, tandis que la domestique et le maître se regardaient l’un l’autre, comme s’ils eussent cru que sa raison allait l’abandonner entièrement ; elle promena ses doigts sur les touches, produisant une harmonie bizarre, composée de passages que lui fournissait sa mémoire, entremêlés d’improvisations : enfin sa voix et l’instrument s’unirent pour exécuter une de ces magnifiques hymnes, par lesquelles sa jeunesse avait célébré le Créateur, en les accompagnant de sa harpe, comme le saint roi qui en fut l’auteur. Des larmes silencieuses coulaient de ses yeux levés au ciel… Les sons de sa voix s’élevèrent par degrés à un éclat extraordinaire, même parmi les plus beaux organes, puis baissèrent peu à peu en cadences mourantes, et s’éteignirent pour ne jamais recommencer… car la chanteuse était morte avec le chant.

On peut imaginer de quel désespoir le malheureux époux fut saisi, quand il fut assuré de l’impuissance de ses efforts pour ramener Zilia à la vie. On envoya des domestiques chercher Hartley et tous les médecins qu’on pourrait trouver. Le général se précipita dans l’appartement dont ils venaient de sortir, et, dans sa précipitation, heurta Middlemas, qui, entendant de la musique dans une pièce voisine, s’était naturellement rapproché de la porte : surpris autant qu’effrayé de l’espèce de clameur, des pas précipités et des voix confuses qui y succédèrent, il était demeuré à la même place, tâchant de découvrir la cause d’un semblable tumulte.

La vue de l’infortuné jeune homme exalta jusqu’à la frénésie la douleur violente du général. Il parut ne reconnaître dans son fils que la cause de la mort de sa femme. Il le saisit par le collet en le secouant avec violence, tandis qu’il l’entraînait dans la chambre où venait d’arriver l’événement fatal.

« Viens ici, dit-il, toi, pour qui une vie obscure était un trop humble destin… viens ici, et reconnais les parents dont tu as été si jaloux… que tu as si souvent maudits. Regarde ce visage pâle et amaigri, cette figure de cire plutôt que de chair et de sang… C’est ta mère… c’est la malheureuse Zilia Monçada, pour qui ta naissance fut une source de honte et de misère, et à qui ta fatale présence vient de causer la mort. Regarde-moi… » ajouta-t-il en repoussant Richard loin de lui, et en se redressant de toute sa hauteur, semblable, par ses gestes et sa figure, à l’esprit rebelle dont il allait parler… « Regarde-moi… ne sens-tu pas que mes cheveux sont imprégnés de soufre ? ne vois-tu pas mon front sillonné d’éclairs ?… Je suis l’archi-démon… Je suis le père que tu cherches… Je suis Richard Tresham le maudit séducteur de Zilia, et père de son assassin ! »

Hartley entra pendant cette affreuse scène. Il vit aussitôt qu’il n’y avait plus de soin à donner à la malheureuse mère ; et comprenant, autant par le récit de Winter que par le sens des paroles incohérentes du général, la nature de la révélation qui avait été faite, il se hâta de mettre fin, s’il était possible, à une scène aussi effrayante et aussi scandaleuse. Sachant combien le général était délicat pour sa réputation, il lui fit observer qu’il était en présence de témoins. Mais l’esprit du malheureux avait cessé de répondre à cet appel, jadis si puissant.

« Je me soucie peu qu’on sache dans le monde et mon crime et mon châtiment, répliqua Witherington ; on ne pourra plus dire de moi que je redoute la honte du crime plus que je ne me repens du crime même. Je redoutais la honte pour Zilia seule, et Zilia est morte !

— Mais sa mémoire, général… épargnez la mémoire de votre femme, à laquelle la réputation de vos enfants est intéressée.

— Je n’ai plus d’enfants ! » s’écria-t-il avec violence et désespoir. « Mon Ruben est allé au ciel préparer une demeure à l’ange qui vient de quitter la terre en s’envolant sur les flots d’une harmonie qui ne peut être égalée que dans les cieux. Les deux autres chérubins ne survivront pas à leur mère, Oui, je le sens, je serai bientôt un homme sans enfants.

— Pourtant, je suis votre fils, » répliqua Middlemas d’une voix attristée, mais qui dénotait un sombre ressentiment… « votre fils et celui de votre épouse. Devant ses pâles restes, je vous somme, vous, de reconnaître mes droits, et je somme toutes les personnes ici présentes d’en témoigner en ma faveur.

— Misérable ! » s’écria le père furieux, « peux-tu bien songer à tes droits sordides, au milieu de la mort et de la folie ? Mon fils ! toi ? tu es le démon qui as occasionné mon malheur en ce monde, et qui partagera ma misère éternelle dans l’autre. Que je ne te revoie plus, et que ma malédiction te poursuive ! »

Les yeux fixés à terre, les bras croisés sur sa poitrine, Middlemas, toujours hautain et obstiné, semblait encore chercher à répondre ; mais Hartley, Winter et d’autres assistants intervinrent et l’entraînèrent hors de l’appartement. Tandis qu’ils s’efforçaient de lui adresser des remontrances, il se dégagea d’entre leurs mains, courut à l’écurie, et, prenant le premier cheval sellé qu’il trouva, car on en avait préparé plusieurs pour courir chercher des secours, il s’élança dessus et partit au grand galop. Hartley allait monter à cheval et le suivre ; mais Winter et les autres domestiques l’entourèrent aussitôt, et le supplièrent de ne pas abandonner leur malheureux maître dans un moment où l’influence qu’il avait acquise sur lui pourrait seule apaiser un peu la violence de son désespoir.

« Il a eu un coup de soleil dans l’Inde, murmura Winter, et il est capable de tout dans ses accès. Ces lâches ne peuvent l’arrêter, et moi, je suis vieux et faible. »

Persuadé que le général Witherington était plus digne de compassion que Middlemas, que, d’ailleurs, il n’avait aucun espoir de rejoindre, et qu’on pouvait même croire en sûreté, quelque violentes que pussent être ses émotions en ce moment, Hartley retourna où le plus pressant danger exigeait ses soins actifs.

Il trouva le malheureux général luttant contre ses domestiques, qui cherchaient à l’empêcher de courir à l’appartement où dormaient ses enfants, et s’écriant d’une voix formidable : « Réjouissez-vous, mes trésors, réjouissez-vous ! il a fui, l’infâme qui aurait proclamé le crime et le déshonneur de votre mère !… il a fui, pour ne revenir jamais, l’enfant dont la vie a causé la mort d’un des auteurs de son existence et l’infamie de l’autre !… Courage, mes enfants, votre père est avec vous… il franchira mille obstacles ! »

Les domestiques, intimidés et indécis, allaient lui rendre sa liberté, lorsque Adam Hartley s’approcha ; et, se plaçant en face du malheureux père, il fixa d’un air ferme ses yeux sur ceux du général, en lui disant d’une voix basse, mais sévère… « Insensé, voulez-vous tuer vos enfants ? »

Le général parut ébranlé dans sa résolution ; puis il s’efforça encore de passer malgré le docteur. Mais Hartley, le saisissant des deux côtés par le collet de son habit : « Vous êtes mon prisonnier, dit-il, je vous ordonne de me suivre.

— Ah ! prisonnier, et pour haute trahison ! chien, tu auras rencontré ta mort ! »

Le malheureux, dans son délire, tira un poignard de son sein ; et ni la vigueur ni le courage d’Hartley ne lui eussent peut-être sauvé la vie, si Winter ne se fût rendu maître de la main droite du général, et ne fut parvenu à le désarmer.

« Je suis votre prisonnier ! dit-il. Alors traitez-moi avec humanité… et laissez-moi voir ma femme et mes enfants.

— Vous les verrez demain, répondit Hartley ; suivez-nous à l’instant, et sans la moindre résistance. »

Le général Witherington suivit, comme un enfant, avec l’air d’un homme qui souffre pour une cause dont il se fait gloire.

« Je ne suis pas honteux de mes principes, disait-il… je mourrai volontiers pour mon roi. »

Sans irriter sa frénésie, en contrariant l’idée singulière qui occupait son imagination, Hartley continua de garder sur le malade l’empire qu’il avait su prendre. Il ordonna qu’on le conduisît à son appartement, et le fit mettre au lit. Il lui administra une forte potion calmante, et faisant coucher un domestique dans la chambre, il veilla l’infortuné jusqu’à la pointe du jour.

Le général Witherington se réveilla avec l’usage de sa raison ; il comprit sa situation réelle, comme le prouvaient ses gémissements, ses sanglots et ses larmes qu’il cherchait à cacher. Quand Hartley s’approcha de son lit, il le reconnut parfaitement, et dit : « Ne me craignez pas… l’accès est passé… laissez-moi maintenant, et occupez-vous de cet infortuné. Qu’il quitte l’Angleterre aussi promptement que possible, qu’il aille où son destin l’appelle, et où nous ne pourrons jamais nous rencontrer. Winter connaît mes besoins et prendra soin de moi. »

Winter donna le même avis. « Je puis répondre maintenant, dit-il, de la sûreté de mon maître ; mais, au nom du ciel, empêchez qu’il ne revoie jamais ce jeune homme endurci ! »



CHAPITRE X.

cupidité.


Eh bien ! alors le monde est mon huître, et je l’ouvrirai avec l’épée.
Shakspeare. Les joyeuses femmes de Windsor.


Lorsque Adam Hartley arriva au logement qu’il habitait dans la jolie petite ville de Ryde, son premier soin fut de s’enquérir de son camarade. Richard était arrivé tard la nuit dernière, lui et son cheval tout couverts de sueur. Il n’avait point répondu aux offres qu’on lui avait faites au sujet de son souper et d’autres choses semblables ; mais, prenant une lumière, il était monté avec précipitation à son appartement et en avait fermé la porte à double tour. Les domestiques supposèrent qu’il avait rudement galopé, et qu’ayant la tête un peu troublée par le vin, il ne voulait pas qu’on y fît attention.

Hartley alla jusqu’à la porte de sa chambre, non sans quelque crainte ; et, après avoir frappé et appelé plus d’une fois, il obtint enfin, à sa grande joie, un : « Qui est là ? »

Hartley se fit connaître, et la porte s’ouvrit. Middlemas parut tout habillé, les cheveux encore peignés et poudrés ; en regardant le lit il était facile de voir qu’il ne s’était pas couché la nuit précédente ; et la figure défaite et pâle du jeune homme confirmait cet indice. Ce fut pourtant avec une affectation d’indifférence qu’il parla.

« Je vous félicite de vos progrès dans la connaissance du monde, Adam. C’est le moment d’abandonner le pauvre héritier, pour s’accrocher à celui qui est encore en possession des biens.

— J’ai passé la nuit dernière près du général Witherington, répondit Hartley ; il est extrêmement mal.

— Alors, dites-lui de se repentir de ses fautes, répliqua Richard. Le vieux Grey avait coutume de dire qu’un médecin avait droit de donner un avis spirituel aussi bien qu’un curé. Vous rappelez-vous ce respectable Dulberry, le ministre, qui, disait le docteur, faisait un commerce interlope ?

— Je suis étonné d’un tel langage dans une si funeste circonstance.

— Oui, vraiment ! » dit Richard avec un sourire amer, « il serait difficile à bien des gens de ne pas sortir de leur caractère, après avoir gagné et perdu un père, une mère et un bon héritage, le tout dans le même jour ; mais j’ai toujours eu une dose de philosophie.

— Je ne vous comprends pas, en vérité, M. Middlemas.

— Eh bien ! j’ai retrouvé hier les auteurs de mes jours, n’est-ce pas ? répartit le jeune homme. Ma mère, comme vous savez, n’a attendu que ce moment pour mourir, et mon père pour perdre la tête ; et j’en conclus que tous deux avaient imaginé ce stratagème pour me leurrer de mon héritage.

— De votre héritage ! » répéta Hartley, indigné du calme de Richard, et commençant à croire que la folie du père était devenue héréditaire dans la famille. « Au nom du ciel ! remettez-vous, et guérissez votre esprit de ces illusions. À quel héritage rêvez-vous ?

— À celui de ma mère, qui doit avoir hérité des richesses du vieux Monçada… Et à qui pourrait-il revenir, si ce n’est à ses enfants ?… J’en suis l’aîné… ce fait ne peut être nié.

— Mais considérez, Richard… songez à ce que vous êtes.

— J’y songe, en bien ! après ?

— Après ?… Vous ne pouvez oublier qu’à moins d’une disposition testamentaire en votre faveur, votre naissance vous empêche d’hériter.

— Vous êtes dans l’erreur, monsieur, je suis un enfant légitime ; ces bambins maladifs que vous avez sauvés du tombeau ne sont pas plus légitimes que moi… Oui, nos parents osaient à peine leur donner l’air du ciel à respirer… et moi, ils me confiaient aux vents et aux vagues… Je suis néanmoins leur fils aux yeux de la loi, aussi bien que ces faibles rejetons d’un âge avancé et d’une santé chancelante. Je les ai vus, Adam… Winter m’a fait passer dans leur chambre, pendant que nos parents recueillaient tout leur courage pour me recevoir dans le grand salon. Là étaient couchés ces enfants de prédilection, au milieu des richesses de l’Orient, prodiguées pour que leur sommeil fût doux, pour qu’ils s’éveillassent dans la magnificence. Moi… leur frère aîné… moi, héritier… je me tenais debout près de leurs lits, couvert d’habits empruntés, que j’avais depuis si peu de temps échangés contre les haillons d’un hôpital. Leurs couches exhalaient les plus riches parfums, tandis que moi, je sentais encore le lazaret empesté d’où je sortais ; et moi… je le répète… moi, l’héritier, le gage du plus tendre, du plus pur amour, c’est ainsi que j’étais traité. Devez-vous être surpris si mon regard fut celui d’un basilic !

— Vous parlez comme si vous étiez possédé d’un malin esprit, répliqua Hartley, ou vous êtes abusé par une étrange illusion.

— Vous pensez que ceux-là seuls sont légalement mariés, à qui un ministre nasillard lit les prières d’usage, dans un vieux livre de prières ? Il peut en être ainsi dans votre loi anglaise… mais l’Écosse fait un prêtre de l’amour même. Un vœu prononcé par un couple passionné, avec le ciel azuré pour témoin, protégera une fille confiante contre un amant parjure, aussi bien que si un doyen eût accompli toutes les cérémonies dans la plus magnifique cathédrale d’Angleterre. Bien plus, si l’enfant de l’amour est reconnu par le père au moment du baptême, s’il présente la mère à des étrangers respectables, comme son épouse, les lois d’Écosse ne lui permettront pas de rétracter les actes qui ont rendu justice à la femme qu’il a séduite, et au fruit de leur mutuel amour. Le général Tresham ou Witherington a traité ma malheureuse mère comme son épouse devant le docteur Grey et d’autres personnes ; il l’a placée comme telle dans la famille d’un homme respectable, et lui a donné le nom qu’il lui plaisait de se donner à lui-même pour le moment. Il m’a présenté au prêtre comme son légitime enfant ; et les lois écossaises, si favorables aux enfants délaissés, ne lui permettront pas de désavouer ce qu’il a formellement reconnu. Je connais mes droits, et je suis déterminé à les faire valoir.

— Vous n’avez donc pas l’intention de vous rendre à bord du Middlesex ? Réfléchissez un peu…. Vous perdrez votre passage et votre commission.

— Je sauverai mon droit de naissance, répondit Richard. Lorsque je pensais à passer aux Indes, je ne connaissais pas mes parents, et j’ignorais comment faire valoir les droits que j’avais sur eux. Cet obstacle est levé. Je peux exiger au moins le tiers des biens de Monçada, qui, au dire de Winter, sont considérables. Sans vous et votre manière de traiter la petite vérole, j’aurais eu la succession tout entière. J’étais loin de m’imaginer, lorsque le vieux Grey manquait si souvent d’avoir sa perruque arrachée, parce qu’il voulait éteindre le feu, ouvrir les fenêtres et défendre le whisky mélangé d’eau, que le nouveau système dut me coûter tant de mille livres.

— Vous êtes donc déterminé, dit Hartley, à suivre cette mauvaise voie ?…

— Je connais mes droits, et je suis déterminé à faire en sorte qu’ils me profitent, » répondit l’obstiné jeune homme.

« Monsieur Richard Middlemas, j’en suis fâché pour vous.

— Monsieur Adam Hartley, je voudrais savoir pourquoi vous m’honorez de votre compassion.

— J’ai pitié de vous, autant pour l’égoïsme effroyable qui peut vous faire songer à des richesses, après la scène qui s’est passée sous vos yeux la nuit dernière, que pour la folle illusion qui vous porte à croire que vous pouvez en obtenir possession.

— Moi égoïste ! s’écria Middlemas ; je suis un fils respectueux, cherchant à réhabiliter la mémoire d’une mère calomniée… Moi visionnaire !… ce fut cette espérance qui s’éveilla en moi, lorsque la lettre du vieux Monçada au docteur Grey, en me condamnant à une perpétuelle obscurité, me donna la première idée de ma situation, et chassa les rêves de mon enfance. Croyez-vous que je me fusse jamais soumis aux travaux pénibles que je partageais avec vous, si je n’avais pas vu là l’unique moyen de conserver la trace par laquelle je pouvais parvenir un jour jusqu’à ces parents dénaturés, et, au besoin, les obliger à me rendre mes droits d’enfant légitime ? Le silence et la mort de Monçada rompirent mes plans, et ce fut alors seulement que je pensai aux Indes.

— Vous étiez bien jeune pour connaître si positivement la loi écossaise, à l’époque où nous fîmes connaissance pour la première fois, dit Hartley ; mais je devine quel est votre professeur.

— Rien moins que Tom Hillary, répliqua Middlemas ; le bon avis qu’il me donna sur ce chapitre est la raison qui m’empêche de le faire prendre en ce moment.

— Je le pressentais bien ; car je l’ai entendu, avant de quitter Middlemas, discuter ce point avec M. Lawford, et je me rappelle parfaitement qu’il établissait la question de droit comme vous venez de le faire.

— Et que répondit Lawford ?

— Il reconnut que, dans les circonstances où le cas était douteux, de telles présomptions de légitimité pouvaient être admises ; mais il ajouta qu’elles pouvaient être détruites par des preuves positives et précises, comme, par exemple, le témoignage de la mère déclarant l’illégitimité de l’enfant.

— Mais il ne peut exister rien de semblable dans le cas qui m’intéresse, » dit Middlemas à la hâte, et laissant échapper des signes d’alarme.

« Je ne vous tromperai pas, monsieur Middlemas, quoique je craigne de vous faire de la peine. J’eus hier une longue conférence avec votre mère, mistress Witherington, dans laquelle, en vous reconnaissant pour son fils, elle avoua que vous étiez né avant le mariage. Cette déclaration expresse mettra donc fin aux suppositions sur lesquelles vous appuyez vos espérances. Si cela vous plaît, vous pouvez lire le contenu de sa déclaration, que j’ai là, écrite de sa propre main.

— Damnation ! la coupe doit-elle toujours être écartée de mes lèvres. » murmura Richard ; mais, reprenant bientôt l’empire qu’il savait exercer sur lui-même, il pria Hartley de continuer les explications qu’il avait commencées. Hartley l’informa donc des circonstances qui avaient précédé sa naissance et de celles qui l’avaient suivie, tandis que Middlemas, assis sur une malle, écoutait avec un calme inimaginable un récit qui venait dissiper les espérances de richesses qu’il avait naguère si passionnément accueillies.

Zilia Monçada était fille unique d’un juif portugais, possesseur d’une grande fortune, qui était venu à Londres pour entreprendre un commerce. Parmi le petit nombre de chrétiens qui fréquentaient sa maison, et qui parfois étaient admis à sa table, était Richard Tresham, gentilhomme d’une grande famille du Northumberland, qui s’était dévoué, corps et âme, à Charles-Édouard, pendant sa courte invasion de 1745 ; et qui, quoique muni d’une commission au service de Portugal, était encore suspect au gouvernement britannique, à cause de son courage et de ses principes bien connus. L’excellent ton de ce gentilhomme, et la connaissance parfaite qu’il possédait de la langue et des manières portugaises, lui avaient gagné l’amitié du vieux Monçada, et, hélas ! le cœur de l’innocente Zilia, qui, belle comme un ange, connaissait aussi peu le monde et sa méchanceté que l’agneau qui vient de naître.

Tresham fit ses propositions à Monçada, peut-être en montrant trop évidemment qu’il croyait, lui noble chrétien, se dégrader en sollicitant l’alliance du riche juif. Monçada rejeta ses propositions, et lui défendit sa maison ; mais il ne put empêcher les amants de se voir en secret. Tresham abusa honteusement des occasions que la pauvre Zilia avait l’imprudence de lui fournir, et la conséquence fut la perte de la jeune fille. Néanmoins, l’amant avait la ferme intention de réparer le tort qu’il avait fait, et après divers plans de mariage secret que la différence de religion rendait tous inexécutables, ils résolurent de s’enfuir en Écosse. La précipitation du voyage, la crainte et l’inquiétude auxquelles Zilia était en proie, avancèrent pour elle de quelques semaines l’époque ordinaire des couches, de sorte qu’ils furent forcés de réclamer et les soins et la maison de M. Grey. Ils y avaient à peine passé quelques heures, lorsque Tresham apprit par l’intermédiaire d’un ami adroit et intelligent que des mandats d’arrêt étaient lancés contre lui pour crime de haute trahison. Sa correspondance avec Charles-Édouard avait été connue de Monçada, à l’époque de leur amitié. Par vengeance, il en instruisit le cabinet britannique, et des mandats furent décernés, sur lesquels, à la requête de Monçada, on ajouta le nom de sa fille. Il croyait que cette mesure pouvait lui être utile pour parvenir à séparer sa fille de Tresham, s’il retrouvait les fugitifs réellement mariés. Le lecteur connaît déjà la manière dont il réussit, et les précautions qu’il prit pour empêcher que la preuve vivante de la faiblesse de sa fille n’eût jamais une existence avouée. Il emmena Zilia avec lui et la condamna à une retraite sévère que les réflexions de celle-ci rendaient doublement pénible… La vengeance du juif aurait été complète, si l’auteur des infortunes de sa fille fût monté sur l’échafaud pour délits politiques. Mais Tresham se réfugia chez des amis dans les montagnes, et s’y cacha jusqu’à ce que l’affaire fût assoupie.

Il entra ensuite au service de la compagnie des Indes orientales, sous le nom de sa mère, Witherington, qui protégea le jacobite et le rebelle jusqu’à ce que le sens de ces mots fût oublié. Son habileté militaire l’eut bientôt rendu riche et célèbre. Lorsqu’il revint en Angleterre, son premier soin fut de s’informer de la famille de Monçada. La réputation de Witherington, ses richesses, la conviction certaine acquise par le vieux juif que sa fille n’épouserait jamais que l’homme qui avait eu son premier amour, décidèrent le vieillard à donner au général un consentement qu’il avait toujours refusé au major Tresham, pauvre et proscrit ; et les amants, après quatorze années de séparation, furent enfin unis par un mariage.

Le général Witherington accéda très-volontiers au vif désir de son beau-père, que tout souvenir des événements passés fût enseveli dans l’oubli, et qu’on laissât le fruit de leur coupable et malheureux amour, non dans le besoin, mais dans l’éloignement et l’obscurité. Zilia pensait bien autrement. Son cœur lui parlait, comme il parle toujours à une mère, en faveur du premier objet de sa tendresse maternelle, mais elle n’osait pas se mettre à la fois en opposition avec la volonté de son père et la décision de son mari. Le premier, dont les préjugés religieux s’étaient beaucoup effacés par sa longue résidence en Angleterre, avait consenti à ce qu’elle embrassât la religion de son époux ; le second, fier comme nous l’avons représenté, mit son orgueil à introduire la belle convertie dans sa noble famille. La découverte de son ancienne faiblesse aurait porté un rude coup à sa réputation, et son mari le redoutait plus que la mort. D’ailleurs Zilia ne put ignorer longtemps que, par suite d’une grave maladie que Witherington avait faite dans l’Inde, sa raison se troublait parfois, lorsqu’un événement venait lui occasionner une agitation violente. Elle s’était donc résignée avec courage, et sans se plaindre, aux arrangements qu’avait demandés Monçada, et que son époux avait vivement approuvés. Néanmoins ses pensées, même après que le mariage leur eut donné d’autres enfants, se reportaient avec inquiétude sur le fils banni qu’elle avait tenu le premier sur son sein maternel.

Ces pensées, long-temps contenues, se réveillèrent avec une nouvelle force par l’apparition inattendue de ce fils, arraché à un état de complète misère, et placé devant l’imagination de sa mère dans des circonstances si désastreuses.

C’était en vain que le général avait juré à sa femme qu’il assurerait le bonheur du jeune homme par sa fortune et son crédit ; elle ne pouvait être satisfaite avant d’avoir elle-même fait quelque chose pour adoucir le bannissement auquel son fils aîné se trouvait condamné. Elle désirait d’autant plus vivement accomplir ce dessein, qu’elle connaissait l’extrême délicatesse de sa santé, qu’avaient minée tant d’années de souffrances secrètes.

Mistress Witherington, pour mettre à effet sa générosité maternelle, fut naturellement conduite à employer l’intermédiaire d’Hartley, compagnon de son fils, homme qu’elle regardait comme une divinité, depuis la guérison de ses plus jeunes enfants. Elle remit donc entre ses mains une somme de deux mille livres sterling, dont elle pouvait disposer absolument à son gré, en le priant, dans les termes les plus passionnés et les plus tendres, d’employer cet argent au service de Richard Middlemas de la manière qu’Hartley jugerait la plus utile. Elle l’assura qu’elle fournirait encore de l’argent, au besoin ; et lui confia un billet qu’on va lire, et qui devait être remis en temps et lieu à Richard, c’est-à-dire, lorsque la prudence de son ami jugerait convenable de lui révéler le secret de sa naissance.

« Oh ! Benoni ! enfant de mon affliction ! disait cette pièce intéressante, pourquoi les yeux de ta malheureuse mère devaient-ils obtenir de te voir, puisqu’on lui a contesté le droit de te serrer contre son sein ? Puisse le dieu des juifs et des gentils veiller sur toi et te garder ! Puisse-t-il écarter les ténèbres qui s’élèvent entre moi et le bien-aimé de mon cœur… le fruit de ma tendresse malheureuse, de mon amour profane. Mais ne pense pas, mon bien-aimé, ne pense jamais que tu sois un exilé solitaire, tant que les prières de ta mère monteront au ciel, au lever et au coucher du soleil, pour appeler toutes sortes de bénédictions sur ta tête, et prier chaque puissance de t’accorder défense et protection. Ne cherche pas à me voir. Hélas ! pourquoi faut-il que je parle ainsi ; laisse-moi m’humilier dans la poussière, puisque c’est mon propre péché, ma propre folie que je dois pleurer ; mais ne cherche ni à me voir ni à me parler ; notre mort à tous deux en pourrait être la conséquence. Confie tes pensées à l’excellent Hartley, à qui nous devons tous la vie, comme autrefois les tribus d’Israël la devaient chacune à leur ange. Tout ce que tu souhaiteras, tout ce que cet ami croira te devoir être utile, sera aussitôt exécuté, si c’est au pouvoir d’une mère… et l’amour d’une mère est-il borné par les mers ? les déserts et les distances peuvent-ils en limiter l’étendue ? Oh ! fils de mon affliction ! oh ! Benoni ! que ton esprit soit avec moi, comme le mien est avec toi.

Z. M. »

Ces arrangements une fois terminés, la malheureuse épouse supplia instamment son mari de lui permettre de voir son fils dans cette entrevue qui devait finir d’une manière si fatale. Hartley remplissait donc maintenant, comme exécuteur testamentaire, la mission dont elle l’avait chargé comme agent confidentiel.

« À coup sûr, » pensa-t-il, après avoir donné ces explications à Richard, et se disposant à quitter l’appartement, « à coup sûr, grâce à un charme tel que celui-ci, les démons de l’ambition et de la cupidité lâcheront cet homme dont ils voulaient faire leur proie.

Et en effet, le cœur de Richard aurait été plus dur qu’un rocher, s’il n’eût clé affecté par ces premiers et derniers gages de l’alloction de sa mère. Il appuya sa tête contre une table, et versa d’abondantes larmes. Hartley le laissa seul pendant plus d’une heure, et, à son retour, il le trouva presque dans la même attitude où il l’avait laissé.

« Je regrette de vous troubler en ce moment, dit-il, mais j’ai encore une partie de ma mission à remplir. Il faut que je vous mette en possession du dépôt que votre mère m’a remis entre les mains… Je dois aussi vous rappeler que le temps s’écoule, et qu’il vous reste à peine une heure ou deux pour décider si vous changerez votre projet d’aller aux Indes, par suite du nouveau point de vue sous lequel je vous ai présenté votre position. »

Middlemas prit les billets que sa mère lui avait légués. Lorsqu’il releva la tête, Hartley put remarquer que son visage était baigné de pleurs. Pourtant il calcula la somme avec une exactitude mercantile ; et quoiqu’il prît la plume pour en donner une quittance avec un air de tristesse inconsolable, il la rédigea néanmoins dans les termes convenables, en homme qui était absolument maître de ses sens.

« Et maintenant, » dit-il ensuite d’une voix triste, « donnez-moi la déclaration de ma mère. »

Hartley tressaillit presque, et se hâta de répondre : « Je vous ai remis la lettre de votre malheureuse mère, qui vous était destinée ; c’est à moi qu’est adressée la déclaration. Elle m’autorise à disposer d’une somme considérable… elle intéresse les droits de tierces personnes, et je ne puis m’en dessaisir.

— Assurément, il serait mieux de la remettre entre mes mains, ne serait-ce que pour la mouiller de mes larmes, répliqua Middlemas. Ma destinée, Hartley, a été bien cruelle. Vous voyez que mes parents avaient indubitablement l’intention de me faire leur héritier ; un accident a empêché l’exécution de leur dessein. Et maintenant ma mère vient à moi avec une tendresse maternelle, et tandis qu’elle s’occupe d’avancer ma fortune, elle fournit un témoignage qui peut la détruire… Allons, allons, Hartley… vous devez sentir que ma mère écrivit tous ces détails uniquement pour que j’en eusse connaissance. J’en suis le légitime propriétaire, et j’insiste pour qu’ils me soient remis.

— J’en suis fâché, mais je dois persister à ne point accéder à votre demande, » répondit Hartley en remettant les papiers dans son portefeuille. « Il faut songer que, si cet entretien a détruit les espérances sans fondement que vous aviez conçues, il a en même temps triplé votre capital ; et que, s’il y a dans le monde quelques centaines, quelques milliers de personnes plus riches que vous, il y en a bien des millions, qui ne sont pas de moitié aussi favorisées. Prenez donc bon courage contre la fortune, et ne doutez pas de vos succès dans la vie. »

Ces paroles parurent pénétrer dans l’esprit sombre de Middlemas. Il garda le silence un moment, et répondit ensuite d’une voix insinuante, et avec hésitation :

« Mon cher Hartley, nous avons été long-temps camarades… ; vous ne pouvez avoir ni plaisir ni intérêt à ruiner mes espérances… vous pouvez en trouver à les servir. La fortune de Monçada me mettrait à même d’offrir cinq mille livres à l’ami qui voudrait me seconder.

— Je vous salue, M. Middlemas, » dit Hartley se disposant à sortir.

« Un moment… un moment, s’écria Richard, » en même temps qu’il retenait son ami par un bouton de son habit, « je voulais dire dix mille livres… et… et… mariez-vous à qui vous voudrez… je ne m’y opposerai nullement.

— Vous êtes un infâme ! » s’écria Hartley en se dégageant, « et je l’ai toujours pensé.

— Et vous, répliqua Middlemas, vous êtes un fou, et je n’ai jamais eu de vous meilleure opinion… Il décampe… qu’il s’en aille… la partie est jouée et perdue… je dois soutenir la gageure… l’Inde me fournira ma revanche. »

Tout était prêt pour son départ. Un petit bâtiment, poussé par un vent favorable, le conduisit avec plusieurs autres officiers jusqu’aux Dunes, où le navire de la compagnie qui devait les transporter hors de l’Europe était prêt à les recevoir.

Ses premières sensations furent passablement tristes. Mais accoutumé depuis son enfance à cacher ses intimes pensées, il parut au bout d’une semaine le passager le plus jovial et le mieux élevé qui eût jamais entrepris la longue et ennuyeuse traversée de la vieille Angleterre dans ses possessions de l’Inde. À Madras, où l’humour sociable des habitants se laisse facilement entraîner à l’enthousiasme en faveur d’un étranger doué de qualités aimables, il reçut cet accueil hospitalier qui distingue le caractère britannique dans l’Orient.

Middlemas était le bienvenu dans chaque société, et en bon chemin de devenir un convié indispensable dans toutes les parties de plaisir, lorsqu’un vaisseau, à bord duquel Hartley s’était embarqué chirurgien en second, arriva dans la même rade. Hartley, par la nature des fonctions qu’il remplissait, n’avait pas droit de s’attendre à beaucoup de civilités et d’attentions ; mais ce désavantage était compensé par d’excellentes lettres de recommandation adressées par Witherington et d’autres amis du général, personnages importants dans Leadenhall-Street, aux principaux habitants de la ville. Il se trouva donc placé de nouveau dans la même sphère que Middlemas, et réduit à l’alternative de vivre sur le pied d’une froide politesse ou de rompre entièrement avec lui.

Le premier de ces deux systèmes aurait peut-être été le plus sage ; mais le second convenait mieux au caractère brusque et franc de Hartley, qui ne voyait aucune nécessité de conserver une apparence de relations amicales, pour cacher la haine, le mépris, et une aversion naturelle.

Le cercle de la société au fort Saint-George était beaucoup plus restreint à cette époque qu’il ne l’a été depuis. La froideur des deux jeunes gens fut bientôt remarquée ; il transpira qu’ils avaient été autrefois intimes et camarades d’études, et néanmoins ils hésitaient maintenant à accepter des invitations aux mêmes parties. Le bruit public assignait à cette inimitié mortelle des raisons bien différentes et fort incompatibles, auxquelles Hartley ne faisait pas la moindre attention, tandis que le lieutenant Middlemas prenait soin d’appuyer celles qui présentaient la cause de la querelle sous le point de vue qui lui était le plus favorable.

C’était une rivalité qui les avait désunis, disait-il aux personnes qui le pressaient d’entrer en explications ; il avait seulement eu l’heureuse fortune de se mettre dans les bonnes grâces d’une jolie dame mieux que son ami Hartley, qui lui avait à ce propos cherché querelle. Il pensait qu’il y avait folie à se bouder encore à une si grande distance, et après que tant de temps s’était écoulé. Il en était fâché plutôt pour l’apparence de bizarrerie qu’avait une pareille brouille, que pour toute autre raison, quoique son ancien ami eût réellement d’excellentes qualités.

Tandis que ces bruits produisaient leur effet dans la société, ils n’empêchaient pas Hartley de recevoir, de la part du gouvernement de Madras, les plus flatteuses assurances d’encouragement et des promesses d’avancement aussitôt que l’occasion s’en présenterait. Bientôt après, on lui annonça qu’une place de chirurgien, plus honorable et plus lucrative, lui était accordée, mais assez loin de Madras, de sorte qu’il lui fallut quitter pour quelque temps cette ville et ses environs.

Hartley partit donc pour sa destination lointaine, et l’on remarqua qu’après son départ le caractère de Middlemas, comme s’il eût été délivré de quelque entrave, se montra sous des couleurs moins agréables. Il devint évident que ce jeune homme, dont les manières étaient si prévenantes et si courtoises durant les premiers mois qui suivirent son arrivée dans l’Inde, commençait alors à manifester un esprit hautain et tyrannique. Il avait adopté, pour des raisons que le lecteur peut comprendre, mais qui semblaient au fort Saint-George n’être qu’un pur caprice, le nom de Tresham, qu’il ajoutait à celui sous lequel on l’avait désigné jusqu’alors, et il persistait à le porter, avec une obstination qui appartenait plus à l’orgueil qu’à l’astuce de son caractère. Le lieutenant-colonel du régiment, vieux soldat un peu bourru, n’était pas d’humeur à passer cette fantaisie au capitaine ; car tel était le grade qu’avait obtenu Middlemas.

« Je ne connais pas mes officiers, disait-il, sous d’autres noms que ceux qu’ils portent dans leurs commissions, » et il Middlemassait le capitaine en toute occasion.

Un soir fatal, le capitaine fut tellement blessé, qu’il déclara d’un ton péremptoire « connaître son propre nom mieux que personne.

— Ma foi, capitaine Middlemas, répliqua le colonel, il n’est pas d’enfant qui connaisse son propre père ; comment donc un homme peut-il être sûr de son propre nom ? »

Le coup était tiré au hasard, mais il trouva le défaut de l’armure, et le trait entra profondément. En dépit de tous les accommodements qui furent tentés, Middlemas persista à vouloir se battre avec le colonel, qu’on ne put décider à faire des excuses.

« Si le capitaine Middlemas, dit-il, trouve que le chapeau lui sied, il est bien libre de le porter. »

Le résultat fut un rendez-vous dans lequel, après que les deux parties eurent tiré inutilement, les seconds voulurent intervenir comme médiateurs. Leur médiation fut rejetée par Middlemas qui, au second coup, eut le malheur de tuer son officier supérieur. En conséquence, il fut obligé de fuir loin des établissements anglais : car universellement blâmé pour avoir poussé la querelle jusqu’à l’extrémité, il n’était pas douteux que toute la sévérité de la discipline militaire ne fut exercée contre le coupable. Middlemas ne reparut donc pas au fort Saint-George, et quoique l’affaire eut fait beaucoup de bruit dans le moment, on n’en parla bientôt plus. En général, on pensa qu’il était allé chercher à la cour de quelque prince du pays cette fortune qu’il ne pouvait plus espérer dans les établissements britanniques.




CHAPITRE XI.

la reine de saba.


Trois années s’écoulèrent après la fatale rencontre mentionnée dans le dernier chapitre, et le docteur Hartley, revenant de sa mission, qui n’était que temporaire, fut engagé à s’établir à Madras. Il eut bientôt raison de penser qu’il avait choisi une carrière où il pouvait acquérir honorablement fortune et réputation. Sa pratique ne se bornait pas à ses compatriotes, mais il était fort recherché par les naturels qui, quels que fussent leurs préjugés contre les Européens sous d’autres rapports, reconnaissaient généralement leur supériorité dans l’art médical. Cette branche lucrative de sa clientèle rendit nécessaire à Hartley l’étude des langues orientales, afin de pouvoir communiquer avec ses malades sans le secours d’un interprète. Il ne manqua pas d’occasions de mettre en usage cette nouvelle connaissance ; car, disait-il en plaisantant, en récompense des honoraires considérables que lui payaient les riches musulmans et indous, il assistait gratis les pauvres de toutes les nations, chaque fois qu’il était appelé.

Il arriva qu’un soir il fut mandé à la hâte par un message du secrétaire du gouvernement, pour secourir un malade de quelque importance. « Pourtant ce n’est après tout qu’un fakir, disait le message. Vous le trouverez au tombeau de Gara Razi, le saint docteur mahométan, à une coss environ du fort. Demandez-le sous le nom de Barak el Hadgi. Un tel malade ne promet pas de grands honoraires, mais nous savons combien vous êtes désintéressé, et d’ailleurs c’est le gouvernement qui vous paiera en cette occasion.

— C’est la dernière des choses qu’il faille considérer, » dit Hartley, et il se rendit aussitôt dans son palanquin à l’endroit désigné.

Le tombeau de l’Owliah ou du saint mahométan Cara Razi était un lieu regardé avec beaucoup de vénération par tout bon musulman. Il était situé au milieu d’un bosquet de mangos et de tamariniers, et construit en pierres rouges, avec trois dômes et des minarets à chaque angle. Suivant la coutume, il y avait devant la façade une cour, le long des murs de laquelle se trouvaient des cellules bâties pour le logement des fakirs qui visitaient le tombeau par dévotion, et y faisaient une plus ou moins longue résidence, selon qu’ils le jugeaient convenable, subsistant des aumônes que les fidèles ne manquaient jamais de leur apporter en échange de leurs prières. Ces pieux personnages s’occupaient jour et nuit à lire des versets du Coran devant le sarcophage de marbre blanc, où étaient gravés des sentences tirées du livre du prophète et les divers titres donnés par le Coran à l’Être suprême. Un tel sépulcre, avec les personnes qui en dépendent (et il y en a un grand nombre), est toujours respecté pendant les guerres et les révolutions, et non moins par les Indous, et par les Féringis, (c’est-à-dire les Francs) que par les Mahométans eux-mêmes. Les fakirs, en retour, servent d’espions à tous les partis, et sont souvent employés dans des missions secrètes et importantes.

Se conformant à la coutume musulmane, notre ami Hartley quitta ses souliers à la porte de l’enceinte sacrée, et, pour éviter d’offenser les saints hommes en s’approchant du tombeau, il se dirigea vers le principal mullah ou prêtre, qui était reconnaissable à la longueur de sa barbe et à la grosseur des grains en bois du chapelet avec lequel les mahométans, comme les catholiques, tiennent registre de leurs prières. Un tel personnage, vénérable par son âge, par la sainteté de son caractère, et son mépris réel ou affecté pour les biens et les plaisirs de ce monde, est regardé comme le chef d’un établissement de ce genre.

Il est permis au mullah, par sa position, d’avoir plus de communications avec les étrangers que ses jeunes frères. Ceux-ci restèrent les yeux fixés sur le Coran, récitant les versets à voix basse, sans remarquer l’Européen, ni écouter ce qu’il disait, tandis que celui-ci s’enquérait de Barak el Hadgi auprès du supérieur.

Le mullah était assis par terre : il ne se leva point, ne rendit aucun salut, et ne cessa de réciter son chapelet, dont il continua de compter attentivement les grains, tant que parla Hartley. Lorsqu’il eut fini, le vieillard leva les yeux, et le regardant avec un air de distraction, comme s’il eut cherché à se souvenir de ce qu’on lui demandait, il désigna enfin du doigt une des cellules et reprit ses exercices de dévotion, en homme qu’impatiente tout ce qui détourne son attention de ses devoirs sacrés, ne fût-ce que pour un instant.

Hartley entra dans la cellule indiquée, avec le salut ordinaire, salam alaikum. Son malade était couché sur un petit tapis, dans un coin de l’étroite cellule badigeonnée de blanc. C’était un homme d’environ quarante ans, vêtu de la robe noire de son ordre : on n’y voyait que trous et pièces. Il portait un haut chapeau conique en feutre de Tartarie, et avait autour du cou le chapelet à grains noirs qui distinguait ses frères. Ses yeux et son attitude annonçaient la souffrance qu’il endurait avec une patience stoïque.

« Salam alaikum, dit Hartley, vous êtes souffrant, mon père ?… » Titre qu’il donnait plutôt à la profession qu’aux années de l’homme auquel il s’adressait.

« Salam alaikum bema sabastem, répondit le fakir, il est heureux pour nous d’avoir souffert patiemment. Le Livre dit que tel sera le salut adressé par les anges à ceux qui entrent dans le paradis. »

La conversation ainsi entamée, le médecin s’informa du mal que ressentait le malade, et prescrivit les remèdes qu’il crut nécessaires. Après l’avoir fait, il allait se retirer, quand, à sa grande surprise, le fakir lui présenta une bague d’une certaine valeur.

« Les sages, » dit Hartley en refusant le cadeau, et en faisant en même temps une allusion flatteuse à la robe et au chapeau du fakir, « les sages de toute nation sont frères. Ma main gauche ne reçoit pas le salaire de ma droite.

— Un Féringi peut donc refuser de l’or !… s’écria le fakir. Je croyais qu’ils le recevaient de toute main, qu’elle fût pure comme celle d’une houri, ou lépreuse comme celle de Géhazi… de même que le chien affamé s’embarrasse peu si la chair qu’il mange vient du chameau du prophète Saleth ou de l’âne de Dégial… dont la tête soit maudite !

— Le Livre dit, répliqua Hartley, que c’est Allah qui rétrécit et qui élargit le cœur. Le Franc et le Musulman sont également façonnés d’après son bon plaisir.

— Mon frère a parlé sagement, répondit le malade. Heureuse est la maladie, si elle te fait connaître un sage médecin ; car, que dit le poète ?… « Il est heureux pour toi de tomber par terre, si tu dois, pendant que tu y rampes, trouver un diamant. »

Le médecin fit des visites régulières à son client, et continua d’en faire, même après que la santé d’El Hadgi fut entièrement rétablie. Il ne lui fut pas difficile de découvrir en cet homme un de ces agents secrets fréquemment employés par les souverains asiatiques. L’intelligence, l’instruction, et surtout l’esprit souple et exempt de préjugés de ce fakir, ne permettaient pas de douter que Barak ne possédât les talents nécessaires pour conduire les négociations les plus délicates ; tandis que la gravité de ses habitudes et de sa profession n’empêchaient pas ses traits d’exprimer parfois une gaieté qu’on ne voit pas ordinairement dans les saints personnages de sa classe.

Barak el Hadgi parlait souvent, dans leurs entretiens particuliers, de la puissance et de la dignité du nabab de Mysore ; et Hartley ne doutait guère qu’il ne vînt de la cour d’Hyder-Ali, avec quelque mission secrète, peut-être pour conclure une paix plus durable entre ce prince habile et adroit et le gouvernement de la compagnie des Indes orientales : car celle qui existait pour le moment n’était guère regardée, de part et d’autre, que comme une trêve peu stable et peu sincère. Le fakir racontait beaucoup d’histoires à l’avantage de ce prince, qui fut certainement un des plus sages dont l’Indoustan puisse se vanter, et qui, au milieu de grands crimes, exécutés pour satisfaire son ambition, déploya en beaucoup d’occasions une générosité royale, et, ce qui est un peu plus étonnant, une justice rigoureuse.

Un jour Barak el Hadgi, peu avant de quitter Madras, visita le docteur, et partagea un sorbet préparé par Hartley ; il les préférait aux siens, peut-être parce que l’Européen y ajoutait une certaine dose de rhum ou d’eau-de-vie pour en relever la saveur. Ce fut sans doute par de fréquentes visites faites au vase qui contenait ce généreux fluide, que le fakir se montra plus franc que de coutume dans ses discours, et que, non content de louer son nabab avec l’éloquence la plus hyperbolique, il fit entendre qu’il jouissait lui-même d’un certain crédit auprès de l’Invincible, du Seigneur et du Bouclier de la foi du prophète.

« Frère de mon âme, dit-il, vois si tu as besoin de quelque chose que te puisse donner le tout-puissant Hyder-Ali Khan Bahauder ; et alors ne va pas recourir à l’intercession de ceux qui habitent des palais et qui portent des joyaux à leurs turbans, mais cherche la cellule de ton frère dans la grande cité, qui est Seringapatam, et le pauvre fakir, avec son manteau percé, appuiera mieux ta demande près du nabab (Hyder ne prenait pas le titre de sultan) que ceux qui sont assis sur des sièges d’honneur dans le divan. »

Ce fut avec de telles expressions d’intérêt qu’il exhorta Hartley à venir dans le Mysore, pour voir la face du grand prince, dont le regard inspirait la sagesse, dont un signe de tête conférait l’opulence, de sorte que la folie et la pauvreté ne pouvaient paraître devant lui. Il lui offrit en même temps, pour reconnaître les bontés que lui avait témoignées Hartley, de lui montrer tout ce qui était digne de l’attention d’un sage dans la terre du Mysore.

Hartley n’hésita point à promettre qu’il entreprendrait le voyage proposé, si la continuation de la bonne intelligence entre leurs gouvernements le rendait exécutable, et réellement il regardait la possibilité d’un tel événement avec beaucoup d’intérêt. Les amis se quittèrent en se souhaitant mille prospérités, après avoir fait échange, suivant la coutume orientale, de présents qui pouvaient convenir à des sages auxquels la science était plus chère que la richesse. Barak el Hadgi fit cadeau à Hartley d’une petite quantité de véritable baume de la Mecque, dont on ne pouvait guère se procurer que des imitations ou falsifications, et lui donna en même temps un passe-port écrit en caractères particuliers, en l’assurant qu’il serait respecté par tout officier du nabab, si son ami se trouvait disposé à faire un voyage dans le Mysore. « La tête de celui qui ne respecterait point ce sauf-conduit, ajouta-t-il, ne serait pas plus en sûreté que celle du brin d’orge que le moissonneur tient dans sa main. »

Hartley répondit à ces civilités en lui faisant cadeau de quelques remèdes peu employés dans l’Orient, mais tels qu’il croyait pouvoir les confier sans péril, avec des instructions convenables, à un homme aussi intelligent que son ami le musulman.

Ce fut plusieurs mois après que Barak était retourné dans l’intérieur de l’Inde que Hartley fut frappé d’étonnement par une rencontre inattendue.

Les vaisseaux d’Europe venaient d’arriver, et avaient amené leur cargaison habituelle de jeunes gens avides de devenir commandants, et de jeunes femmes qui n’avaient nullement l’intention de se marier, mais qu’un pieux sentiment de devoir envers un frère, un oncle, ou tout autre parent, attirait dans l’Inde pour tenir sa maison, jusqu’à ce que, sans s’en apercevoir, elles en eussent une pour leur propre compte. Il arriva au docteur Hartley d’assister à un déjeuner que donnait, à cette occasion, un homme qui remplissait un grade éminent au service de la compagnie. La demeure de son ami avait été récemment enrichie de trois nièces, que le vieux colon, justement attaché à son paisible hookah[177], et, disait-on, à une jolie fille de couleur, désirait présenter au public, afin de trouver une occasion de s’en débarrasser le plus tôt possible. Hartley, qui était regardé comme un poisson propre à mordre à pareil hameçon, contemplait ces trois grâces avec assez d’indifférence, lorsqu’il entendit une personne de la compagnie dire à une autre à voix basse :

« Anges et ministres du ciel ! voici notre ancienne connaissance, la reine de Saba, qui nous retombe sur les bras comme une marchandise invendable. »

Hartley regarda dans la même direction que les deux individus qui causaient, et ses yeux se fixèrent sur une femme ressemblant à une Sémiramis, d’une stature et d’un embonpoint extraordinaires, vêtue d’une robe de voyage coupée, recouverte de broderies, de ganses et de galons, de manière à ressembler à la tunique que mettaient les chefs des naturels par-dessus leurs habits. Sa robe était de soie cramoisie parsemée de fleurs d’or ; elle portait de larges culottes de soie bleu clair, avec un châle fin et de couleur écarlate autour de sa ceinture, dans laquelle était passé un poignard, dont le manche était richement orné. Son cou et ses bras étaient surchargés de chaînes et de bracelets, et son turban, formé d’un châle semblable à celui qu’elle portait autour de sa ceinture, était décoré par une magnifique aigrette, d’où partaient deux plumes d’autruche, l’une bleue et l’autre rouge, qui retombaient dans des directions différentes. Le front de couleur européenne, sur lequel reposait cette tiare, était trop élevé pour paraître beau, mais il semblait vraiment fait pour le commandement. Le nez aquilin de cette femme avait conservé sa forme, mais ses joues étaient un peu creuses, et son teint était si brillant, qu’on ne pouvait douter que l’art n’eût repeint son visage, depuis que la dame avait quitté le lit. Une esclave noire, richement habillée, se tenait derrière elle, avec un chowry, ou queue de vache à manche d’argent, dont elle se servait pour écarter les mouches. À en juger par la manière dont lui parlaient les personnes qui causaient avec elle, cette dame était de trop grande importance pour qu’on osât lui manquer de respect ou la négliger, et pourtant personne ne paraissait désirer lui tenir compagnie plus long-temps que la politesse ne l’exigeait.

Elle ne manquait pourtant pas d’attentions : le capitaine bien connu d’un navire récemment arrivé de la Grande-Bretagne l’accablait de soins ; et deux ou trois autres messieurs, qu’Hartley savait être dans le commerce, lui faisaient une cour assidue, comme s’ils se fussent intéressés à la sûreté d’une riche cargaison.

« Pour l’amour de Dieu, quelle est cette Zénobie ? » demanda Hartley à la personne dont le chuchotement seul avait attiré son attention sur cette superbe dame.

« Est-il possible que vous ne connaissiez pas la reine de Saba ! » répondit l’individu qu’il interrogeait, charmé de pouvoir donner les explications qui lui étaient demandées ; « en bien, vous saurez qu’elle est fille d’un émigré écossais, qui a vécu et qui est mort à Pondichéry, sergent dans le régiment de Lally. Elle est parvenue à épouser un officier, un partisan, nommé Montreville, Suisse ou Français, j’ignore lequel. Après la reddition de Pondichéry, ce héros et cette héroïne… mais, dites donc… À quoi diable pensez-vous ?… Si vous l’examinez de la sorte, vous ferez naître une scène ; car elle n’y regardera pas à deux fois pour vous quereller d’un bout de la table à l’autre.»

Mais sans faire attention aux remontrances de son compagnon, Hartley quitta brusquement la place qu’il occupait à la table, et se dirigea, sans s’inquiéter beaucoup du décorum de la société, vers l’endroit où était assise la dame en question.

« Le docteur est certainement fou ce matin… » dit son ami le major Mercer au vieux quartier-maître Calder.

Il est vrai qu’en ce moment Hartley avait peut-être la raison un peu troublée ; car, tandis qu’il regardait la reine de Saba, en écoutant le major Mercer, ses yeux tombèrent sur une taille de femme svelte et élancée, assise à côté de la virago, et placée, sans doute à dessein, comme à l’abri derrière la masse de chair et l’ample parure que nous avons décrites, et, à son extrême étonnement, il reconnut l’amie de son enfance, l’amour de sa jeunesse… Menie Grey elle-même.

La voir dans l’Inde était déjà une chose étonnante. Mais la rencontrer sous un tel patronage, augmentait beaucoup encore sa surprise. S’avancer vers elle et lui parler était le moyen le plus naturel et le plus court d’apaiser les émotions diverses que sa présence excitait en lui.

Son impétuosité se ralentit pourtant, lorsqu’en s’approchant de miss Grey et de sa compagne, il observa que la première, bien qu’elle le regardât, ne témoignait par aucun signe qu’elle le reconnaissait, à moins qu’il n’interprétât comme tel le geste qu’elle fit en touchant légèrement sa lèvre supérieure avec son index, ce qui pouvait signifier, si c’était autre chose qu’un pur accident : Ne me parlez pas maintenant. Hartley adoptant cette interprétation, demeura immobile et rougit vivement ; car il sentait qu’il faisait en ce moment une étrange figure.

Il en fut mieux convaincu, quand, d’une voix qui par sa force répondait fort bien à son air impérieux, mistress Montreville lui adressa la parole dans un anglais qui sentait passablement le patois suisse, pour lui dire : « Vous êtes venu bien vite à nous, monsieur, pour ne nous rien dire du tout. Êtes-vous sûr qu’on ne vous ait point volé la langue en route.

— J’avais cru voir une ancienne amie dans cette demoiselle, madame, balbutia Hartley, mais il paraît que je me suis trompé.

— Ces bonnes gens me disent que vous êtes le docteur Hartley monsieur ; mais, mon amie et moi, nous ne connaissons absolument aucun docteur Hartley.

— Je ne suis pas assez présomptueux pour prétendre être connu de vous, madame ; mais… »

Ici, Menie répéta son geste de telle manière que, bien qu’il fût très-rapide, Hartley ne put douter de sa signification ; il changea donc la fin de sa phrase, et dit : « Mais je n’ai plus qu’à vous saluer, et à vous demander pardon de ma méprise. »

Il se retira donc et se mêla au reste de la société, ne pouvant se déterminer à quitter la chambre, et adressant à ceux qu’il regardait comme les meilleurs marchands de nouvelles et les mieux fournis en détails de ce genre, des questions comme celle-ci : « Quelle est cette femme qui se donne de si grands airs, monsieur Butler ?

— Oh ! la reine de Saba, à coup sûr.

— Et quelle est cette jolie fille qui est assise à côté d’elle ?

— Ou plutôt derrière elle, répondit Butler, chapelain d’un régiment ; « ma foi ! je ne saurais vous le dire… Elle est jolie, dites-vous ? » ajouta-t-il en dirigeant sa lorgnette vers elle… « Oui, ma foi ! elle est jolie… fort jolie… corbleu ! elle lance de derrière cette vieille tour des regards aussi vifs que Teucer de derrière le bouclier d’Ajax fils de Télamon.

— Mais qui est-elle ?… pourriez-vous me l’apprendre ?

— Quelque spéculation en peau blanche de la vieille Montreville, une personne qu’elle a fait venir pour décharger sur elle sa mauvaise humeur, je pense, ou pour la colloquer à quelqu’un de ses noirs amis… Est-il possible que vous n’ayez jamais entendu parler de la vieille mère Montreville ?

— Vous savez que j’ai été long-temps absent de Madras…

— Eh bien ! continua Butler, cette dame est veuve d’un officier suisse au service de la France, qui, après la reddition de Pondichéry, s’enfonça dans l’intérieur des terres, et se fit soldat pour son propre compte. Il prit possession d’un fort, sous prétexte de le garder pour tel ou tel autre simple rajah ; assembla autour de lui une poignée de vagabonds sans aveu, d’autant de couleur qu’il y en a dans l’arc-en-ciel ; s’empara d’un territoire considérable, où il levait des contributions en son propre nom, et enfin se déclara indépendant. Mais Hyder Naig n’entendait pas ce commerce interlope : il se mit en campagne, assiégea le fort et le prit ; certaines personnes prétendent qu’il lui fut livré par cette femme elle-même. Quoi qu’il en soit, le pauvre Suisse fut trouvé mort sur les remparts. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle reçut de fortes sommes d’argent sous prétexte de congédier ses troupes, de rendre ses forts des montagnes, et Dieu sait en outre pour quelles autres raisons. Elle obtint aussi la permission de conserver quelques insignes de royauté ; et, parce qu’elle avait coutume de parler d’Hyder comme du Salomon d’Orient, elle devint généralement connue sous le nom de reine de Saba. Elle quitte sa cour quand il lui plaît de la quitter, et ce n’est pas aujourd’hui la première fois qu’elle vient jusqu’au fort Saint-George. En un mot, elle fait à peu près tout ce qu’elle veut. Ici, les autorités se montrent civiles à son égard, quoiqu’on ne la regarde guère que comme un espion. Quant à Hyder, on suppose qu’il s’est assuré de sa fidélité en lui empruntant la plus grande partie de ses trésors, ce qui l’empêche d’oser rompre avec lui, sans parler d’autres causes qui sentent le scandale d’un autre genre.

— C’est une singulière histoire, » répliqua Hartley à son compagnon, tandis que dans son cœur il agitait cette question : comment était-il possible que la douce et simple Menie Grey se trouvât à la suite d’une telle aventurière ?

« Mais Butler ne vous a point conté le meilleur, » dit le major qui survint en ce moment pour finir sa propre narration. « Votre ancienne connaissance, M. Tresham, ou M. Middlemas, ou tel autre nom qu’il lui plaise de prendre, a joui de l’honneur, si l’on en croit la renommée, d’être fort bien dans les bonnes grâces de cette Boadicée. Très-certainement, il a commandé quelques troupes qu’elle tient encore sur pied, et s’est battu à leur tête au service du nabab qui avait l’adresse de l’employer à toute besogne capable de le rendre odieux à ses compatriotes. Les prisonniers anglais étaient confiés à sa garde, et à en juger par ce que j’ai souffert moi-même, le diable pourrait recevoir de lui des leçons de sévérité.

— Était-il attaché à cette femme ? était-il lié avec elle ?

— C’est ce que nous disait mistress Renommée dans notre donjon. Le pauvre Jack Ward reçut la bastonnade pour avoir célébré leur mérite en faisant la parodie de cette chanson qu’on a chantée partout :

Jamais couple mieux assorti
De la nature n’est sorti…

Hartley ne put en écouter davantage. Le sort de Menie Grey, vivant avec un tel homme et une telle femme, se présentait à son imagination sous les plus horribles couleurs, et il tâchait de sortir de la foule pour se réfugier en un lieu où il pût recueillir ses idées et voir ce qu’il pourrait faire pour la protéger, quand un domestique noir lui toucha le bras, et en même temps lui glissa une carte dans la main. Elle portait : « Miss Grey, chez mistress Montreville, à la maison de Ram-Sing-Cottah, dans la ville noire. » Sur l’envers était écrit au crayon : « Huit heures du matin. »

Cet avis du lieu de sa demeure impliquait naturellement une permission, même une invitation de la visiter à l’heure marquée. Le cœur d’Hartley battit à l’idée de la revoir encore une fois, et bien plus vivement à celle de pouvoir la servir. Du moins, pensait-il, si elle est environnée de périls, comme on doit le soupçonner, elle ne manquera ni de conseils, ni, au besoin, de protection. Mais en même temps, il sentit la nécessité d’obtenir des détails plus positifs sur sa situation, et sur les personnes avec qui elle paraissait liée. Butler et Mercer avaient parlé tous les deux à son extrême désavantage, mais Butler était un fat, et Mercer un vieux bavard. Tandis que le docteur réfléchissait au peu de crédit que méritait leur témoignage, il rencontra subitement un de ses confrères, chirurgien de régiment, qui avait eu le malheur d’être enfermé dans les prisons d’Hyder, jusqu’au moment où la liberté lui avait été rendue par les derniers traités de paix. M. Esdale, car tel était son nom, passait généralement pour un homme sachant se pousser dans le monde, un homme calme, ferme et réfléchi dans ses opinions. Hartley amena sans peine la conversation sur la reine de Saba, en demandant si Sa Majesté n’était pas une sorte d’aventurière.

« Sur ma parole, je ne vous le dirai pas, » répondit Esdale en riant « Nous sommes tous aventuriers dans l’Inde, tous plus ou moins ; mais je ne vois pas que la bégum[178] Montreville le soit plus que les autres.

— Pourtant, ce costume et ces manières d’amazone, répliqua Hartley, sentent un peu la picaresca[179].

— Vous ne devez pas, reprit Esdale, vous attendre à ce qu’une femme qui a commandé des soldats, et qui peut en commander encore, s’habille comme une personne ordinaire, et ait l’air de tout le monde ; mais je vous assure que, même à l’heure qu’il est, si elle voulait se marier, elle trouverait aisément un parti respectable. »

— Pourtant, j’ai entendu dire qu’elle avait livré à Hyder le fort de son mari.

— Eh, oui ! C’est un échantillon des commérages de Madras. Le fait est qu’elle a défendu la place long-temps encore après que son époux eut péri, et qu’ensuite elle l’a rendue par capitulation. Autrement, Hyder, qui se pique d’observer les règles de la justice, ne l’aurait pas admise à une telle intimité.

— En effet, j’ai entendu dire que leur intimité était des plus étroites.

— Autre calomnie, si vous entendez par là une liaison scandaleuse. Hyder est un trop zélé mahométan pour avoir une maîtresse chrétienne ; et d’ailleurs, pour jouir de l’espèce de rang accordé à une femme dans sa position, elle doit s’abstenir, en apparence du moins, de tout ce qui peut ressembler à de la galanterie. C’est de même qu’on accusait la pauvre femme d’avoir une liaison avec le pauvre Middlemas, du… régiment.

— Et n’était-ce encore qu’un faux bruit ? » demanda Hartley, osant à peine respirer de crainte.

« Sur mon âme ! je le crois. Ils étaient tous deux Européens dans une cour indienne, et c’est là par conséquent qu’ils commencèrent à devenir intimes ; mais rien de plus, je pense. Mais, à propos, quoiqu’il y ait eu une querelle entre Middlemas, ce pauvre diable et vous, néanmoins je suis sûr que vous apprendrez avec plaisir que, selon toute probabilité, son affaire va s’arranger.

— Vraiment ! » Ce fut le seul mot que put articuler Hartley.

« Oui, vraiment, répondit Esdale, le duel est une vieille histoire maintenant ; et il faut convenir que le pauvre Middlemas, malgré l’obstination qu’il montra dans cette affaire, avait été provoqué.

— Mais sa désertion… son acceptation d’un commandement sous Hyder… les traitements qu’il faisait éprouver à nos prisonniers… comment peut-on passer par-dessus tout ? dit Hartley.

— Ma foi ! il est possible… je vous parle comme à un homme prudent, et en confidence… qu’il puisse nous rendre de meilleurs services dans la capitale d’Hyder ou dans le camp de Tippoo, qu’il ne l’aurait pu faire s’il eût servi dans son propre régiment. Quant à ces mauvais traitements dont il accablait les prisonniers, je ne puis certainement lui donner raison sous ce rapport ; il a été obligé de remplir ces fonctions, parce que ceux qui servent Hyder Naig doivent obéir ou mourir. Mais il m’a dit lui-même… et je le crois… qu’il avait accepté cet emploi, parce qu’il pouvait, tout en parlant avec dureté devant les coquins à face noire, nous servir en secret. Quelques fous ne pouvaient comprendre la ruse, et lui répondaient par des injures et des chansons satiriques ; alors il était forcé de les punir pour éviter tout soupçon. Oui, oui, moi et d’autres, nous pouvons attester qu’il avait d’excellentes intentions, et qu’il en aurait donné des preuves s’il avait eu la liberté d’agir comme il l’entendait. J’espère lui offrir mes remercîments à Madras, et avant peu… Tout ceci en confidence… Au revoir. »

Fort embarrassé par les documents contradictoires qu’il avait recueillis, Hartley alla ensuite questionner le capitaine Capstern, qui commandait un vaisseau de la compagnie, et qu’il avait vu prodiguer ses soins à la bégum Montreville. Il lui demanda quelles avaient été les passagères qui montaient son bord, et le capitaine lui débita une assez longue liste de noms parmi lesquels ne se trouvait pas celui auquel il s’intéressait tant. Interrogé plus minutieusement, Capstern se rappela que Menie Grey, jeune Écossaise, avait aussi fait la traversée sous la protection du mistress Duffer, femme du maître. » Bonne et décente fille, dit Capstern, qui tenait à distance respectable les jeunes marins et les cochons de Guinée. Elle est venue aux Indes, je crois, pour être dame de compagnie ou femme de confiance dans la maison de madame Montreville ; place qui n’est pas mauvaise, ajouta-t-il, si elle peut trouver la longueur du pied de la vieille dame. »

Il ne l’ut pas possible d’en tirer davantage de Capstern ; lïartley fut donc forcé de rester dans l’incertitude jusqu’au lentlemain matin, moment où il espérait avoir une explication avec Menie Grey elle-même.







CHAPITRE XII.

l’entretien.


L’heure précise du rendez-vous trouva Hartley à la porte d’un riche marchand du pays qui, ayant quelque raison pour souhaiter de plaire à la bégum Montreville, lui avait abandonné, pour qu’elle s’y logeât avec sa nombreuse suite, presque toute sa vaste et somptueuse demeure dans la ville noire de Madras ; c’est ainsi qu’on appelle le quartier qu’habitent les Indiens.

Un domestique introduisit le visiteur dans un appartement où il espérait voir bientôt arriver Menie Grey. La pièce donnait, d’un côté, sur un petit jardin ou parterre rempli de fleurs qui rayonnaient des couleurs brillantes de cet ardent climat ; au milieu, les eaux d’une fontaine s’élevaient en jets étincelants, puis retombaient dans un bassin de marbre d’une blancheur éblouissante.

Mille bizarres souvenirs se présentèrent à la fois à l’esprit de Hartley. Les sentiments qu’il avait éprouvés jadis pour la compagne de sa jeunesse, assoupis pendant des années qu’il avait passées si loin d’elle et au milieu des événements divers d’une vie active, s’étaient réveillés plus forts que jamais, à son apparition inopinée au milieu de circonstances mystérieuses. Un bruit de pas se fit entendre… la porte s’ouvrit… une femme parut… mais à son embonpoint il reconnut madame de Montreville.

« Que demandez-vous, monsieur, s’il vous plaît ? dit la dame, en supposant, du moins, que vous ayez retrouvé votre langue que vous aviez perdue hier.

« Je me proposais d’avoir l’honneur de présenter mes hommages à la jeune personne que j’ai vue hier matin dans la compagnie de Votre Excellence, » répondit Hartley avec un respect affecté. « J’ai eu long-temps le plaisir d’être connu d’elle en Europe, et je désire lui offrir mes services dans l’Inde.

— Elle vous en sera sans doute très-obligée ; mais miss Grey est partie et ne reviendra pas avant un jour ou deux. Vous pouvez me laisser vos ordres pour elle.

— Pardon, madame, répliqua Hartley ; mais j’ai lieu de croire que vous êtes dans l’erreur… car la voici elle-même.

— Comment, ma chère ! » dit mistress Montreville à Menie, sans se troubler aucunement ; « n’êtes-vous point partie pour un jour ou deux, comme je le disais à monsieur ?… Mais c’est égal… c’est la même chose. Vous direz comment vous portez-vous, et adieu, à monsieur qui est assez poli pour venir s’informer de nos santés ; et, comme il voit que nous nous portons fort bien, il pourra s’en retourner chez lui,

— Je crois, madame, » dit miss Grey en faisant un effort manifeste, « avoir besoin de causer quelques minutes en particulier avec monsieur, si vous le permettez.

— C’est me dire : allez-vous-en ! Mais je n’accorderai pas cette permission… je n’aime pas les entretiens secrets entre un jeune homme et une jeune et jolie fille… cela n’est pas honnête, et ne peut avoir lieu dans ma maison.

— Mais cela doit avoir lieu dehors, madame, » répliqua miss Grey avec la plus parfaite simplicité… « M. Hartley, voulez-vous passer dans le jardin ? Et vous, madame, vous pourrez nous observer de cette fenêtre, si c’est l’usage de votre pays d’épier de si près les gens. »

Tout en parlant ainsi, elle se rendit, par une porte à treillage, dans le jardin, et avec un air si naturel, qu’elle paraissait vouloir se conformer aux idées de sa patronne sur le décorum, quoiqu’elles lui semblassent étranges. La reine de Saba, malgré son assurance habituelle, fut déconcertée par le calme des manières de miss Grey, et quitta la chambre avec un mécontentement manifeste Menie revint alors à la porte qui ouvrait sur le jardin, et dit, du même air qu’auparavant, mais avec moins de nonchalance…

« Je ne voudrais certes pas blesser volontairement les usages d’un pays étranger ; mais je ne puis me refuser le plaisir de parler à un si ancien ami… si toutefois, » ajouta-t-elle en s’arrêtant un moment et en regardant Hartley qui était fort embarrassé, « cet entretien fait autant de plaisir à M. Hartley qu’à moi.

— Il m’en eût fait… » répliqua Hartley sachant à peine ce qu’il disait. Causer avec vous doit me faire plaisir en toute circonstance ; mais, cette bizarre rencontre… et votre père… »

Menie Grey se couvrit les yeux de son mouchoir. « Il n’est plus, monsieur Hartley, dit-elle. Lorsqu’il n’eut plus personne pour l’aider, sa pénible profession est devenue trop forte pour lui… il gagna un rhume qu’il garda long-temps (car vous savez qu’il se soignait toujours lui-même le dernier) ; cette indisposition prit un caractère dangereux d’abord, puis enfin mortel… Je vous afflige, monsieur Hartley, mais vous avez bien raison d’être vivement affecté. Mon père vous aimait tendrement.

— Oh ! miss Grey ! dit Hartley, ce n’était point là ce qui aurait du arriver à mon excellent ami, à la fin d’une vie si utile et si vertueuse… Hélas ! pourquoi, cette question m’est arrachée involontairement, pourquoi n’avez-vous pu satisfaire ses désirs ? pourquoi ?…

— Ne me le demandez pas, » interrompit-elle en arrêtant la question qui était sur les lèvres du jeune homme, « nous ne sommes pas maîtres de notre destinée. Il est pénible de parler sur un tel sujet ; mais, pour la première et dernière fois, laissez-moi vous dire que j’aurais été coupable envers M. Hartley, si, même pour assurer son appui à mon père, j’avais accepté sa main, quand mes capricieuses affections ne sanctionnaient pas cet acte solennel.

— Mais, pourquoi vous vois-je ici, Menie ?… Excusez-moi, miss Grey, mon cœur me rappelle des scènes oubliées depuis long-temps ;… mais pourquoi ici ?… pourquoi avec cette femme ?

— Elle n’est pas, sans doute, tout ce que j’attendais, répondit Menie Grey ; mais je ne dois pas concevoir des préventions défavorables sur elle à cause de ces manières étrangères, après le pas que j’ai fait… D’ailleurs elle est attentive et généreuse à sa façon, et je serai bientôt, » elle s’arrêta un moment et ajouta ensuite, « sous une meilleure protection.

— Celle de Richard Middlemas ? » dit Hartley d’une voix mal assurée.

Je ne devrais peut-être pas répondre À cette question, dit Menie ; mais je sais mal dissimuler, et quand je me fie à quelqu’un, je m’y fie entièrement. Vous avez deviné juste, monsieur Hartley, ajouta-t-elle en rougissant beaucoup… Je suis venue ici pour unir ma destinée à celle de votre ancien camarade.

— Ce que je croyais est donc arrivé ! s’écria Hartley.

— Et pourquoi M. Hartley craignait-il ? J’étais habituée à le croire très généreux… Sûrement la querelle qui eut lieu, il y a tant d’années, ne doit pas perpétuer en vous le soupçon et le ressentiment.

— Du moins si le ressentiment demeurait encore dans mon cœur, vous seriez la dernière à vous en apercevoir, miss Grey ; mais c’est pour vous, pour vous seule que je suis inquiet. Cet homme… cet individu dont vous allez faire dépendre votre bonheur… savez-vous où il est, et au service de qui ?

— Je sais l’un et l’autre plus positivement peut-être que M. Hartley ne peut le savoir. M. Middlemas a commis de grandes fautes, et il a été sévèrement puni. Mais ce n’était pas au temps de son exil et de son affliction que celle qui lui a engagé sa foi devait lui tourner le dos, comme les flatteurs dans le monde. D’ailleurs, vous n’avez sans doute pas entendu parler des espérances qu’il a d’être rendu à son pays et de recouvrer son rang ?

— Si vraiment, » répondit Hartley perdant patience ; « mais je ne vois pas comment il peut mériter cette faveur, autrement qu’en trahissant son nouveau maître, et en se rendant par là encore plus indigne de confiance qu’il ne me semble l’être en ce moment.

— Il est heureux qu’il ne vous entende pas, reprit Menie Grey blessée, par un sentiment bien naturel, de l’accusation portée contre son amant. Puis, reprenant aussitôt un ton plus doux elle ajouta : « Ma voix ne doit pas vous aigrir, mais elle doit plutôt vous apaiser. Monsieur Hartley, je vous déclare, sur ma parole, que vous faites injure à Richard. »

Elle prononça ces derniers mots avec un calme affecté, cachant toute apparence de ce déplaisir qu’elle ressentait évidemment lorsqu’elle entendait parler mal de celui qu’elle aimait.

Hartley s’efforça de répondre sur le même ton.

« Miss Grey, dit-il, vos actions et vos motifs seront toujours dignes d’un ange ; mais permettez que je vous supplie d’examiner cette très importante affaire avec les yeux de la sagesse et de la prudence du monde. Avez-vous bien pesé les risques qui accompagnent la conduite que vous tenez à l’égard d’un homme qui… mais je ne vous offenserai pas une seconde fois… qui peut, j’espère, mériter votre faveur ?

— Quand j’ai souhaité vous voir en particulier, monsieur Hartley, et que je vous ai refusé un entretien en public, où nous n’aurions pu causer librement, c’était dans l’intention de tout vous dire. Je pensais bien que d’anciens souvenirs vous causeraient quelque peine, mais je comptais que cette peine ne durerait qu’un moment ; et comme je désire conserver votre amitié, il est convenable de vous montrer que je la mérite encore. Je dois donc vous exposer ma situation après la mort de mon père. Dans l’opinion du monde, nous avions toujours été pauvres, comme vous le savez, mais dans le véritable sens du mot, je n’avais point réellement connu la pauvreté, jusqu’au moment où je fus mise sous la dépendance d’une parente éloignée de mon pauvre père, qui trouva dans notre parenté une raison de rejeter sur moi toute la peine du ménage, tandis qu’elle ne voulut pas entendre que cette même parenté me donnait le droit de réclamer amitié, tendresse, autre chose enfin que le soulagement de mes plus pressants besoins. Dans ces circonstances, je reçus de M. Middlemas une lettre dans laquelle il me marquait son fatal duel et les suites qu’il avait eues. Il n’avait point osé m’écrire de partager sa misère… Mais, lorsqu’il occupa un poste lucratif, lorsqu’il fut sous la protection d’un prince puissant, qui savait, dans sa sagesse, apprécier et protéger les Européens qui entraient à son service, lorsqu’il eut l’espérance de rendre à notre gouvernement des services essentiels par le crédit dont il jouissait près d’Hyder-Ali, et qu’il put entrevoir la possibilité d’obtenir la permission de revenir à Madras et de terminer la malheureuse affaire relative à la mort de son commandant ; alors il me pressa de passer aux Indes, et de venir partager sa fortune redevenue prospère, en accomplissant l’engagement que nous avions pris il y a tant d’années. Une somme d’argent considérable accompagnait cette lettre. Mistress Duffer m’était désignée comme une femme respectable, qui me protégerait durant la traversée. Mistress Montreville, dame d’un haut rang, possédant d’immenses propriétés et un vaste crédit dans le Mysore, devait me recevoir à mon arrivée au fort Saint-George, et me conduire en sûreté dans les domaines d’Hyder. Il m’était en outre recommandé, vu la situation particulière de M. Middlemas, de taire son nom dans toute cette affaire, et d’alléguer, pour motif de mon voyage, que j’allais remplir un emploi dans la maison de cette dame… Qu’avais-je à faire ? Les devoirs qui me retenaient près de mon pauvre père n’existaient plus, et mes autres amis considéraient la proposition comme trop avantageuse pour être rejetée. Le nom des personnes à qui l’on m’adressait, et l’argent qui était envoyé, parurent devoir lever toute espèce de scrupules ; et ma protectrice immédiate, ma parente, voulant me forcer d’accepter l’offre qui m’était faite, me déclara qu’elle ne m’encouragerait point à me guider d’après mes propres lumières, en continuant à me donner le couvert et la nourriture (car elle ne me donnait presque rien de plus), si j’étais assez folle pour refuser mon consentement.

— La misérable ! l’avare ! s’écria Hartley, combien elle méritait peu qu’on lui confiât un pareil trésor !

— Qu’il me soit permis de vous dire toute ma pensée, monsieur Hartley, et alors vous ne blâmerez peut-être plus tant ma parente. Tous ses conseils et même toutes ses menaces n’auraient pu me déterminer à faire une démarche à laquelle, en apparence du moins, j’avais peine à me résoudre ; mais j’avais aimé Middlemas… je l’aime encore… pourquoi le nierais-je ? Et je n’ai point hésité à me fier à lui. Sans la voix de ma conscience, qui me rappelait encore mes engagements, j’aurais maintenu la fierté de mon sexe ; et, comme vous me l’auriez peut-être conseillé, j’aurais du moins attendu que mon amant vînt lui-même en Angleterre ; j’eusse pu avoir la vanité de penser, » ajouta-t-elle en souriant un peu, « que si je valais la peine d’être possédée, je valais celle qu’on vînt me chercher.

— À présent, encore… même à présent, répliqua Hartley, soyez juste envers vous-même, en même temps que vous êtes généreuse envers votre amant… Ne vous fâchez point, mais écoutez-moi. Je doute qu’il soit convenable que vous restiez sous la protection de cette femme qui a oublié son sexe, et qui ne doit pas désormais porter le nom d’Européenne. J’ai assez de crédit auprès des femmes du plus haut rang dans cette ville… Cette contrée est celle de la générosité et de l’hospitalité… Il n’est pas une seule d’elles qui, connaissant votre qualité et votre histoire, ne s’empresse de vous recevoir dans sa maison, jusqu’à ce que votre amant soit à même de revendiquer à la face du monde ses droits à votre main. Je ne serai point moi-même une cause de soupçon pour lui, ni de désagrément pour vous, Menie. Veuillez seulement consentir à l’arrangement que je propose ; et, dès l’instant que je vous verrai confiée aux soins d’une personne honorable, je quitterai Madras pour n’y revenir que lorsque votre sort sera, d’une manière ou d’autre, irrévocablement fixé.

— Non, Hartley, dit miss Grey ; l’amitié peut et doit même vous dicter le conseil que vous me donnez ; mais il y aurait bassesse de ma part à n’arranger mes propres affaires qu’aux dépens de vos intérêts. D’ailleurs n’aurais-je pas l’air d’attendre les événements, avec l’intention de partager la fortune du pauvre Middlemas, si elle lui devenait favorable, et de ne plus songer à lui, si elle lui était contraire ? Dites-moi seulement si, d’après vos renseignements particuliers et positifs, vous pouvez attester que vous considérez cette femme comme une protectrice indigne et peu convenable pour une jeune personne telle que moi ? »

— D’après ma connaissance personnelle, je ne puis rien dire ; mais je dois avouer que les bruits qui courent sur le compte de mistress Montreville diffèrent essentiellement. Le simple soupçon…

— Le simple soupçon, M. Hartley, ne doit avoir aucun poids sur moi, attendu que je puis y opposer le témoignage de l’homme dont je suis disposée à partager le sort, quel qu’il soit. Vous reconnaissez que la question est douteuse : l’assertion de celui dont j’ai si haute opinion ne doit-elle pas décider dans une affaire où il y a doute ? Que serait-il en effet si cette madame MontreviUe n’est pas telle qu’il me l’a représentée ?

— Oui, que serait-il » ? pensa intérieurement Hartley ; mais ses lèvres n’énoncèrent pas sa pensée. Il tomba dans une profonde rêverie, et en sortit enfin quand il entendit Menie Grey prononcer les paroles suivantes :

« Il est temps de vous rappeler, M. Hartley, qu’il faut nous quitter. Dieu vous bénisse ! Dieu vous garde !

— Et vous, très chère Menie, » s’écria Hartley, posant un genou en terre et pressant contre ses lèvres la main qu’elle lui présenta, « Dieu vous bénisse… car vous méritez sa bénédiction. Dieu vous protège… car vous avez bien besoin de ses secours… Oh ! si la réalité allait ne point répondre à vos espérances, faites-moi avertir sur-le-champ, et si homme peut vous aider, Adam Hartley vous aidera ! »

Il lui glissa dans la main une carte sur laquelle était son adresse, puis se précipita hors de l’appartement. Dans le vestibule, il rencontra la dame de la maison, qui le salua d’un air hautain en signe d’adieu, tandis qu’un naturel du pays, domestique de première classe, qui l’accompagnait, fit à l’étranger un salut humble et respectueux.

Harlley sortit de la ville noire, plus convaincu qu’auparavant qu’on allait tenter de rendre Menie Grey victime d’une trahison ; plus déterminé que jamais à essayer de tous les moyens pour la sauver… ; et plus complètement embarrassé en réfléchissant au caractère douteux du danger auquel elle semblait être exposée, et aux faibles ressources dont il pouvait disposer pour le prévenir.







CHAPITRE XIII.

sédoc.


Tandis que Hartley sortait par une porte de l’appartement où cet entretien avait eu lieu dans la maison de Ram-Sing-Cottah, miss Grey se retirait par une autre, vers une pièce destinée à son usage particulier. Elle aussi était tourmentée par de secrètes et inquiétantes réflexions ; car tout son amour pour Middlemas, sa confiance en l’honneur de son futur époux ne parvenaient point à dissiper entièrement ses doutes sur le caractère de la personne qu’il avait choisie pour être sa protectrice temporaire ; et pourtant elle ne pouvait fonder ses inquiétudes sur aucun fait concluant ; c’était plutôt une aversion pour les manières hardies de sa patronne, et un dégoût pour ses idées et ses expressions cavalières, que tout autre motif, qui prévenaient si mal la pauvre fille.

Cependant madame Montreville, suivie de son domestique noir, entra dans l’appartement d’où Hartley et Menie Grey venaient de sortir. Ils paraissaient avoir entendu de quelque endroit caché l’entretien que nous avons rapporté dans le chapitre précédent.

« Il est bien heureux, Sédoc, dit la dame, qu’il y ait dans ce monde de grands fous.

— Et de grands coquins, » répliqua Sédoc en bon anglais, mais du ton le plus rude.

— Cette femme est donc, continua la dame, ce que dans le Frangistan vous appelez un ange ?

— Oui, et j’ai vu dans l’Indoustan des hommes que l’on pourrait bien appeler diables.

— Je suis sûre que ce… comment le nommez-vous… que ce Hartley est un diable d’intrigant ; qu’avait-il à faire ici ? Elle ne veut pas le prendre pour son mari. Peu lui importe de savoir qui la prendra pour femme ! Je voudrais bien que nous fussions de l’autre côté des Ghauts, mon cher Sédoc.

— Pour ma part, répondit l’esclave, je suis presque déterminé à ne jamais repasser les Ghauts. Écoutez, Adéla, je commence à me dégoûter du plan que nous avons combiné ensemble. La pureté et la confiance de cette créature (appelez-la ange ou femme, comme il vous plaira) font paraître ma conduite trop vile, même à mes propres yeux. Je me sens incapable de vous accompagner plus long-temps dans la carrière hardie que vous parcourez. Il faut nous quitter, et nous quitter amis.

« Amen, lâche, mais la femme reste avec moi, répondit la reine de Saba.

— Avec toi ! répliqua le noir… jamais. Non Adéla. Elle est sous l’ombre du pavillon britannique, et elle recevra protection.

— Oui ; mais quelle protection en recevrez-vous vous-même ? répartit l’amazone. Que diriez-vous si je frappais dans mes mains et commandais à une vingtaine de mes esclaves noirs de vous lier comme un mouton ; si ensuite j’écrivais un mot au gouverneur de la Présidence pour l’avertir qu’un certain Richard Middlemas, qui s’est rendu coupable de rébellion, de meurtre et de désertion, qui, en outre, est entré au service de l’ennemi pour combattre ses compatriotes, est ici, dans la maison de Ram-Sing-Cottah, sous le déguisement d’un esclave noir ? »

Middlemas se couvrit la figure de ses mains, tandis que madame Montreville continuait à l’accabler de reproches. « Oui, dit-elle, esclave ! et fils d’esclave ! Puisque vous portez la livrée de ma maison, vous m’obéirez aussi aveuglément que les autres, sinon… le fouet, les fers, l’échafaud, renégat… la potence, assassin. Oses-tu réfléchir à l’abîme de misère d’où je t’ai tiré pour te faire partager mes richesses et mes affections ? Ne te souviens-tu pas que le portrait de cette fille pâle, froide et sans passion, t’était si indifférent alors que tu le sacrifias comme un tribut dû aux bontés de celle qui te secourait, à l’affection de celle qui daignait consentir à t’aimer, misérable que tu étais.

— Oui, femme cruelle ! répondit Middlemas ; mais est-ce moi qui ai encouragé l’infâme passion du jeune tyran pour un portrait, ou qui ai conçu l’abominable projet de mettre l’original en son pouvoir ?

— Non… car pour le faire il fallait de la tête et de l’esprit. Mais c’est toi, misérable qui as exécuté le plan combiné par un génie plus audacieux ; c’est toi qui as attiré la femme vers cette rive étrangère, sous prétexte d’un amour qui, de ta part, infâme, n’avait jamais existé.

Paix, oiseau de malheur ! répondit Middlemas, ne me pousse pas à une frénésie qui pourrait me faire oublier que tu es une femme.

— Une femme, poltron ! est-ce là ton prétexte pour m’épargner ?… qu’es-tu donc, toi que font trembler les regards d’une femme, les paroles d’une femme ? Je suis une femme, renégat, mais une femme qui porte un poignard, et qui méprise autant ta force que ton courage. Je suis une femme qui a regardé plus d’hommes mourants que tu n’as tué de daims et d’antilopes. Tu as voulu t’agrandir à tout prix… tu t’es jeté, comme un enfant de cinq ans, dans les jeux terribles des hommes, mais tu seras renversé à terre, puis foulé aux pieds. Tu veux être doublement traître, en vérité !… livrer ta fiancée au prince, pour obtenir les moyens de livrer le prince aux Anglais, et mériter ainsi le pardon de tes compatriotes ; mais tu ne me trahiras point, moi. Je ne servirai pas d’instrument à ton ambition… je ne prêterai pas le secours de mes trésors et de mes soldats, pour être sacrifiée à cette figure de cire du Nord. Non, je t’épierai comme le démon épie le sorcier. Fais seulement mine de vouloir me trahir pendant que nous sommes ici, et je te dénonce aux Anglais, qui pourraient pardonner au misérable s’il avait réussi, mais non au lâche qui ne sait que demander honteusement la vie, au lieu d’offrir d’utiles services. Que je te voie broncher quand nous aurons repassé les Ghauts, et ce nabab connaîtra tes intrigues avec les Nizams et les Mahrattes, et ta résolution de livrer Bangalore aux Anglais, lorsque l’imprudence de Tippoo t’aura élevé au grade de killedar. Va où tu voudras, esclave, tu me retrouveras toujours ta maîtresse.

— Et une belle maîtresse, quoique peu obligeante, » dit le faux Sédoc, changeant toujours de ton pour prendre une voix tendre. « Oui, j’ai pitié de cette malheureuse femme ; oui, je voudrais la sauver si je pouvais… mais c’est une criante injustice de supposer que je voudrais, en quelque circonstance que ce soit, la préférer à ma Nourjehan, ma lumière du monde, ma Mootee Mahul, ma perle du palais…

— Fausse monnaie, compliments vains que tout cela, interrompit la bégum. Dites-moi, en deux mots seulement, si vous abandonnez cette femme à ma disposition.

— Mais non pour être enterrée vivante sous votre siège, comme la Circassienne dont vous étiez jalouse, dit Middlemas en frissonnant.

« Non, insensé ; le pire qui puisse lui arriver sera d’être la favorite d’un prince. As-tu, fugitif et criminel comme tu es, un meilleur sort à lui offrir ?

— Mais, » répliqua Middlemas, rougissant même à travers la couleur noire qui lui couvrait le visage, tant il avait la conscience de son infâme conduite, « je ne souffrirai pas qu’on force ses inclinations.

— On lui accordera le temps qu’accordent les règles du zenana[180], répondit le tyran femelle. Une semaine est assez longue pour qu’elle se détermine à être volontairement la maîtresse d’un royal et généreux amant.

— Oui, dit Richard ; mais avant que cette semaine soit expirée… » Il s’arrêta court.

« Qu’arrivera-t-il avant que cette semaine soit expirée ? demanda la bégum Montreville.

— Une bagatelle… rien d’important. Je vous abandonne le sort de cette femme.

— C’est bien nous partons ce soir, aussitôt que la lune se lèvera. Donnez des ordres à notre suite.

— Entendre est obéir[181] ; » répliqua le prétendu esclave, et il quitta l’appartement.

Les yeux de la bégum restèrent fixés sur la porte par laquelle il était sorti. « Scélérat… double scélérat ! dit-elle, je vois ta finesse ; tu voudrais trahir Tippoo, par politique aussi bien que par amour. Mais tu ne peux me trahir, moi. Holà ! quelqu’un ! Qu’un messager soit prêt dans un instant à partir avec la lettre que je vais écrire. Son départ doit être un secret pour tout le monde… Et maintenant ce pale fantôme va connaître sa destinée, et apprendre ce qu’on gagne à être la rivale d’Adéla Montreville. »

Tandis que la princesse amazone méditait ses plans de vengeance contre son innocente rivale et son coupable amant, ce dernier tramait aussi de noirs complots pour parvenir à ses fins. Il avait attendu que le court crépuscule qui termine le jour dans l’Inde vînt rendre son déguisement complet, puis s’était dirigé en toute hâte vers la partie de Madras, qu’habitent les Européens, ou, comme on l’appelle, vers le fort Saint-George.

« Je la sauverai, se disait-il, avant que Tippoo puisse saisir sa proie, nous ferons retentir à ses oreilles une tempête qui chasserait le dieu de la guerre des bras de la déesse de la beauté. La trappe se refermera sur ce tigre indien, avant qu’il ait le temps de dévorer l’appât qui l’attirera dans le piège. »

Tandis que Middlemas s’abandonnait à ces espérances, il approchait de la Résidence. La sentinelle en faction l’arrêta ; mais il avait le mot d’ordre, et entra sans obstacle. Il tourna le bâtiment qu’habitait le président du conseil, homme capable et actif, mais sans conscience, qui, pour ses propres affaires, comme pour celles de la compagnie, n’était pas trop délicat sur le choix des moyens qu’il employait pour arriver à son but. À un léger coup frappé à une petite poterne, répondit un esclave noir qui fit monter Middlemas par un escalier de derrière, dépendance nécessaire de tout séjour d’un gouverneur. Cet escalier, qui tournait plusieurs fois sur lui-même, le conduisit enfin au cabinet du bramin Paupiah, dubash ou intendant du grand personnage, qui se servait de lui pour correspondre avec les cours du pays, et mener de mystérieuses intrigues dont il n’informait pas ses confrères dans la chambre du conseil.

C’est peut-être rendre justice au coupable et malheureux Middlemas que de supposer que, si un officier anglais se fût trouvé là, il aurait pu se déterminer à s’en remettre à sa merci, à lui expliquer d’un bout à l’autre le honteux marché qu’il avait conclu avec Tippoo, et, que, renonçant à ses criminels projets d’ambition ; il n’aurait plus songé qu’aux moyens de sauver miss Grey, tandis qu’elle était encore sous la protection britannique. Mais l’homme maigre et brun qui se tenait devant lui, vêtu d’une robe de mousseline brodée d’or, était Paupiah, connu comme le principal conseiller des ténébreux projets ; Machiavel oriental, dont les rides prématurées étaient le résultat de nombreuses intrigues dans lesquelles l’existence du pauvre, le bonheur du riche, l’honneur des hommes et la chasteté des femmes, avaient été sacrifiés sans scrupule pour obtenir quelque avantage politique ou particulier. Il ne s’informa pas même des moyens par lesquels le renégat anglais pensait acquérir près de Tippoo le crédit qui pourrait le mettre à même de trahir ce prince… il désirait seulement être assuré que le fait était réel.

« Vous parlez, dit-il, au risque de votre tête, si vous trompez Paupiah, ou si vous mettez Paupiah dans le cas de tromper son maître. Je sais, et tout Madras le sait aussi, que le nabab a placé son jeune fils Tippoo comme vice-roi du territoire de Bangalore, conquis récemment par lui, et qu’Hyder vient d’adjoindre à ses domaines. Mais que Tippoo confie le gouvernement de cette place importante à un apostat Féringi, voilà ce qui semble plus douteux.

— Tippoo est jeune, répondit Middlemas, et les passions peuvent tout sur la jeunesse. Voyez une belle fleur blanche sur la surface d’un lac : les enfants risqueront leur vie pour l’atteindre, bien qu’une fois cueillie elle n’ait pas grande valeur. Tippoo a l’adresse de son père et ses talents militaires, mais sa prudence et sa sagesse lui manquent.

— Tu dis vrai… mais quand tu seras gouverneur du Bangalore, auras-tu des forces assez redoutables pour garder la place jusqu’à ce que tu sois secouru par les Mahrattes ou par les Anglais ?

— N’en doutez pas… les soldats de la bégum Mootee Mahul, que les Européens appellent Montreville, sont moins à elle qu’à moi. Je suis moi-même son bukshee[182], et ses sirdars me sont dévoués. Je puis avec eux me maintenir deux mois dans Bangalore, et l’armée anglaise peut être devant cette place en une semaine. Que risquez-vous de faire approcher le corps du général Smith plus près de la frontière ?

— Nous risquons une paix convenue avec Hyder, répondit Paupiah, pour laquelle il a fait des offres avantageuses. Pourtant je ne nie pas que ton plan ne puisse être fort bon. Ne dis-tu pas que les trésors de Tippoo sont dans le fort ?

— Oui, ses trésors et son zénana ; je puis même m’assurer de sa personne.

— Ce serait un coup décisif… répondit le ministre indou.

— Et vous consentez à ce que les trésors soient partagés jusqu’à la dernière roupie, comme le porte cet écrit ?

— La part du maître de Paupiah est trop petite, dit le bramin, et le nom de Paupiah y est passé sous silence.

— La part de la bégum peut être partagée entre Paupiah et son maître.

— Mais la bégum s’attendra à recevoir sa portion, dit Paupiah.

— Laissez-moi régler seul cette affaire avec elle. Avant que le coup soit frappé, elle ne connaîtra rien de nos stipulations particulières, et après, son désappointement sera de peu d’importance. Maintenant rappelez-vous mes conditions… il faut que mon rang me soit rendu… mon plein pardon accordé.

« Oui, » répondit Paupiah avec circonspection, « si vous réussissez. Mais si vous trahissiez notre contrat, je trouverais bien un poignard de Lootie qui arriverait jusqu’à vous, fussiez-vous réfugié sous les plis de la robe du nabab. En attendant, prenez cette lettre, et quand vous serez maître de Bangalore, envoyez-la au général Smith, dont la division recevra ordre d’approcher aussi près que possible de la frontière du Mysore, sans exciter des soupçons. »

Ainsi se sépara le digne couple, Paupiah pour apprendre à son patron le progrès de ses noires machinations, Middlemas pour rejoindre la bégum qui retournait dans le Mysore. L’or et les diamants de Tippoo, l’importance qu’il allait acquérir, le bonheur de s’arracher à la fois à la capricieuse autorité de l’irritable Tippoo, et aux ennuyeuses prétentions de la bégum, étaient de si agréables sujets de méditation, qu’il songeait à peine au sort de la victime qu’il avait fait venir d’Europe. Quand il y pensait, c’était pour apaiser sa conscience en se flattant que le seul malheur qui menaçât Menie étaient quelques jours d’alarmes, durant lesquels il trouverait moyen de pénétrer dans le zénana où elle devait rester temporairement prisonnière. Il résolut en même temps de s’abstenir de la voir jusqu’au moment où il pourrait lui prêter assistance, considérant avec raison le danger que son plan courrait, s’il éveillait encore la jalousie de la bégum. Il la croyait assoupie pour l’instant, et tandis qu’il retournait au camp de Tippoo, près de Bangalore, il se fit une étude d’apaiser cette femme ambitieuse et adroite par des flatteries, et par la peinture des magnifiques perspectives de richesses et de pouvoir, que devait leur ouvrir à tous deux la réussite de leur entreprise.

Il est à peine nécessaire de dire que de tels événements ne purent se passer que dans les premiers temps de nos établissements dans l’Inde, alors que l’autorité des directeurs était impuissante, et que celle de la couronne n’existait pas. Mon ami, M. Fairscribe, pense même qu’il y a anachronisme à introduire ici Paupiah, le bramin, dubash du gouverneur anglais.



CHAPITRE XIV.

le voyage.


Il paraît que la jalouse et tyrannique bégum ne se refusa pas la satisfaction de réduire sa rivale au désespoir en lui annonçant le sort qui l’attendait. Soit à force de prières, soit par des promesses d’argent, Menie Grey décida un domestique de Ram-Sing-Cottah à remettre au docteur Hartley le billet décousu qu’on va lire :

« Tout ce que vous aviez prévu s’est vérifié… Il m’a livrée à une femme cruelle qui menace de me vendre au tyran Tippoo. Sauvez-moi si vous pouvez… Si vous n’avez pas pitié de moi, ou si vous ne pouvez me secourir, il ne me reste plus d’appui sur la terre.

M. G. »

La précipitation avec laquelle Hartley courut au fort pour demander audience au gouverneur devint inutile par les délais que sut lui imposer Paupiah.

Il n’entrait pas dans le plan de cet artificieux Indou qu’aucun empêchement fut apporté au départ de la bégum et de son favori, attendu que les projets du dernier avaient beaucoup de rapports avec les siens. Il affecta un air d’incrédulité quand Hartley se plaignit qu’une Anglaise était retenue violemment à la suite de la bégum ; on traita les plaintes de miss Grey comme le résultat de quelque querelle de femme ; et lorsqu’enfin il fit quelques démarches pour examiner l’affaire plus à fond, ce fut avec tant de lenteur que la bégum et sa suite ne pouvaient plus être interrompues dans leur voyage.

Hartley laissa son indignation s’exhaler en reproches contre Paupiah, dans lesquels son maître n’était pas épargné. Cet éclat ne servit qu’à donner à l’impassible bramin un prétexte pour lui interdire la Résidence, en lui faisant comprendre que s’il continuait à tenir des discours aussi imprudents, il devait s’attendre à être éloigné de Madras, et relégué dans quelque fort ou village sur les montagnes, où ses connaissances en médecine seraient fort utiles pour se défendre, lui et les autres, de l’insalubrité du climat.

Comme il se retirait, brûlant d’une colère impuissante, la première personne que le hasard lui fit rencontrer, fut Esdale, et ne pouvant contenir son impatience, il lui communiqua ce qu’il appelait l’infâme conduite de l’intendant du gouverneur, qui était, comme il avait bonne raison de le supposer, de connivence avec le gouverneur lui-même. Il se récria contre le peu de générosité qui leur faisait abandonner une sujette de la Grande-Bretagne à la perfidie de deux renégats et à la violence d’un tyran.

Esdale écouta avec cette espèce d’inquiétude que laissent voir des hommes prudents lorsqu’ils pensent qu’ils pourraient être mis eux-mêmes dans l’embarras par les discours d’un imprudent ami.

« Si vous désirez obtenir personnellement justice dans cette affaire, dit-il enfin, il faut vous adresser à Leadenhall Street, où je soupçonne… soit dit entre nous… que les plaintes s’accumulent autant contre Paupiah que contre son maître.

— Je ne m’inquiète ni de l’un ni de l’autre, répondit Hartley ; je n’ai pas besoin de réparation personnelle… je n’en désire aucune… Il faut seulement que je secoure Menie Grey.

— En ce cas, dit Esdale, vous n’avez qu’une seule ressource… Il faut vous adresser à Hyder lui-même…

— À Hyder !… À l’usurpateur… au tyran !

— Oui, c’est à l’usurpateur et au tyran, qu’il faut porter plainte ; il faut bien vous en contenter. Il met son orgueil à passer pour rendre strictement la justice ; et peut-être cette fois, comme en beaucoup d’autres occasions, voudra-t-il se montrer juge impartial.

— Alors, je m’en vais demander justice au pied de son tribunal.

— N’allez pas si vite, mon cher Hartley, répliqua son ami ; considérez d’abord les risques. Hyder est juste par calcul, et peut-être par politique ; mais, par tempérament, son sang est aussi bouillant que sang qui jamais coula sous une peau noire ; et, si vous ne le trouvez pas disposé à juger, il est assez probable qu’il sera disposé à tuer. Poteaux et cordes sont aussi fréquemment dans sa tête que le nivellement des balances de la justice.

— N’importe… Je vais à l’instant me présenter devant son durbar[183]. Le gouverneur ne peut, sans infamie, me refuser des lettres de créances.

— Ne songez pas à en demander ; il en coûterait peu à Paupiah de les tourner de manière à donner à Hyder l’envie de débarrasser à tout jamais notre noir dubash du docteur Adam Hartley au libre et franc parler. Un vakeel, où messager du gouvernement, part demain matin pour Seringapatam ; tâchez de le joindre en route, son passe-port vous protégera tous deux. Ne connaissez-vous aucun des chefs qui entourent la personne d’Hyder ?

— Aucun, excepté son dernier émissaire en cette ville, Barak el Hadgi, répliqua Hartley.

— Son appui, et pourtant ce n’est qu’un fakir, peut être aussi efficace que celui des personnages d’une plus grande importance. Et pour dire la vérité, quand le caprice d’un despote est la question en litige, on ne peut savoir sur quoi l’on peut compter davantage… Suivez mon conseil, mon cher Hartley, abandonnez cette pauvre fille à sa destinée. Après tout, en tenant à la sauver, il y a cent à parier contre un que vous ne faites qu’assurer votre propre ruine. »

Hartley secoua la tête et se hâta de dire adieu à Esdale, le laissant dans cet heureux état de satisfaction intérieure que ressent un homme qui, ayant donné le meilleur conseil possible à un ami, peut en conscience se laver les mains de toutes les conséquences. »

Ayant rempli sa bourse, se faisant accompagner de trois fidèles domestiques, naturels du pays, montés comme lui sur des chevaux arabes, n’emportant pas de tentes et fort peu de bagages, Hartley, dans son inquiétude, ne perdit pas un seul instant et prit le chemin de Mysore. Il cherchait pendant sa route à se rappeler toutes les histoires qu’on lui avait racontées sur la justice et la patience d’Hyder, afin de se convaincre qu’il trouverait le nabab disposé à protéger une malheureuse femme, même contre le futur héritier de son empire.

Avant de sortir du territoire de Madras, il rattrapa le vakeel, dont Esdale avait parlé. Cet homme accoutumé à permettre aux aventureux marchands d’Europe, qui désiraient visiter la capitale d’Hyder, de partager, pour une somme d’argent, la protection, le passe-port et l’escorte qu’on lui accordait, n’eut aucune envie de refuser le même service à un homme en crédita Madras ; et, mis en bonne humeur par une généreuse gratification, il continua sa route avec toute la célérité possible. C’était un voyage qu’on ne pouvait faire sans beaucoup de fatigues et sans d’immenses dangers, puisqu’il fallait traverser un pays fréquemment exposé à tous les maux de la guerre, surtout aux approches des Ghauts, ces terribles défilés qui conduisent par les montagnes au plateau de Mysore, et à travers lesquels les fleuves considérables qui prennent leur source dans le centre de la péninsule de l’Inde, se frayent un chemin vers l’Océan.

Le soleil était couché avant que la troupe arrivât à l’entrée d’un de ces périlleux passages à l’extrémité duquel passait la route de Seringapatam. Un étroit sentier, qui ressemblait au lit desséché d’un torrent, et montait en serpentant à travers d’immenses rochers et d’effrayants précipices, était tantôt ombragé par de sombres bouquets d’arbres à thé, et tantôt passait au milieu de jungles[184] impénétrables, repaire des chacals et des tigres.

Occupés à gravir ce sentier difficile, les voyageurs poursuivaient leur route en silence. Hartley, qui, dans son impatience, marchait devant le vakeel, demanda avec vivacité quand la lune viendrait dissiper l’obscurité qui, depuis le coucher du soleil, tombait rapidement autour d’eux. Les naturels du pays lui répondirent, suivant leur expression habituelle, que la lune était « de son côté noir, » et qu’il ne devait pas s’attendre à la voir crever un nuage pour éclairer les buissons, les groupes de rochers sombres et les couches d’ardoises à travers lesquels ils tournaient. Pour toute ressource Hartley n’eut donc qu’à tenir les yeux constamment fixés sur la mèche allumée du sowar ou cavalier qui marchait devant la caravane, mèche que, pour de bonnes raisons, on tenait toujours prête à enflammer l’amorce d’une carabine. Le sowar, de son côté, ne perdait pas de vue le dowrah, guide qu’on avait pris au dernier village, et qui, se trouvant déjà assez éloigné de sa propre maison, pouvait être fortement soupçonné de songer à s’épargner la peine d’aller plus loin. Le dowrah[185], n’oubliant pas qu’il y avait une mèche allumée et une carabine chargée derrière lui, criait de temps en temps, pour montrer qu’il était à son poste, et accélérer la marche des voyageurs. Par intervalle on répondait à ses cris par l’exclamation de Ullah ! que poussaient les soldats noirs qui fermaient la marche, songeant soit à leurs anciennes aventures, telles que le pillage d’un kaflila, ou troupe de marchands voyageurs, soit à quelque exploit du même genre, et réfléchissant peut-être qu’un tigre, dans les jungles voisines, attendait patiemment que le dernier de leur bande vînt à passer pour s’élancer sur lui, selon sa coutume.

Le soleil, qui se leva presque aussi subitement qu’il s’était couché, éclaira les voyageurs pour gravir le reste du défilé, et rappela bientôt aux mahométans qui faisaient partie de la troupe les règles de leur religion. Ils entonnèrent donc la prière du matin connue sous le nom d’Allah akber, et le son prolongé en retentit au milieu des rocs et des ravines. Ensuite, ils continuèrent avec moins de peine leur marche fatigante, jusqu’à ce que le passage aboutît à une jungle sans bornes, au milieu de laquelle on apercevait seulement un haut fort de terre. Dans cette plaine, la rapine et la guerre avaient suspendu les travaux de l’industrie, et la riche végétation du sol avait en peu d’années converti une fertile campagne en un désert rempli de broussailles presque impénétrables. En conséquence, les bords d’un petit nullah ou ruisseau étaient couverts des traces qu’y avaient laissées les tigres et autres animaux de proie.

Les voyageurs s’arrêtèrent en cet endroit pour boire et pour se rafraîchir eux et leurs chevaux ; et, non loin de là, Hartley vit un spectacle qui le força de comparer le sujet qui occupait toutes ses pensées au malheur qui accablait un autre homme.

Dans un endroit peu éloigné du ruisseau, le guide appela leur attention sur un homme d’un aspect misérable, la barbe longue, les cheveux en désordre, assis sur une peau de tigre. Son corps était couvert de boue et de cendres, sa peau brûlée par le soleil, ses vêtements consistaient en quelques méchants haillons. Il ne sembla point remarquer la présence des étrangers, ne bougea point, ne prononça point un seul mot, et resta les yeux fixés sur un petit tombeau grossièrement construit avec les ardoises noires qu’on trouve abondamment en ce lieu, et présentant une petite niche pour une lampe. Lorsqu’ils s’approchèrent de cet homme, pour mettre devant lui quelques roupies, avec une poignée de riz, ils aperçurent à terre, près de lui, un crâne et des os de tigre, avec un sabre presque consumé par la rouille.

Tandis qu’ils considéraient cet objet misérable, le guide leur raconta sa tragique histoire. Sadhu Sing avait été sipahee, ou soldat, et pillard par conséquent. Né dans un village, maintenant à demi ruiné, qu’ils avaient traversé la veille, et dont il était l’orgueil, il avait été fiancé à la fille d’un sipahee, qui servait dans le fort de terre qu’ils voyaient s’élever au milieu de la jungle. En temps convenable, Sadhu, avec ses amis, vint pour épouser sa prétendue et l’emmener chez lui. Elle était montée sur un tatoo, petit cheval du pays, et Sadhu la précédait à pied avec ses amis, tous pleins de joie et d’orgueil. Lorsqu’ils approchèrent du nullah, où nos voyageurs étaient pendant ce récit, on entendit un horrible rugissement accompagné d’un cri de désespoir. Sadhu Sing se retourna aussitôt, et ne vit plus la nouvelle épouse, il aperçut seulement le cheval qui courait au grand galop dans une direction, tandis que dans l’autre les longues herbes et les hautes broussailles de la jungle étaient agitées comme la surface de l’Océan, quand un requin vient la troubler. Sadhu tira son sabre et courut dans cette direction ; le reste de la troupe demeura immobile de stupeur ; mais un rugissement s’étant fait entendre, ils s’enfoncèrent dans la jungle, armés de leurs cimeterres, et y trouvèrent bientôt Sadhu Sing, tenant dans ses bras le cadavre inanimé de son épouse, tandis qu’un peu plus loin gisait le corps du tigre, tué par un coup qui l’avait atteint près de la tête, et que le désespoir seul pouvait avoir porté… Le malheureux Sadhu, privé de son épouse, ne voulut recevoir aucune consolation, aucune assistance. Seul il creusa une fosse pour sa chère Mora ; seul il lui éleva le tombeau grossier qu’on voyait encore, et depuis, il ne quitta jamais cette place. Les bêtes féroces elles-mêmes semblaient respecter ou craindre l’excès de sa douleur. Ses amis lui apportaient quelque nourriture, et pour boisson il avait l’eau du nullah ; mais jamais il ne lui arriva de sourire ou de leur témoigner la moindre reconnaissance, à moins qu’ils ne lui apportassent des fleurs pour jeter sur le tombeau de Mora. Quatre ou cinq ans, au dire du guide, s’étaient déjà écoulés, et Sadhu Sing était encore là, au milieu des trophées de sa vengeance et de sa douleur, offrant tous les symptômes d’un âge avancé, quoique encore dans la fleur de la jeunesse. Cette histoire empêcha les voyageurs de s’arrêter plus longtemps ; le vakeel, parce qu’elle lui rappelait les dangers de la jungle, et Hartley, parce qu’elle coïncidait trop bien avec le sort de sa bien-aimée, qui était presque sous la griffe d’un tigre plus formidable que celui dont le squelette gisait devant Sadhu Sing.

Ce fut au fort de terre déjà mentionné que les voyageurs reçurent d’un peon, ou soldat d’infanterie, qui retournait alors vers la côte, les premiers renseignements sur la marche de la bégum et de sa troupe. Ils avaient voyagé, disait-il, avec beaucoup de célérité, jusepi’à ce qu’ils eussent franchi les Ghauts, où ils avaient été rejoints par un détachement des troupes de la bégum, et où lui-même et d’autres qui étaient venus de Madras pour servir momentanément d’escorte, avaient été payés et renvoyés chez eux. Il avait compris que l’intention de la bégum Mootee Mahul était ensuite de se diriger à petites journées et en faisant de nombreuses haltes vers Bangalore, où elle ne désirait pas arriver avant que le prince Tippoo, avec qui elle désirait avoir une entrevue, fût de retour d’une expédition qu’il avait récemment entreprise dans les environs de Yandicota.

Après force questions inquiètes, Hartley eut lieu d’espérer que, quoique Séringapatam fût de soixante-quinze milles plus à l’est que Bangalore, néanmoins, en faisant diligence, il pourrait avoir le temps de se jeter aux pieds d’Hyder, et d’implorer son intervention, avant que l’entrevue de Tippoo et de la bégum décidât du destin de Menie Grey. D’autre part, il trembla lorsque le peon lui dit que le bukshee de la bégum, qui était venu avec elle à Madras, sous un déguisement, avait alors repris le costume et le rôle qui appartenait à son rang, et qu’on s’attendait à le voir prochaînement honoré par le prince mahométan de quelque haute dignité. Il apprit, avec une inquiétude plus vive encore, qu’un palanquin, gardé avec un soin extrême par les esclaves de la jalousie orientale, renfermait, disait-on tout bas, une Féringi, belle comme une houri, que la bégum avait fait venir d’Angleterre, pour l’offrir en présent à Tippoo. L’acte d’infamie était donc en bon chemin de s’accomplir ; il s’agissait de savoir si, par sa diligence, Hartley pouvait encore y mettre obstacle.

Lorsque cet ardent vengeur de l’innocence persécutée arriva dans la capitale d’Hyder, on peut croire qu’il n’employa point son temps à examiner le temple du célèbre Vishnou, ou à regarder les splendides jardins appelés Loll-bang, qui étaient alors un monument de la magnificence d’Hyder, et qui renferment aujourd’hui ses dépouilles mortelles. Il ne fut pas plus tôt arrivé dans la ville, qu’il se rendit, en toute hâte, à la principale mosquée, ne doutant pas que ce ne fût l’endroit où il obtiendrait le plus facilement des nouvelles de Barak el Hadgi. Il s’approcha donc du lieu saint, et comme y entrer eût coûté la vie à un Féringi, il employa l’entremise d’un dévot musulman pour recueillir des renseignements sur la personne qu’il cherchait. Il apprit bientôt que le fakir Barak était dans la mosquée, comme il l’avait prévu, pieusement occupé à lire des passages du Coran, avec les notes des plus estimés commentateurs. L’interrompre dans ce saint exercice était chose impossible, et ce fut seulement par une forte récompense qu’il put décider le même musulman qu’il avait déjà employé, à glisser dans les plis de la robe du saint homme un papier contenant son nom et celui du khan où le vakeel avait établi son logement. L’agent rapporta pour réponse que le fakir, absorbé, comme on devait s’y attendre, par le service religieux dont il s’acquittait en ce moment, n’avait paru donner aucune attention au signe que le sahib Féringi (le gentilhomme européen) lui avait envoyé. Désespéré de perdre un temps dont chaque minute était si précieuse, Hartley s’efforça alors de déterminer le musulman à interrompre les dévotions du fakir par un message verbal ; mais l’homme fut indigné de cette seule proposition.

« Chien de chrétien ! s’écria-t-il, qui es-tu, toi et toute ta génération, pour que Barak el Hadgi perde une pensée divine en faveur d’un infidèle comme toi ? »

Exaspéré et incapable de se contenir, l’infortuné Hartley se prépara à pénétrer lui-même dans l’enceinte de la mosquée, dans l’espoir d’interrompre la récitation éternelle et monotone dont le bruit sortait du lieu saint, lorsqu’un vieillard lui appuya la main sur l’épaule, l’empêcha de commettre une imprudence qui aurait pu lui coûter la vie, et lui dit : « Vous êtes un sahib Angrezie (un Anglais) ; j’ai été telinga (simple soldat) au service de la compagnie, et j’ai mangé son sel. Je ferai votre commission pour le fakir El Hadgi. »

À ces mots il entra dans la mosquée, et revint aussitôt avec la réponse du fakir, conçue en termes énigmatiques : « Celui qui veut voir le soleil se lever doit veiller jusqu’à l’aurore. »

Avec ce mince sujet de consolation, Hartley se retira dans son hôtellerie pour méditer sur la futilité des promesses faites par les naturels du pays, et pour chercher un autre moyen de pénétrer jusqu’à Hyder. Il perdit bientôt tout espoir, en apprenant de son compagnon de voyage, qu’il trouva au khan, que le nabab était absent de la ville pour une expédition secrète qui pouvait le retenir deux ou trois jours. C’était la réponse que le vakeel avait reçue lui-même du dewan, avec ordre ultérieur de se tenir prêt pour le jour où il serait appelé à remettre ses lettres de créance au prince Tippoo, au lieu du nabab ; ainsi son affaire se trouvait envoyée au fils, d’une manière qui ne promettait guère de succès à sa mission.

Hartley tomba presque dans le désespoir. Il s’adressa à plus d’un officier qu’on supposait être en crédit près du nabab ; mais le moindre mot qu’il proférait sur la nature de son affaire semblait les frapper tous de terreur. Aucune des personnes qu’il consulta ne voulut intervenir en sa faveur, ni même consentir à l’écouter jusqu’au bout ; et le dewan lui déclara tout net que se mettre en opposition avec les désirs du prince Tippoo, c’était courir à une perte certaine : en conséquence, il exhorta le docteur à retourner vers les côtes. La tête perdue par suite de ces différents échecs, Hartley revint le soir au khan. La voix des muezzins, du haut des minarets, avait invité les fidèles à la prière, quand un esclave noir, âgé d’environ quinze ans, se présenta devant Hartley, et prononça d’un ton grave et par deux fois les paroles suivantes : Ainsi a parlé Barak el Hadgi, qui veille dans la mosquée : « Celui qui veut voir le soleil se lever, qu’il se tourne vers l’Orient. » L’esclave s’éloigne alors du caravansérail ; et l’on peut bien supposer que Hartley, s’élançant aussitôt, quitta le tapis sur lequel il s’était couché pour se délasser, suivit son jeune guide, armé d’une vigueur nouvelle et palpitant d’espérance.







CHAPITRE XV.

le dénouement.


C’était l’heure où la voix, du haut des minarets appelait les païens à la prière ; où l’étoile du soir qui pâlissait peu à peu ramenait la fraîcheur sur la terre en l’absence du soleil. Les rayons de la lune brillaient calmes et froids ; au superbe palais du visir un hardi chrétien vint seul.
Thomas Campbell. Cité de mémoire.


Le crépuscule tomba si vite, que c’était seulement à l’éclat de ses vêtements blancs que Hartley pouvait distinguer son guide, tandis qu’il parcourait le splendide bazar de la ville. Mais l’obscurité servit au moins à empêcher l’attention importune que les naturels eussent pu donner à un Européen portant le costume de son pays, spectacle fort rare à cette époque dans Séringapatam.

Les différents détours par lesquels il fut conduit se terminèrent à une petite porte pratiquée dans un mur qui, d’après les branches qu’on voyait retomber par-dessus, semblait entourer un jardin ou un bosquet.

La porte s’ouvrit dès que l’esclave eut frappé, et voyant entrer son guide, Hartley s’apprêtait à le suivre ; mais il recula à la vue d’un gigantesque Africain qui brandissait sur sa tête un cimeterre large de quatre doigts. Le jeune esclave toucha son compatriote avec une badine qu’il tenait à la main, et ce simple attouchement parut démonter le géant, dont le bras et l’arme retombèrent aussitôt. Hartley entra sans plus d’opposition ; il se trouva alors dans un bosquet de mangoustiers, à travers lequel une lune, nouvelle encore, brillait faiblement au milieu du murmure des eaux, des douces mélodies du rossignol et des parfums de la rose, du jasmin jaune, des fleurs d’orange et de citron, et des narcisses de Perse. De superbes dômes et de hauts portiques, qu’on apercevait imparfaitement à l’aide de cette lumière douteuse, semblaient annoncer le voisinage de quelque édifice sacré, où le fakir avait sans doute établi sa demeure.

Hartley hâta sa marche autant que possible, et entra par une porte de côté dans un passage voûté, au bout duquel se trouvait une autre porte. Là, son guide s’arrêta ; mais montrant cette seconde porte, il fit comprendre par signe à l’Européen qu’il pouvait y passer. Hartley l’ouvrit en effet, et se trouva dans une petite cellule, semblable à celle que nous avons déjà décrite, où étaient assis Barak el Hadgi et un autre fakir qui, à en juger par l’extrême ampleur de sa barbe blanche, qui remontait jusqu’à ses yeux des deux côtés, devait être un personnage d’une grande sainteté, aussi bien que de grande importance.

Hartley prononça le Salam alaïkum du ton le plus modeste et le plus respectueux ; mais son ancien camarade, loin de lui répondre, comme devait le faire espérer l’intimité qui avait existé entre eux, consulta seulement les yeux de son vénérable compagnon, et se contenta de désigner au docteur un troisième tapis sur lequel il s’assit en croisant les jambes, selon la coutume du pays, et un profond silence régna l’espace de plusieurs minutes. Hartley connaissait trop bien les usages orientaux pour risquer le succès de son entreprise par trop de précipitation. Il attendit une invitation à parler. Elle lui arriva enfin, par l’intermédiaire de Barak.

« Quand le pèlerin Barak, dit celui-ci, demeurait à Madras, il avait des yeux et une langue ; mais à présent il est guidé par ceux de son père, le saint Seheik-Hali-Ben-Khaledoun, supérieur de son couvent. »

L’extrême humilité du fakir parut à Hartley inconciliable avec l’aflectation que Barak avait mise à parler de son grand crédit, lorsqu’il demeurait à la Présidence ; mais l’exagération de leur propre importance est un faible commun à tous les hommes qui se trouvent en pays étranger. S’adressant donc au plus vieux fakir, il lui conta aussi brièvement que possible l’infâme complot qui était tramé pour livrer Menie Grey entre les mains du prince Tippoo. Il conjura le saint personnage, dans les termes les plus persuasifs, d’intercéder en sa faveur auprès du prince lui-même et du nabab son père. Le fakir l’écouta avec un air impassible, qui ressemblait assez à la manière dont un saint de bois regarde ceux qui lui adressent des prières. Il y eut un nouvel intervalle de silence dont profita Hartley pour recommencer ce qu’il avait déjà dit ; mais ne trouvant plus rien à dire, il fut forcé de se taire.

Le silence fut rompu par le vieux fakir qui, après avoir lancé un regard à son jeune compagnon, du coin de l’œil, sans changer, le moins du monde, la position de sa tête ou de son corps, dit : « Le mécréant a parlé comme un poëte. Mais pense-t-il que le nabab Khan-Hyder-Ali-Behauder contestera à son fils Tippoo le Victorieux la possession d’une esclave infidèle ? »

Hartley reçut en même temps un coup d’œil que Barak lui lança de côté, comme pour l’encourager à plaider sa cause. Il laissa s’écouler une minute, puis répliqua :

« Le nabab tient la place du Prophète, il juge le grand aussi bien que le petit. Il est écrit que quand le Prophète décida la contestation entre les deux moineaux au sujet d’un grain de riz, son épouse Fatime lui dit : « L’envoyé d’Allah fait-il bien d’employer son temps à rendre la justice dans des affaires si futiles, et à des êtres si méprisables ? — Apprends, femme, répondit le Prophète, que les moineaux et le grain de riz sont la création d’Allah. Ils ne valent pas plus que tu n’as dit ; mais la justice est un trésor d’une valeur inestimable, et elle doit être rendue par celui qui possède le pouvoir à tous ceux qui la lui demandent. Le prince exécute la volonté d’Allah, qui est juste dans les petites affaires aussi bien que dans les grandes, et envers le pauvre aussi bien qu’envers le riche. Pour l’oiseau qui a faim, un grain de riz vaut plus qu’un chapelet de perles pour un souverain… J’ai parlé.

— Bismallah !… louanges à Dieu ! il a parlé comme un mullah, » dit le vieux fakir avec un peu plus d’émotion, et en tournant un peu d’avantage la tête vers Barak ; car, pour Hartley, c’est à peine s’il daignait même le voir.

« Les lèvres de cet homme ont proféré ce qui ne saurait être mensonge, répliqua Barak, et il y eut un nouvel intervalle de silence.

Il fut de nouveau rompu par Scheik-Hali qui, s’adressant directement à Hartley, lui demanda : « As-tu ouï parler, Féringi, de quelque trahison méditée par ce kafr[186] contre le nabab Behauder ?

— D’un traître vient toujours trahison, répondit Hartley ; mais, pour parler d’après ma propre connaissance, j’ignore absolument un pareil complot.

— Il y a vérité dans les paroles de celui-là, dit le fakir, qui n’accuse son ennemi que d’après sa connaissance. Les choses que tu as dites seront rapportées au nabab, et comme Allah et lui voudront, ainsi il en adviendra. En attendant, retourne à ton khan, et prépare-toi à accompagner le vakeel de ton gouvernement, qui doit partir au point du jour pour Bangalore, la forte, l’heureuse, la sainte cité. Que la paix soit avec toi… N’est-ce pas cela, mon fils ?

Barak, à qui cet appel était adressé, répliqua : « Comme mon père a parlé.

Hartley n’avait pas d’autre alternative que de se lever et prendre congé des saints personnages avec la phrase d’usage : « Salam, la paix de Dieu soit avec vous ! »

Son jeune guide, qui l’attendait en dehors de la cellule, le reconduisit à son khan par des chemins détournés, où il n’aurait jamais pu retrouver sa route sans conducteur. Ses pensées, tandis qu’il marchait, n’étaient occupées que de sa dernière entrevue. Il savait qu’il ne fallait pas donner confiance absolue à des religieux musulmans. Toute la scène qui venait de se passer pouvait avoir été imaginée par Barak pour s’épargner la peine de servir un Européen dans une affaire aussi délicate ; et il résolut de régler sa conduite d’après les événements qui sembleraient confirmer ou contredire ce qu’il savait déjà.

À son arrivée au khan, il trouva le vakeel du gouvernement britannique fort affairé, et se préparant à obéir aux ordres que lui avait transmis le dewar ou trésorier du nabab, et qui lui enjoignait de partir le lendemnain, à la pointe du jour, pour Bangalore.

Il parut très-mécontent de cet ordre, et quand Hartley lui annonça qu’il se proposait de l’accompagner, il eut l’air de le regarder comme un fou, au lieu de le remercier, et lui donna à entendre que probablement Hyder avait l’intention de se débarrasser de tous deux, au moyen des maraudeurs qui infestaient les contrées qu’ils allaient traverser avec une si faible escorte. Cette crainte en fit naître une autre au moment du départ, quand ils virent arriver environ deux cents hommes de cavalerie, tous naturels du pays, et appartenant à l’armée du nabab. Le sirdar qui commandait cette troupe se conduisit avec politesse, et déclara qu’il avait ordre d’escorter les voyageurs, et de pourvoir à leur sûreté, ainsi qu’à leurs autres besoins durant le voyage ; mais ses manières étaient froides et réservées, et le vakeel persista à croire que les soldats venaient plutôt pour empêcher leur fuite que pour les protéger. Ce fut sous ces tristes auspices qu’ils parcoururent la route de Séringapatam à Bangalore en deux jours et demi environ, car la distance est de quatre-vingts milles.

En arrivant aux environs de cette belle et populeuse cité, ils trouvèrent un camp déjà établi à moins d’un mille des murs. Il occupait une hauteur couverte d’arbres, et dominait en plein sur les jardins que Tippoo avait formés dans un quartier de la ville. Les riches pavillons des principaux personnages étincelaient de soie et d’or ; et des piques à pointes dorées, ou garnies de houppes d’or, déployaient de nombreuses petites bannières sur lesquelles était écrit le nom de Prophète. C’était le camp de la bégum Mootee Mahul, qui, avec un petit détachement de ses troupes, montant à deux cents hommes environ, attendait le retour de Tippoo sous les murs de Bangalore. Les motifs particuliers qui leur faisaient désirer une entrevue, le lecteur les connaît ; aux yeux du public la visite de la bégum avait toute l’apparence d’une marque de respect, telle que les princes inférieurs et subalternes en témoignent souvent aux protecteurs dont ils dépendent.

Après qu’il se fut bien assuré de ces faits, le sirdar du nabab établit son camp en vue de celui de la bégum, mais à un demi-mille de distance environ, envoyant à la ville un courrier pour annoncer au prince Tippoo, dès qu’il serait de retour, qu’il était arrivé lui-même avec le vakeel anglais.

L’opération de dresser quelques tentes fut bientôt terminée, et Hartley, solitaire et chagrin, resta à se promener à l’ombre de deux ou trois mangoustiers qui ondoyaient les bannières au-dessus du camp de la bégum, et à songer avec amertume qu’au milieu de ces insignes du mahométisme était retenue Menie Grey, destinée, par un amant vil et parjure, à devenir la malheureuse esclave d’un sectateur de Mahomet. L’idée de se voir si près d’elle ajoutait encore à la douleur avec laquelle Hartley, en contemplant sa triste position, réfléchissait au peu de chances qu’il semblait avoir de parvenir à la sauver par la seule force de la raison et de la justice ; car c’était là tout ce qu’il pouvait opposer aux passions égoïstes d’un voluptueux tyran. Un amateur du romanesque aurait avisé au moyen d’effectuer sa délivrance par force ou par ruse ; mais Hartley, quoique homme de courage, n’avait point de goût pour les aventures, et aurait regardé comme désespérée une entreprise de ce genre.

Son seul rayon d’espérance lui vint de l’impression qu’il avait paru faire sur le vieux fakir ; car il lui était impossible de ne pas se flatter qu’il en recevrait assistance. Mais une chose à laquelle il était fermement résolu, c’était de ne point abandonner la cause qu’il avait commencé de défendre, tant qu’il lui resterait la moindre lueur d’espoir. Il avait vu, dans l’exercice de sa profession, la vie paraître et briller tout à coup dans les yeux du malade, alors même qu’ils semblaient être ternis par la main de la mort ; et il avait appris à ne pas perdre confiance au milieu des souffrances morales, par les succès obtenus contre celles qui n’étaient que physiques.

Pendant que Hartley méditait ainsi, il fut tiré de ses réflexions par une bruyante décharge d’artillerie partie du haut des bastions de la ville. Tournant les yeux dans cette direction, il aperçut, vers le nord de Bangalore, des flots de cavaliers accourant en désordre, brandissant leurs javelines de mille manières différentes, et pressant toujours leurs coursiers qui allaient déjà au grand galop. Les nuages de poussière qui accompagnaient l’avant-garde (car c’était l’avant-garde seule) joints à la fumée des canons, ne permirent point à Hartley de distinguer le corps principal qui suivait ; mais les éléphants équipés et les bannières royales, qu’on apercevait de temps à autre au milieu de cette espèce de brouillard, annonçaient évidemment le retour de Tippoo à Bangalore, tandis que des acclamations et des décharges irrégulières de mousqueterie indiquaient la joie réelle ou supposée des habitants. Les portes de la ville reçurent ce torrent vivant qui s’y précipita ; les nuages de fumée et de poussière furent bientôt dispersés, et l’horizon fut rendu au silence et à la sérénité.

Une entrevue entre personnages d’importance, et surtout de sang royal, est une affaire de très-grande conséquence dans l’Inde, et généralement on déploie beaucoup d’adresse pour attirer la personne qui reçoit la visite aussi loin que possible à la rencontre de celle qui la fait. Se lever simplement et aller au bout du tapis, ou bien s’avancer à la porte du palais, à celle de la ville, ou enfin à un mille ou deux sur la route, tout est un sujet de négociation. Mais l’impatience que ressentait Tippoo de posséder la belle Européenne le fit condescendre, en cette occasion, à un bien plus grand degré de politesse que n’osait s’y attendre la bégum : il désigna son jardin, adjacent aux murailles de la ville et renfermé dans l’enceinte des fortifications, pour lieu de leur entrevue. L’heure devait être celle de midi, le lendemain du jour de son arrivée ; car les naturels du pays sortent rarement le matin ou avant d’avoir déjeuné. Ces dispositions furent annoncées par le prince lui-même à l’envoyé de la bégum, lorsque celui-ci vint présenter à genoux le nuzzur, tribut consistant en trois, cinq ou sept moidores, toujours en nombre impair, et reçut en échange un khleaunt, ou vêtement d’honneur. L’envoyé fit de grands frais d’éloquence pour décrire l’importance de sa maîtresse, son dévouement et sa vénération envers le prince, et le plaisir que lui avait procuré d’avance la perspective de leur motakul ou entrevue ; il termina par quelques phrases plus modestes sur ses propres talents et sur la confiance que la bégum avait en lui. Il partit alors, et des ordres furent donnés afin que tout fût prêt le lendemain pour le sowarree, ou grand cortège ; quand le prince irait recevoir la bégum, en qualité d’hôtesse très-honorable, dans les jardins de sa maison de plaisance.

Long-temps avant l’heure indiquée, un rassemblement de fakirs, de mendiants et d’oisifs, devant la porte du palais, annonçait combien grande était l’attente de cette espèce de gens qui suit ordinairement les cortèges ; tandis qu’une foule de mendiants plus importune encore, les courtisans, se réunissaient vers le même endroit, montés sur des chevaux, ou sur des éléphants, selon qu’ils en avaient le moyen, toujours empressés à montrer leur zèle, et proportionnant toujours leur empressement à leuis espérances ou à leurs craintes.

À midi précis, des coups de canon tirés dans les cours extérieures, ainsi qu’une décharge de mousquets et de petites pièces d’artillerie portées par des chameaux, qui secouaient leurs longues oreilles à chaque décharge, annoncèrent que Tippoo venait de monter sur un éléphant. Le son grave et solennel du naggra, ou tambour des cérémonies, placé sur un éléphant, se fit alors entendre, comme une salve lointaine d’artillerie que suivrait le roulement prolongé d’une mousquetade, et à ce tapage répondirent de nombreuses trompettes et de nombreux tamtams ou tambours ordinaires, produisant une harmonie discordante, mais guerrière. Le bruit augmenta d’instants en instants, tandis que le cortège parcourut successivement les cours extérieures du palais, et défila enfin par les portes. En tête marchaient les chobdards, portant des baguettes et des masses d’argent, et proclamant en criant de toute la force de leurs poumons les titres et les vertus de Tippoo le grand, le généreux, l’invincible… fort comme Rustan, juste comme Noushirvan… avec une courte prière pour la continuation de sa santé.

Amenait ensuite une troupe confuse d’hommes à pieds portant javelines, mousquets et bannières, à laquelle s’étaient réunis des cavaliers revêtus, les uns de cottes de mailles, avec des casques d’acier sous leurs turbans, les autres, d’une espèce particulière d’arme défensive : elle consistait en riches vêtements de soie qui, rembourrés de coton, étaient ainsi à l’épreuve du sabre. Ces champions précédaient le prince, auquel ils servaient de gardes du corps. Ce ne fut que bien long-temps après que Tippoo leva son célèbre régiment du Tigre, discipliné et armé à la manière euroéenne. Immédiatement devant le prince venait, sur un petit éléphant, un homme à visage dur, à mine sévère, distributeur officiel des aumônes, et remplissant alors sa charge, en faisant pleuvoir de petites monnaies de cuivre sur les fakirs et les mendiants, qui, en luttant pour ramasser ces pièces, les faisaient paraître plus nombreuses. Cet agent de la charité mahométane, avec son visage repoussant, et son éléphant, qui marchait les yeux à demi courroucés et la trompe levée en l’air, semblait prêt à seconder les intentions du maître, et paraissait tout disposé à châtier ceux que la pauvreté rendrait trop importuns.

Arrivait ensuite Tippoo lui-même, richement costumé et assis sur un éléphant qui, levant la tête par-dessus tous ceux qui formaient le cortège, semblait être fier et comprendre sa dignité supérieure. La howdaw, ou siège que le prince occupait, était d’argent, relevé en bosse et doré : par derrière se trouvait une place pour un domestique de confiance qui agitait le grand chowry, ou queue de vache, destinée à écarter les mouches ; cet homme pouvait aussi, dans l’occasion, jouer le rôle d’orateur, et il possédait un répertoire de termes de flattere et de compliments. Les caparaçons du royal éléphant étaient de drap écarlate richement brodé d’or. Derrière Tippoo venaient divers courtisans et les oficiers de sa maison, presque tous montés sur des éléphants, portant leurs plus magnifiques costumes, et déployant la plus grande pompe.

Le cortège s’avança de cette manière par la principale rue de la ville vers la porte des jardins royaux. Les maisons étaient ornées de larges draperies, de châles en soie et de tapis brodés des plus riches couleurs, qui descendaient des balcons et des fenêtres : la hutte même la plus humble était décorée de quelque pièce de drap, de façon que toute la rue offrait un coup d’œil extraordinairement riche et brillant.

Ce splendide cortège, après avoir pénétré dans les jardins royaux, se dirigea, par une longue allée d’arbres magnifiques, vers une chabotra, ou plate-forme de marbre blanc, surmontée d’arcades également de marbre, qui occupait le centre du jardin. Elle était élevée de quatre ou cinq pieds au-dessus du sol, couverte de drap blanc et de tapis de Perse. Au milieu de la plate-forme était le musnud, ou coussin d’apparat du prince, de six pieds carrés, recouvert de velours cramoisi richement brodé. Par grâce spéciale, un petit coussin était placé à droite du prince, et la bégum devait l’occuper. En face de cette plate-forme était un bassin carré, en marbre, profond de quatre pieds, et rempli d’une onde aussi claire que le cristal ; et du milieu de cette fontaine partait un jet considérable, qui s’élevait en colonne liquide à la hauteur de vingt pieds.

Le prince Tippoo était à peine descendu de son éléphant, et assis sur le musnud, qu’on vit la majestueuse bégum s’avancer vers le lieu du rendez-vous. Elle avait laissé son éléphant à la porte des jardins qui ouvraient sur la campagne dans la direction opposée à celle par où le cortège de Tippoo était entré, et elle arrivait dans une litière découverte, richement décorée d’argent, et portée sur les épaules de six esclaves noirs. Toute sa personne était aussi belle qu’elle avait pu le faire à force d’étoffes de soie et de joyaux.

Richard Middlemas, comme Buckshee de la bégum, marchait tout près de sa litière, dans un costume aussi magnifique en lui-même qu’éloigné de toute mise européenne. Son turban était de soie précieuse et d’or, d’un tissu très-serré, et placé un peu sur l’oreille, et les bouts retombaient sur une épaule. Ses moustaches étaient relevées et frisées, et ses paupières étaient teintes d’antimoine. Sa veste était de brocart d’or, et la ceinture qui entourait sa taille était d’étoffe semblable à celle de son turban. Il tenait à la main un large sabre, recouvert d’un fourreau de velours cramoisi, et portait autour de son corps un grand baudrier orné de broderies. Quelles étaient ses pensées sous ce bel accoutrement, et avec la démarche fière qui y répondait ? Il serait horrible de les mettre au grand jour. Ses moins détestables espérances étaient peut-être celles qui tendaient à sauver Menie Grey, en trahissant à la fois le prince qui allait se confier à lui, et la bégum, par l’intercession de laquelle la confiance de Tippoo allait lui être accordée.

La litière s’arrêta lorsqu’elle approcha du bassin, mais du côté opposé à celui où le prince était assis sur son musnud. Middlemas aida la bégum à descendre, et la conduisit, couverte d’un voile épais de mousseline d’argent, vers la plate-forme de marbre. Toute la suite de la bégum suivait, remarquable par la richesse et la variété des costumes, mais composée d’hommes seulement ; et il n’y avait pas trace de femme dans son cortège ; seulement une étroite litière, gardée par vingt esclaves noirs, sabres dégainés, restait à quelque distance, dans un bosquet d’arbustes fleuris.

Lorsque Tippoo-Saïb, à travers l’épais brouillard que produisait le jet d’eau en retombant, eut remarqué le splendide cortège de la bégum qui s’avançait, il se leva de son musnud, de manière à la recevoir presque au pied de son trône, et échangea quelques politesses avec elle sur le plaisir qu’il ressentait à la voir. Après qu’ils se furent mutuellement demandé des nouvelles de leur santé, il la conduisit au coussin placé près du sien, tandis que ses courtisans s’empressaient de prouver leur courtoisie à ceux de la bégum, en leur procurant des places sur les tapis d’alentour, où ils s’assirent tous, les jambes croisées… Richard Middlemas en occupait une des plus honorables.

Les gens d’un rang inférieur se tinrent debout par derrière, et parmi eux étaient le sirdar d’Hyder-Ali avec Hartley et le vakeel de Madras. Il serait impossible de décrire les sentiments qui animèrent Hartley lorsqu’il reconnut l’apostat Middlemas et l’amazone mistress Montreville. Leur vue le confirma dans sa résolution de faire appel contre eux en plein durbar, à la justice que Tippoo était obligé de rendre à tous ceux qui se plaignaient d’injustices. Cependant le prince, qui avait jusque là parlé à voix basse pour louer, comme on peut le supposer, les services et la fidélité de la bégum, fit alors signe à son ministre, qui dit à baute voix : « En conséquence, et pour récompense de pareils services, le puissant prince, à la requête de la puissante bégum Mootee Mahul, belle comme la lune et sage comme la fille de Giamschid, arrête qu’il prend à son service le Buckshee des armées de ladite bégum, et lui remet, comme digne de toute sa coniiance, la garde de Bangalore, sa capitale chérie. »

La voix du crieur avait à peine cessé qu’une autre voix aussi sonore y répliqua du milieu de la multitude des assistants : « Maudit est celui qui fait du brigand Leik son trésorier, ou qui confie la vie des musulmans à la garde d’un apostat ! »

Ce fut avec une inexprimable satisfaction, et néanmoins en tremblant de doute et d’inquiétude, que Hartley reconnut en celui qui venait de parler ainsi le vieux fakir, compagnon de Barak. Tippoo sembla ne point s’apercevoir de cette interruption qui passa pour être sortie de la bouche d’un de ces dévots fanatiques à qui les princes musulmans permettent de grandes libertés. Le durbar revint donc de sa surprise, et, en réponse à la proclamation, fit entendre les applaudissements qui doivent toujours accueillir chaque manifestation de la royale volonté.

Ces acclamations n’eurent pas plus tôt cessé, que Middlemas se leva, vint se prosterner devant le musnud ; et, dans un discours préparé long-temps d’avance, se déclara indigne du grand honneur qui venait de lui être conféré, et protesta de son zèle pour le service du prince. Il restait quelque chose à ajouter, mais la voix lui manqua ; ses jambes fléchirent, et sa langue sembla lui refuser son office.

La bégum se leva aussitôt de son siège, malgré l’étiquette, et dit, comme pour suppléer à ce qui manquait au discours de son officier : « Mon esclave voudrait dire, qu’en reconnaissance d’un si grand honneur accordé à mon buckshee, j’ai peu de présents convenables à vous offrir : je puis seulement prier Votre Altesse de daigner recevoir un lis du Frangistan pour le planter dans le jardin secret de vos plaisirs. Que mon seigneur ordonne à ses gardes de conduire cette litière au zénana.

Un cri de femme se fit entendre au moment où, à un signal de Tippoo, les gardes de son sérail s’avançaient pour recevoir la litière fermée des mains des esclaves de la bégum. La voix du vieux fakir retentit encore plus forte et plus sombre que la première fois… « Maudit est le prince qui troque la justice contre la luxure ! Il mourra sur le seuil de sa porte par le glaive de l’étranger.

— C’est par trop insolent ! s’écria Tippoo ; entraînez ce fakir hors de la foule, et coupez-lui sa robe en lambeaux sur le dos avec vos chabouks[187]. »

Mais alors eut lieu une scène semblable à celle du palais de Seyd[188]. Tous ceux qui essayèrent d’exécuter l’ordre du despote irrité reculèrent devant le fakir, comme ils eussent reculé devant l’ange de la mort. En effet, il jeta à terre son chapeau et sa barbe postiche, et l’air courroucé de Tippoo se calma en un instant quand il rencontra l’œil sévère et terrible de son père. Un signe le fit descendre du trône, où Hyder lui-même monta, tandis que d’officieux serviteurs lui enlevaient son manteau percé pour le revêtir d’une robe d’une splendeur royale, et posaient sur sa tête un turban enrichi de joyaux. Le durbar poussa des acclamations en l’honneur d’Hyder-Ali-Khan-Behauder, » le bon, le sage, celui qui découvre les choses cachées ; qui vient dans le divan comme le soleil sortant d’un nuage. »

Le nabab imposa enfin silence d’un signe, et fut promptement obéi. Il promena majestueusement ses regards autour de lui, et enfin les arrêta sur Tippoo, dont le regard baissé vers la terre tandis qu’il se tenait debout au bas du trône les bras croisés sur la poitrine, contrastait fortement avec l’air superbe d’autorité qu’il avait pris quelques minutes auparavant. « Tu as voulu, dit le nabab, troquer la sûreté de ta capitale contre la possession d’une esclave blanche. Mais la beauté d’une femme a fait trébucher Salomon ben David dans son chemin ; comment donc à plus forte raison le fils d’Ilyder Naig resterait-il ferme malgré la tentation ?… Pour que tu voies distinctement, il faut écarter la lumière qui éblouit tes yeux. Cette femme féringi doit être mise à ma disposition.

— Entendre est obéir, » répliqua Tippoo, tandis que le sombre nuage qui couvrait son front montrait tout ce que cette soumission forcée coûtait à son esprit fier et fougueux. Dans les cœurs des courtisans témoins de cette scène régnait la plus vive curiosité d’en voir le dénoùument ; mais aucun ne laissait percer la moindre trace de ce désir sur son visage habitué dès long-temps à cacher tout sentiment intérieur. Les émotions de la bégum n’étaient pas visibles, grâce à son voile. Mais, malgré ses violents efforts pour déguiser ses alarmes, la sueur tombait à grosses gouttes du front de Richard Middlemas. C’est alors que le nabab prononça ces paroles qui résonnèrent comme une douce harmonie aux oreilles d’Hartley.

« Conduisez la femme féringi à la tente du sirdar Belash Cassim (c’était le chef à qui Hartley avait été confié). Qu’elle soit traitée en tout honneur, et qu’il se prépare à l’escorter avec le vakeel et le hakim Hartley, jusqu’au Payeen-Ghaunt (le pays au delà des défilés) : il répond de leur sûreté sur sa tête. » La litière était en route vers les tentes du sirdar, avant que le nabab eut fini de parler. « Quant à toi, Tippoo, continua Hyder, je ne suis point venu ici pour te ravir ton autorité, ou t’humilier devant le durbar. Les choses que tu as promises à ce Féringi, il faut les tenir. Le soleil ne redemande pas la splendeur qu’il prête à la lune, et le père ne ternit pas la dignité qu’il a conférée à son fils : les promesses que tu as faites, il faut les exécuter sur-le-champ. »

En conséquence, on reprit la cérémonie d’investiture par laquelle le prince Tippoo remettait à Middlemas le gouvernement important de Bangalore, sans doute avec la résolution intérieure, puisqu’on lui enlevait la possession de la belle Européenne, de saisir la première occasion qui se présenterait pour ôter cette charge au nouveau killedar : quant à Middlemas, il la recevait avec l’espérance de pouvoir encore trahir et le père et le fils. L’acte d’investiture fut lu à haute voix… la robe d’honneur fut mise sur le dos du killedar nouvellement créé, et des centaines de voix, tout en bénissant le choix sage de Tippoo, souhaitèrent au gouverneur bonne fortune et triomphe sur ses ennemis.

On amena ensuite un cheval, présent du prince. C’était un beau coursier de la race de Cuttyawar, à haute encolure, à large croupe ; il était de couleur blanche, mais l’extrémité de sa queue et de sa crinière était teinte en rouge ; la selle était de velours écarlate, la bride et la croupière garnies de clous dorés. Deux esclaves montés sur des chevaux plus petits conduisaient ce fringant animal, l’un portant la lance, l’autre la longue javeline de leur maître. Le cheval fut montré aux courtisans, qui applaudirent encore plus, et emmené pour être conduit en pompe par les rues où le nouveau killedar devait le suivre sur un éléphant, autre présent d’usage en pareille occasion, qu’on fit alors avancer, pour que les assistants admirassent la magnificence du prince.

Le gigantesque animal s’approcha de la plate-forme en agitant son énorme tête ridée, qu’il levait et qu’il abaissait comme par impatience, et en redressant sa trompe de temps à autre, comme pour montrer le gouffre de sa bouche sans langue.

Se retirant avec grâce et de l’air du plus profond respect, le killedar, charmé que la cérémonie fut enfin terminée, se tenait debout près du cou de l’éléphant, attendant que l’animal s’agenouillât à l’ordre de son cornac pour monter sur le howdah doré qui lui était destiné.

« Arrête ! Féringi, s’écria Hyder. Tu as reçu tout ce qui t’avait été promis par la bonté de Tippoo ; accepte maintenant ce qui est le fruit de la justice d’Hyder. »

À ces mots, il fit un signe avec le doigt, et le conducteur de l’éléphant fit aussitôt comprendre à l’animal la volonté du nabab. Entortillant sa longue trompe autour du cou du malheureux Européen, l’éléphant terrassa en un clin d’œil le misérable Richard devant lui, et, appuyant ses larges pieds difformes sur sa poitrine, il mit fin en même temps à sa vie et à ses crimes. Le cri que poussa la victime fut comme contrefait par le rugissement de l’animal, et un son assez semblable à un rire convulsif accompagné d’un cri perçant, partit de dessous le voile de la bégum. L’éléphant releva sa trompe en l’air, et répéta un de ses horribles bâillements.

Les courtisans gardaient un profond silence ; mais Tippoo, qui avait reçu quelques gouttes du sang de la victime sur sa robe de mousseline, la montra au nabab, en s’écriant d’un ton douloureux et presque irrité : Mon père… mon père… était-ce ainsi que ma promesse devait être tenue ?… »

« Apprends, jeune insensé, répliqua Hyder-Ali, que l’homme dont le cadavre gît à tes pieds avait formé le complot de livrer Bangalore aux Féringis et aux Mahrattes. Cette bégum… (elle tressaillit lorsqu’elle s’entendit nommer) nous a averti du complot, et a mérité ainsi son pardon d’y avoir trempé dans l’origine. L’a-t-elle fait seulement par amitié pour nous, c’est une chose que nous ne rechercherons pas trop soigneusement… Qu’on fasse disparaître ce tas de boue ensanglantée, et qu’on m’amène Hartley le hakim, et le vakeel anglais. »

On les fit avancer, tandis que des esclaves jetaient du sable sur les traces sanglantes, et que d’autres emportaient le corps tout défiguré.

« Hakim[189], dit Hyder, tu t’en retourneras avec la femme féringi et une sonmie d’or capable de lui faire oublier les injustices qu’elle a souffertes, et la bégum en déboursera une bonne partie. Et dis à ta nation : « Hyder-Ali fait fieurir la justice. » Le nabab s’inclina alors gracieusement vers Hartley, puis se tournant vers le vakeel, qui paraissait tout décontenancé : « Vous m’avez apporté des paroles de paix, dit-il, pendant que vos maîtres méditaient une guerre traîtresse. Ce n’est pas sur vous que ma vengeance doit tomber ; mais dites au kafr Paupiah et à son indigne maître, qu’Hyder-Ali voit trop clair pour se laisser ravir par trahison les avantages qu’il a obtenus par les armes. Jusqu’à présent, j’ai paru dans le Carnate comme un prince doux… À l’avenir je serai la tempête qui détruit. Jusqu’à présent, j’ai fait des incursions comme un conquérant miséricordieux, clément… désormais je serai le messager qu’Allah envoie aux royaumes contre lesquels il a prononcé l’arrêt fatal. »

Tout le monde sait de quelle effroyable manière le nabab tint sa promesse, et comment lui, et son fils ensuite, succombèrent sous la discipline et la bravoure des Européens. Le motif de la juste punition qu’il infligea en cette occasion avec tant de rigueur peut être attribué à sa politique, à son penchant réel pour la justice, et au désir d’en donner un exemple frappant en présence d’un Anglais, qu’il savait être un homme d’esprit et d’intelligence, ou enfin à toutes ces causes mêlées ensemble : mais dans quelles proportions ? ce n’est pas à nous à le décider.

Hartley regagna la côte en sûreté, avec Menie Grey, arrachée à un horrible destin au moment où elle ne conservait plus d’espérance. Mais les nerfs et la santé de la pauvre fille avaient reçu un choc dont elle souffrit beaucoup et long-temps, et dont elle ne put même jamais se remettre entièrement. Les principales dames de l’établissement anglais, émues par l’histoire singulière de ses infortunes, l’accueillirent avec la plus vive tendresse, et lui prodiguèrent tous les soins, toutes les attentions de l’hospitalité. Le nabab, fidèle à sa promesse, lui envoya une somme d’argent qui ne montait à rien moins qu’à dix mille moidores, tirée en majeure partie, suivant toute apparence, des coffres de la bégum Mootee Mahul ou Montreville. On n’apprit rien de bien certain sur le sort de cette aventurière ; mais ses forteresses et ses domaines passèrent entre les mains d’Hyder, et la renommée publia que, dépouillée de toute importance et privée de tout pouvoir, elle périt par le poison, soit qu’elle l’eût pris de plein gré, soit qu’il lui eût été administré par quelque autre personne.

On pourrait penser que l’histoire de Menie Grey se termina fort naturellement par son union avec Hartley, à qui elle devait tant pour son héroïque intervention en sa faveur ; mais ses émotions avaient été trop violentes et trop pénibles, sa santé trop complètement dérangée, pour lui permettre de songer pour le moment à contracter un mariage, même avec l’ami de sa jeunesse et le défenseur de sa liberté. Le temps aurait pu faire disparaître ces obstacles ; mais deux ans s’étaient à peine écoulés depuis leurs aventures dans le Mysore, lorsque le brave et désintéressé Hartley périt victime de son courage, en cherchant à arrêter les progrès d’une maladie contagieuse, qu’il gagna à la fin, et qui le conduisit au tombeau. Il laissa une partie considérable de la fortune qu’il avait acquise à Menie Grey, qui, comme de raison, ne manqua point d’offres de mariage. Mais elle respectait trop la mémoire d’Hartley pour lever, en faveur d’un autre, les empêchements qui l’avaient portée à lui refuser une main qu’il avait si bien méritée… et même si vaillamment gagnée.

Elle revint en Angleterre… et, chose assez rare… elle ne s’y maria point, quoique riche. S’établissant dans son village natal, elle sembla ne trouver de plaisir qu’à des actes de bienfaisance, qui auraient pu paraître excéder l’étendue de sa fortune, si l’on n’eût pris en considération la vie retirée qu’elle menait. Deux ou trois personnes qui vécurent dans son intimité purent apprécier la générosité, le désintéressement, la simplicité et l’affection qui faisaient la base de son caractère. Pour le monde en général, ses habitudes ressemblaient à celles de l’ancienne matrone romaine, sur la tombe de laquelle on grava ces quatre mots :

DOMUM MANSIT… LANAM FECIT[190].



CHAPITRE XVI.

conclusion.


Si vous dites une bonne plaisanterie, qui soit goûtée par tout le monde, arrive Dingly, et elle vous demande : « De quoi s’agit-il ?.. » Et avant qu’on puisse l’en informer, elle s’en va chercher quelque vieux haillon dans le cabinet.
Dean Swift.


Tandis que j’écrivais l’intéressante histoire que mes lecteurs viennent de terminer, on aurait pu dire que j’apprenais à m’habituer à la critique, comme un cheval s’habitue au feu. Grâce à quelques-uns de ces abus véniels de confiance, qui arrivent toujours en pareille occasion, mes entretiens particuliers avec la muse de fiction, devinrent matière à chuchotements dans le cercle de miss Fairscribe, où certaines personnes qui en faisaient l’ornement s’intéressaient beaucoup, à ce que je suppose, aux progrès de mon travail, tandis que d’autres « pensaient réellement que M. Chrystal Croftangry aurait dû, à son âge, avoir plus d’esprit. » Puis venaient les avis critiques, les remarques détournées, enfin toute cette raillerie à lèvres mielleuses qui convient à la situation d’un homme prêt à faire une folie, soit qu’il publie un livre, soit qu’il contracte un mariage : le tout accompagné des signes de tête et des coups d’œil discrets des amis qui sont dans la confidence, et de l’obligeante avidité des autres à connaître tout le secret.

Enfin l’affaire devint si publique que je me décidai à braver toute une réunion de personnes qui étaient venues prendre le thé, portant mon manuscrit dans ma poche, et cherchant à prendre l’air simple et modeste qu’un homme d’un certain âge doit avoir en pareille circonstance. Quand la théière eut fait le tour de la compagnie, quand les mouchoirs et les flacons furent préparés, j’eus l’honneur de lire la fille du chirurgien, pour l’amusement de la soirée. Tout se passa admirablement bien ; mon ami M. Fairscribe, qui s’était arraché à son bureau pour se joindre au cercle littéraire, ne s’endormit que deux fois, et se remit aisément à l’aide de sa tabatière. Les dames furent poliment attentives, et quand le chien, le chat ou un voisin causait quelque distraction, Katie Fairscribe, alerte comme un actif surveillant, s’empressait d’un regard, d’un signe, d’un mot prononcé tout bas, de rappeler tous les esprits à la lecture. Miss Katie déployait-elle une pareille activité seulement pour maintenir la discipline littéraire de sa coterie, ou s’intéressait-elle réellement aux beautés de l’ouvrage qu’elle désirait faire goûter aux autres ? C’est ce que je ne me permettrai pas de lui demander, de peur de me laisser entraîner à aimer cette jeune fille, qui est véritablement jolie, plus que la prudence ne me le permet, dans mon intérêt comme dans le sien.

Je dois l’avouer, le plaisir qu’on prenait à écouter mon histoire ne paraissait pas toujours bien vif : peut-être aussi lisais-je mal ; car tandis que je n’aurais dû songer qu’à donner aux expressions la force qu’elles avaient réellement, j’éprouvais la conviction glaciale qu’elles auraient pu et dû être beaucoup meilleures. Pourtant nous nous échauffâmes enfin quand nous abordâmes aux Indes orientales, quoique à propos des tigres dont il était parlé, une vieille dame à qui la langue démangeait depuis une heure, s’écriât : « Je suis curieuse de savoir si M. Croftangry a jamais entendu l’histoire de tigre Tullideph, » et eût presque voulu insérer le récit tout entier, en forme d’épisode de mon histoire. Elle se laissa pourtant mettre à la raison, et la mention des châles, des diamants, des turbans et des ceintures, qui fut faite ensuite, produisit l’effet habituel sur l’imagination des belles qui composaient l’auditoire. Le genre de mort si horriblement nouveau de l’amant infidèle eut, comme je m’y attendais, la bonne fortune d’exciter cette expression de pénible intérêt qui est produit par le bruit de la respiration à travers les lèvres serrées : et même une miss de quatorze ans poussa un grand cri. »

Enfin, ma tâche fut achevée, et les belles qui avaient daigné m’entendre m’ensevelirent sous un nuage d’encens, comme au carnaval on accable les élégants sous une pluie de dragées et d’eau de senteur. C’était « charmant ! — quel doux intérêt ! — ô monsieur Croftangry ! — quelle délicieuse soirée ! — combien nous vous sommes obligées ! » et enfin, « ô miss Katie, comment aviez-vous pu garder un tel secret si long-temps ? » Tandis que les chères âmes m’étoudaient ainsi sous les feuilles de rose, l’impitoyable vieille dame leur imposa à toutes silence par une discussion sur les châles, laquelle discussion, elle eut l’assurance de me le dire, était nécessairement amenée par mon histoire… Miss Katie s’efforça en vain d’arrêter le torrent de son éloquence ; elle mit tout autre sujet hors de cause. Des véritables châles de l’Inde, elle fit une digression sur les châles imités qu’on fabrique maintenant à Paisley avec la laine réelle du Thibet, et qu’on ne peut distinguer des vrais cachemires indiens, qu’à l’absence de certains points inimitables croisés dans la bordure. « Il est heureux, » dit la vieille dame en s’enveloppant dans un riche cachemire, « qu’il y ait moyen de distinguer une chose qui coûte 50 guinées de celle qui n’en vaut que 5 ; mais j’ose affirmer qu’il n’est pas une personne sur dix mille qui puisse voir en quoi consiste la différence. »

La politesse de plusieurs belles dames voulut ramener la conversation sur le sujet alors oublié de la réunion. « Comment avez-vous pu, monsieur Croftangry, recueillir tous ces mots si durs de la langue qu’on parle aux Indes ?… Vous n’y êtes jamais allé. — Non, madame, je n’ai pas eu cet avantage ; mais, comme les fabricants imitateurs de Paisley, j’ai composé mon châle en incorporant dans le tissu un peu de laine du Thibet, que mon excellent ami et voisin, le colonel Mac Kerris, un des meilleurs garçons qui traversèrent jamais un marécage dans nos montagnes ou parcoururent une jungle indienne, a eu la bonté de me fournir. »

Tout bien calculé, cette répétition, quoiqu’elle ne fût pas absolument de mon goût, m’a, en quelque sorte, préparé au jugement moins indulgent du public. C’est ainsi qu’un homme doit apprendre à parer un coup de fleuret avant d’affronter une épée ; et, pour reprendre ma première comparaison, un cheval doit être accoutumé à l’exercice à feu avant d’être conduit contre les balles. Eh bien, la philosophie du caporal Nym n’est pas la pire qu’on ait prêchée, « ça ira comme ça pourra. » Si le fruit de mes veilles fait plaisir au public, je pourrai bien réclamer encore l’attention de l’indulgent lecteur : sinon, ici finissent les Chroniques de la Canongate.


FIN DES CHRONIQUES DE LA CANONGATE.



IMPRIMERIE DE MOQUET ET C, RUE DE LA HARPE, 90.
  1. Mot qui veut dire pierre de touche ; personnage d’une comédie de Shakspeare, intitulée : As you like it. Comme il vous plaira. a. m.
  2. L’un des juges de la cour suprême d’Écosse. a. m.
  3. En 1827. a. m.
  4. Feu mistress Goldie.
  5. John Chalmers, membre du barreau de Londres, mort en 1831. a. m.
  6. Quaterly review. a. m.
  7. Voir Guy-Mannering. a. m.
  8. Shakspeare, Henri V. a. m.
  9. Personnage fanfaron du drame de Ben Johnson. a. m.
  10. Allusion à la tentative du prince Charles-Édouard, petit fils de Jacques II, tentative qui a fourni le sujet de Waverley. a. m.
  11. Période de soixante-trois à soixante-quatre ans, la plus dangereuse, dit-on, de la vie humaine. a. m.
  12. Il s’agit du local où siégeait autrefois le parlement d’Écosse, et où se tient à présent la Cour de justice. a. m.
  13. Trois auberges d’Édimbourg. a. m.
  14. Impasse où existe une fameuse taverne, à Édimbourg. a. m.
  15. Le texte dit : Je mis mes terres en nourrice ; I put my estate out to nurse : ce qui exprime assez bien l’abandon qu’un seigneur anglais a coutume de faire volontairement d’une certaine portion du revenu de ses terres pour en éteindre les hypothèques. a. m.
  16. Voir sur Holy-Rood la note insérée au commencement de notre traduction du roman de Walter Scott, publiée sous le titre du Jour de Saint-Valentin. (La Jolie fille de Perth.) a. m.
  17. Êtres imaginaires qui figurent dans les writs ou actes de prise de corps. Ces individus fictifs sont censés poursuivre les débiteurs, et les appréhender au corps. Quand un débiteur a peur d’être arrêté, il exprime sa crainte en disant : J’ai peur de John Doe et de Richard Roe. a. m.
  18. Le Parc du Roi, promenade publique, grande étendue de terrain, à un coin duquel se trouve le château de Holy-Rood. a. m.
  19. High Street, principale rue de l’ancienne ville d’Édimbourg, longue d’environ un mille, et aboutissant à celle de la Canongate, qui mène au château royal de Holy-Rood. a. m.
  20. Porte de l’eau, porte à l’entrée de la Canongate, une des sorties d’Édimbourg, conduisant vers la mer. a. m.
  21. Les jardins de Sainte-Anne faisaient partie de King’s Park, et touchaient presque au palais de Holy-Rood. a. m.
  22. Auteur d’une description d’Édimbourg. a. m.
  23. Mot à mot, siége d’Arthur, éminence dépendante de King’s Parck, près d’Édimbourg ; espèce de pain de sucre, haut d’environ mille pieds au-dessus de la mer.
  24. Rochers de basalte, de cent à cent cinquante pieds de haut, perpendiculaires du côté d’Holy-Rood, et s’abaissant en pente douce du côté de la mer. a. m.
  25. Le mot Canongate signifie Porte des Chanoines ; et la partie de la rue qui porte encore ce nom le devait aux chanoines réguliers de l’abbaye d’Holy-Rood, les édifices appartenant à ces moines comme les plus nombreux dans cette rue, du temps de Jacques V. a. m.
  26. Terme moyen. a. m.
  27. An iron race, une race de fer, dit Gray. a. m.
  28. Libertas : quæ, sera, tamen respexit inertem.
    Bucolica, Ecloga 1.

    La liberté,
    Elle vint un peu tard relever mon courage.

    Traduction de M. Tissot.
  29. C’est-à-dire, le métal même. a. m.
  30. Bijoutiers de la couronne, à Londres a. m.
  31. Mortua quin etiam jungebat corpora vicis.
    Énéid, liv. viii, 485

    Il liait des cadavres à des hommes vivants. a. m.
  32. Cette faiblesse de l’esprit, plus fatale encore que la privation de nos membres, qui ne reconnaît plus ni les noms de nos serviteurs, ni les traits d’un ami. a. m.
  33. Ce personnage était maître des cérémonies et des bals à Bath. a. m.
  34. Partie supérieure de Clydesdale ou Lanark, vers Glascow. a. m.
  35. Il régna dans le xe siècle.
  36. Embouchure de la rivière de Forth, près d’Édimbourg, dans l’océan Germanique ; elle a cinq ou six lieues de largeur entre Leith et Kirkcaldy. a. m.
  37. Lenthy, dit le texte : les Américains ont inventé ce mot, lequel n’est pas anglais.
  38. Nom d’un fameux imprimeur d’Édimbourg, dont les éditions sont très-recherchées. C’est aussi le titre d’un cercle d’antiquaires un bibliomanes. a. m.
  39. Nous savons que ces choses ne sont rien, ou nous pouvons à peine les appeler nôtres. a. m.
  40. Wrong side of the blanket, c’est-à-dire, un enfant naturel ; proverbe usité en Écosse. a. m.
  41. Inquisitio post mortem, c’est-à-dire, l’acte mortuaire. La bataille près de Branxton, plus connue sous le nom de bataille de Flodden-Field, dans le nord de l’Angleterre, est fameuse par la déroute qu’y éprouva l’armée écossaise, sous le roi Jacques IV : ce monarque y périt, et il fut impossible de retrouver son corps. a. m.
  42. Dale signifie vallée. a. m.
  43. Où les troupes de Marie Stuart furent mises en déroute. a. m.
  44. He took the sheaf from the mare, c’est-à-dire qu’il abjura ses principes politiques et que, au lieu de rester jacobite, il accepta le pardon offert par la maison de Hanovre. a. m.
  45. Ces rochers sont appelés dans le pays Cairngorm. a. m.
  46. Traduction littérale de la formule des annonces, desirable estate for sale. a. m.
  47. Extrémité septentrionale de l’Écosse, sur la mer du Nord. a. m.
  48. Extrémité méridionale de l’Écosse, Cornhill-Bridge est proprement un pont sur la Tweed ; Ladykirk est une petite ville d’Écosse. a. m.
  49. Ostler, mot qui veut dire palefrenier. a. m.
  50. Sunt quos curriculo pulverem… Collegisse juvat. Hor., lib. I, od. 1.
  51. Une des plus belles chutes de la Clyde, près du château de Corra. a. m.
  52. Sat. II, liv. ii, traduct. de Daru. a. m.
  53. And a bittock et un peu plus ; comme un demi-mille, mais quelquefois le bittock est plus que le mille. a. m.
  54. Le Fairntosh est la meilleure espèce d’eau-de-vie de grain distillée en Écosse : elle est souvent préparée en fraude, le petit alambic propre à cette distillation étant prohibé. Le whisky est le terme générique de l’eau-de-vie distillée. Le whisky, mêlé à de l’eau, forme la boisson appelée grog ; en y ajoutant du sucre, on la nomme tody ; et avec du jus de citron en outre, c’est du punch. a. m.
  55. Corruption écossaise des trois mots anglais reading-made-easy, c’est-à-dire, la lecture rendue aisée. a. m..
  56. Luckie, en écossais, veut dire mère ; et la femme Steele veut qu’on l’appelle la mère Steele. a. m.
  57. L’auteur fait ici un jeu de mots entre écusson (scutcheon), et coussin (cushion), expressions anglaises qui offrent quelque analogie dans leur prononciation respective. a. m.
  58. Ces trois rimes redoublées se nomment en anglais un triplet ; on en voit de fréquents exemples dans Pope. a. m.
  59. Allusion à un passage de la tragédie de Douglas, de Home. a. m.
  60. On se rappelle qu’Auld Reekie (la vieille enfumée) est une manière de désigner la ville d’Édimbourg. a. m.
  61. Personnage d’une comédie de Macklin, intitulée l’Homme du monde.
  62. La campagne à la ville. a. m.
  63. Ce Pompée dans la comédie de Shakspeare est le valet d’une maison de débauche. a. m.
  64. Le mot écossais qui exprime au figuré un déplaisir soudain : on l’emploie au propre en parlant des bouffées de fumée qui remplissent une chambre, et dans ce cas, sous forme d’exclamation, fuff ! a. m.
  65. Ce mot veut dire un vaurien, un homme sans aveu. a. m.
  66. Mots celtiques signifiants Ayez pitié de nous. a. m. !
  67. Esquire, c’est-à-dire écuyer ou homme comme il faut. Ce titre est aussi prodigué en Angleterre que le don en Espagne, et le de en France. a. m.
  68. C’est-à-dire, consacrée à une seule famille, comme les maisons de Londres et de la nouvelle ville d’Édimbourg ; car les maisons où demeurent plusieurs ménages sont anciennes, comme la ville vieille d’Édimbourg, distribuée à l’instar de Paris. a. m.
  69. Little, veut dire petit. a. m.
  70. Petit bourg à une lieue d’Édimbourg, sur le bord de l’Océan, et où l’on va prendre les eaux de mer. a. m.
  71. Espèce de buffle ou bœuf sauvage, le plus grand des quadrupèdes, après l’éléphant et le rhinocéros. a. m.
  72. D’Addisson. a. m.
  73. De Mackensie. a. m.
  74. The Rambler (le Rôdeur) de Johnson. a. m.
  75. La fontaine de Saint Anthony, ou Saint-Antoine, est une petite source près du palais d’Holy-Rood. a. m.
  76. Nouvelle ville. a. m.
  77. Vieille ville. a. m.
  78. Comme qui dirait : Allons, mille bombes ! car le mot carajo est intraduisible pour des oreilles pudiques.
  79. Rue d’Édimbourg, vers le haut de la Canongate. a. m.
  80. Une des plus belles rues de la nouvelle ville d’Édimbourg. a. m.
  81. Rivière qui se jette dans la mer au-dessus d’Édimbourg. a. m.
  82. Ville du comté de Fife, vis-à-vis de Leith, qui est le port d’Édimbourg. a. m.
  83. Un des plus grands et des plus riches comtés d’Écosse, lequel est quelquefois encore emphatiquement appelé royaume. a. m.
  84. Petite ville où existe une université pour les humanités. a. m.
  85. L’Angleterre, par rapport à l’Écosse. a. m.
  86. Bourg d’Écosse où existent des manufactures de drap. a. m.
  87. Maîtresse de Samson. a. m.
  88. Œufs d’esturgeon. a. m.
  89. Personnage de Shakspeare, dans Henri V. a. m.
  90. Personnage d’une tragédie de Dryden. a. m.
  91. Bristol est un des plus grands ports de commerce de l’Angleterre, situé vis-à-vis de l’Irlande, un peu plus bas que Liverpool. Vers d’une ballade.
  92. Traduction de la Zaïre de Voltaire.
  93. En Écosse, les domestiques mâles tricotent comme les femmes. a. m.
  94. Le South Back est une rue au sud de la Canongate, avec des maisons d’un côté, et des jardins de l’autre. a. m.
  95. Manche à balai, au bout duquel sont attachés des cordonnets de laine, pour laver les parquets des maisons. a. m.
  96. An iron rasp, espèce de barre de fer avec des dents, sur lesquelles un anneau en passant fait un bruit aigu. a. m.
  97. Les gens de la campagne en Écosse vont généralement pieds nus. a. m.
  98. Régiment écossais en costume national. a. m.
  99. Femmes savantes ou beaux esprits. a. m.
  100. Thésée, duc d’Athènes, personnage du Songe d’une nuit d’été de Shakspeare, acte IV, scène i. a. m.
  101. La comtesse d’Eglington encouragea les premiers chants du poète écossais, Allan Ramsay, auteur du Gentle shepherd, le Gentil berger. a. m.
  102. Où se tient la cour à Londres. a. m.
  103. Marché aux poissons, à Londres. a. m.
  104. Le duc d’Yorck, qui régna sous le nom de Jacques II, devenu suspect au parlement d’Angleterre à cause de sa religion, demeurait souvent à Holy-Rood : Marie d’Est, son épouse, prodiguait, par politique, les fêtes et les bals à la noblesse écossaise. a. m.
  105. Pays des fées. a. m.
  106. Avant la réunion de l’Écosse à l’Angleterre. a. m.
  107. Dans High Street. a. m.
  108. Kilt, jupon écossais. a. m.
  109. Tyndrum est un hameau du comté de Perth, au nord de l’Écosse, sur la rivière de Tay ; Glenuilt est un autre hameau du même comté. a. m.
  110. Ceci a été ou est encore un des talents du postillon. Dans un des plus beaux districts des Highlands, montagnes d’Écosse, il existait, il n’y a pas encore long-temps, un pont sur lequel on lisait ce terrible avertissement : « Prenez à droite, le côté gauche est dangereux. » a. m.
  111. Mountain dew, dit le texte, pour désigner l’eau-de-vie de contrebande. a. m.
  112. Phrase celtique pour exprimer l’usage de boire à la santé de quelqu’un à plein verre. C’est aussi une sorte de coup de l’étrier. a. m.
  113. The Wellington of his day, le Wellington de son temps, dit le texte. L’adulation, il faut en convenir, est ici un peu forte. a. m.
  114. Ce vers est tiré d’une ballade fort touchante que j’ai entendu chanter par une des jeunes ladies d’Edgeworthstown, en 1825. Je ne crois pas que ce morceau ait été imprimé. a. m.
  115. Le premier qui ait tracé des routes militaires dans le nord de l’Écosse. a. m.
  116. C’est-à-dire l’Irlande : allusion à l’espèce de naïveté irlandaise (irish blunder) que renferme celle supposition qu’une chose soit vue avant d’être faite. a. m.
  117. Morceau de gazon coupé avec une bêche. a. m.
  118. C’est-à-dire la nation juive. a. m.
  119. L’Anglais emploie les mots bad, méchante, et mad, folle, entre lesquels il est aisé de se méprendre. a. m.
  120. Hamish, c’est-à-dire, James ou Jacques. a. m.
  121. Ce dernier mot veut dire grand. a. m.
  122. Ou black mail, espèce de taxe que les hommes tels que Rob-Roy faisaient payer aux fermiers écossais. a. m.
  123. La garde des Highlands. a. m.
  124. C’était le nom des marchands écossais des montagnes. a. m.
  125. Ces deux mots celtiques signifient red soldiers ou soldats rouges, ainsi désignés à cause de l’uniforme rouge des soldats anglais. a. m.
  126. The trush’song, le chant de la grive, est en Écosse ce qu’est pour nous le champ du rossignol. a.m.
  127. Sorte d’acrelle aux baies rouges. Cloud veut dire nuage ou tache, et berry signifie grain ou baie. a. m.
  128. Sidier d’hu, c’est-à-dire, soldats noirs, par opposition à sidier roy, ou soldats rouges. a. m.
  129. Bourse de peau de chèvre que les montagnards écossais portent à leur ceinture. a. m.
  130. Dernière déroute des montagnards écossais dans leurs luttes contre les troupes anglaises ou hanovriennes. a. m.
  131. Patrie d’Ossian, dans le comté d’Argyle en Écosse, théâtre d’un affreux massacre. Les habitants de ce canton avaient pris les armes pour Jacques II ; mais ils les avaient déposées comptant sur l’anmistie. On prétexta qu’ils n’avaient point prêté leur serment à l’époque fixée. Les soldats de Guillaume III furent reçus hospitalièrement à Glencoe ; ils vécurent plusieurs jours à la table et sous le toit des montagnards : enfin pendant la nuit du 15 février 1092, ils assaillirent leurs hôtes et massacrèrent indistinctement femmes, enfants et vieillards.
  132. Father’s roof-tree, la poutre du toit paternel. Les Écossais boivent ainsi à la poutre, et les Anglais au foyer. a. m.
  133. Généalogistes. a. m.
  134. Pyramide triangulaire, formée par trois piques et sur laquelle les Anglais attachent les malheureux condamnés à ce supplice infâme. a. m.
  135. Dunbarton, lieu de garnison anglaise. a. m.
  136. La montagne noire. a. m.
  137. Les veaux marins sont considérés par les montagnards comme des princes enchantés. a. m.
  138. C’est-à-dire du village et littéralement des pierres. a. m.
  139. Printer’s devils, les petits diables de l’imprimeur ; c’est ainsi que l’on désigne en Angleterre les petits garçons d’imprimerie chargés de porter et de rapporter les épreuves d’auteur. a. m.
  140. Personnage du Critique de Shéridan. a. m.
  141. Donald et Ronald sont des noms de famille des hautes terres en Écosse, et c’est ainsi qu’on appelle quelquefois les montagnards écossais, à cause de la multiplicité de ces noms.
    Les Écossais ont aussi pour sobriquet Sawney (corruption d’Alexandre), comme on appelle les Anglais John Bull, les Irlandais Pat (corruption de Patrick), et les Américains Jonathan. a. m.
  142. Étendue de terres basses le long d’une rivière, et formée principalement d’argile : voilà pourquoi on y récolte le meilleur blé. a. m.
  143. Nom d’amitié donné à la nourrice, à la tante dans les familles écossaises. a. m.
  144. Espèce de pouding cuit dans l’estomac d’un mouton. a. m.
  145. Chants guerriers des montagnards écossais. Chaque clan ou tribu a son pibroch. a. m.
  146. A ring, a ring ! cri du peuple anglais pour entourer les boxeurs qui vont se mesurer en plein air. a. m.
  147. Wraith, dit le texte ; l’esprit ou l’ombre d’une personne qui apparaît pendant qu’elle vit encore, comme pour annoncer sa fin prochaine. a. m.
  148. Gentilhomme. a. m.
  149. Dénomination qui comprend en Angleterre toutes les exceptions à l’application de la peine de mort. a. m.
  150. Inner house papers, dit le texte ; les papiers de la maison intérieure : Vinner house, est la cour de justice d’appel d’Édimbourg, où se jugent les affaires civiles. L’Outer house (chambre du dehors) est le tribunal de première instance. a. m.
  151. Peut-être miss Joanna Baillie, femme auteur, célèbre en Angleterre. a. m.
  152. Father’s linen (le linge du père). Le narrateur ne dit pas la chemise, parce que les femmes regardent ce mot comme indécent, de même que culotte, et quelques autres, bien qu’elles entendent sur le théâtre et dans des procès d’adultère, les paroles les plus obscènes. Pour exprimer le mot chemise, les Anglais sont plus riches que nous : shift ou smock est la chemise de femme, et shirt la chemise d’homme. a. m.
  153. Nom d’un jeu de balle des Écossais. a. m.
  154. Robin des bois. a. m.
  155. Ponies, dit le texte ; petite race de chevaux. a. m.
  156. Liste de causes criminelles, en Écosse. a. m.
  157. Historien anglais des Indes orientales, mort en 1801. a. m.
  158. Nouveau quartier d’Édimbourg. a. m.
  159. The Rambler, par Samuel Johnson. a. m.
  160. Abréviation de magister artium, maître-ès-arts. a. m.
  161. Richard III, voyez le drame de Shakspeare. a. m.
  162. Roboam, fils de Salomon. a. m.
  163. Nom des danses écossaises. a. m.
  164. Thane veut dire chef, comme on l’a vu dans Ivanhoe. a. m.
  165. expression idéale, formée de trois mots : loup, saut ; on, sur ; et height, hauteur.
  166. Monnaie des Indes.
  167. New-Castle. a. m.
  168. Mal auquel sont sujets les Européens qui vont dans l’Inde. a. m.
  169. Le mouton est la viande de prédilection en Écosse ; le haggis, sorte de pouding, y est un mets recherché ; le mulagatawny est une soupe des Indes, et le curry également un ragoût indien très-épicé. a. m.
  170. Bénédick, personnage morose de la comédie de Shakspeare, intitulée : Much ado about nothing, beaucoup de bruit pour rien. a. m.
  171. Voir Macbeth. a. m.
  172. Jeu de cartes. a. m.
  173. N’êtes-vous pas ce Richard Middlemas du village de Middlemas ? Répondez en latin. a. m.
  174. Je suis ce malheureux. a. m.
  175. Monnaie d’or du Portugal. a. m.
  176. Allusion à la comédie de Farquhar, The recruiting officer, dans laquelle se trouve le rôle vraiment comique du sergent Kite.
  177. Pipe des Indes. a. m.
  178. Princesse espagnole. a. m.
  179. Friponne. m. a.
  180. Logement de femmes. a. m.
  181. Formule de la servilité orientale. a. m.
  182. Général.
  183. Conseil de Hyder-Ali. a. m.
  184. Terrains marécageux garnis de joncs, de roseaux et de hautes broussailles, ou se cachent les animaux féroces. a. m.
  185. Dans chaque village le dowrah, ou guide, est un personnage officiel, salarié par la commune, et recevant une partie de la récolte ou un équivalent, de même que le forgeron, le balayeur et le barbier. Comme il ne peut rien exiger des voyageurs qu’il est chargé de conduire, il ne se fait jamais de scrupule d’abréger son voyage et d’allonger le leur en les menant au plus proche village, sans s’inquiéter de suivre la ligne de roule la plus directe, et, parfois il les abandonne tout à fait. Si le dowrah en titre est malade ou absent, aucune somme ne pourrait lui trouver un substitut. a. m.
  186. Kafr, c’est-à-dire, infidèle. a. m.
  187. Longs fouets. a. m.
  188. Voyez le Corsaire de lord Byron.
  189. Médecin. a. m.
  190. Elle resta au logis, et fila sa quenouille. a. m.