Les Chroniques de la Canongate (Montémont)/La Fille du chirurgien

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 2p. 195-369).



LA FILLE DU CHIRURGIEN.





CHAPITRE PREMIER.

le premier ouvrage.


Chante, ma muse, la lyre en est sommée, chante des louanges pour t’acquitter de ce qu’exigent les règles de cour.
Odes d’essai.


La conclusion partielle ou définitive d’une entreprise littéraire est, pour la première fois au moins, accompagnée d’une titillation irritante, semblable à celle qui annonce la guérison d’une blessure… : c’est une démangeaison, une rage de connaître ce que le monde en général, et les amis en particulier, diront de nos travaux. Quelques auteurs, m’assure-t-on, professent à ce sujet l’indifférence d’une huître : pour ma propre part, j’ai peine à croire à leur sincérité. On peut l’acquérir par l’habitude ; mais, dans mon humble opinion, un néophyte comme moi doit être long-temps incapable d’un tel sang-froid.

Franchement, je suis honteux de reconnaître combien étaient puérils les sentiments que j’éprouvai lors de la publication de la première partie de ces Chroniques. Personne n’aurait pu dire de plus belles choses que moi sur l’importance du stoïcisme concernant l’opinion des autres, quand leur approbation ou leur censure se rapporte au mérite littéraire seulement ; et j’étais déterminé à livrer mon ouvrage au public avec la même insouciance que l’autruche qui dépose ses œufs dans le sable, sans se donner la peine de les couver, mais laissant à l’atmosphère le soin de faire éclore ses petits ou de les faire périr. Mais, autruche en théorie, je devins dans la pratique une pauvre poule, qui n’a pas plus tôt pondu, qu’elle court caquetant partout pour attirer l’attention de chacun sur l’œuvre miraculeuse qu’elle a produite.

Aussitôt que je fus possesseur de mon premier volume, proprement cousu et relié, le besoin de le communiquer à quelqu’un devint indomptable. Janet était inexorable, et semblait déjà ennuyée de ma confidence littéraire ; car, dès que je m’efforçais de revenir sur ce sujet, après l’avoir évité aussi long-temps qu’il lui était possible, elle faisait, sous un prétexte ou sous un autre, une retraite en règles à la cuisine ou au grenier, ses domaines privés et inviolables. Mon éditeur aurait bien été une ressource naturelle ; mais il entend trop bien son affaire, et la suit de trop près, pour désirer ouvrir des discussions littéraires, considérant fort sagement que celui qui a des livres à vendre a rarement le loisir de les lire. Puis mes connaissances, maintenant que j’ai perdu mistress Bethune Baliol, se composent uniquement de personnes que je vois accidentellement et de loin en loin : aussi n’avais-je pas assez de hardiesse pour leur communiquer la nature de mon inquiétude, et probablement elles n’auraient fait que se moquer de moi, si j’avais essayé de les intéresser à mes travaux.

Réduit ainsi à une sorte de désespoir, je pensai à mon ami et homme d’affaires, M. Fairscribe. Ses habitudes, à vrai dire, ne semblaient pas devoir le rendre indulgent pour la littérature légère, et même j’avais vu plus d’une fois ses filles, et surtout ma petite chanteuse, serrer vite dans leur ridicule ce qui ressemblait fort à un volume de cabinet de lecture, aussitôt que le père entrait dans l’appartement. Mais c’était un ami éprouvé, presque mon unique ami, et j’étais convaincu qu’il prendrait intérêt au volume par amitié pour l’auteur, quand l’ouvrage lui-même ne lui en inspirerait pas. Je lui envoyai donc le livre sous enveloppe, en le priant de me faire connaître son opinion sur le contenu ; et toutefois j’affectais d’en parler avec ce ton déprédateur qui exige une contradiction complète, si le correspondant possède un grain de civilité.

Cette communication eut lieu un lundi, et j’attendais chaque jour une invitation (car j’étais honteux de la prévenir en me présentant sans être convié, quoique sûr d’un bon accueil) : je m’attendais à être invité soit à manger un œuf, suivant l’expression favorite de mon ami, soit à venir prendre le thé avec les miss Fairscribe, soit enfin à déjeuner du moins avec mon digne et hospitalier homme d’affaires, avec mon bienfaiteur, pour causer du contenu de mon paquet. Mais les heures et les jours s’écoulèrent du lundi au samedi, et rien ne me prouvait encore que mon envoi fût parvenu à sa destination. « C’est fort extraordinaire, et peu d’accord avec la ponctualité de mon excellent ami, » pensais-je. Et après avoir de nouveau tourmenté James, mon domestique mâle, en l’interrogeant à tout moment sur l’heure, le lieu et la manière dont il avait remis le paquet, je n’eus plus qu’à chercher dans mon imagination les motifs du silence de M. Fairscrihe. Parfois je croyais que son opinion sur l’ouvrage avait été si défavorable, qu’il craignait de me faire de la peine en me la communiquant… Parfois je pensais que le volume n’était pas arrivé entre les mains auxquelles il était destiné, mais qu’il s’était glissé dans l’étude, et était devenu un sujet de critique pour les clercs malins et insuffisants. « Morbleu ! pensai-je, si j’en étais sûr, je… »

« Et que feriez-vous ? me dit la Raison, après quelques instants de réflexion : vous avez l’ambition d’introduire votre livre dans tous les cabinets et salons de lecture d’Édimbourg, et cependant vous prenez feu à l’idée qu’il est critiqué par les jeunes gens de M. Fairscribe ! De grâce, soyez plus conséquent.

— Je serai conséquent, » dis-je avec humeur ; « mais malgré tout, je verrai M. Fairscribe, dès ce soir. »

Je dînai à la hâte, j’endossai ma redingote (car on était menacé de pluie pour la soirée) et je me rendis à la maison de mon ami. Le vieux domestique ouvrit la porte avec précaution, et, avant que je lui adressasse une question : « M. Fairscribe est bien chez lui, monsieur, me dit-il ; mais la nuit du dimanche… » Reconnaissant néanmoins ma figure et ma voix, il ouvrit tout à fait la porte, me fit entrer, et me conduisit dans le salon, où je trouvai M. Fairscribe et le reste de sa famille, occupés à écouter un sermon de feu M. Walker d’Édimbourg, que miss Catherine lisait avec une clarté, une simplicité et un goût peu ordinaires. Bien reçu comme ami de la maison, je n’avais plus rien à faire qu’à m’asseoir tranquillement, et, faisant de nécessité vertu, à m’efforcer de profiter, le mieux possible, d’un excellent sermon. Mais, je le crains, la vigoureuse logique de M. Walker et la précision de son style furent un peu perdues pour moi. Je sentais que j’avais mal choisi mon temps pour venir troubler M. Fairscribe, et lorsque la lecture fut finie, je me levai pour prendre congé, un peu précipitamment, je crois. « Une tasse de thé, monsieur Croftangry, dit la jeune miss. — Il faut rester et manger votre part d’un souper presbytérien, ajouta M. Fairscribe. Il est neuf heures… je me fais un scrupule de conserver les heures de mon père pour le soir du dimanche. Peut-être le docteur… poursuivit-il en nommant un respectable ecclésiastique, nous honorera-t-il de sa présence. »

Je m’excusai d’accepter cette invitation, et j’imagine que ma visite inattendue et ma prompte retraite avaient surpris mon ami ; car, au lieu de m’accompagner jusqu’à la porte, il me conduisit dans son cabinet particulier.

« De quoi s’agit-il, monsieur Croftangry ? dit-il. Ce n’est pas un soir comme celui-ci qu’on s’occupe d’affaires mondaines, mais s’il vous est arrivé quelque chose de subit ou d’extraordinaire…

— Pas le moins du monde, interrompis-je, bien résolu à un aveu, comme le meilleur moyen de sortir d’embarras… seulement… seulement je vous ai envoyé un petit paquet, et vous êtes si exact à accuser réception des lettres et papiers, que je… je craignais qu’il ne fût égaré… voilà tout. »

Mon ami rit de tout son cœur, comme s’il pénétrait mes motifs, et jouissait de ma confusion. « Égaré !… il est bien arrivé sain et sauf, répliqua-t-il ; le vent du monde pousse toujours ses vanités au port. Mais nous sommes à la fin de la session, et j’ai peu le temps de lire autre chose que des pièces de procédure[1]. Si pourtant vous consentez à manger vos choux avec nous samedi prochain, je jetterai d’ici là un coup-d’œil sur votre ouvrage, quoique certainement je ne sois pas un juge compétent en pareille matière. »

11 fallut bien m’en aller avec cette promesse, non sans m’être à demi persuadé que, si une fois le flegmatique jurisconsulte commençait mon ouvrage, il lui serait impossible de le quitter avant de l’avoir lu d’un bout à l’autre, ou de mettre de l’intervalle entre la lecture de la dernière page et la sollicitation d’une entrevue avec l’auteur.

Je ne reçus pourtant aucune preuve d’une pareille impatience. Le temps, lent ou vif, comme dit mon amie Joanna[2], poursuivit son cours ; et, au samedi marqué, je frappai à la porte, juste comme quatre heures sonnaient. Il est vrai que le dîner était irrévocablement fixé à cinq, mais que savais-je si mon ami n’aurait pas besoin, auparavant, d’une demi-heure de conversation avec moi ? Je fus introduit dans une salle vide, et apercevant un étui, une corbeille à ouvrage, abandonnés à la hâte, j’eus quelque raison de penser que j’interrompais ma petite amie miss Katie dans un travail domestique plus louable qu’élégant. Dans notre siècle pointilleux, la piété filiale doit se cacher dans un cabinet, si elle juge bon de raccommoder le linge paternel[3].

Bientôt après, je fus encore bien mieux convaincu que j’arrivais trop tôt, lorsqu’une femme de chambre vint chercher la corbeille et recommander à mon attention un monsieur rouge et vert, enfermé dans une cage, qui répondit à toutes mes avances en criant : « Vous êtes un fou… vous êtes un fou, vous dis-je ! » Ce cri m’étourdit tellement que, sur ma parole, je commençai à croire que l’animal avait raison. Enfin mon ami arriva, un peu échauffé. Il était allé faire une partie de golf[4], pour se préparer à un entretien sublime. Et pourquoi pas, puisque ce jeu, avec sa variété de hasards, ses points, ses balles sortant des trous, etc., peut être une image assez vraie des chances qui accompagnent les travaux littéraires ? Et surtout ces formidables coups de raquette qui font filer une balle dans l’air avec la force du plomb sorti d’une carabine, et en fait entrer une autre dans la terre à l’endroit même où l’amène la maladresse ou la malignité du joueur… ces coups ne ressemblent-ils pas aux articles des Revues. Là, les éloges, le blâme sont distribués par des écrivains qui jouent au golf avec les publications nouvelles : tels ces démons qu’Altisidore, en approchant des portes des régions infernales, vit jouer à la raquette avec les livres nouveaux du temps de Cervantès.

Eh bien ! chaque heure a sa fin. Cinq heures sonnèrent, et mon ami parut avec ses filles et son fils, beau jeune homme qui, quoique solidement attaché à un pupitre, tourne de temps à autre la tête pour regarder par-dessus son épaule un joli uniforme. Tous s’attablèrent dans le but sérieux de satisfaire aux besoins urgents de la nature ; tandis que moi, stimulé par l’appétit plus noble de la renommée, je souhaitai qu’un coup de baguette magique eût pu, sans toutes les cérémonies de découper en tranches et en morceaux, de passer et de prendre, de mâcher et d’avaler, transporter un quantum sufficit des bonnes choses qui surchargeaient la table hospitalière dans les estomacs des convives qui l’entouraient, pour y être à loisir converties en chyle, tandis que leurs pensées s’occuperaient de matières plus élevées. Enfin, tout se termina. Mais nos jeunes miss restèrent encore à table et parlèrent de la musique du Freischütz[5], car on ne pensait alors à rien autre chose dans toute la ville. Nous discutâmes donc sur la chanson du chasseur sauvage, et sur celle du chasseur civilisé, etc., etc., tous sujets que mes jeunes amies possédaient à merveille. Heureusement pour moi, ce charivari de cors et de cris de chasse amena une allusion au 7e de hussards ; et ce brave régiment, à ce que je vois, est un sujet de conversation plus attrayant pour miss Catherine et son frère que pour mon vieil ami ; car M. Fairscribe, regardant alors à sa montre, dit certains mots significatifs à M. James sur l’heure du travail. Celui-ci se leva avec l’aisance d’un jeune homme qui voudrait paraître plutôt homme du monde qu’homme d’affaires, et tâcha, non sans y réussir tout à fait, de sortir de l’appartement, comme si cette retraite était absolument volontaire : miss Catherine et ses sœurs nous quittèrent en même temps, et maintenant, pensai-je, me voici au grand moment.

Lecteurs, avez-vous jamais, dans le cours de votre vie, joué, aux cours de justice et aux avocats, le tour de consentir à laisser une question douteuse et importante à la décision d’un ami ? En ce cas, vous pouvez avoir remarqué le changement que subit l’arbitre à vos propres yeux, lorsqu’il devient, quoique par votre choix libre, d’une connaissance ordinaire qu’il était, et dont les opinions vous importaient aussi peu à vous que les vôtres à lui, un personnage supérieur, à la décision duquel est remis votre sort pro tanto, comme disait mon ami M. Fairscribe. Ses regards prennent un air mystérieux, sinon menaçant ; son chapeau a l’air plus grave, et les boucles de sa perruque, s’il en porte une, deviennent plus formidables.

Je trouvai donc que mon bon ami Fairscribe, en la présente occasion, avait acquis un pareil accroissement d’importance. Une semaine auparavant, c’eût été dans mon opinion un homme rempli sans doute d’excellentes intentions et d’une compétence parfaite pour tout ce qui concernait sa profession, mais en même temps enterré dans ses formes et ses termes techniques, et aussi incapable de porter un jugement en matière de goût qu’aucun des puissants Goths qui firent partie de l’ancien sénat d’Écosse. Mais qu’importe ? Je l’avais constitué mon juge, de ma propre volonté, et j’avais souvent observé que l’idée de refuser un pareil arbitrage, par conscience de sa propre incapacité, est, comme il faut peut-être que cela soit, la dernière qui se présente à l’esprit de l’homme auquel on s’en réfère. L’homme au jugement de qui une œuvre littéraire est soumise par l’auteur s’adonne aussitôt tout entier à la critique, quoique ce soit un sujet sur lequel il n’a peut-être jamais réfléchi. Nul doute que l’auteur ne soit bien capable de choisir son propre juge : pourquoi donc l’arbitre douterait-il de son propre talent pour condamner ou absoudre, lui qui a été sans hésitation désigné par son ami, lui dont cet ami lui-même a reconnu la compétence ? À coup sûr, l’homme qui écrit un livre doit bien connaître la personne la plus capable de le juger.

Tandis que ces idées me passaient par la tête, je tenais mes yeux fixés sur mon ami, dont les mouvements me paraissaient extraordinairement lents. Il avait demandé une bouteille d’un vin particulier ; il la transvasait de sa propre main avec une scrupuleuse précaution ; il ordonnait à son vieux domestique de servir une assiette d’olives avec du pain grillé, et ainsi occupé de pensées hospitalières, il semblait ajourner la discussion que je brûlais d’ouvrir, mais que pourtant je craignais de précipiter.

Il n’est pas satisfait, pensais-je, et n’ose pas me le témoigner, de peur de blesser mes affections d’auteur. Qu’avais-je besoin, aussi, de lui parler d’autre chose que de titres et de saisines ?… Attendons, le voilà qui commence.

« Nous sommes de vieilles gens maintenant, M. Croftangry, dit mon hôte, à peine aussi capables de vider à nous deux une pauvre chopine de vin, que nous ne l’aurions été dans des jours meilleurs, d’en boire une pinte, dans la vieille et libérale acception du mot écossais. Peut-être eussiez-vous mieux aimé que je gardasse James pour nous aider. Mais, sauf les dimanches et fêtes, je crois qu’il vaut mieux ne pas lui faire manquer ses heures de travail. »

La conversation allait tomber. Je la soutins en disant que M. James en était à cet âge heureux de la vie où l’on a mieux à faire que de s’asseoir devant une bouteille. « Je suppose, ajoutai-je, que votre fils aime la lecture.

— Hum !… oui… James peut, dans un sens, mériter cet éloge ; mais je crains qu’il n’y ait peu de solidité dans ses études… Poésies et pièces de théâtres, M. Croftangry, niaiseries que tout cela !… elles lui ont mis en tête l’épaulette, quand il devrait ne songer qu’à son affaire.

— Je suppose que les romans ne trouvent pas grâce à vos yeux plus que les compositions dramatiques et poétiques.

— Oh ! non, pas le moins du monde, M. Coftangry ; ni les productions historiques non plus. Il y a beaucoup trop de batailles dans l’histoire, comme si les hommes ne venaient en ce monde que pour s’envoyer mutuellement dans l’autre. Elle entretient de fausses notions sur la vie humaine, ainsi que sur la fin principale de notre existence, M. Croftangry. »

Tout cela était encore général, et je me déterminai à amener la conversation au fait. « Alors j’ai peur d’avoir agi bien mal en ennuyant de mes sots manuscrits, M. Fairscribe. Mais, ayez la bonté de vous le rappeler, je n’avais rien de mieux à faire que de m’amuser à écrire ces pages malencontreuses. Je puis vraiment alléguer que…

— Oh ! pardon, pardon, M. Croftangry, » s’écria mon vieil ami, se rappelant soudain… « Oui, oui, j’ai été bien malhonnête ; mais j’avais complètement oublié que vous étiez ensorcelé vous-même de ce métier de fainéant.

— Je suppose, répliquai-je, que, de votre côté, vous avez été trop affairé pour jeter un coup d’œil sur mes pauvres Chroniques ?

— Non pas, non pas, dit mon ami ; je ne suis pas non plus si coupable. Je les ai lues morceaux par morceaux, lorsque je trouvais un petit instant, et je crois que je les aurai bientôt finies.

— Eh bien, mon bon ami ? » dis-je interrogativement.

« Eh bien ! M. Croftangry, répliqua-t-il, je trouve vraiment que vous vous en êtes passablement tiré : j’ai noté là deux ou trois petites choses que je présume être des fautes d’impression ; autrement l’on pourrait vous accuser, peut-être, de n’avoir pas donné toute votre attention aux règles de la grammaire, qu’on veut toujours voir rigidement observées. »

Je regardai les notes de mon ami, qui, dans le fait, prouvaient que dans un ou deux passages, il m’était échappé des solécismes tout à fait choquants.

« Eh bien, j’avoue ces fautes ; mais à part ces lapsus accidentels, comment trouvez-vous le sujet et la manière dont je l’ai traité, M. Fairscribe ?

— Ma foi, » répliqua mon ami en s’arrêtant et avec une hésitation plus grave et plus importante que je n’aurais désiré, « il n’y a plus grand’chose à dire contre le sujet. Le style est coulant et intelligible, M. Croftangry, très-intelligible ; et c’est une qualité que je considère comme principale dans une chose qui est destinée à être comprise. Il y a bien de temps à autre des licences et des innovations de langage que j’entends avec peine ; mais je vois ce que vous vouliez dire, au moins. Il y a des gens qui ressemblent à des bidets[6] ; leurs jugements ne peuvent aller vite, mais ils sont sûrs.

— C’est une comparaison extrêmement claire, mon ami ; mais, encore, comment avez-vous trouvé mon idée quand vous êtes parvenu à la comprendre ? Était-elle, comme certains bidets, trop difficile à saisir, et, une fois saisie, indigne de la peine qu’on s’était donnée ?

— Je suis loin de parler ainsi, mon cher monsieur, attendu que je vous ferais là une grosse malhonnêteté ; mais, puisque vous me demandez mon opinion, je voudrais que vous eussiez songé à un sujet qui appartînt aux choses civiles plutôt qu’à tout ce drame sanguinaire avec des fusillades, des coups de poignard et même des pendaisons. L’on m’a assuré que c’étaient les Allemands qui, les premiers, avaient pris leurs héros dans le registre de Porteous[7] ; mais, d’honneur, nous allons l’emporter encore sur eux. Le premier de ces auteurs fut, et je le sais de bonne source, un M. Scolar, comme on l’appelle ; la belle besogne d’écolier, vraiment, qu’il vous a faite avec ses brigands et ses voleurs !

— Schiller, dis-je, mon cher monsieur, vous voulez dire Schiller ?

— Schiller, ou ce qu’il vous plaira, reprit M. Fairscribe ; j’ai trouvé son livre dans un endroit où j’aurais bien voulu en trouver un meilleur… dans la corbeille à ouvrage de Catherine. Je m’assis, et, comme un vieux fou, je me mis à le lire ; mais, dans votre ouvrage, vous êtes certainement meilleur que Schiller, M. Croftangry.

— Je m’estimerais heureux, mon cher monsieur, si vous pensiez réellement que j’aie approché de cet admirable auteur ; mais votre partialité d’ami ne doit pas vous faire dire que je l’ai surpassé.

— Si, je soutiens que vous l’avez surpassé, M. Croftangry, dans un point très-matériel. Car, assurément, un livre fait pour amuser doit être tel qu’on puisse le prendre et le quitter avec le même plaisir, et je dois dire, en vérité, qu’il ne m’en coûtait jamais rien pour interrompre la lecture de votre manuscrit quand il me survenait une affaire. Mais, sur ma parole, ce Schiller ne se laisse pas lâcher si aisément. J’oubliai un rendez-vous pour affaire importante, et j’en fis volontairement manquer un autre pour rester à la maison et pouvoir finir son maudit livre, qui, après tout, roule sur deux frères, les plus grands scélérats dont j’aie jamais entendu parler. L’un, monsieur, va presque jusqu’à égorger son père, et l’autre (ce qui vous semblera encore plus étrange) cherche à faire de sa propre femme une misérable débauchée.

— Je vois alors, M. Fairscribe, que vous n’avez aucun goût pour les romans où l’on peint la vie réelle, ni aucun plaisir à contempler ces impulsions violentes qui poussent les hommes passionnés à de grands crimes et à de grandes vertus. »

— Ma foi, quant à ce dernier point, je n’en suis pas trop sûr. Mais ce qui vaut encore moins que le reste, vous avez introduit des montagnards dans chaque histoire, comme si vous reveniez, velis et remis, au vieux temps des jacobites. Je dois vous dire toute ma pensée, M. Croftangry. Je ne saurais préciser les innovations qui peuvent être maintenant proposées dans l’Église et dans l’État ; mais nos pères étaient satisfaits de l’une et de l’autre, tels qu’on les a constitués à l’époque de notre glorieuse révolution, et ils aimaient aussi peu un plaid de tartan bariolé qu’un surplis blanc. Je demande au ciel que cette fièvre de tartan ne présage que du bien à la succession protestante et à l’Église d’Écosse.

— L’une et l’autre sont trop bien établies, dis-je, pour être ébranlées par de vieux souvenirs, sur lesquels nous jetons les yeux comme sur les portraits de nos ancêtres, sans nous rappeler, quand nous les regardons, aucune des haines mortelles qui animèrent les originaux pendant leur vie. Mais je m’estimerais fort heureux de découvrir un sujet qui remplaçât les montagnards, M. Fairscribe. Je me suis déjà dit que la source se tarit un peu, et votre expérience pourrait sans doute me procurer…

— Ah, ah, ah… ! mon expérience procurer ! » interrompit M. Fairscribe avec un rire sardonique.« Ma foi, vous pourriez aussi bien recourir à l’expérience de mon fils James pour vous éclairer sur un cas de servitude. Non, non, mon cher ami, j’ai vécu par les lois et dans les lois toute ma vie ; et quand vous recherchez les impulsions violentes qui portent des soldats à déserter ainsi qu’à tuer à coups de fusil sergents et caporaux, et des conducteurs de troupeaux montagnards à poignarder des engraisseurs de bétail anglais, ce n’est pas à un homme tel que moi qu’il faudrait vous adresser. Je pourrais vous conter quelques tours de mon métier, peut-être, et une ou deux histoires sur des domaines perdus et recouvrés. Mais, pour vous dire la vérité, vous pourriez agir avec votre muse de fiction, comme vous l’appelez, de même que plus d’un honnête homme agit avec ses propres fils de chair et de sang.

— Et qu’en pourrais-je donc faire, mon cher monsieur ?

— L’envoyer aux Indes, rien de plus. C’est le véritable endroit où peut réussir un Écossais, et si vous reportez votre histoire à cinquante ans d’ici, comme rien ne vous en empêche, vous trouverez dans ce pays autant de fusillades et de coups de poignard Qu’il y en eut jamais dans les sauvages montagnes. S’il vous faut des coquins, vous avez cette brave bande d’aventuriers qui laissèrent leurs consciences au cap de Bonne-Espérance, en se rendant aux Indes, et oublièrent de les reprendre en revenant. Puis, en fait de grands exploits, vous avez dans la vieille histoire de l’Inde, avant que les Européens y fussent nombreux, les plus merveilleuses entreprises accomplies par les plus faibles moyens que peut-être les annales du monde puissent présenter.

— Je le sais, » m’écriai-je, m’échauffant aux idées que m’inspirait son discours. » Je me rappelle, dans les pages délicieuses de Robert Orme[8], l’intérêt que donnent à ses récits le très-petit nombre d’Anglais qui y jouent un rôle. Chaque officier d’un régiment vous devient connu par son nom, les lieutenants même et les simples soldats acquièrent un droit individuel à l’attention du lecteur. On les distingue parmi les naturels, comme les Espagnols parmi les Mexicains. Que vous dirai-je ? Ils sont comme les dieux d’Homère au milieu des belliqueux mortels. Des hommes tels que Clive et Caillaud influèrent sur de grands événements, comme Jupiter lui-même. Les officiers inférieurs sont comme Mars ou Neptune, et les sergents et les caporaux peuvent bien passer pour des dieux subalternes. Puis les différentes coutumes religieuses, les habitudes, les manières du peuple de l’Indoustan… le patient Indou, le belliqueux Rajahpoot, le fier Musulman, le sauvage et vindicatif Malais… Que de sujets glorieux et sans bornes ! La seule difficulté est que je ne suis jamais allé dans ces contrées, et que je ne sais rien du tout sur ces nations.

— Absurdité ! mon cher ami. Vous nous en direz des choses d’autant plus belles que vous ne saurez rien de ce que vous direz. Mais, voyons ; il faut achever la bouteille, et quand Katie, dont les sœurs vont à l’assemblée, nous aura servi le thé, elle vous contera en abrégé l’histoire de la pauvre Menie Grey, dont vous verrez le portrait dans le salon : c’était une parente éloignée de mon père, qui eut pourtant une jolie part de la succession de la cousine Menie. Il n’y a plus âme vivante à qui cette histoire puisse faire tort, quoique, dans le temps, on ait jugé convenable de l’étouffer, et que les commérages qu’on fit à ce sujet aient forcé la pauvre cousine à vivre fort retirée. Je me rappelle l’avoir vue quand j’étais enfant. Il y avait quelque chose de bien doux, mais aussi de fort ennuyeux dans la pauvre cousine Menie. »

Lorsque nous passâmes dans le salon, mon ami me désigna un portrait que j’avais déjà vu, mais sur lequel je n’avais jeté qu’un coup d’œil en passant. Je l’examinai alors avec plus d’attention. C’était une de ces peintures du milieu du dix-huitième siècle, où les artistes cherchaient à triompher de la roideur des paniers et des étoffes de brocart, en jetant autour de la figure une draperie de fantaisie, dont les larges plis ressemblaient à ceux d’un manteau ou d’une robe de chambre. Les baleines étaient néanmoins conservées, et le sein découvert d’une manière qui montrait que nos mères, comme leurs filles, étaient aussi libérales de la vue de leurs charmes que le permettait la nature de leurs vêtements. Le style bien connu de l’époque, les traits et l’ensemble de la personne excitaient, à la première vue, peu d’intérêt. C’était une belle femme d’environ trente ans : ses cheveux étaient simplement relevés autour de la tête, ses traits réguliers, et son teint d’une grande blancheur. Mais, en regardant de plus près, moi surtout, qui savais vaguement que l’original avait été l’héroïne d’une histoire, je dus observer dans sa physionomie une douceur mélancolique qui semblait annoncer des malheurs soufferts et des injustices endurées avec cette résignation que les femmes peuvent opposer, et opposent souvent aux insultes et à l’ingratitude des hommes à qui elles ont donné toutes leurs affections.

« Oui, ce fut une excellente femme, et une femme bien indignement traitée, » dit M. Fairscribe, tenant ses yeux fixés, comme les miens, sur le portrait… « Elle n’a pas laissé à notre famille, j’ose le dire, moins de cinq mille livres sterling ; et je crois qu’à sa mort elle possédait bien quatre fois cette somme ; mais son bien fut partagé entre les plus proches parents, selon toute justice.

— Mais son histoire, M. Fairscribe ? À en juger par son air, elle doit être fort mélancolique.

— Vous pouvez bien le dire, M. Croftangry, assez mélancolique et assez extraordinaire aussi. Mais, » ajouta-t-il, en se hâtant d’avaler une tasse de thé qu’on lui présentait, « il faut que je retourne à mes affaires… Nous ne pouvons jouer au golf toute la matinée, et conter de vieilles histoires tout l’après-dîner. Katie connaît aussi bien que moi les aventures de la cousine Menie d’un bout à l’autre ; et, lorsqu’elle vous en aura conté toutes les circonstances, alors je serai votre homme pour préciser plus exactement les dates et les détails. »

C’est ainsi qu’on me laissa, moi, jovial et vieux garçon, qu’on me laissa occupé à entendre une histoire d’amour racontée par ma jeune amie Katie Fairscribe qui, lorsqu’elle n’est pas entourée par un cercle de galants (car alors, dans mon opinion, elle se montre moins à son avantage), est aussi mignonne, aussi gentille, aussi exemple d’affectation qu’aucune des jeunes filles qui parcourent les nouvelles promenades de Prince’s-Street ou de Heriot-Row[9]. Un vieux célibataire aussi déterminé que moi a ses privilèges dans un pareil tête-à-tête, pourvu qu’il soit ou puisse se montrer pour le moment d’une humeur agréable et d’une attention parfaite, et qu’il ne cherche pas à retrouver ses airs de jeunesse, tentative qui n’aboutirait qu’à le rendre ridicule. Je ne prétends pas être aussi indifférent à la société d’une jeune et jolie femme que le poëte qui souhaitait d’être assis auprès de sa maîtresse aussi tranquille


Qu’au temps où sa beauté dans sa naissante fleur
Ne pouvait engendrer ni peine ni bonheur.


Au contraire, je puis contempler la beauté et l’innocence comme un trésor dont je connais et prise la valeur, sans concevoir le désir ni l’espérance de me l’approprier. Une jeune demoiselle peut se permettre de causer avec un vieux routier tel que moi, sans artifice ni affectation, et nous pouvons entretenir une espèce d’amitié d’autant plus tendre, peut-être, que nous sommes de sexe différent, mais dans une position néanmoins où cette différence n’a pas grand’chose à faire.

Maintenant, j’entends ma voisine, dont la prudence égale la critique, s’écrier : « M. Croftangry est en train de faire une folie. Le vieux Fairscribe connaît sa fortune à un denier près, et miss Katie, avec tous ses airs, peut aimer le vieux cuivre, afin d’en acheter de la vaisselle neuve. J’ai trouvé que M. Croftangry avait l’air très-égrillard lorsqu’il est venu faire sa partie avec nous. Pauvre monsieur ! bien certainement je serais fâchée de le voir s’exposer au ridicule. »

Épargnez-moi votre compassion, ma chère dame : il n’y a pas le moindre danger. Les beaux yeux de ma cassette ne sont pas assez brillants pour qu’on ne songe plus aux lunettes qui suppléent de toute nécessité à la faiblesse des miens. Je suis un peu sourd aussi, comme vous l’apprenez à nos dépens, lorsque nous sommes partenaires au jeu ; et, si je pouvais décider une jeune nymphe à m’épouser avec toutes ces imperfections, qui diable épouserait Janet Mac Evoy ? Or, Janet Mac Evoy ne sera jamais délaissée par Chrystal Croftangry.

Miss Katie Fairscribe me conta l’histoire de Menie Grey avec beaucoup de goût et de simplicité, n’essayant pas de déguiser les sentiments de douleur et d’indignation que lui inspiraient naturellement plusieurs circonstances. Son père me confirma ensuite les points principaux du récit, et me donna même certains détails supprimés ou oubliés par miss Katie. En vérité, j’ai compris, en cette occasion, ce que voulait dire le vieux Lintot, quand il disait à Pope que, lorsqu’il avait un ouvrage sous presse, il avait coutume de se rendre favorables les critiques les plus importants, en leur faisant passer de temps à autre une feuille d’épreuve encore humide, ou quelques pages du manuscrit original. Le mystère de notre métier d’auteur a quelque chose de si attrayant, que, si vous admettez quelqu’un dans votre confidence, vous verrez que, quelque peu disposé qu’il ait pu être d’abord pour de pareils travaux, vous verrez qu’il se regardera comme partie intéressée, et, que, si l’ouvrage réussit, il croira avoir droit à une part assez considérable d’éloges.

Le lecteur a vu que personne n’aurait pu naturellement être moins intéressé que mon excellent ami Fairscribe à mes travaux littéraires lorsque je le consultai pour la première fois à ce sujet. Mais depuis qu’il a contribué à l’ouvrage en fournissant la matière, il est devenu un très-zélé coadjuteur ; et, à demi honteux, à demi fier de la société littéraire où il a pris une action, il ne me rencontre jamais sans me pousser le coude, et me lâcher tout bas quelques mots mystérieux, comme : « Quand nous donnerez-vous quelque chose de nouveau ?… » ou : « Ce n’est pas une mauvaise histoire que la dernière que vous avez donnée… elle me plaît, à moi. »

Fasse le ciel que le lecteur soit de la même opinion !







CHAPITRE II.

l’accouchement.


Quand la nature défaillante appelait du secours, et que la mort impitoyable se préparait à frapper ses coups, son courageux dévouement démontrait la puissance de l’art, sans qu’il en fît parade. Il s’empressait toujours de porter ses soins utiles dans les plus obscurs réduits de la misère, où l’angoisse sans espoir pousse ses gémissements, où l’indigent solitaire se réfugie pour mourir. Jamais il ne répondit à un appel par un froid délai. Il ne refusait jamais par orgueil un modique salaire. Aux modestes besoins de chaque jour, le travail de chaque jour suffisait.
Samuel Johnson.


Le beau portrait que le Rôdeur[10] a tracé de son ami Levett convient parfaitement à Gédéon Grey et à beaucoup d’autres docteurs de village dont l’Écosse tire plus de services, et envers qui elle est peut-être plus ingrate qu’envers toute autre classe d’hommes, excepté ses maîtres d’école.

Le médecin campagnard habite ordinairement un petit bourg ou un village qui forme le point central de sa clientèle. Mais outre qu’il soigne les malades que le village peut présenter, il est, jour et nuit, au service de quiconque peut réclamer son assistance dans un cercle qui a quarante milles de diamètre, qui n’est traversé par aucune route dans beaucoup de directions, et qui renferme marais, montagnes, rivières et lacs. Pour de longs et périlleux voyages à travers un pays inaccessible, pour des services du genre le plus essentiel, rendus aux dépens, ou du moins aux risques de sa propre santé et de sa vie, un médecin de campagne, en Écosse, reçoit chez ses meilleures pratiques une récompense fort modique, souvent il n’en obtient qu’un dédommagement tout à fait disproportionné, et très-fréquemment il n’en reçoit point du tout. Il n’a aucune de ces immenses ressources dont jouissent ses confrères dans une ville d’Angleterre. Les habitants d’un bourg écossais sont forcément inaccessibles à la goutte, aux indigestions et à toutes ces maladies chroniques qui accompagnent la richesse et l’indolence. Quatre années ou environ de frugalité les rendent capables de résister à un dîner d’élection ; et il n’y a point à espérer que deux ou trois douzaines d’électeurs qui arrangent paisiblement leurs affaires à table, produisent quelques têtes cassées. Là, les mères ne se font pas un principe de faire passer, dans le cours de chaque année, une certaine quantité de drogues dans les entrailles de leurs chers enfants. Chaque vieille femme, d’un bout à l’autre du village, sait prescrire une dose de seltz, ou préparer un emplâtre ; et c’est seulement lorsqu’une fièvre ou une paralysie rend la chose sérieuse, que l’assistance du docteur est invoquée par ses voisins.

Pourtant l’homme de l’art ne peut se plaindre d’inactivité ni du manque de pratiques. S’il ne trouve pas de patients à sa porte, il en cherche partout dans un cercle plus étendu. Comme le fantôme amant de Lénore, il monte à cheval à minuit, et traverse, dans l’obscurité, des chemins qui, à des gens moins habitués, paraîtraient redoutables en plein jour : il parcourt des défilés, où la plus légère déviation le plongerait dans un marais ou le précipiterait dans des fondrières ; enfin, il se dirige vers des cabanes que son cheval pourrait franchir au galop, sans savoir qu’elles se trouvent sur son chemin, à moins qu’il ne lui arrivât d’enfoncer la toiture. Lorsqu’il finit par atteindre le but difficile de son voyage, l’endroit où sont réclamés ses services pour amener un misérable au monde, ou empêcher un autre d’en sortir, le spectacle de détresse est souvent tel, que, loin de toucher aux shillings amassés avec peine pour lui être offerts par reconnaissance, il prodigue ses remèdes aussi bien que ses soins par pure charité. J’ai entendu le célèbre voyageur Mungo Park, qui avait l’expérience de ces deux genres de vie, dire qu’il aimait mieux tenter les périlleuses découvertes à travers les déserts de l’Afrique, que d’errer nuit et jour dans les cantons à demi sauvages de sa terre natale, en qualité de médecin de campagne. Il racontait qu’une fois il avait parcouru quarante milles à cheval, veillé toute la nuit, et secouru avec succès une femme qui éprouvait l’influence de la malédiction originelle, et qu’on lui avait donné pour toute récompense une pomme de terre cuite sous la cendre et une jatte de lait caillé. Mais il n’avait pas un cœur capable de regretter des travaux qui soulageaient la misère humaine… Bref, il n’y a point d’animal en Écosse qui travaille plus durement, et soit plus pauvrement récompensé qu’un docteur de village… si ce n’est, peut-être, son cheval. Pourtant ce cheval est et doit être robuste, actif, infatigable, quoiqu’il soit mal étrillé et de mauvaise tenue. Eh bien, vous trouverez souvent chez son maître, sous un extérieur grossier et peu prévenant, habileté et enthousiasme pour sa profession, intelligence, humanité, courage et même science.

M. Gédéon Orey, chirurgien du village de Middlemas, situé dans un des comtés du milieu de l’Écosse, menait le genre de vie dur, actif et mal récompensé que nous avons essayé de décrire. C’était un homme âgé de quarante à cinquante ans, dévoué à sa profession, et jouissant d’une renommée telle dans le monde médical, qu’en différentes occasions on lui avait donné le conseil de quitter Middlemas et le cercle étroit de sa clientèle pour s’établir dans une des fortes villes d’Écosse, et même à Édimbourg ; mais il avait toujours rejeté ces offres séduisantes. C’était un homme ouvert et sans façon, qui n’aimait point à se gêner, et se souciait peu de s’assujettir à la contrainte qu’on aurait exigée dans une société plus polie que la sienne. Il n’avait pas découvert lui-même, et jamais ami ne lui avait donné à entendre qu’une légère teinte de cynisme dans les manières et dans les habitudes répand sur un chirurgien, aux yeux du vulgaire, un air d’autorité qui sert grandement à augmenter sa réputation. M. Grey, ou, comme l’appelaient les gens de la campagne, le docteur Grey… et que sais-je ? peut-être possédait-il ce titre par diplôme, quoiqu’il réclamât seulement celui de maître ès arts… M. Grey avait peu de besoins, et il y satisfaisait amplement, grâce au produit de son état qui généralement montait bien à 200 livres sterling par an. Pour gagner cette somme, d’après son propre calcul, il parcourait cinq mille milles à cheval dans le cours de douze mois. Ce revenu l’entretenait dans l’abondance lui et ses deux bidets, nommés par lui Pilon et Mortier, qu’il montait alternativement. En conséquence, il prit une femme pour partager son aisance, Jane Watson, aux joues rouges comme des cerises, fille d’un honnête fermier, et qui, faisant partie de douze enfants que son père avait élevés avec un revenu annuel de 88 livres, ne s’imagina point qu’on pût connaître la pauvreté avec le double de cette somme, et regarda Grey comme un parti fort avantageux, bien que la jeunesse eût alors l’irrévérence de l’appeler le vieux docteur. Pendant plusieurs années ils n’eurent pas d’enfants, et il semblait que le docteur Grey, qui avait si souvent secondé les efforts de la déesse Lucine, ne devait jamais l’invoquer pour lui-même : cependant, son toit domestique était destiné à voir, en une occasion remarquable, une scène où l’art de la déesse était exigé.

Un soir d’automne, à une heure déjà avancée, on put voir trois vieilles femmes agiter leurs jambes caduques à travers la seule rue du village de Middlemas, et se diriger vers la porte de l’honorable praticien, qui éloignée de la voie publique, était défendue par un treillage délabré, entourant deux perches de terres moitié labourables, moitié plantées d’arbrisseaux rabougris. La porte elle-même était décorée du nom de Gédéon Grey, M. A.[11], chirurgien, etc. etc. Quelques jeunes fainéants qui, une ou deux minutes avant, restaient oisifs à l’autre bout de la rue devant la porte du cabaret (car la prétendue auberge ne méritait pas un plus beau nom) se mirent à suivre les vieilles avec des éclats de rire excités par leur agilité extraordinaire, et à faire des paris sur celle qui l’emporterait : ils criaient à haute voix, comme s’ils eussent été grimpés sur les barrières pendant une course de chevaux : « Une demi-pinte pour la mère Simson !… La vieille Peg Tamson aura la victoire !… Plus vite, Alison Jaup : les autres sont déjà tout essoufflées !… Un peu de précaution sur cette colline, mesdames, ou nous allons voir crever ici une vieille sorcière ! » Ces quolibets et mille autres semblables frappaient l’air sans être remarqués ni même entendus par les coureuses, qui semblaient lutter à qui arriverait la première à la porte du docteur.

« Dieu nous garde, docteur ! De quoi s’agit-il donc ? » dit mistress Grey, qui était très-bonne mais bien simple ; « voici Peg Tamson, Jane Simson, et Alison Jaup, qui font une course dans la grande rue du bourg. »

Le docteur qui venait de suspendre, il n’y avait qu’une minute, sa redingote mouillée devant le feu, car il arrivait à l’instant même d’une excursion lointaine, se hâta de descendre l’escalier, prévoyant bien qu’on accourait réclamer ses services, et satisfait de n’avoir vraisemblablement, d’après la tournure des messagères, qu’à travailler dans l’intérieur du village, et non au dehors.

Il arrivait précisément à la porte lorsque la mère Simson entra dans la petite avant-cour. Elle avait gagné de l’avance, mais aux dépens, pour le moment, de la faculté de parler, car, lorsqu’elle se trouva en présence du docteur, elle resta à souffler comme un marsouin, les longues garnitures de son bonnet relevées en arrière, et faisant les plus violents efforts pour parler, mais sans pouvoir prononcer un seul mot intelligible. Peg Tamson y réussit avant elle.

— « La dame, monsieur, la dame !… »

« Du secours, À l’instant ! à l’instant du secours ! » dit ou plutôt hurla Alison Jaup, tandis que la mère Simson, qui avait certainement remporté le prix de la course, retrouvait la parole pour réclamer la récompense qui les avait mises en mouvement. « Et j’espère, monsieur, que vous me recommanderez pour que je sois la garde malade : j’étais ici pour vous apporter la nouvelle bien avant ces deux paresseuses. »

Bruyantes furent les protestations des deux autres compétiteurs femelles, et bruyants aussi furent les rires des vauriens qui écoutaient à peu de distance.

« Retenez vos langues, maudites folles, dit le docteur ; et vous, mauvais garnements, si je vais jusqu’à vous… » En parlant ainsi, il fit claquer d’importance son fouet à longue mèche, qui produisit absolument l’effet du célèbre quos ego de Neptune dans le premier livre de l’Énéide, « Et maintenant, reprit le docteur, qui est cette dame ? où est-elle ? »

La question était à peine nécessaire, car une voiture simple, mais à quatre chevaux, se dirigeait au pas vers la porte de la maison du docteur. Les vieilles femmes, alors plus à leur aise, expliquèrent au médecin que le monsieur avait trouvé les chambres de l’auberge du Cygne trop incommodes, et peu convenables au rang et à la condition de sa dame : en conséquence, d’après leur conseil… (chacune réclamait le mérite de cet avis), il l’amenait pour demander l’hospitalité de la chambre de l’ouest… C’est ainsi qu’on appelait un appartement de réserve où le docteur Grey logeait ses malades, lorsqu’il désirait les avoir un certain espace de temps sous les yeux.

Il n’y avait que deux personnes dans l’équipage : l’une, un monsieur en habit de voyage en descendit ; et, après avoir reçu du docteur l’assurance que la dame serait passablement bien logée dans sa maison, il aida sa compagne de route à sortir de voiture. Ce fut avec une grande satisfaction apparente qu’il la vit logée en sûreté dans une chambre à coucher décente, et confiée à la garde du docteur et de sa respectable épouse, qui promirent une seconde fois d’avoir pour elle toute espèce d’attention. Pour qu’ils exécutassent leur promesse plus scrupuleusement, l’étranger glissa une bourse de vingt guinées dans la main du docteur (car cette histoire remonte aux jours de l’âge d’or), comme arrhes d’une récompense vraiment libérale, et le supplia de n’épargner aucune dépense pour fournir tout ce qui était nécessaire ou agréable à une personne de la condition de cette dame, et à l’être faible auquel on pouvait s’attendre à la voir donner immédiatement naissance. Il annonça alors qu’il retournait à l’auberge, où il pria qu’un messager lui fût dépêché au moment même où l’événement attendu aurait lieu.

« Cette dame est de haut rang, dit-il, et elle est étrangère. N’épargnez pas la dépense. Nous avions le projet de gagner Édimbourg, mais un accident nous a forcés de changer de route. » Il répéta encore une fois : « N’épargnez pas la dépense et tâchez que la dame puisse continuer son voyage le plus tôt possible.

— Voilà, répondit le docteur, qui dépasse mon pouvoir. La nature ne doit jamais être hâtée, et elle se venge de toute tentative à cet égard.

— Mais l’art, répliqua l’étranger, peut beaucoup faire ; « et il tira une seconde bourse qui paraissait aussi pesante que la première.

« L’art, dit le docteur, peut se récompenser, oui ; mais s’acheter, non. Vous m’avez déjà plus que suffisamment payé pour donner à votre dame les plus grands soins que je lui puisse donner ; si j’acceptais encore cet argent, ce serait vous promettre, implicitement du moins, des choses qu’il n’est pas en ma puissance de tenir. On prendra tous les soins possibles de votre dame : c’est le meilleur moyen de la mettre promptement en état de voyager… Maintenant, retournez à l’auberge, monsieur, car on peut avoir besoin de moi sur-le-champ, et nous n’avons encore songé ni à une garde pour madame, ni à une nourrice pour l’enfant.

— Un moment encore, docteur… Quelles langues entendez-vous ?

— Je puis parler le latin et le français, assez pour que l’on me comprenne ; de plus, je lis un peu l’italien.

— Mais ni le portugais ni l’espagnol ? continua l’étranger.

— Non, monsieur.

— C’est malheureux ; mais vous pouvez vous faire comprendre de cette dame en parlant français. N’oubliez pas qu’il faut satisfaire ses désirs en tout point… Si les moyens vous manquent, vous pouvez vous adresser à moi.

— Puis-je demander, monsieur, quel est le nom que cette dame… ?

— Inutile pour le moment, interrompit l’étranger ; vous le connaîtrez plus à loisir.

En parlant ainsi, il s’enveloppa de son ample manteau, et, pour favoriser cette opération, il décrivit un demi-cercle avec un air que le docteur aurait trouvé difficile d’imiter ; puis descendit la rue pour gagner la petite auberge. Là, il paya et renvoya les postillons, puis s’enferma dans une chambre, défendant qu’on ne laissât entrer personne, à moins que le docteur ne se présentât.

Lorsque M. Grey revint à l’appartement de la malade, il trouva sa femme en proie à une grande surprise : comme cela arrive souvent aux personnes de son caractère, qui n’était pas sans un mélange de crainte et d’inquiétude.

« Elle ne peut dire un mot comme un être chrétien, dit mistress Grey.

— Je le sais, répliqua le docteur.

— Mais elle s’obstine à garder un masque noir sur sa figure, et crie quand nous voulons le lui ôter.

— Eh bien alors ! laissez-le-lui… Quel mal cela fait-il ?

— Quel mal, docteur ! une honnête femme accoucha-t-elle jamais avec un masque sur le visage ?

— Rarement, peut-être. Mais, ma chère Jane, il faut accoucher celles qui ne sont pas tout à fait honnêtes de même que celles qui le sont entièrement, et nous ne devons pas exposer la vie de cette malheureuse en contrariant ses caprices. »

Il s’approcha du lit de la malade et remarqua qu’elle portait, en effet, un masque fort mince, en soie, du genre de ceux qui rendent de si importants services dans les vieilles comédies : certaines femmes de distinction en portaient même encore de pareils pour voyager, mais jamais certainement dans la position de cette pauvre dame. Il était visible qu’elle avait éprouvé des importunités à ce sujet, car, lorsqu’elle aperçut le docteur, elle porta la main à son visage, comme si elle craignait qu’il n’insistât pour lui enlever son masque. Il se hâta de dire, en français passable, que la volonté de madame serait une loi, sous tous les rapports, et qu’elle était en parfaite liberté de garder son masque jusqu’à ce qu’il lui plût de l’ôter. Elle comprit, car elle essaya, en répondant, mais d’une manière fort imparfaite, dans la même langue, d’exprimer sa reconnaissance pour une pareille permission, car elle semblait croire que c’en était une.

Le docteur procéda sans délai à d’autres arrangements. Pour la satisfaction des lecteurs qui peuvent aimer les détails minutieux, nous dirons que la mère Simson, la première arrivée, obtint pour prix les fonctions de garde malade ; Peg Tamson ou Tompson jouit du privilège de recommander sa belle-fille, Bet Jamieson, comme nourrice ; et une petite fille de la mère Jaup fut prise à gages pour aider à faire le surplus d’ouvrage dans la maison. Ainsi le docteur, en ministre expérimenté, partagea entre ses fidèles adhérents les avantages que la fortune mettait à sa disposition.

Vers une heure du matin, le docteur se présenta à l’auberge du Cygne : introduit près de l’étranger, il lui annonça qu’il avait le bonheur d’être père d’un gros garçon, et que la mère était, suivant la phrase consacrée, aussi bien que possible.

L’étranger apprit cette nouvelle avec un air de satisfaction ; puis il s’écria. « Il faut qu’il soit baptisé, docteur, qu’il soit baptisé sur-le-champ.

— Il n’est pas besoin de se presser, répliqua le docteur.

— Nous pensons autrement, reprit l’étranger, coupant court à toute discussion. « Je suis catholique, docteur, et comme je puis être obligé de quitter cet endroit avant que madame soit en état de voyager, je désire voir mon enfant reçu dans le sein de l’Église. Il y a, m’a-t-on dit, un prêtre catholique dans ce misérable village ?

— Oui, monsieur, il y a ici un catholique, un M. Goodriche, qui est, dit-on, dans les ordres.

— J’approuve votre prudence, docteur, répliqua l’étranger ; il est dangereux d’être trop positif. Je mènerai demain chez vous ce M. Goodriche. »

Grey hésita un moment. « Je suis protestant presbytérien, monsieur, répliqua-t-il, ami de la constitution introduite dans l’Église et dans l’État, comme j’ai bien droit de l’être, puisque j’ai reçu la paie de sa Majesté (Dieu la bénisse !) pendant quatre ans, en qualité d’aide-chirurgien dans le régiment caméronien, ainsi que ma Bible régimentale et mon brevet peuvent en faire foi. Mais, quoique je sois spécialement tenu d’éviter tout commerce, toute société avec des papistes, pourtant je ne m’opposerai point aux désirs d’une conscience timorée. Monsieur, vous pouvez amener M. Goodriche dans ma maison, quand il vous plaira ; et indubitablement, puisque vous êtes, comme je le suppose, père de l’enfant, vous arrangerez les choses comme bon vous semblera : seulement je voudrais ne point passer pour partisan ou approbateur du rituel papiste.

« Assez, monsieur, dit fièrement l’étranger, nous nous comprenons. »

Le jour suivant, il se rendit à la maison du docteur avec M. Goodriche et deux autres personnes, qui appartenaient sans doute à la communion de ce révérend ecclésiastique. Tous quatre s’enfermèrent dans une chambre avec l’enfant, et l’on peut présumer que le baptême fut administré à cet être insensible à tout ce qui se passait et si étrangement introduit dans le monde. Quand le prêtre et les témoins se furent retirés, le bizarre étranger annonça à M. Grey qu’il allait s’absenter lui-même du village, attendu que madame avait été déclarée incapable de voyager avant plusieurs jours, mais qu’il reviendrait dans l’espace de dix jours, au plus, espérant retrouver alors sa compagne en état de partir avec lui.

« Et quel nom devons-nous donner à la mère et à l’enfant ? demanda le docteur.

— Le nom de l’enfant est Richard.

— Mais il lui faut un nom de famille encore… À la mère aussi… Madame ne peut résider dans ma demeure et n’avoir point de nom.

— Donnez-leur donc le nom de votre village… C’est Middlemas, je crois ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien, mistress Middlemas est le nom de la mère, et Richard Middlemas celui de l’enfant… Moi, je suis Matthieu Middlemas, à votre service. Voilà, continua-t-il, de quoi satisfaire à tous les désirs que mistress Middlemas pourra former, et pourvoir à toute espèce d’accidents. » À ces mots, il mit un billet de cent livres sterling dans la main de M. Grey, qui eut presque scrupule de le recevoir, et qui répliqua : « Mais je suppose madame capable d’être son trésorier. »

« Pas le moins du monde, je vous assure, répondit l’étranger. Car, docteur, si elle voulait changer ce morceau de papier, elle saurait à peine combien elle doit recevoir de guinées en échange. Oui, monsieur Grey, je vous le proteste, vous trouverez mistrses Middleton Middlemas… quel nom lui ai-je donné ?… aussi ignorante des affaires de ce monde que la personne la plus novice que vous ayez jamais rencontrée. Vous aurez donc la bonté d’être son trésorier et son administrateur pour le moment, comme à l’égard d’un malade qui n’est point en état de gérer ses propres affaires. »

Ces paroles furent dites d’une manière quelque peu fière et hautaine, qui frappa le docteur Grey ; elles n’indiquaient rien, en elles-mêmes, si ce n’est le désir de garder l’incognito, qui perçait dans tout le reste de la conduite de l’étranger, mais le ton semblait dire : « Je suis d’un rang à n’être pas questionné par personne… Ce que je dis doit être reçu sans commentaire, si peu qu’on puisse le croire ou le comprendre. » Grey fut donc confirmé dans son opinion, qu’il s’agissait soit d’une séduction, soit d’un mariage secret entre des personnes d’un rang très élevé ; et toute la conduite de la dame ainsi que du monsieur fortifia ses soupçons. Il n’entrait pas dans son caractère d’être importun ni curieux, mais il ne put s’empêcher de voir que la dame ne portait point d’alliance au doigt ; et son profond chagrin, son tremblement perpétuel semblaient indiquer une malheureuse créature qui avait perdu la protection de ses parents, sans acquérir un droit légitime à celle d’un mari. Il ne fut donc pas exempt d’inquiétudes, quand M. Middlemas, après une longue conférence avec la dame lui dit enfin adieu. Il l’assura, il est vrai, de son retour avant dix jours, et c’était l’époque la plus rapprochée que M. Grey eût voulu fixer comme celle où la dame pourrait continuer sa route sans danger. « Fasse le ciel qu’il revienne ! se dit le docteur ; mais il y a trop de mystère dans tout ceci pour que ce soit une chose claire et devant aboutir à bien. Si son intention est de trahir cette pauvre femme, comme on a souvent agi avec tant de malheureuses filles, j’espère que ma maison ne sera point l’endroit qu’il choisira pour l’abandonner. L’argent qu’il ma laissé a vraiment un air suspect, et il me semblerait que ce personnage veuille faire un compromis avec sa conscience… Bah ! il faut espérer mieux. En attendant, mon devoir exige impérieusement que je fasse tous les efforts possibles pour rétablir cette pauvre dame.

M. Grey visita la malade peu après le départ de M. Middlemas… et même, aussitôt qu’elle put le recevoir. Il la trouva dans une violente agitation, et son expérience lui indiqua le meilleur moyen de ramener en elle le calme et la tranquillité : il lui fit apporter son enfant. Elle pleura long-temps sur lui, et la violence de son agitation céda à l’influence des affections maternelles qu’elle devait, à en juger par son extrême jeunesse, éprouver pour la première fois.

Le médecin observateur put, après ce paroxysme, remarquer que l’esprit de sa malade était principalement occupé à calculer le cours du temps, et à devancer l’époque où elle pouvait espérer le retour de son mari… si c’était son mari. Elle consultait des almanachs, s’enquérait des distances, quoique avec des précautions qui indiquaient d’une manière évidente qu’elle désirait ne pas laisser connaître dans quelle direction était allé son compagnon ; enfin elle comparait sans cesse sa montre à celles des autres, recourant, sans qu’on pût s’y méprendre, à cette espèce d’arithmétique mentale par laquelle les mortels cherchent à accélérer la marche du temps. D’autres fois, elle pleurait encore sur son enfant, qui était unanimement déclaré le plus beau garçon qu’il fût possible de voir ; et Grey observa parfois qu’elle murmurait à son fils, qui n’y pouvait rien comprendre, des phrases dont non-seulement les mots, mais encore le ton et l’accent lui étaient totalement étrangers, mais qu’il savait, en particulier, n’être pas portugais.

M. Goodriche, le prêtre catholique, demanda un jour à la voir. Elle refusa d’abord sa visite, mais ensuite elle y consentit, s’imaginant sans doute qu’il pourrait lui donner des nouvelles de M. Middlemas. L’entrevue dura très-peu de temps, et le prêtre quitta la chambre et la dame avec un air de mécontentement que sa prudence put à peine cacher à M. Grey. Il ne revint jamais, quoique l’état de l’étrangère eût rendu ses soins et ses consolations nécessaires, si elle eût été membre de l’Église catholique.

M. Grey commença enfin à soupçonner que sa belle hôtesse était une juive qui avait abandonna sa personne et ses affections à un homme d’une religion différente ; et les traits caractéristiques de sa charmante figure vinrent fortifier ses soupçons. Cette découverte ne changea rien aux sentiments du docteur, qui comprit seulement la détresse et le désespoir de l’infortunée, et tâcha d’y remédier de tout son pouvoir. Il désirait pourtant cacher cette circonstance à sa femme et aux autres personnes qui entouraient la malade, car on pouvait avec raison mettre en doute leur prudence et la libéralité de leurs opinions. Il régla donc son régime de telle sorte qu’elle ne pût être ni offensée ni exposée aux soupçons par aucun des mets que la loi de Moïse lui défendait d’accepter. Pour tout ce qui n’intéressait pas sa santé ou ses fantaisies, il n’avait que peu de rapports avec elle.

L’époque à laquelle le retour de l’étranger avait été si impatiemment attendu par sa compagne, se passa. Le désappointement qu’éprouva la convalescente, en ne le voyant pas arriver, se manifesta par une inquiétude qui ne fut pas d’abord sans un mélange de dépit, et ensuite de crainte et de frayeur. Quand deux ou trois jours se furent écoulés, sans message ni lettre d’aucune espèce, Grey lui-même commença à redouter, pour son propre compte, autant que pour celui de la pauvre dame, que l’étranger n’eût réellement conçu le projet d’abandonner cette femme, sans défense, dont il avait probablement abusé. Il brûlait d’avoir avec elle une conférence qui le mît à même de savoir quelles enquêtes il fallait faire, ou quel était le parti le plus convenable à prendre. Mais la pauvre jeune femme connaissait si imparfaitement la langue française, et peut-être se sentait-elle si peu disposée à jeter aucune lumière sur sa position, que toute tentative de ce genre fut infructueuse. Lorsque Grey lui adressait une question sur un sujet qui semblait présenter matière à une explication, il observa qu’elle répondait habituellement en remuant la tête, pour indiquer qu’elle ne comprenait pas ce qu’il disait ; d’autres fois, elle ne répliquait que par le silence et les larmes, et encore en le renvoyant à Monsieur.

Grey commença donc à désirer très-impatiemment l’arrivée de Monsieur, comme une chose qui pouvait seule mettre fin à ce désagréable mystère, dont la bonne compagnie du village commençait à faire le texte principal de ses cancans, les uns blâmant Grey de recevoir dans sa maison des aventuriers, des étrangers, dont la moralité pouvait être l’objet des doutes les plus sérieux ; les autres enviant « la bonne aubaine » que devait faire le docteur, lui qui avait à sa disposition les fonds de voyage de la riche étrangère, circonstance qu’il fut impossible de bien cacher au public, lorsque la dépense de l’honnête homme pour de futiles objets de luxe vint à dépasser les bornes ordinaires.

La probité, consolation intime de l’honnête docteur, lui donna la force de mépriser ces caquets, bien que la connaissance qu’il en avait ne dût pas lui être agréable. Il faisait ses tournées accoutumées avec son habituelle persévérance, et attendait impatiemment que le temps vînt jeter quelques lumières sur la personne et l’histoire de son hôtesse. Il y avait déjà quatre semaines que l’étrangère demeurait chez lui, et son rétablissement pouvait être considéré comme parfait, lorsque Grey, revenant d’une de ses visites, à dix milles de chez lui, aperçut à sa porte une chaise de poste avec quatre chevaux : « Cet homme est venu, dit-il, et mes soupçons l’ont traité plus mal qu’il ne méritait. » Sur ce, il piqua son cheval, avertissement auquel la fidèle bête obéit avec d’autant plus de plaisir, que sa course était dans la direction de l’écurie. Mais lorsque, descendant de son coursier, le docteur se hâta d’entrer dans sa maison, il lui sembla que le départ de cette malheureuse dame était destiné, aussi bien que son arrivée, à introduire la confusion dans sa paisible demeure. Quelques désœuvrés s’étaient rassemblés à sa porte, et deux ou trois d’entre eux avaient eu l’impudence de s’avancer jusque dans l’allée, pour écouter une bruyante altercation qu’on entendait à l’intérieur.

Grey se montra aussitôt, fit battre en retraite les premiers intrus, et se précipita d’autant plus vite dans sa maison, qu’il reconnut le ton de la voix de sa femme, monté à une hauteur qu’il savait par expérience ne rien augurer de bon ; car mistress Grey, d’humeur douce et traitable en général, faisait parfois la partie de dessus dans le duo matrimonial. Beaucoup plus confiant dans les bonnes intentions de sa femme que dans sa prudence, il ne perdit pas de temps, et courut tout droit au parloir pour prendre l’affaire entre ses propres mains. Il y trouva mistress Grey, à la tête de toute la milice casernée dans la chambre de la dame malade, savoir la nourrice de l’enfant, la garde de la mère et une servante, engagée dans une violente dispute avec deux étrangers. L’un était un vieillard à teint basané ; il portait dans ses yeux une expression de finesse et de sévérité qui semblait alors en partie éteinte par un mélange de chagrin et de mortification. L’autre, qui paraissait soutenir rudement la dispute avec mistress Grey, était un individu vigoureux, à l’air résolu, aux traits durs, et armé de pistolets, qu’il mettait en évidence plutôt par ostentation que par nécessité.

« Voilà mon mari, monsieur, » dit mistress Grey d’un ton de triomphe (car elle avait le bonheur de considérer le docteur comme un des plus grands hommes vivants…) ; « voilà le docteur, voyons un peu ce que vous direz maintenant.

— Ma foi, rien que je n’aie déjà dit, madame, répliqua l’homme ; rien, si ce n’est que je dois obéir à mon mandat. Il est en règle, madame, parfaitement en règle. »

En parlant ainsi, il posa l’index de sa main droite sur un papier qu’il tenait, de sa main gauche, sous les yeux de mistress Grey.

« Adressez-vous à moi, s’il vous plaît, monsieur, dit le docteur Grey, voyant bien qu’il ne devait pas perdre de temps pour porter la cause devant une cour compétente. Je suis le maître de cette maison, monsieur, et je voudrais savoir le motif de cette visite.

— Mon affaire sera bientôt expliquée, répliqua l’homme : je suis un messager du roi, et cette dame m’a traité comme si j’étais l’huissier du bailli d’un simple baron.

— Ce n’est point là la question, répartit le docteur ; si vous êtes un messager du roi, où est votre mandat, et que venez-vous faire ici ? » En même temps, il dit tout bas à la petite servante de courir chez M. Lawford, le clerc du bourg, et de le prier de venir aussi vite que possible. La belle-fille de Peg Tamson partit avec une célérité digne de sa belle-mère.

« Voici mon mandat, dit l’officier, et vous pouvez vous satisfaire.

— L’impudent coquin n’ose pas dire au docteur l’objet de sa mission, » s’écria mistress Grey, rayonnante de joie,

« La belle mission qu’il remplit là ! reprit la vieille mère Simson : enlever une femme en couches, comme un épervier enlèverait une poulette !

— Une femme accouchée d’un mois à peine ! ajouta la nourrice Jamieson.

— De vingt-quatre jours, huit heures, sept minutes, moins une seconde ! » reprit mistress Grey.

Le docteur, après avoir examiné le mandat, qui était en bonne forme, commença à craindre que les femmes de sa maison, dans leur zèle à défendre une personne de leur sexe, ne se laissassent entraîner à un acte soudain de rébellion, et leur commanda en conséquence de se taire.

« C’est, dit-il, un mandat pour appréhender au corps Richard Tresham et Zilia de Monçada, accusés de haute trahison. Monsieur, j’ai servi Sa Majesté, et ce n’est pas dans ma maison que des traîtres reçoivent un asile. Je ne connais aucune de ces deux personnes, et je n’ai même jamais entendu prononcer leurs noms.

— Mais la dame que vous avez admise dans votre famille, dit le messager, est Zilia de Monçada ; et voici son père, Mathias de Monçada, qui en fera serment.

— Si telle est la vérité, répliqua M. Grey, » en regardant le père prétendu, » vous vous êtes chargé d’une singulière mission. Il n’est pas dans mes habitudes de nier mes propres actions, ou de m’opposer aux lois du pays. Il y a dans cette maison une dame qui relève à peine de maladie ; car elle est devenue sous ce toit mère d’un bel enfant. Si elle est la personne signalée dans ce mandat, et fille de monsieur, je dois la livrer à la justice du royaume. »

À ces mots, la milice de l’Esculape fit un mouvement.

« La livrer, docteur Grey ! s’écria la meilleure moitié de lui-même ; c’est une honte de vous entendre parler ainsi, vous que font vivre les femmes et leurs enfants, plus que toute autre chose !

— Je m’étonne que le docteur parle ainsi, ajouta la jeune nourrice ; il n’y a pas une femme dans le village qui voudrait le croire.

— J’avais toujours cru, jusqu’à ce moment, que le docteur était un homme, dit la mère Simson ; mais j’imagine maintenant que c’est une vieille femme : il n’est guère plus hardi que moi-même ; et je ne m’étonne plus que cette pauvre mistress Grey…

— Paix, paix donc ! folles ! dit le docteur, croyez-vous que cette affaire n’est pas assez mauvaise en elle-même, et qu’il faut la rendre pire encore, avec vos stupides caquetages ?… Messieurs, le cas est des plus déplorables : voici un mandat accusant de haute trahison une pauvre créature qui n’est guère en état d’être transportée d’une maison dans une autre, encore moins d’être menée en prison. Je vous le déclare formellement, je pense que l’exécution de cet arrêt peut causer sa mort. Il vous appartient, monsieur, si vous êtes réellement son père, de considérer ce que vous pouvez faire pour arranger les choses plutôt que de les pousser à bout.

— Plutôt la mort que le déshonneur, » répliqua le vieillard aux traits sombres, avec une voix aussi farouche que ses traits ; « et vous, messager, continua-t-il, songez à ce que vous faites, et exécutez le mandat à vos risques et périls.

— Vous entendez, » dit l’homme en s’adressant à Grey lui-même, » il faut m’introduire à l’instant près de la dame.

— Voici fort à propos, répliqua M. Grey, voici le clerc du bourg… Tous êtes le bien venu, M. Lawford. Votre opinion est ici fort nécessaire, comme homme de loi, aussi bien que comme homme rempli d’intelligence et d’humanité. Je ne fus jamais plus content de vous voir, de toute ma vie. »

Il lui expliqua rapidement la chose ; et le messager, comprenant que le nouveau venu était un homme d’une certaine autorité, exhiba de nouveau son mandat.

— C’est un mandat suffisant et valide, docteur Grey, répliqua l’homme de loi. Néanmoins, si vous êtes disposé à faire serment que le transport instantané serait dangereux pour la santé de cette dame, elle doit, sans aucun doute, rester ici, convenablement gardée.

— Ce n’est pas tant le simple fait de locomotion que je redoute, dit le docteur ; mais je peux jurer, sur mon âme et conscience, que la honte et la crainte du courroux de son père, le sentiment de l’affront d’un tel arrêt, et l’horreur de ses conséquences, peuvent occasionner une violente et dangereuse maladie… la mort même.

— Le père doit voir la fille, quelque différend qui puisse exister entre eux, répliqua M. Lawford ; l’officier de justice doit exécuter son mandat, dût-il épouvanter la coupable à l’en faire mourir : ces malheurs ne sont que contingents, et non conséquences directes et immédiates. Il est de votre devoir de livrer la dame, monsieur Grey, bien que votre hésitation soit très-naturelle.

— Du moins, monsieur Lawford, je dois être certain que la personne qui habite ma maison est celle qu’on cherche.

— Introduisez-moi dans son appartement, » répliqua l’homme que le messager appelait Monçada.

— S’il le faut, dit Grey, je… mais j’aimerais mieux me trouver à la bouche d’un canon.

Le messager, que la présence de Lawford avait rendu un peu plus calme, reprit son insolence. Il espérait, dit-il, acquérir, par le moyen de la prisonnière, les informations dont il avait besoin pour arrêter l’individu le plus coupable. Si l’on opposait de plus longs délais à l’exécution du mandat, ces informations pourraient venir trop tard, et il rendrait toutes les personnes qui auraient occasionné ces délais responsables des conséquences.

« Et moi, s’écria M. Grey, dût-on, par suite, me conduire à la potence, je proteste que cette façon d’agir peut être l’assassinat de ma malade… Ne peut-on la laisser chez moi sans cautionnement, monsieur Lawford ?

— Non, point dans les cas de haute trahison, répondit le magistrat ; puis il ajouta d’un ton confidentiel : Allons, monsieur Grey, nous savons tous que vous êtes entièrement dévoué à notre souverain le roi George et au gouvernement ; mais il ne faut pas pousser trop loin cette affaire, de peur de vous mettre dans l’embarras, chose dont tout le monde serait fâché à Middlemas. L’année 1745 n’est pas encore si éloignée que nous ne puissions nous rappeler assez de mandats de haute trahison… Oui, et même des mandats lancés contre des dames de qualité. Mais elles furent toutes traitées avec indulgence… Lady Ogilvy, Lady Mac Intosh, Flora Macdonald et bien d’autres. Nul doute que monsieur ne sache ce qu’il fait, et ne soit certain que cette jeune dame ne court aucun danger… Il vous faut donc courber la tête et laisser passer la vague, comme nous disons.

— Alors, suivez-moi, messieurs, dit Gédéon, et vous verrez la jeune dame. » En même temps ses traits fortement prononcés laissaient apercevoir son émotion, en songeant à la vive douleur qu’il allait occasionner. Il monta le premier, le petit escalier, et, ouvrant la porte, il dit à Monçada qui l’avait suivi : « Voilà le seul lieu d’asile qui reste à votre fille, et où je suis, hélas ! trop faible pour la protéger. Entrez, monsieur, si votre conscience vous le permet. »

L’étranger lui lança un regard furieux, auquel il sembla qu’il aurait voulu donner la puissance fabuleuse de l’œil du basilic. S’avançant alors fièrement, il pénétra dans la chambre. Lawford et Grey le suivirent à peu de distance : le messager resta à la porte. La malheureuse jeune femme avait entendu le tumulte, et n’en avait que trop bien deviné la cause ; il était même possible qu’elle eût aperçu les étrangers à leur descente de voiture. Lorsqu’ils entrèrent dans l’appartement, elle était à genoux devant un fauteuil, la figure cachée par un long voile de soie. Monçada ne prononça qu’un seul mot. À l’accent, on put croire que c’était un équivalent de Misérable ; mais personne n’en connaissait le sens. La dame fut agitée d’un frisson convulsif, semblable à celui qui s’empare d’un soldat mourant lorsqu’il reçoit une nouvelle blessure. Mais, sans s’inquiéter de son émotion, Monçada la saisit par le bras, et la remit brutalement sur ses pieds : elle semblait ne se tenir debout que parce qu’elle était soutenue par la main vigoureuse de l’étranger. Alors il arracha de dessus son visage le masque qu’elle avait porté jusque-là. La pauvre créature s’efforça encore de cacher sa figure en la couvrant de sa main gauche ; car la manière dont elle était tenue l’empêchait de se servir de la droite. Sans beaucoup d’efforts, son père s’empara aussi de cette main qui, à vrai dire, était beaucoup trop petite pour lui permettre de cacher son joli visage, et qui le laissait voir couvert d’une vive rougeur et mouillé de larmes.

« Alcade, et vous, chirurgien, » dit Monçada à Lawford et à Grey, avec des gestes et avec un accent étranger, cette femme est ma fille, la même Zilia Monçada, qui est signalée dans cet ordre d’arrestation. Faites place, et que je l’emmène aux lieux où elle doit expier ses crimes.

— Êtes-vous fille de monsieur ? dit Lawford à la dame.

— Elle ne comprend pas l’anglais, » répliqua le docteur ; et s’adressant à la malade en français, il la conjura de lui faire connaître si elle était ou non la fille de cet homme, l’assurant de sa protection dans le cas contraire. La réponse fut murmurée à voix basse ; mais elle était trop distinctement intelligible… : c’était son père. »

Tout nouveau prétexte d’intervention semblait dès lors inadmissible. Le messager s’empara de sa prisonnière, et, avec quelque délicatesse, pria les femmes de l’aider à la conduire jusqu’à la voiture qui attendait.

Grey s’interposa de nouveau. « Vous ne voulez pas, j’espère, dit-il, séparer la mère de l’enfant ? »

Zilia Monçada entendit cette question, qui sembla rappeler subitement à son souvenir l’existence de la malheureuse créature à qui elle avait donné le jour, oubliée un instant au milieu de l’horreur que lui avait causée la présence de son père. Elle jeta un cri qui annonçait une poignante douleur, et tourna ses yeux vers son père avec l’air le plus suppliant.

— Aux enfants trouvés le bâtard ! « dit Monçada, tandis que la pauvre mère tombait sans connaissance entre les bras des femmes qui s’étaient pressées autour d’elle.

— Voilà qui ne se passera point ainsi, monsieur, dit Grey. Si vous êtes le père de cette dame, vous êtes le grand-père de ce malheureux enfant ; et il vous faut pourvoir en quelque manière à son avenir, ou nous indiquer quelque personne responsable. »

Monçada regarda Lawford, qui déclara trouver fort convenable ce qu’avait dit M. Grey.

— Je ne refuse pas de payer les sommes nécessaires pour ce misérable enfant, répliqua-t-il ; et si vous, monsieur… (c’est au docteur qu’il s’adressait) si vous consentez à vous charger de lui et à l’élever, vous aurez de quoi augmenter votre revenu. »

Grey allait refuser une offre si malhonnêtement faite ; mais, après un moment de réflexion, il répondit : « La scène qui vient de se passer chez moi m’a donné une telle opinion des personnes qui y jouent un rôle, que si la mère désire me confier cet enfant, Je ne refuserai pas de m’en charger. »

Monçada s’adressant à sa fille, qui commençait à revenir de son évanouissement, lui parla dans la même langue qu’il avait déjà employée. La proposition qu’il fit parut être fort agréable à la jeune dame, puisqu’elle se dégagea d’entre les mains des femmes, et s’approchant de Grey, lui saisit la main, la baisa, la baigna de larmes, et sembla rassurée même en quittant son fils, par l’idée que l’enfant resterait sous la garde du docteur.

« Bon et digne homme, dit-elle dans son mauvais français, vous avez sauvé et la mère et l’enfant. »

Cependant le père, avec un calme mercantile, remettait entre les mains de M. Lawford des lettres de change et des billets pour une somme de 1,000 livres sterling, qu’il déclara devoir être placée pour l’usage de l’enfant, et dépensée par portions, suivant que son entretien et son éducation l’exigeraient. Si par hasard on avait besoin de correspondre avec lui à ce sujet, comme dans le cas de mort ou d’événement aussi majeur, il prévint qu’il fallait adresser les lettres au seigneur Mathias Monçada, sous le couvert d’un certaine maison de banque à Londres, qu’il désigna,

« Mais gardez-vous bien, dit-il au docteur, de m’importuner à ce sujet, à moins que la chose ne soit d’absolue nécessité.

— Vous n’avez rien à craindre, monsieur, répliqua Grey, je n’ai rien vu aujourd’hui qui puisse me faire désirer d’établir une correspondance avec vous, à moins que cela devienne absolument indispensable. »

Tandis que Lawford dressait l’acte nécessaire pour cet arrangement, acte par lequel lui-même et le docteur étaient nommés curateurs de l’enfant, M. Grey voulut rendre à la dame le reste de la somme considérable que Tresham (si tel était son véritable nom) avait déposée entre ses mains. Mais avec tous les gestes et tous les signes qu’elle put mettre en usage, soit avec les yeux, les mains et même les pieds, soit par le peu d’expressions qu’elle pouvait trouver dans son français presque inintelligible, elle repoussa toute proposition de remboursement, et supplia Grey de considérer cet argent comme son bien ; en même temps elle le forçait encore à recevoir un anneau enrichi de brillants, qui semblait d’une valeur considérable. Son père lui dit alors durement quelques mots qu’elle entendit avec un air mêlé de douleur et de soumission.

« Je lui donne quelques minutes pour pleurer sur l’être misérable qui a été le sceau de son déshonneur » dit le père avec sévérité ; « retirons-nous, et laissons-la seule »… Puis, s’adressant au messager : « Vous, gardez la porte de la chambre en dehors.

Grey, Lawford et Monçada se retirèrent en conséquence dans le salon, où ils attendirent en silence, plongés chacun dans leurs réflexions. Au bout d’une demi-heure, on vint leur annoncer que la dame était prête à partir.

« C’est bien, répondit Monçada ; je suis content de voir qu’elle a encore assez de raison pour se soumettre à la nécessité. »

En parlant ainsi, il monta l’escalier, et redescendit, conduisant sa fille, qui avait alors repris son masque et son voile. En passant près du docteur, elle murmura ces mots : « Mon enfant, mon enfant ! » avec un ton d’angoisse indéfinissable ; puis elle entra dans la voiture qu’on avait amenée aussi près de la porte de la maison de Grey que le permettait le petit enclos. Le messager monta sur un cheval de main, et, accompagné d’un domestique et d’un recors, suivit la voiture, qui s’éloigna au grand galop, prenant la route qui mène à Édimbourg. Tous ceux qui avaient été témoins de cette étrange scène se séparèrent alors pour faire leurs conjectures, et quelques-uns pour compter leur gain ; car l’argent avait été distribué parmi les femmes qui avaient servi la jeune dame, avec tant de libéralité, qu’elles ne s’inquiétèrent plus beaucoup de l’infraction faite aux droits de leur sexe par l’enlèvement précipité de la malade.







CHAPITRE III.

le bâtard.


Le dernier nuage de poussière qu’avaient élevé les roues de la voiture était dissipé, lorsque le dîner, qui réclame une part des pensées humaines, même au milieu des événements les plus incompréhensibles et les plus douloureux, revint occuper celles de mistress Grey.

« Eh bien ! docteur s’écria-t-elle, resterez-vous à regarder par la fenêtre jusqu’à ce qu’on vienne vous chercher pour un autre malade ? et puis il vous faudra partir sans avoir dîné !… Mais j’espère que M. Lawford partagera avec nous la fortune du pot, car c’est justement son heure, et ma foi ! nous avons aujourd’hui quelque chose de meilleur qu’à l’ordinaire, à cause de cette pauvre dame… de l’agneau, des épinards, et du veau à la Florentine. »

Le chirurgien se réveilla comme d’un songe, et unit ses instances à celles de sa femme : Lawford accepta volontiers.

Nous supposerons le repas fini, une bouteille de généreux et vieil antigoa sur la table, et un modeste petit bol de punch judicieusement rempli pour le docteur et son hôte. Leur conversation roulait naturellement sur l’étrange scène dont ils avaient été témoins, et le clerc du bourg ne manqua pas de s’attribuer un grand mérite pour sa présence d’esprit.

« Je crois, docteur, dit-il, que vous auriez pu vous brasser une ale un peu amère, si je n’étais pas arrivé comme je l’ai fait.

— En vérité, la chose aurait fort bien pu arriver, répliqua Grey ; car, à vous parler franchement, lorsque je vis ce coquin se donner des airs avec ses pistolets au milieu de ces pauvres femmes et dans ma propre maison, le vieil esprit caméronien commença à se réveiller en moi, et la moindre chose m’eût décidé à empoigner le fourgon.

— Bah ! bah ! cela n’aurait rien valu, non ! répartit l’homme de loi, c’était un cas où un peu de prudence valait tous les pistolets et tous les fourgons du monde.

— C’est précisément ce que j’ai pensé en vous envoyant quérir, clerc Lawford, dit le docteur.

— Impossible d’appeler un homme plus sage dans un cas aussi difficile » ajouta mistress Grey, qui était assise avec son ouvrage à peu de distance de la table.

« Grand merci, et à votre santé, ma bonne voisine ! répondit le scribe. Ne me permettrez-vous pas de vous offrir un second verre de punch, mistress Grey ! » Mistress Grey refusant, il continua : « Je suspecte fort que le messager et son mandat ont été seulement mis en avant pour empêcher toute opposition. Vous avez vu comme il avait l’air tranquille, après que j’eus expliqué la loi… Je ne croirai jamais que la dame coure aucun risque avec lui. Mais le père est un véritable brutal. Ne vous y trompez pas : il a élevé cette jeune fille en lui tenant toujours la bride haute, et voilà pourquoi la malheureuse a fait un écart. Je ne serais pas surpris qu’il l’emmenât en pays étranger, et la renfermât dans un couvent.

— La chose est difficile, répliqua le docteur, s’il est vrai, comme je le soupçonne, que le père et la fille appartiennent tous deux à la religion juive.

— Elle était juive ! s’écria mistress Grey ; se peut-il que je me sois donné tant de peine pour une juive ?… Aussi ai-je remarqué qu’elle semblait faire la grimace un jour que la garde Simson lui parlait d’œufs au lard. Mais je croyais que les juifs avaient toujours de longues barbes, et la figure de cet homme ressemblait absolument aux figures de gens comme nous… J’ai vu le docteur lui-même avec le menton mieux garni, lorsqu’il n’avait pas eu le temps de se raser.

— M. Monçada aurait bien pu se trouver dans ce cas, reprit Lawford, car il paraissait avoir voyagé bon train. Mais les juifs sont souvent très-respectables, mistress Grey… Ils n’ont pas de propriétés territoriales, parce que la loi est contre eux sur ce point ; mais ils jouissent d’un excellent crédit à la bourse, et ont beaucoup de capitaux sur les fonds publics, mistress Grey. Et ma foi ! je pense que cette pauvre jeune femme est encore mieux avec son père, tout juif et tout brutal qu’il est par-dessus le marché, qu’elle n’aurait pu l’être avec le libertin qui l’a séduite, et qui n’est, à ce que vous dites, docteur Grey, qu’un papiste et un rebelle. Les juifs sont attachés au gouvernement ; ils détestent le pape, le diable et le prétendant, tout autant que le plus honnête homme d’entre nous.

— Je ne puis estimer ni l’un ni l’autre de ces deux messieurs, répliqua Grey. Mais la vérité est que j’ai vu M. Monçada lorsqu’il était violemment irrité, et selon toute apparence, non sans raison. D’autre part, cet autre étranger, ce Tresham, si tel est son nom, s’est montré fier envers moi, et, je le trouve, un peu négligent pour cette pauvre jeune femme, précisément à l’époque où il lui devait le plus de tendresse, et à moi quelques remercîments. Je partage donc votre opinion, clerc Lawford : le chrétien est le plus mauvais des deux.

— Et vous songez à prendre vous-même soin de cet enfant, docteur ? C’est ce que j’appelle faire le bon Samaritain.

— Et certes, à peu de frais, clerc ! L’enfant s’il vit, est assez riche pour être décemment élevé et faire son chemin dans le monde, et je peux lui apprendre une honorable et utile profession. Ce sera plutôt un amusement qu’une peine pour moi, et j’ai besoin de faire quelques observations sur les maladies des enfants, par lesquelles devra passer, Dieu aidant, le marmot confié à mes soins. Et puisque le ciel ne nous a pas envoyé de famille… »

— Mais, mais, vous êtes bien pressé… Il n’y a pas encore si long-temps que vous êtes mariés… Mistress Grey, que mon badinage ne vous mette pas en fuite… Nous accepterions bien une tasse de thé, car le docteur et moi nous ne sommes point trop amis de la bouteille. »

Quatre ans après cette conversation, arriva l’événement à la possibilité duquel le clerc du bourg avait fait allusion ; et Mistress Grey fit cadeau d’une fille à son mari. Mais le bien et le mal sont étrangement mêlés dans ce monde sublunaire. L’accomplissement de ce vif désir de postérité qui s’était emparé du docteur, fut accompagné de la perte de sa simple et bonne femme. C’était un des plus rudes coups dont le destin pouvait frapper Grey, et la désolation entra sous son toit par suite de l’événement qui promettait, depuis plusieurs mois, d’introduire de nouvelles jouissances dans son humble demeure. Grey supporta ce malheur, comme un homme plein de fermeté et de bon sens supporte un coup dont il n’espère jamais se remettre entièrement. Il remplissait les devoirs de son état avec la même ponctualité ; il était calme et même en apparence enjoué dans ses relations avec le monde ; mais l’astre qui éclairait son existence s’était éclipsé. Chaque matin, il n’entendait plus ces conseils affectueux qui lui recommandaient de faire attention à sa propre santé, tandis qu’il travaillait pour rétablir celle de ses malades. Chaque soir, lorsqu’il revenait de sa fatigante tournée, ce n’était plus avec la certitude du tendre et doux accueil qu’il recevait toujours d’une compagne empressée de raconter tous les petits événements du jour ou avide d’en écouter le récit. L’air qu’il avait coutume de siffler sur un ton si joyeux et si fort, lorsqu’il apercevait le clocher de Middlemas, ne se faisait plus entendre, et le cavalier n’allait plus que la tête baissée, tandis que le cheval fatigué, ne sentant plus ni la main ni la voix de son maître qui l’aiguillonnaient, paraissait ralentir sa marche comme s’il eût partagé son découragement. Parfois M. Grey était si abattu, qu’il ne pouvait pas même endurer la présence de sa petite Menie ; car il retrouvait tous les traits de la mère sur le visage de cette enfant, cause innocente et involontaire de sa perte : « Sans sa pauvre fille… » pensait-il ; mais aussitôt, réfléchissant que cette idée était un crime, il serrait l’enfant contre son cœur, et l’accablait de caresses… puis il se hâtait de prier qu’on l’éloignât du salon.

Les mahométans ont une singulière idée : c’est que le vrai croyant, dans son trajet de la terre au paradis, est dans la nécessité de passer pieds nus sur un pont de fer rouge. Mais, en cette occasion, tous les morceaux de papier que le musulman a ramassés durant sa vie, de peur que quelques sentences du Coran qui peuvent s’y trouver écrites ne fussent profanées, se placent entre son pied et le métal brûlant, et le préservent ainsi de tout mal. De même, il arrive parfois que les actions bonnes et charitables adoucissent, même en ce monde, l’amertume des afflictions qui nous accablent.

Ainsi, la plus grande consolation que pouvait trouver le pauvre Grey après la perte douloureuse qu’il avait faite, était dans la folle tendresse de Richard Middlemas, cet enfant qui avait été si singulièrement confiée ses soins. Même à cet âge si tendre, il était éminemment beau. Était-il silencieux ou mécontent, ses yeux noirs et sa physionomie grave présentaient quelque souvenir du caractère sombre imprimé sur les traits de son père ; mais lorsqu’il était gai et heureux, ce qui arrivait le plus souvent, ces nuages faisaient place à l’expression la plus enjouée qu’on vît jamais sur la rieuse et insouciante figure d’un enfant. Il semblait avoir un tact au-dessus de son âge pour découvrir les bizarreries du caractère humain, et pour s’y conformer. Sa nourrice, un des premiers objets du respect de Richard, était pour lui, nourrice Jamieson, ou, comme on l’appelait plus communément par abréviation et par excellence, nourrice. C’était la personne qui l’avait élevé depuis son enfance. Elle avait perdu son propre fils, et bientôt après son mari, et se trouvant ainsi seule, elle était devenue, comme il arrive souvent en Écosse, membre de la famille du docteur Grey. Après la mort de la dame du logis, elle s’était peu à peu emparée de la direction principale du ménage ; et, en sa qualité de gouvernante honnête et capable, elle était dans la maison un personnage de très-grande importance.

Elle avait un caractère décidé, sentait fort vivement, et comme il arrive souvent aux femmes qui nourrissent des enfants étrangers, elle était aussi attachées Richard Middlemas que s’il eût été son propre fils. Cette affection, l’enfant la payait par toutes les attentions dont son âge était capable.

Le petit Dick se distinguait encore par son très-tendre et très-vif attachement pour son curateur et son bienfaiteur, le docteur Grey. Il était officieux en temps et lieux convenables, tranquille comme un mouton lorsque son protecteur semblait vouloir travailler ou se reposer, actif et assidu à l’aider et à l’amuser quand il paraissait en avoir envie, et, en prévenant ses moindres désirs, il déployait une adresse bien au-dessus d’un âge si peu avancé.

À mesure que le temps s’écoulait, ce caractère déjà si bon semblait encore s’améliorer. Toujours, lorsqu’il s’agissait d’exercices ou de jeux, il était l’orgueil et le chef des jeunes garçons de l’endroit, sur la plupart desquels sa force et son activité lui donnaient une supériorité incontestable. À l’école, ses talents ne brillaient pas avec autant d’éclat : néanmoins il était le favori du maître, professeur habile et sensé.

« Richard n’avance pas vite, disait souvent l’instituteur au protecteur de son élève ; mais au moins avance-t-il d’un pas sûr ; et il est impossible de n’être pas content d’un enfant qui témoigne un si vif désir de donner de la satisfaction. »

L’affection reconnaissante du jeune Middlemas pour son protecteur semblait augmenter avec le développement de ses facultés ; et il trouva un moyen naturel et agréable de la manifester par ses attentions pour la petite Menie Grey. Le moindre désir de l’enfant était une loi pour Richard, et c’était vainement que cent voix criardes l’invitaient à venir jouera cache-cache ou au ballon, s’il pouvait plaire à la petite Menie en restant à la maison, et en bâtissant des châteaux de cartes pour l’amuser. D’autres fois, il voulait que l’on confiât entièrement à ses soins la petite demoiselle, et qu’on le laissât se promener avec elle dans les prairies de la commune, cueillant des fleurs sauvages, ou lui tressant des couronnes de jonc. Menie était attachée à Dick Middlemas, en proportion des tendres assiduités de celui-ci ; et le père voyait avec plaisir chaque nouvelle marque d’attention qui venait à son enfant de la part de son protégé.

Pendant que Richard grandissait dans l’obscurité, devenant joli garçon de bel enfant qu’il était, et approchant de l’époque où, après avoir été un joli garçon, il devait être appelé un beau jeune homme, M. Grey écrivit très-régulièrement deux fois l’année à M. Monçada, par l’intermédiaire que ce monsieur lui avait indiqué. L’homme bienveillant pensait que, si le riche aïeul pouvait seulement voir ce petit-fils, dont toute famille eût été fière, il lui serait impossible de persévérer dans sa résolution de traiter comme un proscrit un être qui lui tenait de si près par le sang, et non moins intéressant par la beauté de sa figure que par la bonté de son caractère. Il crut donc que son devoir exigeait qu’il maintînt cette communication détournée avec l’aïeul maternel de l’enfant, comme le seul qui pût, à quelque heureuse époque, conduire à des relations plus intimes. Pourtant cette correspondance ne pouvait pas, sous tout autre rapport, être agréable à un homme d’esprit tel que M. Grey. Ses propres lettres étaient aussi courtes que possible ; il y rendait simplement compte des dépenses de son pupille, pour lesquelles il s’allouait une modique somme, et qu’il faisait approuver par M. Lawford, son cocurateur ; il y marquait l’état de la santé de Richard, et les progrès de son éducation, avec quelques mots d’éloges courts mais chaudement sentis sur la rectitude de son esprit et la bonté de son cœur. Mais les réponses qu’il recevait étaient encore plus brèves : » M. Monçada (telle était la teneur ordinaire) accuse réception à M. Grey de sa lettre datée du… ; il a pris connaissance du contenu, et prie M. Grey de persister dans le plan qu’il a jusqu’à présent suivi pour ce qui fait le sujet de leur correspondance. » Dans les occasions où les dépenses extraordinaires semblaient devoir être nécessitées, les envois d’argent étaient faits avec promptitude.

Quinze jours après la mort de mistress Grey, on expédia cinquante livres sterling, avec une note portant que cette somme était destinée aux habits de deuil du jeune R. M. L’auteur de la lettre avait ajouté deux ou trois mots, pour dire que le surplus serait à la disposition de M. Grey, pour qu’il obviât aux dépenses extraordinaires que lui occasionnait ce malheur. Mais M. Monçada n’avait pas terminé la phrase, désespérant sans doute de la tourner convenablement en anglais. Le docteur Grey, sans chercher, ajouta tranquillement la somme au montant de la petite fortune de son pupille, contre l’opinion de M. Lawford, qui, n’ignorant pas que son ami perdait plus qu’il ne gagnait à garder l’enfant dans sa maison, désirait que le digne homme ne manquât point une occasion de rentrer dans une partie des dépenses restées à son compte. Mais Grey fut à l’épreuve de toute remontrance.

Lorsque son pupille approcha de sa quatorzième armée, le docteur Grey écrivit une lettre où il donna plus de détails sur son caractère, ses progrès et su capacité. Il ajouta qu’il agissait ainsi dans l’intention de mettre M. Monçada à même de juger comment il faudrait diriger la future éducation du jeune homme. « Richard, observait-il, était arrivé à un âge où l’éducation, perdant son caractère primitif et général, se divise en plusieurs branches, conduisant chacune aux différentes connaissances qui sont propres à chaque profession particulière : il était par conséquent devenu nécessaire de décider vers quelle carrière on dirigerait le jeune Richard ; il ferait, pour sa part, tous les efforts imaginables, afin de réaliser les souhaits de M. Monçada ; car les aimables qualités de ce jeune garçon le lui rendaient aussi cher, à lui qui n’était que son curateur, qu’il aurait pu l’être à son propre père.

La réponse, qui arriva dans le cours des huit ou dix jours suivants, était plus longue que d’habitude, et écrite à la première personne : « M. Grey, y était-il dit, la seule fois que nous nous sommes rencontrés, c’était dans des circonstances qui ne pouvaient pas nous faire connaître favorablement l’un à l’autre. Mais j’ai l’avantage sur vous, puisque, connaissant les motifs qui vous donnent une mauvaise opinion de moi, je pouvais les respecter et vous respecter vous-même ; tandis que vous, dans l’impossibilité d’apprécier les raisons… je veux dire, ignorant le traitement infâme que j’avais reçu, vous ne pouviez comprendre les raisons qui me faisaient agir. Moi, privé de ma fille unique par le fait d’un scélérat, elle, dépouillée de son honneur, je ne puis me résoudre à voir une créature innocente pourtant, dont l’aspect doit toujours me rappeler honte et vengeance. Gardez le pauvre enfant près de vous… élevez-le pour votre propre état ; mais veillez à ce qu’il ne vise pas à remplir dans la vie une profession plus haute que celle dont vous vous acquittez dignement. Veut-il devenir fermier, homme de loi à la campagne, ou médecin exerçant, enfin suivre un genre de vie modeste, les moyens d’établissement et d’éducation lui seront abondamment fournis. Mais je dois vous avertir, lui et vous, que toute tentative pour le rapprocher de moi plus que je ne puis spécialement le permettre, sera suivie de la cessation absolue de ma faveur et de ma protection. Je vous ai fait connaître ma volonté, j’espère que vous agirez en conséquence. »

La réception de cette lettre détermina Grey à avoir quelque explication avec le jeune homme lui-même, pour apprendre s’il se sentait de l’inclination vers un des états dont le choix lui était laissé ; convaincu en même temps, d’après la docilité de son caractère, que Richard s’en référerait pour choisir à l’excellent jugement du docteur.

Mais préalablement il avait à remplir une tâche désagréable, celle d’apprendre à Richard les circonstances mystérieuses qui avaient accompagné sa naissance, circonstances dont il le présumait tout à fait ignorant, par la simple raison qu’il ne les lui avait jamais communiquées, et qu’il avait laissé son pupille se considérer comme orphelin et fils d’un parent éloigné. Mais, quoique le docteur lui-même eût gardé le silence, il aurait dû se rappeler que la nourrice Jamieson n’avait pas perdu l’usage de sa langue, et qu’elle était des mieux disposées à s’en servir.

La nourrice Jamieson, parmi la multitude de légendes et d’histoires dont elle avait régalé son nourrisson dès son plus bas âge, n’avait pas oublié ce qu’elle appelait la solennelle époque de son arrivée dans le monde… l’air si important de son père, qu’il eût semblé que tout le monde était à ses pieds… la beauté de sa mère, et la terrible noirceur du masque qu’elle portait ; ses yeux qui brillaient comme des diamants, et à sa main des diamants comparables seulement à ses yeux ; puis la blancheur de sa peau, puis la couleur de sa mante de soie, puis une infinité de belles choses encore. Ensuite elle s’étendait sur l’arrivée de son grand-père, et sur l’homme terrible qui l’accompagnait, véritable ogre d’un conte de fées… armé de pistolets, d’un poignard et d’une claymore (ces dernières armes n’existaient que dans l’imagination de la nourrice), puis sur les circonstances au milieu desquelles on avait emporté sa mère pendant que les billets de banque volaient par la maison comme des chiffons de vilain papier, et que les guinées d’or étaient aussi nombreuses que les petits cailloux. Toutes ces choses, soit pour plaire à l’enfant et l’intéresser, soit pour donner carrière à son talent d’amplification, Nourrice les racontait avec tant de circonstances additionnelles et de commentaires gratuits, que le fait réel, mystérieux et bizarre comme il l’était certainement, n’avait plus rien de miraculeux. Telle l’humble prose s’efface, comparée aux licences de la poésie.

Richard était toujours prêt à écouter sérieusement tous ces contes ; il se complaisait encore davantage dans l’idée que son vaillant père viendrait soudain le chercher à la tête d’un brave régiment, tambours battants et enseignes déployées, et qu’il emmènerait son fils sur le plus beau coursier qu’on aurait jamais vu. Ou bien, il songeait que sa mère, belle comme le jour, arriverait tout à coup dans son carrosse à six chevaux, pour réclamer son fils chéri. Ou bien enfin il se disait que son aïeul repentant, avec ses poches pleines de billets de banque, accourrait expier sa cruauté première en amoncelant autour de son petit-fils, si long-temps négligé, des richesses inattendues. Nourrice Jamieson était sûre « qu’il ne fallait qu’un regard des jolis yeux de son nourrisson pour tourner leurs cœurs, comme dit l’Écriture ; et, puisqu’il était souvent arrivé des choses fort étranges, ses parents pourraient bien venir tous ensemble au village, et y passer une journée comme on n’en avait jamais vu à Middlemas ; et puis son nourrisson ne serait plus jamais appelé par son humble nom de Middlemas, qui sonnait comme si on l’eût ramassé dans le ruisseau du village ; mais alors il serait nommé Galatien, ou sir William Wallace, ou Robin Hood, ou de même que quelque autre grand prince cité dans les livres d’histoire. »

Le récit du passé fait par Nourrice Jamieson, et ses prédictions pour l’avenir, offraient trop de séduction pour ne pas exciter les rêves les plus ambitieux dans l’esprit d’un jeune homme qui, naturellement, avait un vif désir de se pousser dans le monde, et se sentait les moyens nécessaires pour y obtenir de l’avancement. Les incidents de sa naissance ressemblaient à ceux qu’il trouvait mentionnés dans les contes qu’il lisait ou qu’il entendait répéter ; et il ne semblait pas y avoir de raison pour qu’ils ne se terminassent pas de même que ces très-véridiques histoires. En un mot, pendant que le bon docteur s’imaginait que son pupille était resté dans une complète ignorance de son origine, Richard ne songeait à rien moins qu’aux moyens qu’il lui faudrait employer pour sortir plus tôt de l’obscurité de sa condition présente, et reprendre le rang auquel, dans son opinion, sa naissance lui donnait droit.

Telles étaient les idées du jeune homme, quand un jour, après dîner, le docteur, mouchant la chandelle et tirant de sa poche le grand portefeuille de cuir où il déposait des papiers particuliers, et un petit assortiment des remèdes les plus nécessaires et les plus actifs, y prit la lettre de Monçada, et demanda à Richard une attention sérieuse pendant qu’il allait lui apprendre certaines circonstances qui le touchaient, et qu’il lui importait grandement de connaître. Les yeux noirs de Richard lancèrent du feu… son sang se précipita vers son large et beau front… l’heure de l’explication était enfin arrivée. Il écouta le récit de Gédéon Grey : et, le lecteur peut le croire, ce récit, entièrement dépouillé de la dorure dont l’avait embelli l’imagination de Nourrice Jamieson, et réduit ce que les gens positifs appellent le nécessaire, ne présentait guère que l’histoire d’un enfant du déshonneur, abandonné de son père et de sa mère, et élevé par la charité sordide d’un parent éloigné, qui le regardait comme la preuve, bien qu’innocente, de la honte de sa famille, et qui aurait payé avec plus de plaisir les dépenses de son enterrement que celles de son entretien. Temples et tours, tous ces magnifiques châteaux bâtis par l’imagination enfantine de Richard s’écroulèrent à la fois, et la douleur qui accompagna leur démolition devint encore plus aiguë par la honte de s’être livré à de telles rêveries. Il resta, pendant que le docteur Grey continua ses explications, dans l’attitude de l’abattement, les yeux fixés sur la terre, et toutes les veines du front gonflées par les passions qui se combattaient en lui.

« Et maintenant, mon cher Richard, ajouta le bon chirurgien, il vous faut songer à ce que vous pouvez faire pour vous-même, puisque votre grand-père vous laisse le choix de trois honorables carrières, dont chacune, si elle est suivie avec persévérance, peut vous procurer l’indépendance, sinon la richesse, et un nom respectable, sinon glorieux. Vous devez naturellement désirer quelque temps pour réfléchir.

— Pas une minute, » répondit le jeune homme en levant la tête et en regardant avec fierté son tuteur. « Je suis né Anglais et libre, et je retournerai en Angleterre, si bon me semble.

— Vous êtes né libre et fou plutôt, répliqua Grey ; vous êtes né, et personne, je pense, ne peut le savoir mieux que moi, dans la chambre bleue de Stevenlaw’s-Land, au bourg de Middlemas, si c’est là ce que vous appelez être né Anglais et libre.

— Mais Tom Hillary m’a pourtant assuré que j’étais, malgré tout, libre et Anglais, à cause de mes parents.

— Oh, enfant ! que savons-nous de vos parents ? Mais quel rapport votre qualité d’Anglais a-t-elle avec la question qui nous occupe en ce moment ?

— Oh, docteur ! » répondit le jeune garçon avec dépit, « vous n’ignorez pas que nous autres nous ne pouvons travailler aussi rudement que vous. Les Écossais sont trop rangés, trop sages, trop robustes, pour qu’un pauvre mangeur de pouding vive parmi eux, en exerçant l’état de curé, d’homme de loi ou de médecin… vous m’excuserez, monsieur.

— Sur ma vie, Dick, ce Tom Hillary vous tournera la tête. Que signifie tout ce bavardage ?

— Tom Hillary dit que le clergé vit de nos péchés, la justice de nos sottises, et la médecine de nos maladies… toujours en vous priant de m’excuser, monsieur.

— Tom Hillary, s’écria le docteur, mériterait qu’on le chassât du bourg ; un vrai pendard de clerc de procureur, échappé de New-castle ! Si je l’entends jamais parler ainsi, je lui apprendrai à traiter avec plus de respect les professions savantes. Qu’il ne soit plus question de ce Tom Hillary, que vous avez beaucoup trop fréquenté ces derniers temps. Réfléchissez un peu, comme un garçon de sens, et dites-moi quelle réponse je dois donner à M. Monçada.

— Répondez-lui, » répliqua le jeune homme, en quittant le ton d’ironie affecté pour y substituer celui de l’orgueil blessé, — « répondez-lui que mon âme se révolte à l’idée de la vie obscure qu’il me recommande. Je suis déterminé à suivre la carrière de mon père, celle des armes, à moins que mon aïeul n’aime mieux me recevoir dans sa maison, et me laisser prendre le même état que lui.

— Oui, et vous faire son associé, je suppose, et vous reconnaître pour son héritier ?… reprit le docteur ; chose extrêmement probable, sans doute, vu la manière dont il vous a élevé jusqu’à présent, et les termes dans lesquels il m’écrit maintenant à votre sujet.

— Alors, monsieur, il est une chose que je puis vous demander, répliqua le jeune homme. Vous avez entre les mains une somme considérable d’argent qui m’appartient ; et puisqu’elle vous a été confiée pour mon usage, je vous prie de me faire les avances nécessaires pour acheter une commission dans l’armée… de me tenir compte du reste… et ainsi, en vous remerciant de vos faveurs passées, je ne vous importunerai plus à l’avenir.

— Jeune homme, » dit gravement le docteur, «je suis peiné de voir que votre prudence et votre bonne humeur habituelles ne soient pas à l’épreuve du renversement de quelques folles espérances que vous n’aviez pas le moindre motif de concevoir. Il est vrai qu’il existe une somme qui, malgré diverses dépenses, peut encore se monter à mille livres sterling ou plus, et qui demeure entre mes mains dans votre intérêt ; mais je ne puis en disposer que suivant la volonté du donateur, et, en tout cas, vous n’avez aucun droit de la réclamer avant d’avoir atteint l’âge de discrétion : époque dont vous êtes encore éloigné de six ans, aux termes de la loi, et que, dans un autre sens, vous n’atteindrez jamais, à moins que vous n’oubliiez vos ridicules caprices. Mais, allons, Dick, c’est la première fois qu’il m’arrive de vous voir de si mauvaise humeur, et vous avez, je l’avoue, dans votre situation, bien des motifs qui peuvent vous faire excuser plus d’impatience que vous n’en avez montré. Mais vous ne tournerez pas votre ressentiment contre moi qui ne suis nullement en faute. Vous vous rappellerez que je fus votre tout dévoué et unique ami, et que je me chargeai de vous lorsque tout le monde vous abandonnait.

Je ne vous en remercie pas, » dit Richard, se laissant aller à un accès de véritable colère ; « vous auriez mieux agi à mon égard, si vous aviez voulu.

— Et de quelle manière, jeune ingrat ? » demanda le docteur dont le sang-froid était un peu troublé.

« Il fallait me jeter sous les roues de la voiture qui les entraînait, et ils auraient brisé le corps de leur enfant comme ils l’ont fait de ses sentiments les plus tendres. »

En parlant ainsi, il se précipita hors de la chambre, et ferma la porte derrière lui avec une grande violence, laissant son tuteur étonné d’un changement si soudain et si complet dans son caractère et dans ses façons d’agir.

« Quel démon s’est donc emparé de lui ? ah, bien ! l’esprit d’orgueil ! et le voilà désappointé au sujet de quelques folies que ce Tom Hillary lui a mises dans la tête… mais c’est un cas qui exige des anodins, et nous le traiterons en conséquence. »

Pendant que le docteur prenait cette résolution, que lui dictait son bon cœur, le jeune Middlemas courut à l’appartement de Nourrice Jamieson, où la pauvre Menie, pour qui sa présence était toujours un motif de joie, se hâta de lui montrer, pour qu’il l’admirât, une nouvelle poupée dont elle avait fait acquisition. Personne, en général, ne s’intéressait plus aux amusements de Menie que Richard ; mais pour l’instant, Richard, comme son célèbre homonyme[12], n’était pas d’humeur ; il repoussa la petite fille avec si peu d’attention, et même si brutalement, que la poupée lui échappa des mains, tomba sur la pierre du foyer, et y brisa son visage de cire… Cette brutalité lui attira une remontrance de Nourrice Jamieson, bien que le coupable fût son cher mignon.

« Fi donc, Richard, fi !… on ne vous reconnaîtrait pas, à la manière dont vous traitez miss Menie… Miss Menie, taisez-vous, et je vous aurai bientôt raccommodé la figure de votre poupée. »

Mais si Menie pleurait, elle ne pleurait pas pour son joujou ; car, tandis que ses larmes coulaient en silence le long de ses joues, elle restait à regarder Dick Middlemas avec une expression enfantine de peur, de chagrin et d’étonnement. Nourrice Jamieson ne s’occupa bientôt plus des peines de Menie Grey, surtout par la raison qu’elle ne pleurait pas tout haut, et son attention se fixa sur la figure altérée, les yeux rouges et les traits tirés de son cher nourrisson. Elle commença aussitôt une enquête sur la cause de ses chagrins, en l’interrogeant, comme font toujours les nourrices en pareille circonstance. « Qu’a donc mon enfant ? qui a causé de la peine à mon enfant ? » Avec de semblables questions, elle arracha enfin cette réponse :

« Je ne suis pas votre enfant : je ne suis l’enfant de personne… le fils de personne. Je suis proscrit de ma famille, et n’appartiens à personne, le docteur Grey me l’a dit lui-même.

— Et a-t-il lâché à mon enfant qu’il était un bâtard ?… en vérité, il ne se gêne guère… Très-certainement votre père était un homme qui valait mieux que celui qui se trouve sur les jambes du docteur… un grand bel homme, avec un œil de faucon, et la démarche d’un joueur de cornemuse montagnard. »

Nourrice Jamieson était tombée sur un sujet favori, et elle s’y serait étendue assez long-temps, car elle était admiratrice déclarée de la beauté masculine ; mais il y avait quelque chose qui déplaisait au jeune homme dans sa dernière comparaison. Il coupa donc court à son bavardage, en lui demandant si elle savait au juste combien son grand-père avait laissé d’argent au docteur Grey pour son entretien. » Elle ne pouvait dire… elle ne savait pas… mais c’était une somme considérable, comme il n’en passait pas souvent par les mains d’un homme. Elle était sûre qu’elle ne s’élevait pas à moins de cent livres sterling, et peut-être à deux cents. Bref, elle ne savait absolument rien sur ce chapitre ; mais elle était certaine que le docteur Grey ne lui retiendrait pas le moindre sou ; car tout le monde savait que c’était un homme juste quand il s’agissait d’argent…Toutefois, si son enfant désirait en apprendre plus long, à coup sûr le clerc du bourg pourrait tout lui dire. »

Richard Middlemas se leva et sortit de la chambre sans ajouter mot. Il alla immédiatement visiter le vieux clerc, dont il avait su gagner les bonnes grâces, comme celles de la plupart des dignitaires de l’endroit. Il entama la conversation en rapportant la proposition qui lui avait été faite de choisir un état ; et, après avoir parlé des circonstances mystérieuses de sa naissance, et de la perspective douteuse qui s’ouvrait devant lui, il amena aisément le clerc à causer des fonds qui se trouvaient entre les mains de son tuteur : il apprit ainsi le montant exact de la somme, qui correspondait à celui qu’on lui avait déjà annoncé. Il sonda ensuite le digne scribe sur la possibilité de réaliser le désir qu’il avait d’entrer dans l’armée ; mais il reçut une nouvelle confirmation du fait que lui avait révélé M. Grey : car M. Lawford lui apprit aussi qu’aucune partie de l’argent ne pourrait être mise à sa disposition avant l’âge voulu, et pas même alors sans le consentement spécial de ses deux curateurs, et particulièrement de celui qui l’avait élevé. Il prit donc congé du clerc qui, approuvant la manière circonspecte dont Richard avait parlé, et son choix prudent d’un conseiller à cette époque critique de la vie, lui annonça que, s’il choisissait l’étude du droit il le recevrait dans son étude comme apprenti, moyennant une très-modique somme : il se proposait de renvoyer Tom Hillary pour lui faire place, attendu que le drôle « faisait trop ses embarras, et l’ennuyait en lui parlant toujours de sa pratique anglaise, dont on n’avait rien à faire de ce côté de la frontière… grâce à Dieu ! »

Middlemas le remercia de sa bonté, et promit de songer à son offre obligeante, dans le cas où il se déciderait à embrasser la carrière du barreau.

En quittant M. Lawford, Richard alla trouver Tom Hillary, qui était alors dans l’étude. C’était un garçon d’une vingtaine d’années, aussi éveillé d’esprit que petit de taille, mais se distinguant par le soin avec lequel il arrangeait ses cheveux, et par la splendeur d’un chapeau à galons et d’un gilet brodé, avec lesquels il se pavanait les dimanches dans l’église de Middlemas. Tom Hillary avait d’abord été clerc de procureur à New-Castle-sur-Tyne ; mais, pour telle ou telle raison, il avait depuis peu trouvé plus convenable de passer en Écosse, et s’était fait bien venir du clerc du bourg de Middlemas, par le soin qu’il mettait à tenir les registres de la commune, et par la beauté de son écriture. Il n’est pas invraisemblable que le procès-verbal constatant les circonstances singulières de la naissance de Richard Middlemas, et la certitude qu’il était réellement possesseur d’une somme d’argent considérable, portèrent Hillary, quoique beaucoup plus âgé, à recevoir Richard dans sa compagnie, et à enrichir son jeune esprit de certaines connaissances que sans lui, dans ce village aussi isolé, le pupille de M. Grey aurait ou beaucoup de peine à acquérir. Du nombre était celle des cartes et des dés ; et l’élève d’Hillary payait, comme de raison, à son maître le prix de son initiation à ces deux jeux en perdant toutes les parties. Après une longue promenade avec ce jeune homme, dont Richard, comme le fils imprudent du plus sage des rois[13], prisait sans doute les avis plus que ceux de ses vieux conseillers, Middlemas revint dans la chambre qu’il occupait à Stevenlaw’s-Land (c’est ainsi que l’on désignait la maison du docteur), et se mit au lit sans souper.

Le lendemain, Richard se leva avec le jour, et le repos de la nuit sembla avoir produit sur lui son effet ordinaire, celui d’apaiser les passions et de corriger le jugement. La petite Menie fut la première personne à qui il fit amende honorable, et un cadeau beaucoup moindre que la nouvelle poupée qu’il lui présenta aurait été acceptée en expiation d’une offense beaucoup plus grande. Menie était une de ces âmes pures pour qui un état de brouille est un état de peine, et la moindre avance de son ami et protecteur suffit pour reconquérir toute sa confiance, toute son affection enfantine.

Le père ne se montra pas plus inexorable que ne l’avait été Menie. M. Grey crut, il est vrai, avoir de bonnes raisons pour témoigner de la froideur à Richard lors de leur première entrevue ; car il était fort blessé de l’injuste traitement qu’il avait reçu le soir précédent. Mais Middiemas le désarma aussitôt, en alléguant avec franchise qu’il avait laissé son esprit s’égarer par le rang et l’importance supposés de ses parents, jusqu’à croire fermement qu’il les partagerait un jour. La lettre de son aïeul, qui le condamnait au bannissement et à l’obscurité pour la vie, était, il n’en disconvenait pas, un coup bien rude. Il se rappelait avec un profond chagrin que l’irritation produite en lui par ce désappointement l’avait mis dans le cas de s’exprimer d’une façon bien éloignée du respect et de l’affection qu’il devait à M. Grey ; car le docteur méritait de lui les égards et les attentions d’un fils, et il se croyait tenu de remettre à sa décision chaque action de sa vie… Grey ému par un aveu si candide, et fait avec tant d’humilité, renonça sans peine à son ressentiment, et demanda amicalement à Richard s’il avait réfléchi sur le choix d’une profession, puisqu’on le laissait libre sur ce point. Il ne le pressa point toutefois, et lui répéta qu’il lui accordait tout le temps raisonnable pour se décider.

Sur ce sujet, Richard répondit encore avec promptitude et candeur… « Il avait, dit-il, pour prendre une détermination plus sage, consulté son ami le clerc du bourg. » Le docteur fit un signe d’approbation. « M. Lawford, il est vrai, l’avait accueilli avec beaucoup de bonté, et même lui avait proposé de le prendre dans son étude ; mais si son bienfaiteur, son père, voulait lui permettre d’étudier, sous sa direction, le noble art dans lequel il s’était lui-même acquis une réputation méritée, la seule espérance qu’il pourrait de temps à autre aider M. Grey dans ses travaux, contre-balancerait grandement toute autre considération. Un tel emploi de ses connaissances, lorsqu’une étude convenable les lui aurait rendues familières, stimulerait bien plus son envie d’apprendre, que la perspective de devenir même clerc du bourg de Middlemas. »

Comme le jeune homme déclarait avoir pris la résolution ferme et invariable d’étudier la médecine sous son tuteur, et de continuer à faire partie de la famille, le docteur Grey informa M. Monçada de la détermination de son petit-fils ; et l’aïeul, pour témoigner son approbation, envoya au docteur un billet de cent livres sterling comme honoraires de ses leçons, somme trois fois plus grande environ que celle que le modeste docteur avait osé demander.

Peu après, quand le docteur et le clerc se rencontrèrent au petit club du bourg, leur conversation roula sur le bon sens et la fermeté de Richard Middlemas.

« Vraiment, dit le clerc, c’est un garçon si attaché à ses amis et si désintéressé, que je n’ai pu lui faire accepter une place dans mon étude, dans la crainte où il était qu’on ne pensât qu’il se poussait aux dépens de Tom Hillary.

— Et vraiment, M. Lawford, répliqua Grey, j’ai parfois eu peur en le voyant faire société avec votre Tom Hillary ; mais vingt Tom Hillary ne corrompraient pas Dick Middlemas. »



CHAPITRE IV.

les deux apprentis.


Dick avait acquis une haute renommée, puisqu’il s’occupait de médecine ; mais Tom était regardé par toute la ville comme le meilleur politique.
Tom et Dick.


À l’époque où le docteur Grey entreprit l’éducation de son jeune pensionnaire, les amis d’un jeune homme nommé Adam Hartley lui proposèrent de le recevoir aussi en qualité d’apprenti. Il était fils d’un respectable fermier anglais de la frontière, qui, élevant son aîné pour l’état de cultivateur, désirait faire de son cadet un médecin. Il avait pour but de profiter de la protection d’un grand personnage, son seigneur, qui avait offert de l’aider à établir ses enfants, et qui lui représentait que la profession de docteur ou de chirurgien était celle où son crédit pourrait lui servir le plus efficacement. Middlemas et Hartley devinrent donc compagnons d’études. L’hiver, on les mettait en pension à Édimbourg, afin qu’ils suivissent les cours de médecine dont ils avaient besoin pour prendre leurs grades. Trois ou quatre ans s’écoulèrent ainsi, et de simples enfants qu’ils étaient, les deux disciples d’Esculape devinrent peu à peu deux jeunes gens de bonne mine : tous deux bien habillés, bien nourris et le gousset garni d’argent. Ils parvinrent ainsi à être des personnages de quelque importance dans le bourg de Middlemas, où il n’y avait guère de ce qu’on pouvait appeler une aristocratie, mais où les élégants étaient rares et les élégantes nombreuses.

Chacun d’eux avait ses partisans particuliers ; car, quoique les jeunes gens eux-mêmes vécussent ensemble en assez bonne harmonie, pourtant, comme il arrive d’ordinaire en pareil cas, personne ne pouvait vanter l’un sans le comparer en même temps à l’autre, et assurer qu’il l’emportait sur son compagnon.

Tous deux étaient amis du plaisir, passionnés pour la danse, et fréquentaient assidûment les exercices de M. M’Fittoch, maître à danser, qui, voyageant l’été, procurait à la jeunesse de Middlemas, durant l’hiver, l’avantage de ses instructions, au prix de cinq shillings pour vingt cachets. En ces occasions, chacun des élèves du docteur Grey recevait sa part d’éloges. Hartley dansait avec plus de feu, Middlemas avec plus de grâce. M. M’Fittoch aurait opposé Richard à tout le pays dans le menuet, et parié en sa faveur la chose qui lui était la plus chère au monde, à savoir sa pochette ; mais il avouait que dans les hornpipes, les jigs, les strathspeys et les reels[14] Hartley lui était supérieur.

Hartley, pour sa toilette, dépensait davantage, peut-être parce que son père lui en fournissait les moyens. Mais ses habits n’étaient jamais d’aussi bon goût dans leur nouveauté, ni conservés aussi bien, quand ils commençaient à vieillir, que ceux de Richard Middlemas. Adam Hartley était parfois bien mis, mais plus souvent un peu négligé ; et, dans le premier cas, il paraissait un peu trop faire attention à sa splendeur. Son camarade était toujours d’une excessive propreté, toujours bien habillé, tandis qu’en même temps il avait un air de bonne compagnie, qui le mettait à son aise partout ; de sorte que son costume, quel qu’il fût, paraissait être précisément celui qui convenait à la circonstance.

Dans leur extérieur, il y avait une différence encore plus fortement marquée. Adam Hartley était d’une taille plus que moyenne, vigoureux et bien proportionné ; il avait une figure ouverte, d’après le véritable type saxon, qui se montrait à travers une forêt de cheveux châtains et bouclés lorsque les ciseaux du coiffeur l’épargnaient trop long-temps. Il aimait les exercices violents, se plaisait à lutter, à boxer, à sauter, à jouer du bâton, et fréquentait, quand il pouvait en trouver le loisir, les combats de taureaux et les parties de ballon dont le bourg était quelquefois régalé.

Richard, au contraire était brun comme son père et sa mère : ses traits étaient nobles et d’une régularité parfaite ; mais ils présentaient en quelque sorte un caractère étranger ; son corps était grand et mince, quoique musculeux et robuste. Son excellent ton et ses manières élégantes devaient lui être naturels ; car il surpassait de beaucoup, pour la tournure et l’aisance, tous les modèles qu’il pouvait avoir trouvés dans son village natal. Il s’exerça à manier l’épée pendant qu’il était à Édimbourg, et prit des leçons d’un acteur pour apprendre à bien parler. Il devint aussi amateur de spectacle, fréquentant avec régularité les théâtres, et s’exerçant à la critique dans ce genre de littérature, et dans d’autres plus légers. Pour achever le contraste en ce qui concerne les goûts, Richard était un pêcheur habile et heureux… Adam, un tireur hardi et sûr. Leurs efforts à se surpasser l’un l’autre, pour approvisionner la table du docteur Grey, amélioraient beaucoup son ordinaire. En outre, de petits cadeaux de poisson et de gibier, toujours agréables même aux principaux habitants d’un bourg, contribuaient à augmenter la popularité des deux jeunes compagnons.

Tandis que la population était divisée, à défaut de meilleur sujet de dispute, touchant les mérites comparatifs des deux apprentis du docteur Grey, le docteur lui-même était choisi parfois pour arbitre. Mais en cette occasion, comme en toute autre, il se montrait circonspect. Il disait que ses élèves étaient tous deux de bons garçons, et deviendraient des hommes utiles dans leur état, s’ils ne finissaient point par perdre la tête au milieu de l’admiration des badauds du village et des parties de plaisir qui le détournaient si souvent de leurs travaux. Sans doute il était naturel qu’il eût plus de confiance dans Hartley, fils de parents connus, et presque d’aussi bonne race que s’il était né en Écosse. Mais, s’il se laissait aller à une telle partialité, il se le reprochait lui-même, puisque le jeune étranger, si bizarrement confié à ses soins, avait droit, sous tous les rapports, à la protection et à la tendresse dont il était capable ; et vraiment le jeune homme se montrait si reconnaissant qu’il lui était impossible de témoigner le moindre désir sans que Dick Middlemas se hâtât de le satisfaire. Il y avait dans le bourg de Middlemas des gens assez indiscrets pour supposer que miss Menie Grey devait être meilleur juge que personne du mérite comparatif de ces deux êtres accomplis, sur lesquels l’opinion publique était généralement divisée. Nulle de ses plus intimes amies n’osait lui poser la question en termes précis ; mais sa conduite était surveillée de près, et les critiques remarquèrent que les attentions qu’elle témoignait à Adam Hartley se distinguaient par plus d’abandon et de franchise. Elle riait, jasait et dansait avec lui, tandis qu’à l’égard de Dick Middlemas, sa conduite était plus réservée : les prémisses semblaient certaines, mais le public était encore partagé sur les conclusions.

Il n’était pas possible que les jeunes gens fussent l’objet de telles discussions sans savoir qu’elles existaient ; et ainsi comparés sans cesse par la petite société dans laquelle ils vivaient, il aurait fallu qu’ils fussent de meilleure pâte que les autres mortels pour ne pas se laisser peu à peu gagner eux-mêmes par l’esprit de controverse, et ne pas se considérer comme des rivaux qui briguaient les applaudissements publics.

Il ne faut pas oublier non plus que Menie Grey était devenue une des plus jolies filles non-seulement de Middlemas, mais encore de tout le comté. Ce fait avait été établi par une preuve décisive. À l’époque des courses de chevaux, on voyait ordinairement se rassembler dans le bourg une petite société de gens comme il faut, qui venaient des environs, et quelques bourgeois peu aisés se créaient un petit revenu en louant leurs maisons, en tout ou en partie, pour la fameuse semaine. Tous les thanes et toutes les thanesses[15] de campagne ne manquaient pas d’accourir à ces occasions ; et tel était le nombre des chapeaux pointus et des robes de soie, que la petite ville semblait pour quelques jours avoir changé d’habitants. En cette circonstance, les personnes d’une certaine qualité seulement pouvaient faire partie des bals de nuit qui étaient donnés dans la vieille Maison de Ville, et la ligne de démarcation en excluait la famille de M. Grey.

L’aristocratie pourtant usait de son privilège avec quelques sentiments de déférence pour les élégants et les élégantes du bourg, qui jouissaient de la faveur d’entendre d’excellente musique, sans qu’il leur fût permis de danser… Une soirée dans la semaine des courses, appelée le bal des chasseurs, était consacrée à l’amusement général et exempte des restrictions ordinaires de l’étiquette. En cette occasion, toutes les familles respectables de l’endroit étaient invitées à participer aux plaisirs de la soirée, à admirer l’élégance des nobles du pays, et à se montrer reconnaissants de leur condescendance. C’était surtout aux dames qu’on envoyait ces invitations ; car le nombre de celles qui étaient adressées aux messieurs du bourg était beaucoup plus restreint. Or, dans cette réunion générale, la beauté de miss Grey et l’élégance de sa tournure l’avaient incontestablement placée, dans l’opinion de tous les juges compétents, en tête de toutes les danseuses.

Le laird de l’illustre et ancienne maison de Louponheight[16] n’hésita point de lui donner la main pendant la plus grande partie de la soirée ; et sa mère, renommée par la rigueur qu’elle mettait à garder les distinctions de rang, plaça la petite plébéienne à côté d’elle au souper, on l’entendit même assurer que la fille du chirurgien avait, en vérité, un petit air fort gentil, et qu’elle paraissait comprendre qui elle était et où elle se trouvait. Quant au jeune laird lui-même, il sautait si haut, et riait si fort, que le bruit ne tarda point à courir qu’il avait formé le sot projet de sortir de sa sphère, et de convertir la fille d’un docteur de village en une dame de son ancien nom.

Durant cette mémorable soirée, Middlemas et Hartley, qui avaient trouvé place dans la galerie des musiciens, furent témoins de la scène, et ils en éprouvèrent des sentiments bien divers. Hartley était évidemment vexé par l’excès d’attention que le galant laird de Louponheight, stimulé par l’influence d’une couple de bouteilles de vin, et par la présence d’une partenaire qui dansait admirablement, témoignait à miss Menie Grey. Il voyait de son poste élevé tout ce manège muet de galanterie avec les mêmes sensations qu’éprouve un être affamé à la vue d’un bon repas auquel il n’a point permission de toucher ; et il regardait chaque gambade extraordinaire du jovial seigneur comme les aurait regardées un goutteux qui eût craint que le noble danseur ne vint lui tomber sur les pieds. Enfin, ne pouvant plus maîtriser son émotion, il quitta la galerie et ne revint plus de la soirée.

Bien différente fut la conduite de Middlemas. Il paraissait joyeux des attentions que l’on prodiguait généralement à miss Grey, et de l’admiration qu’elle excitait. Il regardait le vaillant laird de Louponheight avec un dédain qu’on ne saurait décrire, et s’amusait à faire remarquer au maître de danse du village, qui avait pris rang pro tempore parmi les musiciens, les bonds et les pirouettes ridicules dans lesquels ce digne personnage déployait plus de vigueur que de grâce.

« Vous ne devriez pas rire si fort, maître Dick, répliqua le maître de cabrioles ; il n’a pas eu le bonheur de recevoir, comme vous, les leçons d’un professeur éminemment gracieux ; et, sur ma parole, s’il voulait prendre quelques cachets, je crois que je pourrais faire quelque chose de ses pieds, car il a de la souplesse dans le jarret et de l’élégance naturelle dans le cou-de-pied. Et puis il y a long-temps qu’on n’avait vu un bonnet si bien galonné dans les rues de Middlemas… Vous restez là à rire, Dick Middlemas ; je voudrais être bien sûr qu’il ne fauche pas votre foin en faisant ainsi sauter votre jolie partenaire.

— Lui ! me… » Middlemas commençait une phrase qu’il n’aurait pu achever d’une manière extrêmement convenable, lorsque le chef d’orchestre ramena M’Fittoch à sa partie par cette exclamation de colère : « Que faites-vous donc, monsieur ? Songez à votre archet. Comment diable voulez-vous que trois violons tiennent tête à une basse, si l’un d’eux s’arrête pour jaser et pour grimacer comme vous faites ? jouez donc, monsieur ! »

Dick Middlemas, ainsi réduit au silence, continua, de son poste élevé, comme un des dieux d’Épicure, à observer ce qui se passait au-dessous de lui, sans que la gaieté, dont il était témoin, pût exciter en lui autre chose qu’un sourire, marque d’un insouciant mépris pour tout ce qui se passait sous ses yeux, plutôt que d’une sympathie bienveillante pour les plaisirs des autres.







CHAPITRE V.

brouille.


Maintenant, retiens ta langue, Billy Perwick, dit-il, ne me fais pas mettre en colère ; mais si tu es un homme comme je pense que tu en es un, viens derrière la chaussée te battre avec moi.
Ballade du Northumherland.


Dans la matinée qui suivit cette soirée de plaisir, les deux jeunes gens travaillaient ensemble derrière Stevenlaw’s-Land, dans une pièce de terre que le docteur avait convertie en un jardin, où il élevait quelques plantes rares, utiles à la pharmacie aussi bien qu’à l’étude de la botanique, lesquelles valaient à ce terrain, de la part du vulgaire, le nom fastueux de Jardin médical. Les élèves de M. Grey s’étaient rendus sans peine au désir qu’il leur avait témoigné de les voir prendre soin de ce lieu favori, et tous deux se plaisaient à le cultiver. Après cette occupation, Hartley avait coutume de se livrer à la culture d’un jardin potager, qui alors méritait ce titre quoique dans l’origine ce ne fut qu’un simple carré de choux ; tandis que Richard Middlemas faisait tout son possible pour orner de fleurs et d’arbrisseaux une espèce de bosquet qu’il appelait le Berceau de Menie Grey.

Ils étaient tous deux dans la partie du jardin destinée aux plantes médicinales : tout à coup Middlemas demanda à Hartley pourquoi il avait quitté le bal sitôt le soir précédent ?

« Je devrais plutôt vous demander, répondit Hartley, quel plaisir vous trouviez à y rester ?… Je vous le répète, Dick, c’est un méchant et vilain endroit que notre village de Middlemas. Dans le plus petit bourg d’Angleterre, toute personne décente serait invitée, si le membre du parlement y donnait un bal.

— Quoi ! Hartley, répliqua son camarade ; est-ce bien vous qui briguez l’honneur de faire société avec les premiers nés de la terre ? Sur ma foi ! comment un pauvre Northumberlandais s’en tirerait-il ? » En prononçant ces mots, il donna le véritable accent du nord à la lettre R… «« Il me semble vous voir, revêtu de votre habit vert pois, danser une gigue avec l’honorable miss Maddie, Mac Fudgeon, tandis que les chefs et les thanes riraient autour de vous comme s’ils voyaient un porc sous les armes !

— Vous ne me comprenez pas, ou peut-être ne voulez-vous pas me comprendre, reprit Hartley. Je ne suis pas assez fou pour désirer d’être compère et compagnon avec ces gens-là… Je me soucie aussi peu de ces nobles qu’ils se soucient de moi. Mais, puisqu’ils trouvent bon de ne pas nous inviter à danser, je ne vois pas ce qu’ils ont à faire avec nos danseuses.

— Nos danseuses, dites-vous ! repartit Middiemas ; je ne pense pas que Menie soit souvent la vôtre.

— Aussi souvent que je l’invite, » répliqua Hartley un peu fièrement.

« Oui-da ? vraiment !… je ne l’ai jamais pensé… et puissé-je être pendu si je le pense jamais, » dit Middlemas, avec le même ton d’ironie. « Je vous dis, Adam, et je vous gage un bol de punch, que miss Grey ne dansera pas avec vous la première fois que vous l’inviterez : tout ce que je demande, c’est de connaître le jour.

— Je ne parierai pas à propos de miss Grey, dit Adam ; son père est mon maître, et je lui ai des obligations… Je pense que j’agirais malhonnêtement si j’allais faire de sa fille le sujet d’une sotte dispute entre vous et moi.

— Fort bien, répliqua Middlemas ; il vous faut terminer une querelle avant d’en commencer une autre. Sellez votre cheval, je vous prie… courez à la porte du château de Louponheight, et défiez le baron à un combat à mort, pour avoir osé toucher la jolie main de Menie Grey.

— Je voudrais qu’il ne fût pas question davantage du nom de miss Grey ; que vous portassiez en votre nom vos défis à vos gentilshommes, et que vous vissiez ce qu’ils répondront à l’apprenti d’un chirurgien.

— Parlez pour vous-même, s’il vous plaît, M. Adam Hartley. Je ne suis pas né paysan, comme certaines personnes, et je ne me gênerais guère, si je le trouvais convenable, pour parler au plus fier de ces grands seigneurs comme à un égal, et pour me faire comprendre encore.

— Mais, oui, vraiment, » répondit Hartley perdant patience ; « vous êtes en droit de prendre rang parmi eux, parbleu… Middlemas de Middlemas !

— Misérable ! » s’écria Richard se jetant en furie sur Adam ; car son humeur caustique s’était entièrement changée en rage.

« Retirez-vous, dit Hartley, ou vous allez vous en repentir ; si vous m’attaquez par de grossières plaisanteries, il faut que je me défende par des réponses dures.

— J’aurai satisfaction de cette insulte, par le ciel !

— Eh bien, soit, si vous y tenez, répliqua Hartley ; mais, mieux vaut, je pense, en rester là sur cette affaire. Nous avons dit l’un et l’autre des choses que nous aurions mieux fait de ne pas dire. J’ai eu tort de vous parler comme j’ai parlé, quoique vous m’eussiez provoqué… Et, maintenant, je vous ai donné toute la satisfaction que peut exiger un homme raisonnable.

— Monsieur, reprit Middlemas, la satisfaction que je demande est celle d’un homme bien né… le docteur a une paire de pistolets.

— Et une paire de mortiers aussi, que je laisse très-volontiers à votre disposition, messieurs, » dit M. Grey en sortant de derrière un buisson d’où il avait entendu toute cette dispute ou la plus grande partie. « La belle histoire que ce serait là, si mes apprentis tiraient l’un contre l’autre avec mes propres pistolets ! Que je vous voie du moins capables tous deux de panser une blessure d’arme à feu, avant que vous songiez à en faire une ! Allons, vous êtes vraiment tous deux de jeunes fous, et je ne puis trouver bon que vous mêliez le nom de ma fille à des disputes de ce genre. Entendez-vous, messieurs, vous me devez l’un et l’autre, je pense, quelque peu de respect et même de gratitude… Ce serait mal me récompenser, si, au lieu de vivre tranquillement avec cette pauvre fille, qui n’a plus de mère, comme vivraient des frères avec une sœur, vous m’obligiez à augmenter ma dépense et à diminuer mon bonheur, en reléguant mon enfant loin de moi, pour quelques mois que vous avez à rester dans ma famille… Que je vous voie vous serrer la main, et ne recommençons plus ces sottises. »

Tandis que leur maître parlait de cette manière, les deux jeunes gens se tenaient devant lui dans l’attitude de criminels qui s’avouent à eux-mêmes leur culpabilité. Lorsque la réprimande fut finie, Hartley se tourna avec un air de franchise vers son camarade, et lui présenta la main : celui-ci l’accepta, mais après un moment d’hésitation. Il ne se passa rien autre chose à ce sujet ; mais Richard et Adam ne se reprirent jamais d’amitié. Dès lors cessa cette intimité qui avait existé entre eux dans les premiers temps de leur connaissance. Loin de là, évitant tout rapprochement qui ne fût point absolument exigé par leur situation, et abrégeant, autant que possible même leurs entretiens indispensables sur les matières de leurs études, ils semblaient aussi étrangers l’un à l’autre que pouvaient l’être deux personnes habitant la même maison.

Quant à Menie Grey, son père ne paraissait pas concevoir la moindre inquiétude sur son compte, quoique, par les fréquentes et presque journalières absences de M. Grey, elle fut exposée à se trouver sans cesse dans la compagnie de deux beaux jeunes gens, ambitieux l’un et l’autre de lui plaire, plus que beaucoup de parents n’auraient trouvé prudent de le souffrir. Ce n’était pas Nourrice Jamieson, vu ses occupations domestiques et son excessive partialité pour son nourrisson, qui pouvait être une matrone bien capable de protéger Menie. Mais Gédéon Grey savait que sa fille était douée d’un caractère pur, droit et intègre comme le sien propre, et que jamais père n’avait eu moins raison de craindre que sa fille ne trompât sa confiance ; et, sûr de ses principes, il ne songeait pas au danger auquel il exposait sa sensibilité et ses affections.

Les relations entre Menie et les jeunes gens paraissaient néanmoins plus réservées de part et d’autre. Ils ne se réunissaient que pour les repas, et miss Grey se donnait une peine infinie, peut-être à la recommandation de son père, pour les traiter avec le même degré d’attention. La chose, pourtant, n’était pas facile ; car Hartley devint si retenu, si froid, si maniéré, qu’elle ne pouvait soutenir avec lui une conversation de quelque durée ; tandis que Middlemas, parfaitement à son aise, jouait son rôle comme autrefois, dans toutes les occasions ; et sans paraître chercher beaucoup à resserrer encore son intimité avec la jeune fille, il semblait néanmoins l’avoir conservée tout entière telle qu’elle existait.

Le temps approcha enfin où les jeunes gens, libres des obligations de leur apprentissage, devaient songer à jouer, pour leur compte, un rôle dans le monde. M. Grey apprit à Richard qu’il avait écrit, d’une manière pressante, sur ce sujet, à M. Monçada, et même plus d’une fois, mais qu’il n’avait pas encore reçu de réponse : il ajouta qu’il n’osait donner un conseil au jeune homme avant de connaître le bon plaisir de son grand-père. Richard sembla supporter cet état d’incertitude avec plus de patience que le docteur ne l’en croyait naturellement capable. Il ne faisait aucune question… ne formait aucune conjecture… ne témoignait aucune anxiété, mais paraissait attendre patiemment la tournure que prendraient les choses. « Ou mon jeune homme, pensa M. Grey, a pris secrètement une détermination, ou il sera plus traitable que je ne l’aurais présumé d’après certains traits de son caractère. »

En effet Richard avait tenté un essai sur son inflexible parent, en adressant à M. Monçada une lettre pleine de respect, de tendresse et de reconnaissance, où il sollicitait la permission de correspondre avec lui directement, et promettait de se conduire en tout point d’après sa volonté. La réponse à cet appel fut sa propre lettre, qu’on lui renvoya avec une note des banquiers dont il avait pris le couvert, disant que toute tentative à l’avenir pour se mettre en relation avec M. Monçada, amènerait la cessation absolue de tout envoi de fonds de leur part.

Les choses en étaient là à Stevenlaw’s-Land, lorsqu’un soir Adam Hartley, contrairement à son habitude depuis plusieurs mois, désira une entrevue particulière avec son camarade d’apprentissage. Il le trouva dans le petit bosquet et ne put s’empêcher de voir que Dick Middlemas, en l’apercevant, cachait dans son sein un petit paquet, comme s’il eût craint qu’on ne le remarquât, saisit une bêche, et se mit à travailler avec beaucoup d’application, comme eût fait une personne qui aurait voulu donner à croire qu’elle était tout entière à son occupation.

« Je désirais causer avec vous, M. Middlemas, dit Hartley ; mais j’ai peur de vous déranger.

— Pas le moins du monde, » répliqua Richard en laissant sa bêche, « je m’amusais simplement à détruire les mauvaises herbes que les dernières pluies ont fait pousser en si grande quantité. Je suis à vos ordres. »

Hartley entra sous le berceau et s’assit. Richard imita son exemple, et parut attendre l’explication annoncée.

« J’ai eu une conversation intéressante avec M. Grey… » dit Adam ; et il s’arrêta court comme une personne qui reconnaît avoir entrepris une tâche difficile.

« J’espère que vous en avez été satisfait ? demanda Middlemas.

— Vous en jugerez… Le docteur Grey s’est plu à me dire d’abord des choses fort flatteuses sur mes progrès dans notre profession, puis, à ma grande surprise, il m’a demandé si, comme il commençait à devenir vieux, j’avais l’intention de continuer à rester chez lui encore deux ans moyennant certains avantages pécuniaires, et il m’a promis qu’à l’expiration de ce temps il me prendrait pour associé.

— M. Grey est bien capable de juger, répliqua Middlemas, quelle est la personne qui lui convient le mieux pour l’assister dans sa profession ! C’est une affaire qui peut rapporter une somme d’environ deux cents livres par an, et un aide actif pourrait presque la doubler, en faisant des tournées dans le Strath-Devon et le Carse. Ce n’est pas un grand sujet de délibération, après tout, M. Hartley.

— Mais, continua Hartley, ce n’est pas tout. Le docteur dit… il me propose, en un mot, si je puis me rendre agréable, dans le cours de ces deux années, à Menie Grey, il me propose, quand elles seront écoulées, de devenir son fils aussi bien que son associé. »

En parlant ainsi, il tenait ses yeux fixés sur la figure de Richard, qui parut un instant être en proie à une agitation violente. Mais, se remettant aussitôt, Middlemas répondit d’un ton où le dépit et l’orgueil blessé cherchaient vainement à se déguiser sous une affectation d’indifférence : « Eh bien, maître Adam, je ne puis que vous souhaiter beaucoup de bonheur à la suite de cet arrangement patriarcal. Vous avez servi cinq ans pour obtenir le diplôme de votre profession… Nouveau Jacob, ce fut votre Lia que ce privilège de tuer et de guérir. Maintenant, vous commencez un nouveau cours de servitude pour mériter une aimable Rachel. Et… peut-être y a-t-il de l’indiscrétion à le demander… vous avez sans doute accepté un arrangement si flatteur ?

— Vous ne pouvez oublier qu’on y met une condition, » dit Hartley gravement.

« Celle de vous rendre agréable à une jeune fille que vous connaissez depuis tant d’années ? » répliqua Middlemas, avec un sourire à peine déguisé, « ce n’est pas là une grande difficulté, j’imagine, pour un homme tel que M. Hartley, appuyé de la faveur du docteur Grey. Non, non… il ne peut y avoir là de grands obstacles.

— Vous et moi, nous savons tous deux le contraire, M. Middlemas, » reprit Hartley fort sérieusement.

« Moi, je sais ?… Et comment en saurais-je plus que vous-même sur l’état des inclinations de miss Grey ? Nous avons été également à même de les connaître.

— Oui, peut-être ; mais certaines gens savent mieux que d’autres profiter des occasions… M. Middlemas, je soupçonne depuis long-temps que vous avez l’inestimable avantage de posséder les affections de miss Grey, et…

— Moi !… interrompit Richard ; vous plaisantez, ou vous êtes jaloux. Vous ne vous rendez pas assez justice, et me voulez trop de bien ; mais le compliment est si flatteur, que je vous suis obligé de la méprise.

— Pour que vous sachiez, répliqua Hartley, que je ne parle ni par supposition, ni par un sentiment que vous appelez jalousie, je vous déclare franchement que Menie Grey m’a elle-même confié l’état de ses affections. Naturellement je lui communiquai la conversation que j’avais eue avec son père. Je lui déclarai que dans le moment actuel je ne me flattais point d’avoir sur son cœur ce crédit qui seul pouvait me donner droit de solliciter son acquiescement aux projets que la bonté de son père m’avait laissé entrevoir ; je la suppliai de ne pas prononcer tout de suite contre moi, mais de me donner l’occasion de mériter son amour, s’il était possible, espérant que le temps et les services rendus à son père pourraient parler en ma faveur.

— Requête très-naturelle et très-modeste ! Mais que vous a répondu cette jeune demoiselle ?

— C’est une fille qui a un noble cœur, Richard Middlemas ; et pour sa franchise seule, sans parler même de sa beauté et de son bon sens, elle est digne d’un empereur. Je ne puis rendre la gracieuse modestie qu’elle a mise à me répondre « qu’elle connaissait trop bien la délicatesse de mon cœur pour m’exposer aux tourments prolongés d’une passion non payée de retour. » Elle m’a naïvement révélé que vous étiez en secret engagés l’un à l’autre depuis long-temps… que vous aviez même échangé vos portraits… qu’elle ne se résoudrait jamais à devenir votre femme sans le consentement de son père, mais qu’elle sentait qu’il lui était impossible de jamais oublier les sentiments que vous lui aviez inspirés, et de laisser à un autre la moindre chance de succès.

— Sur ma parole, dit Middlemas, elle a été extrêmement naïve en effet, et je lui en suis fort obligé !

— Et sur mon honneur, M. Middlemas, repartit Hartley, vous faites la plus grande injustice à miss Grey… et même vous êtes ingrat envers elle, si la déclaration qu’elle a faite vous déplaît. Elle vous aime comme une femme aime le premier objet de son affection… elle vous aime plus… » Il s’arrêta et Middlemas acheva la phrase.

« Plus que je ne le mérite, peut-être ? En vérité, c’est bien possible, et en retour je la chéris tendrement. Mais après tout, le secret était à moi aussi bien qu’à elle, et il aurait mieux valu qu’elle me consultât avant de le rendre public.

— M. Middlemas, » dit Hartley avec chaleur, « si un pareil sentiment provenait de la crainte que votre secret ne fut mal gardé, parce que j’en ai connaissance, veuillez vous rassurer. Telle est ma reconnaissance pour la bonté dont miss Grey m’a donné la preuve en me communiquant une affaire si délicate, dans le seul but de m’épargner des peines à venir, que je me laisserais tirer à quatre chevaux, et que je verrais mes membres arrachés un à un avant de lâcher un seul mot à ce sujet.

— Voyons, voyons, mon cher ami, » dit Middlemas avec une franchise de manières, signe d’une cordialité qui n’avait pas existé entre eux depuis long-temps, « il faut que vous me permettiez d’être un peu jaloux à mon tour. Le véritable amant doit être parfois déraisonnable ; j’ignore pourquoi il me semblait bizarre qu’elle eût choisi pour confident un jeune homme en qui j’avais souvent vu un formidable rival ; et pourtant je suis loin d’en être mécontent : je ne sais si cette chère et sensible fille aurait pu faire un meilleur choix. Il est temps que la ridicule froideur qui existait entre nous finisse ; car vous devez sentir que sa cause principale était dans notre rivalité. J’ai grand besoin de bons conseils ; et qui peut m’en donner si ce n’est le vieux camarade à qui j’ai toujours envié la profondeur de son jugement, même lorsque des amis peu judicieux se plaisaient à reconnaître en moi un esprit plus saillant ?

Hartley accepta la main que lui offrait Richard, mais sans aucune des marques d’enthousiasme dont son ami accompagnait le signe de réconciliation.

« Je n’ai pas intention, dit-il, de rester encore bien des jours ici, ni même bien des heures peut-être. Mais si, en attendant, je puis vous être utile, par mes conseils ou autrement, je suis à vos ordres. C’est la seule manière dont je puisse servir Menie Grey.

— Qui aime ma maîtresse m’aime : heureuse variante du vieux proverbe « qui m’aime aime mon chien. » Eh bien donc, pour l’amour de Menie Grey, si ce n’est pas pour celui de Dick Middlemas (peste soit de ce nom vulgaire qui rappelle tant de choses !) voulez-vous, vous qui êtes spectateur, nous dire à nous malheureux joueurs, ce que vous pensez de la partie que nous faisons en ce moment ?

— Comment pouvez-vous adresser une pareille question, lorsque vous avez si beau jeu ? Le docteur Grey ne peut refuser de vous garder comme son aide aux mêmes conditions qu’il me proposait. Vous êtes, sous le rapport pécuniaire, un meilleur parti pour sa fille, puisque vous avez un capital, pour commencer votre fortune.

— C’est la pure vérité… mais il me semble que M. Grey n’a pas montré une grande prédilection pour moi dans cette affaire.

— S’il n’a pas rendu justice à votre incontestable mérite, » dit Hartley un peu sèchement, « la préférence que vous accorde sa fille doit plus que vous en dédommager.

— Sans contredit, et c’est pourquoi je l’aime de tout mon cœur ; autrement, Adam, je ne suis pas homme à me jeter sur les restes des autres.

— Richard, cet orgueil que vous montrez là, si vous n’en rabattez rien, vous rendra non moins ingrat que malheureux. M. Grey vous est très-favorable. Il m’a dit en termes clairs qu’en se choisissant un aide qui par la suite deviendrait membre de sa famille, l’ancienne affection qu’il vous porte l’avait fait balancer long-temps ; et que s’il était décidé en ma faveur, c’est qu’il croyait avoir remarqué en vous une aversion évidente pour le genre de vie modeste que son offre renfermait, et un violent désir de vous lancer dans le monde, et d’y pousser, comme on dit, votre fortune. Il a ajouté que, si pour le moment vous aimiez sa fille au point d’abandonner ces idées ambitieuses pour l’amour d’elle, néanmoins les démons de l’ambition et de la cupidité reviendraient après que l’amour, ce puissant exorciste, aurait épuisé la force de ses charmes, et qu’alors il pensait avoir de justes raisons d’être inquiet pour le bonheur de sa fille.

— Sur ma foi ! le digne vieillard parle doctement et sagement, répondit Richard… je n’aurais pas imaginé qu’il fût si clairvoyant. Pour dire la vérité, sans la belle Menie Grey, je me trouverais semblable à un cheval de meunier, faisant au pas ma tournée journalière dans cet ennuyeux pays, tandis que d’autres courent gaiement le monde pour voir comment on les accueillera. Par exemple, vous même, où allez-vous ?

— Un cousin de ma mère commande un navire au service de la compagnie des Indes. J’ai l’intention de partir avec lui, comme aide-chirurgien. Si je prends goût au service de mer, j’y resterai ; sinon, j’entrerai dans quelque autre partie… » En parlant ainsi, Hartley soupira.

« Tous partez pour les Indes ! s’écria Richard ; heureux coquin !… pour les Indes ! Vous pouvez bien supporter avec grandeur d’âme tous les désappointements qui vous sont arrivés sur ce côté du globe. Oh, Delhi ! oh, Golconde ! vos noms ont le pouvoir de chasser de puérils souvenirs !… Les Indes ! où l’or s’obtient par le fer, où un homme brave n’élève jamais si haut son désir de renommée et de richesses, qu’il ne puisse le réaliser, s’il compte la fortune au nombre de ses amis ! Est-il possible que le hardi aventurier votre parent ait bien voulu songer à vous, et que vous soyez encore chagrin à l’idée qu’une fille aux yeux bleus a regardé favorablement un drôle moins heureux que vous-même ? Est-ce possible !

— Moins heureux ! répliqua Hartley. Pouvez-vous, amant favorisé de Menie Grey, parler sur ce ton, même en plaisantant ?

— Voyons, Adam, reprit Richard, ne vous fâchez pas contre moi, parce que, dans mon succès même, j’envisage ma bonne fortune avec un peu moins de ravissement que vous, à qui elle passe devant le nez. Votre philosophie devrait vous l’apprendre : l’objet que nous atteignons, ou sommes sûrs d’atteindre, perd, par le fait même de cette certitude peut-être, un peu de la valeur extravagante et idéale que nous lui attachons tant qu’il est l’objet d’espérances et de craintes. Mais, malgré tout, je ne puis vivre sans ma douce Menie. Je l’épouserais demain de tout mon cœur, sans penser une minute aux lourdes chaînes qu’un mariage contracté dès un âge si tendre attacherait à nos talons. Mais passer deux nouvelles années de plus dans cet infernal désert, trottant pour attraper des couronnes et des demi-couronnes, lorsque des gens plus sots que moi vous gagnent des lacs et des crores de roupies… C’est une honteuse chute, Adam ! conseillez-moi, mon ami… ne pouvez-vous me suggérer un moyen de me débarrasser de ces deux années d’ennui ?

— Non, » répliqua Hartley cachant à peine son mécontentement ; « et si je pouvais persuader à M. Grey de se désister d’une condition si raisonnable, je serais bien fâché de le faire. Vous n’avez que vingt et un ans, et si dans la prudence du docteur un pareil temps d’épreuve était jugé nécessaire pour moi qui suis plus vieux que vous de deux années pleines, je n’ai pas idée qu’il veuille rien rabattre en votre faveur.

— Non, peut-être, répliqua Middlemas ; mais ne pensez-vous pas qu’il me vaudrait mieux passer ces deux années d’épreuve, dites trois si vous voulez, dans les Indes, où l’on peut beaucoup plus faire en peu de temps, qu’ici où les meilleures chances possibles consistent à gagner du sel pour notre bouillon, ou du bouillon pour notre sel ? Il me semble que j’ai un penchant naturel pour les Indes, et cela se conçoit : mon père était soldat, d’après les conjectures de toutes les personnes qui l’ont vu ; il m’a donné l’amour de l’épée et un bras pour en manier une. Le père de ma mère est un riche négociant qui aime l’or, j’en réponds, et qui sait comment en gagner. Ces deux cents méchantes livres par an, avec leur misérable et précaire possibilité d’augmentation, à partager avec le vieux bonhomme, ne semblent guère qu’un état décent de mendicité aux yeux d’un gaillard tel que moi, qui ai le monde pour m’y retourner, et une épée pour m’y frayer un chemin. Menie est par elle-même une perle… un diamant… d’accord ; mais alors, ce n’est ni dans le plomb ni dans le cuivre, c’est dans l’or pur que tout le monde voudrait enchâsser un si précieux joyau ; même on y ajouterait un cercle de brillants pour le faire ressortir. Soyez bon camarade, Adam, et chargez-vous de présenter mon projet au docteur, sous des couleurs convenables. Je suis convaincu que son intérêt et celui de Menie lui commandent de me permettre d’aller au pays des couris[17] passer ce temps d’épreuves. Je suis sûr d’y être de cœur dans tous les cas, et pendant que je saignerai ici le premier manant venu pour une inflammation, je m’imaginerai secourir quelque nabad ou Rajahpoot, malade d’une pléthore de richesses. Allons… me seconderez-vous, serez-vous mon auxiliaire ? Il y a dix chances que vous plaiderez votre propre cause, ami ; car je puis être enlevé d’un coup de sabre ou de flèche, avant d’avoir fait ma pelotte ; alors le chemin du cœur de Menie sera libre et ouvert, et comme vous serez en possession du rôle de consolateur ex officio, vous pourrez la prendre, la larme à l’œil, comme un vieux dicton le conseille.

— Monsieur Richard Middlemas, dit Hartley, mon intention est de ne vous adresser que peu de mots, et je ne saurais vous dire si vous m’inspirez plus de mépris ou plus de pitié. Le ciel vous a offert bonheur, aisance et contentement, et vous êtes prêt à repousser tant d’avantages pour satisfaire l’ambition et la cupidité. Si j’avais un avis à donner sur ce sujet au docteur Grey ou à sa fille, ce serait de rompre toute relation avec un homme qui, quoique doué d’un bon sens naturel, peut bientôt agir en véritable fou, et quoique élevé honnêtement, peut aussi, tenté par l’occasion, devenir un misérable… Dispensez-vous de ce ricanement dont vous voulez faire un sourire d’ironie. Je n’essaierai point de donner des conseils au docteur, parce que je suis convaincu qu’ils ne seraient d’aucune utilité, à moins qu’on ne crût ne pas devoir soupçonner mes motifs. Je me hâterai de quitter cette maison pour ne plus me rencontrer avec vous ; et je laisserai à la divine Providence le soin de protéger l’innocence et l’honneur contre les dangers qui accompagnent la vanité et la folie. » À ces mots, il s’éloigna avec mépris du jeune ambitieux, et quitta le jardin.

« Arrêtez, s’écria Middlemas, frappé du tableau qu’on venait de présenter à sa conscience… Arrêtez, Adam, Adam Hartley, et je vous confesserai que… » Mais ces paroles étaient prononcées d’un ton faible et avec hésitation : elles n’arrivèrent pas à l’oreille d’Hartley, ou ne purent changer sa résolution.

Lorsqu’il fut sorti du jardin, Middlemas retrouva la fierté habituelle de son caractère… « S’il était resté un moment de plus, se disait-il, je serais devenu papiste, et je l’aurais pour mon confesseur spirituel. Le rustre, le manant… je donnerais quelque chose pour savoir comment il a pris tant d’empire sur moi. Quels sont les engagements de Menie Grey envers lui ? Elle lui a répondu comme il le fallait ; quel droit a-t-il de se placer entre elle et moi ? Si le vieux Monçada eût rempli son devoir de grand-père, et m’eût mis à même de m’établir convenablement, le plan d’épouser cette jolie fille, et de rester ici dans son pays natal, n’aurait pas été trop mauvais. Mais mener la vie d’un pauvre hère comme le docteur… être aux ordres et commandements de tous les rustres, à vingt milles à la ronde… Ma foi, le pénible état du colporteur qui parcourt des vingtaines de milles pour échanger des épingles, des rubans, du tabac en poudre et en carotte contre les produits domestiques d’une fermière, tels que œufs, peaux de lapins et suif, ce vil métier est plus lucratif, moins pénible, et vraiment, je pense, aussi respectable. Non, non… à moins que je ne trouve la richesse plus près de ma porte, j’irai la chercher au pays où tout le monde n’a qu’à se baisser pour prendre. Rendons-nous donc à l’auberge du Cygne pour y tenir une dernière consultation avec mon ami. »







CHAPITRE VI.

départ.


L’ami que Middlemas s’attendait à rencontrer au Cygne était un personnage déjà mentionné dans cette histoire sous le nom de Tom Hillary, ci-devant clerc de procureur dans l’ancienne ville de Novum-Castrum[18], doctus utriusque juris, autant qu’il avait pu le devenir en quelques mois passés au service de M. Lawford, clerc du bourg de Middlemas. La dernière mention que nous avons faite de ce monsieur remonte à l’époque où son chapeau galonné d’or s’éclipsa devant les castors plus frais des apprentis du docteur Grey. Il s’était écoulé environ six ans depuis ce temps ; et il y avait six mois environ que Tom avait reparu à Middlemas, mais c’était alors un personnage bien différent de ce qu’il semblait être lors de son départ.

Maintenant on l’appelait capitaine ; il portait un uniforme, et son langage était martial. Il paraissait avoir le gousset bien garni ; car non-seulement, à la grande surprise des créanciers, il paya certaines vieilles dettes qu’il n’avait pas réglées en partant, et ce, bien qu’il eût, comme le lui disait la vieille pratique, un bon droit de prescription à alléguer, mais encore il envoya au ministre une guinée pour les pauvres de la paroisse. Ces actes de justice et de bienfaisance firent du bruit dans les environs, au grand honneur d’un homme qui, après une aussi longue absence, n’avait ni oublié ses dettes légitimes, ni endurci son cœur contre les cris des indigents. Son mérite parut plus grand encore lorsqu’on vint à apprendre qu’il avait servi l’honorable compagnie des Indes orientales… cette fastueuse compagnie de négociants qui peuvent, à très-juste titre, être appelés princes. C’était vers le milieu du dix-huitième siècle, et les directeurs jetaient silencieusement dans Leadenhall Street les fondements de cet immense empire qui s’éleva ensuite comme un météore sorti des entrailles de la terre, et qui maintenant étonne l’Europe aussi bien que l’Asie par sa formidable étendue et sa miraculeuse puissance. La Grande-Bretagne avait déjà commencé à prêter une oreille étonnée au récit des batailles gagnées et des villes conquises dans l’Orient : elle était émerveillée en voyant des hommes qui avaient quitté leur pays en aventuriers, y reparaître maintenant entourés des richesses et du luxe de l’Inde, qui éclipsaient même la splendeur de la plus opulente noblesse d’Angleterre. C’était, à ce qu’il paraît, dans cet El Dorado, nouvellement découvert, qu’Hillary avait travaillé, et, s’il ne mentait pas, il en avait rapporté quelque profit, quoiqu’il fût loin d’avoir terminé la moisson qu’il se proposait de recueillir. Il parlait, à la vérité, de faire des placements, et il avait consulté son ancien maître, le clerc Lawford, sur l’achat d’une ferme consistant en trois mille acres de marécage, comme simple objet de fantaisie, qu’il s’estimerait heureux de payer trois ou quatre mille guinées, pourvu que le gibier y fût abondant, et que les truites fussent aussi nombreuses dans la rivière qu’on l’annonçait sur les affiches. Mais, après tout, il ne lui convenait pas d’acquérir de grandes propriétés pour le moment. « Il était nécessaire qu’il gardât son crédit dans Leadenhall Street ; et, dans cette vue, il lui paraissait impolitique de se défaire de ses actions de la compagnie des Indes. Bref, c’était folie de se retirer des affaires avec un pauvre revenu de mille à douze cents livres par an, lorsqu’on était à la fleur de l’âge et qu’on n’avait encore éprouvé aucune atteinte de la maladie du foie[19] : » aussi était-il résolu à doubler encore une fois le Cap, avant de se retirer au coin de la cheminée pour le reste de sa vie. Son unique désir était de recruter quelques drôles intelligents pour les incorporer dans son régiment, ou plutôt dans sa propre compagnie ; et comme dans tous ses voyages il n’avait jamais vu de plus beaux garçons qu’à Middlemas, il leur donnerait volontiers la préférence pour compléter ses rôles. Dans le fait, c’était faire leur fortune d’un coup : car un petit nombre de figures blanches ne manquaient jamais de jeter la terreur parmi ces coquins de moricauds ; et puis, sans compter les bonnes aubaines qu’on trouvait sous la main, à la prise d’assaut d’un pettah ou au pillage d’une pagode, la plupart de ces chiens basanés portaient de tels trésors sur leurs personnes, qu’une bataille gagnée valait une mine d’or.

Les habitants de Middlemas écoutaient les merveilleux récits du noble capitaine avec des sentiments divers, selon que leurs caractères étaient d’une nature active ou tranquille. Mais personne ne pouvait en contester la vraisemblance ; et comme il était connu pour un gaillard hardi et entreprenant, doué de certaines qualités, et, suivant l’opinion générale, incapable d’être jamais retenu par aucun scrupule particulier de conscience, pourquoi Tom Hillary n’aurait-il pas profité, comme tant d’autres, des chances que l’Inde, agitée par la guerre et par les dissensions intestines, semblait offrir à tout audacieux aventurier ? Il fut donc accueilli par ses anciennes connaissances de Middlemas, plutôt avec le respect dû à ses richesses supposées que d’une manière conforme à l’humilité de ses anciennes prétentions.

Plusieurs des notables du village se tenaient cependant à l’écart. De ce nombre, et en première ligne, était le docteur Grey, ennemi déclaré de tout ce qui sentait la fanfaronnade, et connaissant assez bien le monde pour établir cette règle générale : l’homme qui parle beaucoup de se battre est rarement un brave soldat ; de même, celui qui vante beaucoup ses richesses n’est pas souvent un homme riche, au bout du compte. Le clerc Lawford n’était pas moins réservé, malgré ses conférences avec Hillary au sujet de l’acquisition que celui-ci se proposait de faire. La froideur que témoignait au capitaine son ancien patron était censée venir de certaines circonstances remontant à l’époque de leurs premières relations ; mais, comme le clerc lui-même n’expliqua jamais de quelle nature elles étaient, il est inutile de nous épuiser en conjectures à ce sujet.

Richard Middlemas retourna tout naturellement avec son vieux camarade, et c’était la conversation d’Hillary qui lui avait communiqué, au sujet des Indes, cet enthousiasme auquel nous l’avons vu se livrer. À dire vrai, il était impossible à un jeune homme dépourvu de toute expérience du monde, et doué d’un caractère très-aventureux, d’écouter froidement les brillantes descriptions d’Hillary, qui, quoique simple capitaine-recruteur, avait toute l’éloquence d’un sergent de recrues. Dans ses récits, les palais poussaient comme des champignons ; des forêts d’arbres superbes et d’arbrisseaux aromatiques, inconnus au sol glacé de l’Europe, étaient peuplées de tous les animaux qu’on pouvait désirer à la chasse, depuis le tigre royal jusqu’au chacal. Le luxe d’un Natch, et la beauté particulière des enchanteresses orientales, qui parfumaient leurs dômes voluptueux pour le plaisir des fiers conquérants anglais, ne présentaient pas des attraits moins séducteurs que les sièges et les combats sur lesquels le capitaine s’étendait d’autres fois. Il ne mentionnait pas un ruisseau qui ne coulât sur des sables d’or, et pas un palais qui ne fût supérieur à ceux de la célèbre Fata Morgana. Ses descriptions semblaient trempées dans les parfums, et chacune de ses phrases était embaumée d’essence de roses. Les entrevues dans lesquelles se faisaient ces magnifiques récits étaient souvent égayées par une bouteille du meilleur vin que pût fournir l’auberge du Cygne, accompagnée de quelques mets excellents que le capitaine, qui était un bon vivant, faisait venir d’Édimbourg. Après ces collations délicates, il fallait que Middlemas vînt manger le modeste souper de son maître, et la simple beauté de Menie Grey n’était pas capable de vaincre son dégoût pour la grossièreté des mets, ou l’ennui qu’il avait d’avoir à répondre aux questions du docteur sur les maladies des misérables paysans confiés à ses soins.

Les espérances qu’avait conçues Richard d’être reconnu par son père s’étaient depuis long-temps évanouies, et le dur refus de Monçada, qui ne s’était presque plus occupé de lui, l’avait convaincu que son grand-père était inexorable : jamais il ne réaliserait les rêves dans lesquels les fictions splendides de Nourrice Jamieson avaient bercé le jeune Middlemas. Pourtant son ambition ne sommeillait pas, quoiqu’elle ne fût pas nourrie par les motifs d’espérance qui l’avaient d’abord éveillée. La fertile faconde du capitaine indien lui en fournissait de nouveaux, à défaut de ceux que Richard avait jadis puisés dans les contes de son enfance : les exploits d’un Lawrence, d’un Clive, aussi bien que les magnifiques occasions d’acquérir les richesses vers lesquelles ces exploits ouvraient la route, troublaient le sommeil du jeune aventurier. Il n’y avait, pour balancer ces désirs, que son amour pour Menie Grey, et les engagements qui en avaient été la suite. Mais il avait voulu plaire à Menie autant par envie de satisfaire sa vanité, que par une passion décidée pour cette innocente et candide créature. Il désirait remporter le prix que Hartley, qu’il n’avait jamais aimé, avait osé lui disputer. Sans doute, quoique forcé de faire le galant, d’abord par vanité plutôt que par tout autre motif, la franchise et la modestie avec lesquelles on recevait son amour produisirent leurs impressions ordinaires sur son cœur. Il était reconnaissant envers la jolie fille qui confessait sa supériorité physique et morale, et il s’imaginait lui être aussi dévoué qu’aurait dû l’être, à la vue de tant de charmes et de bonté, tout homme qui eût été moins vain et moins égoïste. Encore, sa passion pour la fille du chirurgien ne devait-elle pas influencer, plus que la prudence ne le prescrivait, l’importante détermination d’une carrière pour l’avenir ; et il réussissait fort bien à calmer sa conscience, en se répétant que l’intérêt de Menie exigeait aussi impérieusement que le sien propre qu’il ne songeât point à l’épouser avant d’avoir assuré sa fortune. « Combien de jeunes couples s’étaient perdus par un mariage précipité ! »

Le ton de mépris avec lequel Hartley lui avait parlé dans leur dernière entrevue avait un peu ébranlé sa confiance dans la vérité de ce raisonnement, et l’avait conduit à soupçonner qu’il jouait un rôle sordide et indigne d’un honnête homme, en risquant le bonheur de cette aimable et malheureuse enfant. Ce fut en proie à ces doutes qu’il se rendit à l’auberge du Cygne, où il était impatiemment attendu par son ami le capitaine.

Quand ils furent assis à leur aise, devant une bouteille de Pajarète, Middlemas, avec la circonspection qui le caractérisait, se mit à sonder son ami sur la question de savoir si c’était chose aisée à un individu, désirant entrer au service de la compagnie, de se procurer une commission. Si Hillary avait répondu vrai, il eût avoué que rien n’était plus facile ; car, à cette époque, le service, dans les Indes orientales ne présentait aucun charme aux hommes supérieurs qui depuis se sont disputé la faveur d’être reçus sous ces bannières. Mais le digne capitaine répondit qu’en général il n’était pas aisé à un jeune homme d’obtenir une commission sans servir quelques années comme cadet, que cependant ce jeune homme, s’il entrait dans son régiment, et s’il était capable d’occuper un tel poste, pouvait, grâce à sa protection, compter sur un grade d’enseigne, sinon sur une lieutenance, aussitôt qu’ils mettraient le pied dans les Indes. « Pour vous, mon cher camarade, continua-t-il, en présentant la main à Middlemas, si vous songiez jamais à échanger la soupe à la tête de mouton et le haggis contre le mulapitawny et le curry[20], voici tout ce que je puis vous dire : il est indispensable que vous entriez d’abord au service comme simple cadet ; pourtant, de par le diable ! vous vivriez avec moi en frère pendant la traversée, et dès l’instant que nous prendrions terre à Madras, je vous mettrais à même d’acquérir et richesses et gloire. Vous avez, je crois, quelque peu d’argent, une couple de mille livres, ou environ ?

— De mille à douze cents livres, » répondit Richard, affectant l’indifférence de son compagnon, mais honteux intérieurement de la modicité de ses ressources.

« C’est tout autant qu’il vous en faudra pour votre équipement et votre passage, lui répliqua son conseiller ; et vraiment n’eussiez-vous pas un liard, ce serait encore la même chose ; car quand j’ai dit une fois à un ami : Je vous aiderai, Tom Hillary n’est pas homme à reculer par crainte de dépenser des couris. Pourtant, mieux vaut que vous possédiez une espèce de capital pour commencer.

— Oui, répondit le néophyte… Je n’aimerais pas à être à charge à personne. J’ai presque envie, à vous dire vrai, de me marier avant de quitter l’Angleterre ; et dans ce cas, vous comprenez, l’argent sera nécessaire, soit que ma femme parte avec nous, soit qu’elle reste ici jusqu’à ce qu’elle apprenne comment le sort m’a favorisé. Ainsi, en définitive, je puis avoir quelques centaines de livres à vous emprunter.

— Que diable dites-vous là, Dick ? épouser ! contracter mariage ! s’écria le capitaine. Qui a pu mettre dans la tête d’un brave et jeune gaillard comme vous, qui entre dans ses vingt et un ans, et qui a six pieds, sans compter la semelle de ses souliers, de se rendre esclave pour la vie ? Non, non Dick, vous n’en ferez jamais rien. Rappelez-vous la vieille chanson :

Mon ami Buff, restez garçon :
Vive un cœur froid et peu sensible !

— Oui, oui, voilà qui sonne fort bien, répliqua Middlemas ; mais encore faut-il se débarrasser d’une foule de vieux souvenirs.

— Le plus tôt est le mieux, Dick, les vieux souvenirs sont comme les vieux habits, et l’on doit s’en défaire par raison de santé ; ils tiennent de la place dans la garde-robe, et ce serait blesser la mode que de les porter… Mais vous avez l’air tout pensif. Qui diable a fait pareille brèche à votre cœur ?

— Pstt ! je suis sûr que vous devez vous en souvenir… Menie… la fille de mon maître.

— Quoi ! miss Green, la fille du vieil apothicaire ?… Une assez jolie fille, je crois.

— Mon maître est chirurgien, et non pharmacien ; d’ailleurs, son nom est Grey.

— Oui, oui, Green ou Grey… qu’importe ? Il vend des drogues de sa fabrique, je crois ; ce que, dans le sud, nous appelons faire l’apothicaire. La fille est assez jolie pour embellir un bal d’Écosse… Mais est-elle propre à quelque chose ? a-t-elle de l’intelligence ?

— Ma foi ! c’est une fille sensée : elle n’a d’autre défaut que de m’aimer, répondit Richard ; et cela, comme dit Bénédick[21] n’est ni une preuve de sagesse, ni un grand indice de folie.

— Mais a-t-elle du feu, de la vivacité ?… A-t-elle un esprit de démon dans le corps ?

— Pas une miette… C’est la plus douce, la plus simple, la plus traitable des créatures humaines, répondit l’amant de Menie.

— Alors elle n’est bonne à rien, » dit le donneur d’avis d’un ton tranchant. « J’en suis fâché, Dick ; mais elle ne fera jamais rien. Il y a certaines femmes dans le monde qui peuvent jouer leur rôle dans la vie agitée que nous menons aux Indes… Oui, et j’en ai connu qui ont poussé des maris qui, sans elles, auraient croupi dans l’ornière jusqu’au jour du jugement. Le ciel sait comment elles soldaient le péage des barrières par où elles les faisaient passer ! Mais ces femmes-là n’étaient point de vos simples Suzannes, qui croient que leurs yeux ne sont bons à rien qu’à regarder leurs maris ou à coudre des langes d’enfant. Soyez-en bien persuadé, il vous faut renoncer à ce mariage, ou à vos projets de fortune. Si vous allez volontairement vous attacher une pierre au cou, ne songez jamais à disputer le prix de la course. Ne supposez pas, d’ailleurs, que votre rupture avec la jeune fille doive amener une terrible catastrophe. Il pourra y avoir une scène d’adieux : mais vous l’aurez bientôt oubliée au milieu des belles du pays, et elle s’éprendra d’amour pour M. Tapeitou, assistant et successeur du ministre. Ce n’est pas une marchandise bonne pour le marché de l’Inde, je vous l’assure. »

Parmi les capricieuses faiblesses de l’humanité ; c’en est une particulièrement remarquable que celle qui nous porte à estimer les personnes et les choses, moins d’après leur valeur réelle que d’après l’opinion des autres, qui sont souvent des juges fort incompétents. Dick Middlemas avait redoublé d’ardeur dans la cour qu’il faisait à Menie, en remarquant combien son danseur, le grand nigaud de laird, avait été séduit par ses charmes ; et maintenant elle avait baissé dans son estime, parce qu’un fat impudent et de mauvais ton s’était amusé à parler d’elle d’une manière à la déprécier. L’un ou l’autre de ces dignes messieurs aurait été aussi capable de comprendre les beautés d’Homère que de sentir le mérite de Menie Grey.

À dire vrai, l’ascendant que ce soldat, grand parleur et grand faiseur de promesses, avait su prendre sur Dick Middlemas, têtu comme il l’était d’habitude, était d’une nature despotique, parce que le capitaine, quoique beaucoup inférieur en connaissances et en talents au jeune homme dont il dominait les opinions, avait l’adresse de lui étaler ces perspectives séduisantes de rang et de richesses, auxquelles l’imagination de Richard avait été si accessible depuis son enfance. Il arracha une promesse à Middlemas, comme condition des services qu’il devait lui rendre : c’était un silence absolu sur le but de son départ pour les Indes, et sur le motif qui l’avait déterminé. « Mes recrues, dit le capitaine, ont été toutes dirigées sur le dépôt, dans l’île de Wight ; et j’ai besoin de quitter l’Écosse, et particulièrement ce petit bourg, sans être tracassé à mort, ce dont je désespérerais, si l’on venait à savoir que je puis procurer des commissions à de jeunes blancs-becs, comme cous les appelons. Corbleu ! j’emmènerais tous les aînés de Middlemas comme cadets, et personne n’est aussi scrupuleux que moi sur l’article des promesses. Je suis fidèle à ma parole comme un Troyen ; et vous sentez que je ne pourrais faire pour tout le monde ce que je fais pour un vieil ami comme Dick Middlemas. »

Dick promit le secret, et il fut convenu que les deux amis ne quitteraient même pas le bourg ensemble, mais que le capitaine partirait le premier, et que sa recrue le rejoindrait à Édimbourg, où son enrôlement pourrait être reçu ; ensuite, ils se rendraient ensemble dans la capitale, et disposeraient tout pour leur voyage de l’Inde.

Malgré cet arrangement définitif, Middlemas songeait de temps à autre, avec inquiétude et regret, à la manière dont il allait quitter Menie Grey, après les promesses qu’ils s’étaient faites. Sa résolution était prise, pourtant ; il fallait nécessairement frapper le coup ; et cet ingrat amant, résolu depuis long-temps à ne pas jouir du bonheur de la vie domestique qui l’attendait si ses vues eussent été plus sages, songeait maintenant au moyen, non sans doute de rompre entièrement avec son amie, mais de différer toute pensée d’union jusqu’après la réussite de son expédition dans l’Inde.

Il aurait pu s’épargner toute inquiétude quant à l’idée que sa jeune épouse aurait voulu le suivre. Les richesses de cette Inde qu’il voulait visiter n’auraient pas décidé Menie Grey à quitter le toit de son père contre ses ordres et encore moins, à l’instant où, privé de ses deux aides, il allait être obligé de redoubler d’efforts sur le déclin de sa vie, et où il aurait pu se croire tout à fait abandonné, si sa fille l’avait aussi quitté en même temps. Mais quoique sa détermination de n’accepter aucune offre dont le résultat serait d’unir immédiatement sa fortune à celle de Richard fût prise d’une manière irrévocable, Menie Grey ne pouvait cependant, malgré l’adresse qu’on a toujours à se tromper soi-même quand on aime, réussir à se persuader qu’elle était satisfaite de la conduite de Middlemas à son égard. La modestie et un orgueil bien placé l’empêchaient d’avoir l’air de s’apercevoir de rien ; mais il lui était impossible de ne pas sentir amèrement que son amant préférait des vues d’ambition à l’humble sort qu’il aurait pu partager avec elle, et qui promettait contentement du moins, sinon richesses.

« S’il m’avait aimée comme il le prétendait (telle était la conviction involontaire qui s’élevait dans son esprit), mon père ne lui aurait certainement pas refusé les mêmes conditions qu’il avait proposées à Hartley. Ses objections auraient cédé à l’espérance qu’il a de me voir heureuse, et même aux instances de Richard, qui aurait ainsi dissipé tout soupçon sur la nature changeante de son caractère. Mais j’ai peur… j’ai peur que Richard ait à peine trouvé les conditions dignes de lui. N’aurait-il pas été naturel aussi qu’il m’eût priée, engagés l’un à l’autre comme nous le sommes, d’unir nos destinées avant qu’il quittât l’Europe, puisque j’eusse pu ou rester ici avec mon père, ou l’accompagner dans les Indes, à la poursuite de cette fortune qu’il ambitionne si ardemment ? Il eût été mal… très-mal à moi, de consentir à une telle proposition, sans que mon père m’y eût autorisée ; mais, sans aucun doute, il aurait été naturel que Richard me la fît. Hélas ! les hommes ne savent pas aimer comme les femmes. Leur attachement pour nous n’est qu’une de leurs mille autres passions auxquelles ils donnent la préférence… Ils sont chaque jour livrés à des plaisirs qui émoussent leurs sentiments, et à des affaires qui les distraient. Nous… nous restons dans la maison, à pleurer, et à gémir sur la froideur dont sont payées nos affections. »

L’époque était maintenant arrivée où Richard Middlemas avait droit de prendre possession de la somme déposée entre les mains du clerc et du docteur Grey. Il la réclama, et remise lui en fut faite. Son ex-curateur lui demanda naturellement par quelle carrière il avait résolu d’entrer dans le monde. L’imagination du jeune ambitieux vit, dans cette question si simple, un désir, de la part du digne homme, de lui faire, et peut-être d’une manière pressante, la même proposition qu’il avait faite à Hartley. Il se hâta donc de répondre sèchement qu’on lui avait donné certaines espérances qu’il n’était pas digne de communiquer ; mais que, dès l’instant de son arrivée à Londres, il écrirait à l’ami qui avait veillé sur sa jeunesse, et lui apprendrait la nature de ses projets, qui lui offraient déjà, il était heureux de pouvoir le dire, une perspective très-avantageuse.

Grey, qui supposait qu’à cette époque critique de sa vie le père ou le grand-père du jeune homme avait peut-être annoncé une disposition à se mettre en relation directe avec lui, répliqua seulement : « Vous avez été l’enfant du mystère, Richard ; et vous me quittez de même que vous êtes venu ici. Alors, je ne savais d’où vous veniez ; aujourd’hui, j’ignore où vous allez. Ce n’est peut-être pas un augure favorable dans votre horoscope, que tout ce qui vous concerne soit un secret ; mais comme je penserai toujours avec affection à celui que j’ai connu si long-temps, vous, lorsque vous songerez au vieillard, vous ne devrez pas oublier qu’il a rempli ses devoirs envers vous, dans toute l’étendue de ses moyens et de son pouvoir : il vous a enseigné une noble profession, grâce à laquelle, partout où le sort vous jettera, vous pourrez toujours gagner votre pain, et alléger en même temps les souffrances de vos semblables. » Middlemas fut ému par le ton affectueux de son maître, et présenta ses remercîments avec un abandon d’autant plus grand, qu’il était délivré de la crainte du collier et de la chaîne, emblèmes de l’hymen, qui, un moment auparavant, semblaient briller dans la main du docteur, et s’ouvrir pour lui serrer le cou.

« Un mot encore, » dit M. Grey en ouvrant un petit écrin. « Cette bague précieuse me fut donnée pour ainsi dire malgré moi par votre malheureuse mère. Je n’ai pas le droit de la garder, puisque j’ai été amplement payé de mes soins ; et je l’acceptai seulement dans l’intention de la conserver jusqu’à ce que le moment actuel fût arrivé. Elle peut vous être utile, je pense, s’il s’élevait quelque question sur votre identité.

— Merci encore une fois, ô vous qui fûtes plus que mon père, merci pour cette précieuse relique qui peut, en effet, me rendre un grand service. Vous en serez bien payé, s’il reste des diamants dans l’Inde.

— Inde ! diamants ! s’écria Grey, avez-vous perdu la tête, enfant ?

— Je voulais dire, balbutia Middlemas, s’il existe à Londres des diamants de l’Inde.

— Oh, le jeune fou ! répliqua Grey, comment achèteriez-vous des diamants, et qu’en ferais-je, moi, si jamais vous m’en donniez une centaine ? Voyons, partez pendant que je suis fâché contre vous… » Là, des larmes brillèrent dans les yeux du vieillard… « Si ma colère allait se passer, je ne saurais plus vous laisser aller. »

La séparation de Middlemas et de la pauvre Menie fut encore plus touchante. Le chagrin de l’amante ranima dans le cœur de l’amant toute l’ardeur d’une première affection, et il rétablit sa réputation de sincérité, non-seulement en sollicitant une union immédiate, mais en allant même jusqu’à déclarer qu’il renonçait à ses vues plus splendides, pour assister M. Grey dans son humble profession, si, en agissant ainsi, il pouvait s’assurer la main de sa fille. Mais, quoique cette preuve de la fidélité de Richard eût quelque chose de consolant, Menie Grey n’était pas assez imprudente pour accepter des sacrifices dont Middlemas aurait pu se repentir.

« Non, Richard, dit-elle, il est rare que les choses tournent bien lorsqu’on change, dans un moment de violente agitation, les plans qu’une mûre réflexion a fait adopter. J’ai remarqué depuis long-temps que vos vues s’étendaient bien au delà de l’humble condition qui vous est réservée dans ces lieux. Il est naturel qu’elles soient aussi ambitieuses, puisque les circonstances qui accompagnèrent votre naissance semblent vous réserver rang et fortune. Allez donc chercher cette fortune et ce rang. Il est possible qu’en les poursuivant, votre cœur vienne à changer : dans ce cas, ne pensez plus à la fille du docteur. Mais, s’il en est autrement, nous pourrons nous revoir et ne croyez pas un seul instant que les sentiments de Menie Grey puissent varier à votre égard. »

À cette entrevue, il fut dit beaucoup plus de choses qu’il n’est nécessaire d’en répéter ici, et il en fut beaucoup plus pensé qu’il n’en fut réellement dit. Nourrice Jamieson, dans la chambre de qui eut lieu cet entretien, serra ses enfants, comme elle les appelait, dans ses bras, et déclara que le ciel les avait faits l’un pour l’autre, et qu’elle ne demandait pas à Dieu de vivre au delà du jour où elle les verrait unis.

Il fallut enfin terminer cette scène d’adieux, et Richard Middlemas, montant sur un cheval qu’il avait loué pour le voyage, se dirigea vers Édimbourg, où il avait déjà expédié le gros de son bagage. En route, une idée se présenta plus d’une fois à son esprit, c’est qu’il était temps encore de retourner à Middlemas, et d’assurer son bonheur en s’unissant de suite à Menie Grey, et en se contentant d’une condition modeste. Mais du moment où il rejoignit son ami Tom Hillary au lieu marqué pour le rendez-vous, il fut honteux à la seule pensée de revenir sur sa première détermination ; et les derniers sentiments qui avaient agité son cœur ne se présentèrent plus à sa mémoire que pour le confirmer dans sa résolution de revenir, aussitôt qu’il aurait acquis un commencement de fortune et de renommée, afin de les partager avec Menie Grey. Néanmoins, sa reconnaissance pour le père de Menie ne parut pas s’être endormie, à en juger par un fort beau cachet de cornaline, monté en or, portant un lion rampant sur un fond de gueules, qu’il fit parvenir par une voie sûre à Stevenlaw’s-Land, avec une lettre convenable. Menie reconnut l’écriture, et examina fort attentivement son père pendant qu’il lisait la lettre, espérant peut-être qu’elle parlait de toute autre chose que du cachet. Son père lâcha bien des oh ! et des ah ! quand il eut fini le billet et examiné le cadeau.

« Dick Middlemas, dit-il, n’est qu’un fou, au bout du compte, Menie. Je suis bien sûr de ne pas l’oublier, sans qu’il m’envoie de pareils souvenirs ; et s’il devait être assez absurde pour songer à un cadeau, n’aurait-il pas bien pu m’envoyer l’appareil perfectionné de lithotomie ? Et qu’ai-je de commun, moi Gédéon Grey, avec les armes de lord Grey ?… Non, non, mon vieux cachet d’argent, avec son double G, me servira toujours bien. Mais serrez ce beau bijou, Menie, ma chère… l’intention est bonne en tout cas. »

Le lecteur ne peut douter que le cachet n’eût été soigneusement gardé.







CHAPITRE VII.

l’hôpital.


On aurait dit un lazaret où gisaient toutes sortes de malades.
Milton.


Après que le capitaine eut terminé ses affaires, au nombre desquelles il n’oublia point l’enrôlement régulier de Richard, comme aspirant à la gloire, au service de l’honorable compagnie des Indes orientales, les amis quittèrent Édimbourg… De cette capitale, ils se rendirent par mer à New-Castle, où Hillary avait aussi quelques affaires à régler pour son régiment, avant de le rejoindre. À New-Castle, le capitaine eut le bonheur de trouver un petit brick commandé par une vieille connaissance, un camarade d’école, qui allait précisément mettre à la voile pour l’île de Wight. « Je me suis arrangé avec lui pour notre passage, dit-il à Middlemas… car, lorsque vous serez au dépôt, vous pourrez apprendre un peu le service ; ce qui n’est pas aussi aisé à bord d’un bâtiment, et alors j’aurai moins de peine à vous procurer de l’avancement.

— Voulez-vous dire, répliqua Richard, qu’il me faudra rester dans l’île de Wight tout le temps que vous devez passer à Londres ?

— Oui, très-certainement, répondit son camarade, et c’est pour votre plus grand bien : quelque affaire que vous ayez à Londres, je puis la faire pour vous aussi bien, ou même un peu mieux que vous-même.

— Mais je préfère régler moi-même mes propres affaires, capitaine Hillary, dit Richard.

— Alors, vous auriez dû rester votre maître, cadet Middlemas. À présent, vous êtes enrôlé au service de l’honorable compagnie des Indes orientales ; je suis votre officier, et si vous hésitiez à me suivre à bord, ma foi ! jeune homme, je pourrais vous y envoyer pieds et poings liés.

Cette menace était faite avec un air de plaisanterie ; mais pourtant il y avait quelque chose dans le ton, qui blessait l’orgueil de Middlemas, et excitait sa frayeur. Il avait observé depuis peu que son ami, surtout devant un tiers, lui parlait avec un air de commandement et de supériorité difficile à endurer, mais qui touchait cependant de si près à la liberté dont usent, l’un à l’égard de l’autre, deux intimes, qu’il ne pouvait trouver aucun moyen convenable de lui en témoigner son ressentiment. De telles manifestations d’autorité étaient habituellement suivies d’un renouvellement immédiat d’intimité ; mais dans le cas présent, les choses n’allèrent pas si vite.

Middlemas, à la vérité, consentit à se rendre avec son camarade à l’île de Wight, peut-être parce que, s’il se brouillait avec lui, tout le plan de son voyage des Indes et toutes les espérances bâties sur ce projet devaient tomber dans l’eau. Mais il abandonna le dessein de confier sa petite fortune à son ami, pour en disposer lui-même selon que les occasions l’exigeraient, et résolut de surveiller de ses propres yeux l’emploi de ses fonds qui, consistant en billets de la banque d’Angleterre, pouvaient être mis en sûreté dans sa valise. Le capitaine Hillary, s’apercevant que quelques mots insinués par lui à ce sujet n’étaient pas bien accueillis, sembla ne plus songer à cette affaire.

Le voyage se fit heureusement et avec promptitude ; et après avoir côtoyé les rives de cette belle île qu’on n’oublie jamais dès qu’une fois on l’a vue, en quelque partie du monde qu’on soit ensuite conduit par le destin, le bâtiment jeta bientôt l’ancre près la petite ville de Ryde. Alors seulement, comme les vagues étaient parfaitement tranquilles, Richard sentit diminuer son mal de mer, qui, pendant la plus grande partie de la traversée, avait occupé son attention plus que toute autre chose.

Le maître du brick, en l’honneur de ses passagers, et par amitié pour son vieux camarade d’école, avait établi une petite tente sur le pont, et voulut avoir le plaisir de leur donner un petit repas, avant qu’ils quittassent son navire. Ecrevisses de mer, pâtés de poisson, et autres mets délicats recherchés des marins, furent servis en quantité bien plus que suffisante pour le nombre des convives. Le punch qui succéda était d’une excellente qualité et effroyablement fort. Le capitaine Hillary en versa à la ronde et insista pour que son jeune compagnon en prît joyeusement sa part entière, d’autant mieux, comme il le disait facétieusement, qu’il y avait eu un peu de sécheresse entre eux, et que cette liqueur était souveraine pour faire disparaître tout cela. Alors il se remit à décrire, avec des splendeurs nouvelles, les différentes scènes panoramiques de l’Inde et les aventures arrivées en ce pays, qui avaient déjà enflammé l’ambition de Middlemas, et il l’assura que, quand bien même il ne pourrait pas lui procurer sur-le-champ une commission, un court délai n’aboutirait qu’à lui donner le temps de mieux connaître ses devoirs militaires. Richard était trop étourdi par la liqueur qu’il avait bue, pour voir aucune difficulté qui pût s’opposer à sa fortune. Soit que les autres personnes qui sablaient le punch fussent plus habituées à boire… soit que Middlemas bût plus qu’elles… ou, soit, comme il le soupçonna par la suite, qu’on eût jeté certaine drogue dans son verre, comme dans ceux des gardes de Duncan[22], il est certain qu’en cette occasion il passa, avec une rapidité extraordinaire, par toutes les différentes phases du respectable état d’ivresse… Il rit, chanta, cria et hurla, fut outré dans ses tendresses et frénétique dans sa colère, et enfin tomba dans un profond et imperturbable sommeil.

L’effet de la liqueur se manifesta, selon l’usage, par cent rêves bizarres de déserts brûlants, et de serpents dont la morsure occasionnait la soif la plus intolérable… des souffrances que l’Indien endure au poteau fatal… et même des tortures qu’on subit dans les régions infernales : lorsqu’enfin il se réveilla, et crut que la dernière vision s’était réalisée. Les sons qui avaient d’abord influencé ses rêves, et ensuite troublé son sommeil, étaient du genre le plus horrible aussi bien que le plus triste. Ils partaient de plusieurs rangées de paillasses presque entassées les unes sur les autres dans une espèce d’hôpital militaire ; et une fièvre brûlante était la cause principale de ces plaintes. La plupart des malades étaient en proie à un délire complet, durant lequel ils criaient, hurlaient, blasphémaient et poussaient les plus horribles imprécations. D’autres, comprenant leur position, la déploraient par de sourds gémissements, et, se livrant à un sentiment de dévotion, faisaient des tentatives qui montraient leur ignorance des principes et même des formes de la religion. Les convalescents parlaient en termes grossiers et à haute voix, ou causaient ensemble, dans une langue d’argot, sur des sujets qui, à en juger par les phrases qu’un novice pouvait comprendre çà et là, avaient rapport à des exploits violents et criminels.

L’étonnement de Richard Middlemas était égal à son horreur. Il n’avait qu’un seul avantage sur les pauvres misérables parmi lesquels il était classé : c’était de jouir du luxe d’une paillasse pour lui seul, tandis que la plupart des autres étaient occupées par deux malheureuses créatures. Il ne voyait personne qui parût être là pour satisfaire les besoins et soulager les souffrances des infortunés qui l’entouraient, et auquel il pût s’adresser pour sortir de sa fâcheuse position. Il chercha ses habits pour se lever et s’arracher à cette caverne d’horreurs ; mais ses habits avaient disparu, et il ne retrouva point davantage son porte-manteau ni sa valise. Il était fort à craindre qu’il ne les revît jamais.

Alors, mais trop tard, il se rappela les bruits qui avaient couru sur son ami le capitaine, qu’on supposait avoir été remercié par M. Lawford, pour cause d’abus de confiance, pendant qu’il était à son service. Mais qu’il eût trompé d’une manière infâme l’ami qui se fiait entièrement à lui… qu’il lui eût volé sa fortune, et l’eût jeté dans cette maison empestée, dans l’espérance que la mort lui lierait la langue, c’étaient des crimes qu’on ne pouvait imaginer, quand même le pire de tous ces mauvais bruits aurait été vrai.

Cependant Middlemas résolut de tout tenter pour son salut. Cet hôpital devait être visité par quelque militaire d’un grade supérieur ou quelque officier de santé, auquel il ferait un appel ; et il exciterait du moins de la crainte dans son perfide ami, s’il ne pouvait éveiller ses remords. Tandis qu’il s’abandonnait à ces affreuses pensées, tourmenté en même temps par une soif brûlante, qu’il n’avait pas moyen de satisfaire, il tâcha de découvrir si, parmi les malades couchés sur les paillasses les plus proches, il n’en trouverait pas un qui semblât disposé à entrer en conversation avec lui, et à lui donner quelques détails sur la nature et les usages de cet horrible lieu. Mais le lit le plus voisin du sien était occupé par deux coquins qui, bien que paraissant relever de maladie, et n’être arrachés que de la veille à la faulx de la mort, à en juger par leurs joues maigres, leurs yeux creux et leurs regards mornes, donnaient néanmoins toute l’application dont ils étaient capables à se gagner l’une à l’autre quelques demi-pence en jouant au cribbage[23] : ils entremêlaient les termes du jeu de jurements prononcés à voix basse, mais expressifs. Chaque coup du sort était accueilli par le gagnant aussi bien que par le perdant, avec des exécrations qui semblaient capables de souiller le corps et l’âme, employées tantôt comme expressions de triomphe, tantôt comme reproches contre la fortune.

Après celui des joueurs venait un grabat occupé, il est vrai, par deux corps, mais dont un seulement était en vie… l’autre malheureux avait été récemment délivré de ses souffrances.

« Il est mort… il est mort ! » s’écria l’infortuné survivant.

« Alors mourez aussi, et allez au diable, répondit un des joueurs ; ainsi vous ferez la paire, comme dit Pugg.

— Je vous répète qu’il devient roide et froid, répliqua le pauvre misérable… les morts ne sont pas de bons camarades de lit pour les vivants. Pour l’amour de Dieu, aidez-moi à me débarrasser de ce cadavre.

Oui, pour être soupçonné d’avoir fait le coup… comme vous pouvez bien l’avoir fait vous-même, l’ami… car il avait quelques deux ou trois shillings sur lui…

— Vous savez bien que vous avez pris son dernier sou dans la poche de sa culotte, il n’y a pas une heure, » reprit d’un air suppliant le pauvre malade ; « mais aidez-moi à pousser le corps hors du lit, et je ne dirai pas au croque-mort que vous avez eu la main plus leste que lui.

— Vous le direz au croque-mort ! s’écria le joueur au cribbage ; encore un pareil mot, et je vous tordrai le cou jusqu’à ce que vos yeux puissent voir ce que le tambour a écrit sur votre dos. Tenez-vous tranquille, et ne troublez pas notre partie avec votre babillage, ou je vous rendrai aussi muet que votre compagnon de lit. »

Le pauvre misérable, épuisé, retomba à côté de son hideux coucheur ; et le jargon ordinaire du jeu, entremêlé d’exécrations, continua comme auparavant.

D’après cet échantillon de dureté et d’indifférence, contrastant avec le dernier excès de misère, Middlemas put se convaincre qu’il ne lui était guère possible de faire un appel à l’humanité de ses compagnons de souffrance. Son cœur se gonfla, et l’idée de l’heureuse et paisible demeure qui aurait pu devenir la sienne vint se présenter à son imagination exaltée avec des couleurs si riantes, qu’elle le jeta presque dans une espèce de délire. Il voyait devant lui le ruisseau qui erre dans la prairie de Middlemas, où avait si souvent établi de petits moulins pour l’amusement de Menie, lorsqu’elle était enfant. Une gorgée de l’eau de ce ruisseau aurait valu tous les diamants de l’Orient, qui étaient pour lui un objet d’adoration ; mais cette gorgée lui était refusée comme à Tantale.

Arrachant ses sens à cette illusion passagère, et connaissant assez bien la pratique de l’art médical pour comprendre de quelle importance il était pour lui de ne pas laisser, si faire se pouvait, divaguer ses idées, il tâcha de se rappeler qu’il était chirurgien, et qu’après tout il ne devait pas s’effrayer de l’intérieur d’un hôpital militaire, ni des horreurs qui s’y renouvelaient sans cesse, comme s’en épouvanteraient des personnes étrangères à sa profession. Mais quoiqu’il s’efforçât par de tels souvenirs de rallier ses esprits, il n’en sentait pas moins la différence qui existe entre la condition d’un chirurgien qui aurait visité un pareil lieu pour remplir un devoir, et celle d’un malheureux qui était à la fois malade et prisonnier.

On entendit alors dans la salle un bruit de pas qui parut imposer silence à tous les sons variés de la douleur qui la remplissaient. Les joueurs au cribbage cachèrent leurs cartes et cessèrent leurs jurements ; d’autres misérables, dont les plaintes s’élevaient jusqu’à la frénésie, suspendirent leurs exclamations forcenées et leurs demandes de secours. L’agonie modéra ses cris, la démence calma ses clameurs insensées, et la mort même sembla étouffer son dernier gémissement en présence du capitaine Seelen Cooper. Cet officier était le surintendant, ou, comme l’appelaient les malheureux habitants du lieu, le gouverneur de l’hôpital. Il avait tout l’air d’avoir été originairement guichetier dans quelque sévère prison… homme robuste, court, à jambes tortues, avec un seul œil, et une double portion de férocité dans celui qu’il avait conservé. Il portait un uniforme sale et taillé d’après une mode antique, qui semblait n’avoir pas été fait pour lui ; et la voix avec laquelle ce ministre d’humanité s’adressait aux malades était celle d’un contre-maître criant au milieu d’une tempête. Il portait des pistolets et un coutelas à sa ceinture ; car son mode d’administration étant de nature à contraindre même les malades d’un hôpital à se révolter, sa vie avait été plus d’une fois en péril au milieu d’eux. Il était suivi par deux aides qui portaient des menottes et des chemises de force.

Tandis que Seelen Cooper faisait sa ronde, les cris et les sanglots étaient étouffés ; et le moulinet du bambou qu’il tenait à la main paraissait aussi puissant qu’une baguette magique, pour imposer silence à toute plainte et à toute remontrance.

« Je vous dis que la viande sent comme un vrai bouquet… et quant au pain, il est assez bon, trop bon même pour une bande de va-nu-pieds, qui se moquent du peuple d’Israël en se disant malades, et qui consomment les vivres de la très-honorable compagnie… Je ne parle pas pour ceux qui sont réellement malades, car Dieu sait que je suis toujours pour l’humanité.

— En ce cas, monsieur, » dit Richard Middlemas au capitaine qui s’approchait de son grabat, tandis qu’il répondait ainsi aux plaintes basses et timides des misérables devint lesquels il passait, « en ce cas, monsieur, j’espère que votre humanité vous fera prêter attention à ce que je vais vous dire.

— Et qui diable êtes-vous ? » dit le gouverneur tournant vers lui son seul œil de feu, tandis qu’un sourire d’ironie se répandait sur ses traits durs, qui s’y prêtaient si bien.

« Mon nom est Middlemas… Je viens d’Écosse, et l’on m’a envoyé ici par quelque étrange erreur. Je ne suis ni soldat, ni indisposé, si ce n’est par la chaleur de cette maudite salle.

— Eh bien, l’ami, tout ce que j’ai à vous demander, c’est si vous êtes une recrue enrôlée ou non.

— Je me suis enrôlé à Édimbourg, dit Middlemas, mais…

— Mais… que diable voulez-vous alors ? vous êtes enrôlé… le capitaine et le médecin vous ont envoyé ici… sûrement ils savent mieux que personne si vous êtes simple soldat ou officier, malade ou non.

— Mais j’ai la promesse, répliqua Middlemas, la promesse de Tom Hillary… »

— La promesse, oui-da ? ma foi ! Il n’y a pas un homme ici qui n’ait reçu une promesse de telle ou telle personne, ou peut-être qui ne se soit fait une promesse à lui-même. C’est ici la terre de promesse, mon jeune camarade, mais vous savez que c’est l’Inde qui doit être la terre d’accomplissement. Ainsi, bonsoir. Le médecin va venir faire sa ronde, et vous traiter tous comme vous le méritez.

— Attendez encore un moment, un seul moment ! on m’a volé !

— Volé ! voyez-vous ça maintenant ! dit le gouverneur, tous les drôles qui viennent ici sont volés… Ventrebleu ! je suis le plus heureux gaillard de toute l’Europe… En général, tous les gens qui exercent mon état n’ont que des voleurs et des brigands à garder ; mais, pour moi, personne ne vient dans ma caverne sans être honnête, décent, infortuné, sans avoir été volé.

— Ne traitez point cette affaire si légèrement, monsieur, reprit Middlemas, on m’a volé mille livres sterling. »

Ici, la gravité du gouverneur fut totalement déconcertée, et son rire trouva de l’écho dans plusieurs des malades, soit qu’ils désirassent gagner par cette flatterie la faveur du surintendant, soit qu’ils cédassent à ce penchant qui porte les mauvais esprits à se réjouir des tortures de ceux qui partagent leur agonie.

« Mille livres sterling ! s’écria le capitaine lorsqu’il eut repris haleine… allons, c’est délicieux… j’aime un coquin qui ne fait pas deux bouchées d’une cerise… Ma foi ! il n’y a pas un misérable dans la maison qui prétende avoir perdu autre chose que quelques shillings, et voilà un serviteur de l’honorable compagnie à qui l’on a volé mille livres ! Fort bien, M. Tom de Dix-mille… vous faites honneur à la maison et à la compagnie ! Sur ce, je vous souhaite le bonsoir. »

Il passa, et Richard, tombant dans un accès de rage et de désespoir, trouva, tandis qu’il s’efforçait de crier après lui, que sa voix, par un effet de la soif ou de la fureur, refusait de faire son office. « De l’eau, de l’eau ! » dit-il en même temps qu’il saisissait par la manche un des aides qui suivaient Seelen Cooper. Le drôle se retourna tranquillement. Il y avait une cruche au bas du lit des joueurs de cribbage, il la passa à Middlemas en lui disant : « Buvez et que le diable vous emporte ! «

L’aide n’eut pas plus tôt le dos tourné que le joueur se jeta de son lit sur celui de Middlemas, et arrêtant avec force le bras de Richard avant qu’il pût porter la cruche à sa bouche, jura qu’il ne lui prendrait pas sa boisson. On peut aisément conjecturer que le vase réclamé avec tant d’acharnement et de fureur contenait autre chose que le pur élément. En effet, c’était en grande partie du genièvre. La cruche fut brisée dans la lutte, et la liqueur répandue. Middlemas porta à l’assaillant un coup qui fut de bon cœur et amplement rendu, et un combat se serait engagé sans l’intervention du surintendant et de ses aides. Ceux-ci avec une dextérité qui montrait combien ils étaient accoutumés à de pareils événements, mirent une chemise de force à chacun des antagonistes. Les efforts de Richard pour s’en défendre ne lui valurent qu’un coup de bambou du capitaine Seelen Cooper, et une tendre admonition de retenir sa langue s’il tenait à sa peau.

Irrité à la fois par des souffrances d’esprit et de corps, tourmenté par une soif dévorante, et par le sentiment de sa terrible situation, Richard Middlemas se vit sur le point de perdre la tête. Il brûlait du désir insensé d’imiter et de répéter les cris de douleur, les jurements, et les paroles obscènes qui, dès que le surintendant eut quitté la salle, retentirent autour de lui. Il avait envie, quoiqu’il luttât contre cette impulsion, de lutter de malédiction avec le réprouvé, de hurlements avec le maniaque. Mais sa langue était clouée à son palais, et sa bouche semblait remplie de cendres, ses yeux s’obscurcirent, un bruit sourd et monotone retentit à ses oreilles, et la vie fut comme suspendue momentanément en lui.






CHAPITRE VIII.

le médecin.


Un habile chirurgien, docte à guérir nos blessures, vaut mieux que des armées pour la chose publique.
Pope, Traduction d’Homère.


Lorsque Middlemas reprit l’usage de ses sens, il s’aperçut que son sang était rafraîchi, que l’agitation fébrile de son pouls était diminuée, que les liens qui lui serraient le corps avaient disparu, et que les poumons remplissaient leurs fonctions plus librement. Un aide-chirurgien était occupé à lui bander une veine d’où l’on avait tiré une quantité considérable de sang ; un autre, qui venait de laver la figure du malade, tenait sous ses narines une fiole de vinaigre aromatique. Quand il commença à ouvrir les yeux, la personne qui venait de terminer le bandage dit en latin, mais à voix très-basse et sans lever la tête : Nonne es Ricardus ille Middlemas, e civitate Middlemassiense ? Responde in lingua latina[24]. »

« Sum ille miserrimus[25], » répondit Richard en refermant les yeux ; car, quelque étrange que la chose puisse paraître, la voix de son camarade Adam Hartley, qu’il reconnut, porta un coup à son orgueil blessé, quoique sa présence pût être d’une si grande utilité pour lui dans ce cas critique. Sa conscience lui disait qu’il avait montré des sentiments peu affectueux, sinon hostiles à son ancien compagnon ; il se rappelait le ton de supériorité qu’il avait coutume de prendre à l’égard d’Adam ; et l’idée qu’il gisait ainsi couché à ses pieds, et pour ainsi dire à sa merci, aggravait sa douleur. Sa pensée était celle du chef mourant… « Le comte Percy voit ma chute. » C’était pourtant une émotion trop déraisonnable pour durer plus d’une minute. Bientôt, il se servit de la langue latine qui leur était familière à tous deux (car, à cette époque, les études médicales, à la célèbre université d’Édimbourg, se faisaient presque toujours en latin)… il s’en servit, dis-je, pour raconter en peu de mots sa propre folie, ainsi que la conduite infâme d’Hillary.

« Il faut que je parte à l’instant, dit Hartley… Prenez courage… J’espère pouvoir vous secourir. En attendant ne recevez ni nourriture ni remèdes d’une autre main que de celle de mon aide, que vous voyez là une éponge à la main. Vous êtes dans un lieu où l’on a ôté la vie à un homme pour lui prendre les boutons d’or qu’il portait à ses manches.

— Attendez encore un moment, dit Middlemas… Que j’éloigne cette tentation de mes dangereux voisins. »

Il tira un petit paquet de la poche intérieure de son gilet, et le remit à Hartley.

« Si je meurs, dit-il, soyez mon héritier. Vous la méritez mieux que moi. »

Toute réponse fut empêchée par la voix rauque de Seelen Cooper.

« Eh bien ! docteur, tirerez-vous votre malade d’affaire ?

— Les symptômes sont encore douteux, » répliqua le docteur.. C’était un évanouissement dangereux. Il faut le faire transporter dans la salle particulière, et mon jeune homme le soignera. »

— À coup sûr, si vous le commandez, docteur, c’est qu’il y a nécessité… mais je puis vous dire qu’une certaine personne, bien connue de nous deux, a mille raisons au moins pour qu’il demeure dans la salle commune.

— Je n’entends rien à vos mille raisons, répliqua Hartley ; je puis seulement vous dire que ce jeune drôle est aussi bien membre, aussi bel homme que tous ceux qui composent les recrues de la compagnie. Mon devoir est de le sauver pour qu’il la serve, et, s’il meurt par votre négligence, comptez que je n’en laisserai pas jeter le blâme sur moi. J’informerai le général de l’ordre que je vous ai donné.

— Le général ! dit Seelen Cooper fort embarrassé… Vous informerez le général !… Oui… de l’état de sa santé. Mais vous ne répéterez rien de ce qu’il peut avoir dit dans ses accès de délire. Par mes yeux ! si vous écoutez ce que disent des fiévreux dont le cerveau est dérangé, votre dos se brisera bientôt sous le poids de leurs histoires, car je vous réponds que vous en aurez bon nombre à porter.

— Capitaine Seelen Cooper, dit le docteur, je ne me mêle point de votre département dans l’hôpital, je désire que vous ne preniez pas la peine de vous occuper du mien. Je suppose, puisque j’ai une commission dans le service, et de plus un diplôme régulier comme médecin, que je connais quand mon malade est ou n’est pas en délire. Veillez donc à ce qu’on soigné convenablement cet homme, à vos risques et périls. »

À ces mots, il quitta l’hôpital, mais non sans avoir, sous prétexte de consulter encore son pouls, pressé la main du malade, comme pour l’assurer de nouveau qu’il ferait tous ses efforts pour sa délivrance.

« Par mes yeux ! murmura Seelen Cooper, le jeune coq chante bravement pour venir d’un poulailler écossais ; mais je saurais bien comment m’y prendre pour renverser ce blanc-bec du perchoir, s’il n’avait pas guéri tous les marmots du général. »

Il en parvint assez à l’oreille de Richard, pour qu’il conçût l’espérance de se tirer d’affaire, et cette espérance augmenta bientôt lorsqu’il se vit transporté dans une salle particulière, endroit beaucoup plus décent, et seulement habité par deux malades, qui avaient l’air d’officiers subalternes. Quoique sentant bien qu’il n’avait d’autre incommodité que cette faiblesse qui succède à une violente agitation, il crut prudent de se laisser encore traiter comme malade, vu qu’il resterait ainsi sous la surveillance de son camarade. Néanmoins tandis qu’il se préparait à profiter des bons offices de Hartley, la réflexion qui lui venait le plus souvent à l’esprit était encore inspirée par l’ingratitude. « Le ciel ne pouvait-il donc me sauver que par les mains de l’être qui m’est le plus odieux sur la surface de la terre ? »

Pendant ce temps-là, ignorant l’ingratitude de son ancien camarade, et, à vrai dire, ne songeant guère aux sentiments que celui-ci pouvait éprouver à son égard, Hartley s’occupait de lui rendre service autant qu’il était en son pouvoir, sans songer à rien autre chose qu’à l’accomplissement de son devoir d’homme et de chrétien. Le moyen qu’il employa pour être en état de secourir son ami exige de courtes explications.

Notre histoire se passe à une époque où les directeurs de la compagnie, avec cette politique hardie et persévérante qui a élevé si haut l’empire britannique dans l’Orient, avaient résolu d’envoyer un renfort considérable de troupes européennes pour soutenir leur puissance dans l’Inde, alors menacée par le royaume de Mysore, dont le célèbre Hyder Aly avait usurpé le gouvernement après avoir détrôné son maître. On rencontrait de grandes difficultés à trouver des recrues pour ce service. Ceux qui eussent été disposés à se faire soldats étaient effrayés par le climat et par l’espèce d’exil qu’entraînait leur engagement ; ils se demandaient aussi jusqu’à quel point les promesses de la compagnie seraient fidèlement remplies à leur égard, quand ils ne pourraient plus recourir à la protection des lois anglaises. Pour ces raisons, et d’autres encore, on préférait le service militaire du roi, et la compagnie ne pouvait se procurer que les mauvaises recrues, quoique des agents zélés n’hésitassent point à employer tous les moyens imaginables. En effet, l’usage d’enrôler les soldats par ruse, ou de les embaucher, suivant l’expression technique, était général à cette époque, aussi bien pour les troupes coloniales que pour celles du roi ; et comme les agents qui faisaient un pareil métier n’étaient, bien entendu, nullement scrupuleux, il s’en suivait d’abord, comme conséquence directe, une foule d’abus, et ensuite ce système donnait accidentellement lieu à des vols considérables, et même à des meurtres. De telles atrocités étaient naturellement cachées aux autorités pour lesquelles les levées se faisaient, et la nécessité d’obtenir des soldats rendait des hommes, dont la moralité était d’ailleurs irréprochable, peu disposés à regarder de près à la manière dont s’exécutait le service du recrutement.

Le principal dépôt des troupes rassemblées par ces moyens était dans l’île de Wight. La saison devenant malsaine, et la plupart des recrues se trouvant être d’un tempérament maladif, une fièvre maligne s’y déclara parmi les jeunes soldats, et encombra bientôt de malades l’hôpital militaire, dont M. Seelen Cooper, ancien enrôleur et embaucheur, habile dans le métier, avait obtenu la surintendance. Des actes d’insubordination commencèrent aussi à devenir fréquents parmi ceux qui jouissaient d’une bonne santé, et la nécessité de les soumettre à quelque discipline avant de les embarquer devint évidente : plusieurs officiers de marine au service de la compagnie déclarèrent que sans cette précaution on aurait à craindre de dangereuses mutineries durant la traversée.

Pour remédier au premier de ces maux, la cour des directeurs envoya dans l’île plusieurs de ses officiers de santé, au nombre desquels se trouva Hartley, dont le mérite avait été unanimement reconnu par un conseil de médecine, devant lequel il avait subi un examen, outre qu’il possédait un diplôme de l’université d’Édimbourg, comme docteur-médecin.

Pour raffermir la discipline parmi les soldats, la cour donna plein pouvoir à un de ses membres, au général Witherington. Ce général était un officier qui avait acquis une haute réputation au service de la compagnie. Il était revenu des Indes depuis cinq ou six ans, possesseur d’une fortune considérable, qu’il avait encore accrue par un mariage avantageux avec une riche héritière. Le général et sa compagne allaient peu dans le monde, et semblaient ne vivre que pour leur jeune famille, qui se composait de trois enfants, deux garçons et une fille. Quoiqu’il fût retiré du service, il accepta volontiers la charge qui lui était confiée temporairement. S’établissant dans une maison située à une certaine distance de la ville de Ryde, il se mit à former ces recrues en différents corps, à leur assigner des officiers capables, et il parvint graduellement, par des instructions et une discipline régulière, à introduire parmi eux une espèce d’ordre. Il écoutait leurs plaintes sur la mauvaise qualité des vivres, et sur tout autre sujet, et leur rendait en toute occasion la plus rigoureuse justice, si ce n’est qu’il était bien connu pour ne jamais libérer du service un soldat de recrue, quelque injustes et même illégaux qu’eussent été les moyens employés pour obtenir son enrôlement.

« Ce n’est pas mon affaire de m’inquiéter, disait le général Witherington, comment vous êtes devenus soldats… Je vous ai trouvés soldats, et je vous laisserai soldats. Mais j’aurai toujours grand soin que, comme soldats, il ne vous manque absolument rien, pas un liard, pas une tête d’épingle de ce que vous avez droit de réclamer. Il se mit à l’œuvre sans craindre ni favoriser personne, dénonça de nombreux abus à la cour des directeurs, fit renvoyer du service plusieurs officiers, commissaires, etc., et rendit son nom aussi redoutable aux concussionnaires dans son pays, qu’il l’avait été dans l’Indoustan aux ennemis de la Grande-Bretagne.

Le capitaine Seelen Cooper, et ses associés dans l’administration de l’hôpital, tremblèrent à la nouvelle de ces changements, craignant que leur tour ne vînt bientôt ; mais le général, qui d’ailleurs examinait tout de ses propres yeux, montrait de la répugnance à visiter l’hôpital en personne. La rumeur publique, toujours si ingénieuse, imputait cette répugnance à la crainte de la contagion ; et tel en était certainement le motif, quoique ce ne fut pas pour lui-même que craignait le général Witherington, mais il redoutait de rapporter l’infection dans sa maison et de la communiquer à ses jeunes enfants, dont il raffolait. Les alarmes de son épouse étaient encore plus déraisonnables et plus vives : à peine laissait-elle sortir sa jeune famille, si le vent soufflait du quartier où était situé l’hôpital.

Mais la Providence se rit des précautions humaines. Dans une promenade à travers champs, dans un canton que l’on avait choisi comme très-abrité et très-retiré, les enfants avec leurs nombreux domestiques, orientaux et européens, rencontrèrent une femme portant un petit garçon qui venait d’avoir la petite vérole. Les inquiétudes du père, jointes à quelques scrupules religieux de la mère, les avaient empêchés jusque-là de recourir à la vaccine, dont l’usage n’était pas encore généralement répandu. La contagion gagna avec une rapidité sans pareille, et s’étendit comme une traînée de poudre à toutes les personnes de la maison qui n’avaient pas encore eu cette maladie. Un des enfants du général, son second fils, mourut, et deux ayas, ou servantes noires, éprouvèrent le même sort. Les cœurs du père et de la mère eussent été brisés par la perte de leur enfant, si leur douleur n’eût été tenue en suspens par leur crainte pour la vie de ceux qui restaient, mais qui, de l’aveu du médecin, se trouvaient dans un imminent péril. Le général et sa femme perdaient presque la tête ; car les symptômes paraissaient suivre chez les pauvres petits malades la même marche que l’on avait observée chez l’enfant déjà perdu.

Tandis que les parents étaient en proie à la crainte, le premier domestique du général, né comme lui dans le Northumberland, l’informa un matin qu’il y avait parmi les médecins de l’hôpital un jeune homme de sa province, qui avait blâmé publiquement le mode de traitement suivi à l’égard des malades, et avait beaucoup parlé d’un autre procédé qu’il avait vu employer avec un grand succès.

« Quelque impudent charlatan, dit le général, qui voudrait s’attirer des pratiques par la présomption de son langage ! Les docteurs Tourniquet et Lancelot sont des hommes de haute réputation.

— Ne parlez pas de leur réputation, » s’écria mistress avec une impatience de mère ; « n’ont-ils pas laissé mourir mon cher Ruben ? Que sert la réputation du médecin quand le malade périt ?

— Si Son Honneur voulait seulement voir le docteur Hartley, » répliqua Winter en se tournant un peu vers sa maîtresse, et puis en se retournant après vers son maître, « c’est un jeune homme bien né, et qui, j’en suis sûr, ne s’attendait pas à ce que ses paroles arrivassent jamais aux oreilles de Votre Honneur… Il est né dans le Northumberland.

— Envoyez-lui un domestique avec un cheval de main ; et qu’il vienne ici à l’instant. »

Il est bien connu que l’ancienne manière de traiter la petite vérole était de refuser au malade tout ce qu’un instinct secret le portait à désirer ; et surtout de le tenir dans une chambre chaude et un lit surchargé de couvertures, et de lui donner à boire du vin épicé, tandis que la nature réclamait de l’eau froide et un air frais. Un traitement tout opposé avait été depuis peu tenté par quelques praticiens qui préféraient la raison à l’autorité de l’habitude, et Gédéon Grey l’avait suivi plusieurs années avec un incroyable succès.

Lorsque le général Witherington vit Hartley, il fut étonné de sa jeunesse ; mais quand il l’entendit établir avec modestie, et toutefois avec assurance, la différence des deux modes de traitement, et le rationale de sa pratique, il lui prêta la plus sérieuse attention. Il en fut de même de son épouse, qui fixait successivement ses yeux mouillés de larmes sur Hartley et son mari, comme pour épier quelle impression faisaient les arguments du premier sur l’esprit du second. Le général Witherington garda quelques minutes le silence après que Hartley eut fini l’exposition de sa méthode, et sembla plongé dans de profondes réflexions. « Traiter une fièvre, dit-il enfin, d’une manière qui tend à en produire une autre, il semble en vérité que c’est jeter de l’huile sur le feu.

— Eh, oui… oui ! ajouta la mère, ayons confiance en ce jeune homme, général Witherington. Nous procurerons au moins à nos chers petits la consolation de respirer un bon air et de boire de l’eau fraîche ; c’est l’objet de leurs vives instances. »

Mais le général demeurait indécis. « Votre raisonnement, dit-il à Hartley, semble plausible, mais ce n’est encore qu’une hypothèse. Sur quelles raisons appuyez-vous votre théorie, en opposition avec la pratique générale ?

— Ma propre observation, répondit le jeune homme. Voici un livret où j’inscris les maladies que je traite. Il contient vingt cas de petite vérole, dont dix-huit suivis de guérison.

— Et les deux autres ?… demanda le général.

— Terminés d’une manière fatale ! répondit Hartley : nous ne pouvons encore que désarmer en partie le fléau de la race humaine.

— Jeune homme, continua le général, si je vous disais que mille moidores[26] vous attendent en cas que vous conserviez la vie à mes enfants, qu’avez-vous à risquer pour votre part en cas contraire ?

— Ma réputation, » répliqua Hartley d’un ton ferme.

« Et pouvez-vous répondre sur votre réputation du rétablissement de vos malades ?

— À Dieu ne plaise que je sois si présomptueux ! mais je crois pouvoir répondre que j’emploie des moyens qui, Dieu aidant, présentent la plus belle chance d’un résultat favorable.

— Assez… vous êtes modeste et sensé, aussi bien que hardi, et je me confierai en vous. »

La mère sur qui Hartley par ses paroles et ses manières avait fait une grande impression, et qui brûlait de discontinuer un mode de traitement qui, en soumettant les malades aux douleurs et aux privations les plus grandes, avait déjà si mal réussi, acquiesça avec empressement, et Hartley fut introduit avec pleine autorité dans la chambre des malades.

Les fenêtres furent ouvertes, le feu fut diminué ou momentanément éteint, les masses de couvertures furent enlevées, des boissons fraîches remplacèrent le vin chaud et les épices. Les gardes crièrent au meurtre. Les docteurs Tourniquet et Lancelot se retirèrent outrés, annonçant une espèce de peste générale, en punition de ce qu’ils appelaient rébellion contre les aphorismes d’Hippocrate. Hartley procéda avec calme et fermeté, et les malades furent bientôt en beau chemin de guérison.

Le jeune Northumbrien n’était ni vain ni artificieux ; néanmoins, avec toute sa simplicité de caractère, il ne put s’empêcher de reconnaître l’influence qu’un médecin heureux obtient sur les parents des enfants qu’il a sauvés de la tombe, et surtout avant que la cure soit réellement terminée. Il résolut d’employer cette influence en faveur de son ancien compagnon, ne doutant pas que la ténacité militaire du général Witherington ne cédât en considération des services qu’il lui avait récemment rendus.

En se rendant à la maison du général, où il résidait alors presque toujours, il examina le paquet que Middlemas avait remis entre ses mains. Il renfermait le portrait de Menie Grey, simplement encadré, et l’anneau enrichi de brillants que le docteur avait donné à Richard, comme dernier cadeau de sa mère. Le premier de ces objets arracha à l’honnête Hartley un soupir, peut-être une larme de triste souvenance. « J’ai peur, dit-il, qu’elle n’ait pas fait un choix digne d’elle ; mais elle sera heureuse, si j’y puis quelque chose. »

Arrivé à la demeure du général Witherington, notre docteur visita d’abord l’appartement des malades ; puis il porta aux parents la délicieuse nouvelle que la guérison de leurs enfants pouvait être considérée comme certaine. « Puisse le Dieu d’Israël vous bénir, jeune homme ! » dit l’épouse tremblante d’émotion ; « vous avez essuyé les larmes d’une mère désespérée. Et pourtant… hélas !… hélas ! elles doivent encore couler quand je pense à mon ange, à mon Ruben. Oh ! M. Hartley, pourquoi ne vous avons-nous pas connu une semaine plus tôt ?… mon cher enfant ne serait pas mort.

— Dieu donne et reprend, madame, répondit Hartley ; et il faut vous souvenir que deux sur trois vous sont rendus. Il n’est nullement certain que le traitement employé par moi à l’égard de nos jeunes convalescents eût sauvé leur frère ; car la maladie, suivant ce qu’on m’a rapporté, avait chez lui un caractère très-prononcé.

— Docteur, » dit Witherington, d’une voix qui témoignait plus d’émotion qu’il n’en montrait ordinairement ou n’en voulait montrer, « vous savez guérir les malades d’esprit aussi bien que les malades de corps… mais il est temps que nous réglions nos comptes. Vous avez engagé votre réputation, qui vous reste, augmentée de tout crédit dû à votre éminent succès, contre mille moidores, dont vous trouverez la valeur dans ce portefeuiile.

— Général Witherington, répliqua Hartley, vous êtes riche et vous pouvez être généreux… je suis pauvre, et ne puis refuser ce qui peut être, dans un sens libéral, une indemnité pour les peines de ma profession. Mais il y a une borne qui doit arrêter celui qui reçoit comme celui qui donne. Je ne dois point hasarder la réputation nouvellement acquise dont vous me flattez, en donnant occasion de dire que j’ai rançonné les parents, lorsqu’ils ont eu l’esprit enfin délivré de toute inquiétude pour leurs enfants. Permettez-moi de partager cette somme considérable. J’en garderai avec reconnaissance une moitié, comme une récompense très-libérale de mes travaux ; et, si vous croyez encore me devoir quelque chose, que j’en sois payé par votre bonne opinion de moi, et par votre faveur.

— Si j’accepte votre proposition, docteur Hartley, » dit le général reprenant à regret une partie du contenu du portefeuille, « c’est que j’espère vous servir par mon crédit, mieux encore que par ma bourse.

— Eh bien, monsieur, répliqua Hartley, c’est justement sur votre crédit que je me fonde pour vous adresser une petite requête. »

Le général et son épouse parlèrent tous les deux ensemble, pour l’assurer que sa demande était accordée avant d’être faite.

« Je n’ose le croire, répartit Hartley ; car elle touche sur un point sur lequel Votre Excellence est presque inflexible… le congé d’un soldat de recrue.

— Mon devoir m’en impose la loi, répliqua le général… vous savez de quelle espèce de gens nous sommes forcés de nous contenter… ils s’enivrent, deviennent des fiers à bras, s’enrôlent le soir, et s’en repentent le lendemain matin. S’il fallait que je congédiasse tous ceux qui prétendent avoir été trompés, il ne nous resterait pas beaucoup de volontaires. Chacun a une sotte histoire à conter sur les promesses d’un rodomont de sergent Kite[27]… il est impossible de les écouter… Mais je me ferai un plaisir d’entendre la vôtre, pourtant.

— La mienne présente un cas fort singulier. On a volé 1,000 livres sterling à mon individu.

— Un soldat de recrue pour ce service posséder 1,000 liv. ster. ! mon cher docteur ne vous y fiez pas, le drôle vous a trompé. De par le ciel, un homme qui aurait 1,000 liv. sterling songerait-il jamais à s’enrôler comme simple soldat ?

— Il n’y songeait nullement, répliqua Hartley. Le coquin auquel il s’est fié lui persuada qu’il obtiendrait une commission.

— Alors ce coquin doit avoir été Tom Hillary ou le diable, car personne n’est capable d’autant d’adresse et d’impudence. Il finira très-certainement par arriver à la potence. Encore cette histoire de 1,000 livres me semble une charge trop forte même pour Tom Hillary. Quelle raison avez-vous de penser que votre drôle ait jamais eu une telle somme d’argent ?

— J’ai la meilleure raison pour le savoir d’une manière certaine, répondit Hartley ; nous avons, lui et moi, fait notre apprentissage ensemble, sous le même maître ; et quand il eut atteint sa majorité, n’aimant pas la profession qu’il avait apprise, et prenant possession de sa petite fortune, il fut abusé par les promesses de ce même Hillary.

— Qui l’a fait enfermer dans notre hôpital si bien tenu, ajouta le général.

— C’est la vérité, général, répliqua Hartley : non, je pense, pour le guérir d’aucune maladie, mais pour le mettre dans le cas d’en gagner une qui imposerait silence à toute enquête.

— L’affaire sera soigneusement examinée. Mais combien il a fallu que les amis de ce jeune homme fussent insouciants à son égard, pour laisser un garçon aussi simple entrer dans le monde avec un compagnon et un guide tel que Tom Hillary, et une somme de 1,000 livres sterling dans son gousset ! Ses parents eussent mieux fait de lui casser la tête. Ce n’était certainement pas agir en prudents Northumbriens, comme dit mon brave Winter.

— Ce jeune homme doit en effet avoir des parents bien durs ou bien insouciants, » dit mistress Witherington avec un accent de pitié.

« Il ne les a jamais connus, madame, répliqua Hartley ; il existe un mystère au sujet de sa naissance. Une main froide, s’ouvrant comme à regret, et presque inconnue, lui a compté une certaine somme lorsqu’il eut l’âge fixé par la loi, et il s’est trouvé lancé dans le monde comme une barque qu’on pousse loin du rivage, sans boussole et sans pilote. »

Là, le général Witherington regarda involontairement son épouse, tandis que guidés par une impulsion pareille, les regards de sa femme se tournaient vers lui. Ils échangèrent un coup d’œil rapide, qui semblait dire beaucoup de choses, puis tous deux fixèrent les yeux à terre.

« Fûtes-vous élevé en Écosse ? » demanda la dame, en s’adressant d’une voix tremblante à Hartley ?.. « Et quel était le nom de votre maître ?

— J’ai fait mon apprentissage chez M. Gédéon Grey, du bourg de Middlemas, répondit Hartley.

— Middlemas ! Grey ! » répéta la dame, et elle s’évanouit.

Hartley lui donna le secours de sa profession ; son mari s’empressa de lui soutenir la tête, et à l’instant où mistress Witherington commençait à reprendre ses sens, il lui dit bas à l’oreille, d’un ton qui tenait le milieu entre la prière et le commandement, « Zilia, prenez garde !… prenez garde ! »

Quelques sons imparfaits qu’elle avait commencé à former expirèrent sur ses lèvres.

« Permettez-moi de vous conduire à votre appartement, mon amour, » dit l’époux évidemment inquiet.

Elle se leva avec les mouvements d’un automate qu’on fait marcher en pressant un ressort, et s’appuyant sur le bras de son mari, elle se traîna par ses propres efforts hors de l’appartement. Elle était presque arrivée à la porte de la chambre, lorsque Hartley s’avançant demanda si l’on avait besoin de ses services.

« Non, monsieur, » répondit le général d’un ton sévère ; « ce n’est pas un cas qui réclame la présence d’un étranger ; lorsque vous serez nécessaire, je vous ferai avertir. »

Hartley recula étonné en s’entendant remercier d’un ton si différent de celui que le général Witherington avait jusqu’alors employé dans leurs relations. Pour la première fois il fut disposé à ajouter foi à la rumeur publique qui assignait à ce militaire, avec plusieurs bonnes qualités, le caractère d’un homme fier et très-hautain. Jusqu’à présent, pensa-t-il, je l’ai vu vaincu par le chagrin et l’inquiétude ; maintenant l’esprit reprend sa tendance naturelle. Mais décemment il doit s’intéresser à ce malheureux Middlemas. »

Le général rentra dans l’appartement une minute ou deux après, et parla à Hartley avec son ton ordinaire de politesse, quoiqu’il parût encore éprouver un grand embarras qu’il s’efforçait en vain de cacher.

— Mistress Witherington va mieux, dit-il, et sera contente de vous voir avant dîner. Vous dînez avec nous, j’espère ? »

Hartley s’inclina.

« Mistress Witherington est fort sujette à cette sorte d’attaque de nerfs, et elle a été depuis quelque temps fort tourmentée par le chagrin et la crainte. Lorsqu’elle revient ensuite à elle, il lui faut plusieurs minutes pour retrouver ses idées, et durant ces intervalles… À vous parler très-confidentiellement, mon cher docteur Hartley… elle parle quelquefois d’événements purement imaginaires, et parfois encore de malheurs supposés, qui lui seraient arrivés dans une époque fort éloignée de sa vie. C’est pourquoi je désire que personne, sinon moi-même et sa vieille domestique mistress Lopez, ne reste près d’elle en pareille occasion. »

Hartley déclara qu’un certain degré de délire était souvent la conséquence des attaques de nerfs.

Le général continua, « Quant à ce jeune homme… À votre ami… à ce Richard Middlemas… n’est-ce pas ainsi que vous l’appelez ?

— Je ne me souviens pas de l’avoir nommé, répondit Hartley ; mais votre excellence a précisément rencontré son nom.

— C’est assez bizarre… À coup sûr vous avez parlé de Middlemas ? répliqua le général Witherington.

— J’ai mentionné le bourg de ce nom, dit Hartley.

— Oui, et j’aurai pris ce nom pour celui du jeune volontaire… En effet, j’étais en ce moment tout occupé de mon inquiétude pour ma femme. Mais ce Middlemas, puisque tel est son nom, est sans doute un jeune extravagant ?

— Je serais injuste à son égard, si je répondais affirmativement, général, il peut avoir fait des folies comme d’autres jeunes gens ; mais sa conduite, en tant que je la connais, a été honorable. Cependant, pour des gens qui vivaient dans la même maison, nous n’étions pas très-intimes.

— Voilà qui est mauvais… je l’aurais aimé, si… c’est-à-dire… il eût été heureux pour lui d’avoir un ami tel que vous ; mais je suppose que vos études étaient trop fortes pour lui. Il voulait se faire soldat, heim ?… A-t-il bonne mine ?

— Une beauté remarquable, répliqua Hartley, et des manières très-prévenantes.

— A-t-il le teint brun ou clair ? « demanda le général.

« Extraordinairement brun, répondit Hartley… plus brun, si je puis me permettre de parler ainsi, que celui de votre Excellence.

« Oui-da, alors ce doit être vraiment un corbeau noir ! Parle-t-il quelques langues ?

— Le latin et le français assez bien.

— À coup sûr, il ne connaît ni l’escrime ni la danse ?

— Pardonnez-moi, monsieur ; je ne suis pas un excellent juge, mais Richard est reconnu pour exceller dans ces deux exercices.

— Vraiment !… en somme totale cela sonne assez bien. Beau, accompli dans les exercices du corps, passablement instruit, parfaitement bien élevé, pas trop extravagant. C’est rare de voir tant de qualités réunies dans un simple soldat… il aura une commission, docteur… entièrement pour l’amour de vous.

— Votre Excellence est généreuse.

— Oui, il l’aura ; et je trouverai moyen de faire rendre à Tom Hillary les objets qu’il a volés, à moins qu’il ne préfère être pendu, sort qu’il a depuis long-temps mérité. Vous ne pouvez retourner à l’hôpital aujourd’hui : vous dînez avec nous, et vous savez combien mistress Witherington craint la contagion. Mais demain allez voir votre ami. Winter aura soin de lui procurer l’équipement nécessaire. Tom Hillary remboursera les avances, vous comprenez ; il faudra qu’il parte avec le premier détachement des recrues, sur le vaisseau de la compagnie, Middlesex, qui met à la voile des Dunes de lundi en quinze ; bien entendu, si vous le trouvez capable de supporter le voyage. J’ose dire que le pauvre diable est malade de l’île de Wight.

— Votre Excellence permettra-t-elle au jeune homme de vous présenter ses respects avant son départ ?

— Quelle nécessité, monsieur ? » dit le général précipitamment et d’un ton péremptoire ; mais il ajouta aussitôt : « Vous avez raison… j’aurai du plaisir à le voir. Winter l’avertira du jour et prendra des chevaux pour l’amener ici ; mais il faut qu’il ait auparavant passé un jour ou deux hors de l’hôpital. Ainsi, le plus tôt que vous pourrez le mettre en liberté sera le mieux. En attendant logez-le dans votre propre maison, docteur, et ne le laissez pas se lier intimement avec les officiers ou avec d’autres personnes dans cette île, de peur qu’il ne rencontre un autre Hillary. »

Si Hartley eût été aussi bien informé que le lecteur, des circonstances qui avaient accompagné la naissance du jeune Middlemas, il aurait pu tirer des conclusions certaines de la conduite du général Witherington. Mais comme M. Grey et Middlemas lui-même gardaient tous deux le silence sur ce sujet, le peu qu’il en savait lui avait été transmis par la rumeur publique, et sa curiosité ne l’avait jamais porté à examiner la chose à fond. Néanmoins, ce dont il s’aperçut l’intéressa si vivement, qu’il résolut de tenter une petite épreuve à laquelle il ne voyait pas grand mal. Il mit à son doigt l’anneau remarquable confié à ses soins par Richard Middlemas, et tâcha de le placer en évidence en s’approchant de mistress Witherington, ayant soin néanmoins que la chose eût lieu pendant l’absence du mari. Les yeux de la dame n’eurent pas plus tôt aperçu la bague, qu’ils y demeurèrent attachés, et elle demanda à la voir de plus près, disant qu’elle ressemblait étonnamment à un anneau qu’elle avait donné à un ami. Ôtant la bague de son doigt, et la posant dans la main amaigrie de la dame, il lui apprit qu’elle appartenait à l’ami en faveur duquel il avait lâché d’intéresser le général. Mistress Witherington se retira vivement émue ; mais le jour suivant, elle osa demander à Hartley un entretien particulier, dont les détails pour la partie qu’il sera nécessaire d’en connaître, seront rapportés plus tard.

Le jour qui suivit ces importantes découvertes, Middlemas, à sa grande joie, fut enfin tiré de sa retraite dans l’hôpital, et fut transporté dans la ville de Reide, à la maison qu’occupait son camarade, mais où il ne le trouvait que fort rarement, l’inquiétude maternelle de mistress Witherington le retenant chez le général long-temps après que ses soins comme médecin avaient cessé d’être nécessaires.

Dans l’espace de deux ou trois jours, une commission de lieutenant dans le service de la compagnie des Indes orientales arriva pour Richard. Winter, d’après l’ordre de son maître, mit la garde-robe du jeune officier sur un pied convenable ; tandis que Middlemas, enchanté de se trouver tout à la fois hors de sa terrible position et sous la protection d’un homme aussi important que le général, obéit implicitement aux avis qui lui furent donnés par Hartley, et répétés par Winter : il s’abstint de se montrer en public, et de contracter aucune liaison. Il ne vit Hartley lui-même que rarement et quelque grandes que fussent ses obligations, il ne regretta peut-être pas beaucoup d’être privé de la société d’un homme dont la présence lui inspirait toujours un sentiment d’humiliation et de honte.



CHAPITRE IX.

la mère.


Dans la soirée qui précéda le jour où il devait se rendre aux Dunes pour s’embarquer sur le Middlesex, déjà prêt à lever l’ancre, le nouveau lieutenant fut invité par Winter à le suivre à l’habitation du général, pour être présenté à son protecteur, le remercier et lui faire ses adieux. Chemin faisant, le vieux, domestique prit la liberté de faire la leçon au jeune homme, concernant le respect qu’on devait témoigner au général ; « car son maître, disait-il, quoique aussi bon et aussi généreux qu’aucun homme du Northumberland, était extrêmement rigide sur l’étiquette. »

Pendant qu’ils se dirigeaient vers la maison, le général et sa femme attendaient leur arrivée avec une inquiétude qui leur permettait à peine de respirer. Ils se tenaient dans un superbe appartement de réception ; le général, assis derrière un immense candélabre qui, garni d’un abat-jour du côté de sa figure, jetait toute la lumière vers l’autre partie de la table, de manière qu’il pouvait observer toute personne qui s’y placerait, sans devenir lui-même un sujet d’observation. Sur un monceau de coussins, enveloppée d’un cachemire, luxe alors nouveau en Europe, et voilée d’une brillante draperie de mousseline brodée d’or et d’argent, son épouse était à demi couchée. C’était une femme qui, sans être encore dans tout l’éclat de la beauté, conservait assez de charmes pour être distinguée comme une très-belle personne, même à cette heure où son esprit paraissait agité par la plus profonde émotion.

« Zilia, lui dit le général, vous êtes incapable d’exécuter ce que vous avez entrepris… suivez mon conseil… retirez-vous… quoi qu’il arrive, vous saurez tout, absolument tout… mais retirez-vous. À quoi bon tenir ainsi au désir imprudent de contempler, pendant quelques minutes, un être que vous ne pouvez jamais revoir ?

— Hélas ! répondit la dame, quand vous me déclarez que je ne le reverrai jamais, n’est-ce pas une raison suffisante pour que je désire le voir à présent… pour que je souhaite d’imprimer dans ma mémoire les traits de ce visage et les formes de ce corps que je ne dois plus revoir tant que nous serons sur la terre ? Ne soyez pas, mon Richard, plus cruel que ne le fut mon père, lorsque sa colère était au comble. Il me laissa regarder mon enfant, et sa figure de chérubin demeura gravée dans mon cœur, et fut ma consolation, pendant les années d’angoisses au milieu desquelles s’écoula ma jeunesse.

— En voilà assez, Zilia… vous avez demandé cette faveur… je l’ai accordée… et, à tout risque, je tiendrai ma promesse. Mais, songez de quelle importance est ce fatal secret pour votre réputation dans la société… mon honneur est intéressé à ce que vous conserviez cette réputation intacte. Zilia, le moment où une imprudence donnerait aux prudes et aux amateurs de scandale le droit de vous traiter avec mépris, ce moment serait rempli de misères inimaginables, de sang répandu et de mort peut-être, si un homme osait répéter un pareil bruit.

— Vous serez obéi, Richard, autant que le permettrai faiblesse de la nature… mais, hélas ! Dieu de mes pères, de quelle boue nous as-tu formés, pauvres mortels, qui craignons tant la honte qui suit le péché, et nous repentons si peu du péché même ! » Une minute après, des pas se firent entendre… la porte s’ouvrit… Winter annonça le lieutenant Middlemas, et le fils, à son insu, se trouva devant son père et sa mère.

Witherington tressaillit involontairement ; mais aussitôt il s’efforça de prendre cet air d’aisance avec lequel un supérieur reçoit un subalterne, air qui se mêlait ordinairement chez lui à un certain degré de hauteur. La mère eut moins d’empire sur elle-même. Elle se leva, comme avec l’intention de se jeter au cou de ce fils, pour qui elle avait enduré tant de douleurs et de chagrins. Mais le regard sévère de son mari l’arrêta comme par un pouvoir magique, et elle resta debout, sa belle tête et son cou en avant, ses mains jointes et étendues vers le jeune homme, dans l’attitude du mouvement, mais immobile, comme une statue de marbre, à laquelle le sculpteur a donné toute l’apparence de la vie, sans pouvoir la lui communiquer en réalité. Des gestes et une attitude si extraordinaires auraient pu exciter la surprise du jeune officier ; mais la dame se tenait dans l’ombre, et il était si occupé à regarder son protecteur, qu’il s’aperçut à peine de la présence de mistress Witherington.

« Je suis heureux de trouver cette occasion, dit Middlemas, voyant que le général ne parlait pas, pour offrir mes remercîments au général Witherington envers qui je ne pourrai jamais témoigner assez de gratitude. »

Le son de sa voix, quoiqu’il prononçât des paroles si indifférentes, sembla détruire le charme qui retenait sa mère immobile. Elle poussa un profond soupir, prit une attitude moins roide, et se laissa retomber sur les coussins. Au bruit du soupir et au frémissement de la draperie, Middlemas tourna les yeux vers elle. Le général se hâta de prendre la parole.

« Ma femme, monsieur Middlemas, ne s’est pas bien portée ces jours-ci… votre ami, M. Hartley, a pu vous le dire… c’est une affection nerveuse. »

M. Middlemas s’empressa d’assurer qu’il était fort chagrin, vivement affligé.

« Nous avons éprouvé des malheurs dans notre famille, monsieur Middlemas, et s’ils n’ont pas eu des suites plus fâcheuses et plus affligeantes encore, c’est grâce à l’habileté de votre ami M. Hartley. Nous serons heureux s’il est en notre pouvoir d’acquitter une partie de nos obligations par des services rendus à son ami et protégé, monsieur Middlemas.

— Je suis seulement connu comme son protégé, pensa Richard ; mais il dit que tout le monde devait porter envie à la bonne fortune qu’avait eue son ami, d’être utile au général Witherington et à sa famille.

— Vous avez reçu votre commission, je présume ? Avez-vous quelque souhait ou désir particulier au sujet du lieu de votre destination ?

— Non, avec la permission de Votre Excellence, répondit Richard. J’imagine que Hartley aura informé Votre Excellence de ma triste position… il vous aura peut-être dit que je suis un orphelin, abandonné par ses parents qui l’ont jeté dans le monde, un proscrit, qui n’est connu de personne, dont personne ne s’inquiète, sinon pour désirer qu’il s’en aille assez loin, et qu’il vive assez obscurément pour ne pas les déshonorer par la proximité des liens qui les unissent à lui. »

Pendant qu’il parlait, Zilia se tordait les mains, et elle laissa tomber son voile de mousseline sur sa figure, pour étouffer les sanglots que lui arrachait une poignante douleur.

« M. Hartley n’a pas été fort communicatif sur vos affaires, dit le général, et je ne désire pas vous donner la peine d’entrer dans des détails. Tout ce que je souhaite, c’est de savoir si vous êtes satisfait de votre destination pour Madras ?

— Très-satisfait, Excellence… n’importe le lieu, pourvu que je n’aie pas la chance de rencontrer cet infâme Hillary.

— Oh ! les services d’Hillary sont trop nécessaires dans la banlieue de Saint-Giles, dans les faubourgs de New-Castle, et autres lieux semblables où l’on peut ramasser des cadavres humains, pour qu’on lui permette d’aller aux Indes. Néanmoins, pour vous prouver que le coquin n’a pas perdu toute pudeur, voici les billets qu’on vous avait volés. Vous y retrouverez les mêmes que vous aviez perdus, excepté une petite somme que le drôle a dépensée, mais qu’un ami a remplacée pour vous indemniser de vos souffrances. » Richard Middlemas posa un genou en terre, et baisa la main qui le rendait à l’indépendance.

« Oh ! oh ! dit le général, vous êtes fou, jeune homme ; » mais il ne retira pas sa main pour éviter cette caresse. C’était une des occasions où Dick Middlemas pouvait être éloquent.

« Ô vous, qui êtes plus que mon père, dit-il, combien je vous dois plus de reconnaissance qu’aux parents dénaturés qui m’ont amené dans ce monde par un péché, et qui ensuite m’ont abandonné si cruellement ! »

Lorsque Zilia entendit ces paroles amères, elle rejeta son voile en arrière en le levant des deux mains, de façon qu’il flottait comme un brouillard derrière elle, et puis, poussant un faible gémissement, elle tomba évanouie. Le général Witherington repoussa brusquement Middlemas et courut au secours de son épouse ; il l’emporta dans ses bras, comme si c’eût été un enfant, jusque dans l’antichambre où une vieille domestique avait reçu l’ordre d’attendre avec tous les remèdes employés en pareille occurrence ; car le malheureux époux avait bien prévu les suites de cet entretien. On employa donc sur-le-champ les moyens de rappeler la pauvre mère à la vie, et elle rouvrit bientôt les yeux, mais ce fut pour entrer dans un délire effrayant.

Son esprit était frappé des derniers mots qu’avait prononcés son fils… « L’avez-vous entendu, Richard ? s’écria-t-elle d’un ton effroyablement haut, vu l’épuisement de ses forces… Avez-vous entendu ces paroles ? C’était le ciel qui prononçait notre condamnation par la bouche de notre propre enfant. Mais ne craignez rien, mon Richard, ne pleurez pas ! je vais répondre à la foudre du ciel par une musique divine. »

Elle courut à un clavecin qui se trouvait dans la chambre, tandis que la domestique et le maître se regardaient l’un l’autre, comme s’ils eussent cru que sa raison allait l’abandonner entièrement ; elle promena ses doigts sur les touches, produisant une harmonie bizarre, composée de passages que lui fournissait sa mémoire, entremêlés d’improvisations : enfin sa voix et l’instrument s’unirent pour exécuter une de ces magnifiques hymnes, par lesquelles sa jeunesse avait célébré le Créateur, en les accompagnant de sa harpe, comme le saint roi qui en fut l’auteur. Des larmes silencieuses coulaient de ses yeux levés au ciel… Les sons de sa voix s’élevèrent par degrés à un éclat extraordinaire, même parmi les plus beaux organes, puis baissèrent peu à peu en cadences mourantes, et s’éteignirent pour ne jamais recommencer… car la chanteuse était morte avec le chant.

On peut imaginer de quel désespoir le malheureux époux fut saisi, quand il fut assuré de l’impuissance de ses efforts pour ramener Zilia à la vie. On envoya des domestiques chercher Hartley et tous les médecins qu’on pourrait trouver. Le général se précipita dans l’appartement dont ils venaient de sortir, et, dans sa précipitation, heurta Middlemas, qui, entendant de la musique dans une pièce voisine, s’était naturellement rapproché de la porte : surpris autant qu’effrayé de l’espèce de clameur, des pas précipités et des voix confuses qui y succédèrent, il était demeuré à la même place, tâchant de découvrir la cause d’un semblable tumulte.

La vue de l’infortuné jeune homme exalta jusqu’à la frénésie la douleur violente du général. Il parut ne reconnaître dans son fils que la cause de la mort de sa femme. Il le saisit par le collet en le secouant avec violence, tandis qu’il l’entraînait dans la chambre où venait d’arriver l’événement fatal.

« Viens ici, dit-il, toi, pour qui une vie obscure était un trop humble destin… viens ici, et reconnais les parents dont tu as été si jaloux… que tu as si souvent maudits. Regarde ce visage pâle et amaigri, cette figure de cire plutôt que de chair et de sang… C’est ta mère… c’est la malheureuse Zilia Monçada, pour qui ta naissance fut une source de honte et de misère, et à qui ta fatale présence vient de causer la mort. Regarde-moi… » ajouta-t-il en repoussant Richard loin de lui, et en se redressant de toute sa hauteur, semblable, par ses gestes et sa figure, à l’esprit rebelle dont il allait parler… « Regarde-moi… ne sens-tu pas que mes cheveux sont imprégnés de soufre ? ne vois-tu pas mon front sillonné d’éclairs ?… Je suis l’archi-démon… Je suis le père que tu cherches… Je suis Richard Tresham le maudit séducteur de Zilia, et père de son assassin ! »

Hartley entra pendant cette affreuse scène. Il vit aussitôt qu’il n’y avait plus de soin à donner à la malheureuse mère ; et comprenant, autant par le récit de Winter que par le sens des paroles incohérentes du général, la nature de la révélation qui avait été faite, il se hâta de mettre fin, s’il était possible, à une scène aussi effrayante et aussi scandaleuse. Sachant combien le général était délicat pour sa réputation, il lui fit observer qu’il était en présence de témoins. Mais l’esprit du malheureux avait cessé de répondre à cet appel, jadis si puissant.

« Je me soucie peu qu’on sache dans le monde et mon crime et mon châtiment, répliqua Witherington ; on ne pourra plus dire de moi que je redoute la honte du crime plus que je ne me repens du crime même. Je redoutais la honte pour Zilia seule, et Zilia est morte !

— Mais sa mémoire, général… épargnez la mémoire de votre femme, à laquelle la réputation de vos enfants est intéressée.

— Je n’ai plus d’enfants ! » s’écria-t-il avec violence et désespoir. « Mon Ruben est allé au ciel préparer une demeure à l’ange qui vient de quitter la terre en s’envolant sur les flots d’une harmonie qui ne peut être égalée que dans les cieux. Les deux autres chérubins ne survivront pas à leur mère, Oui, je le sens, je serai bientôt un homme sans enfants.

— Pourtant, je suis votre fils, » répliqua Middlemas d’une voix attristée, mais qui dénotait un sombre ressentiment… « votre fils et celui de votre épouse. Devant ses pâles restes, je vous somme, vous, de reconnaître mes droits, et je somme toutes les personnes ici présentes d’en témoigner en ma faveur.

— Misérable ! » s’écria le père furieux, « peux-tu bien songer à tes droits sordides, au milieu de la mort et de la folie ? Mon fils ! toi ? tu es le démon qui as occasionné mon malheur en ce monde, et qui partagera ma misère éternelle dans l’autre. Que je ne te revoie plus, et que ma malédiction te poursuive ! »

Les yeux fixés à terre, les bras croisés sur sa poitrine, Middlemas, toujours hautain et obstiné, semblait encore chercher à répondre ; mais Hartley, Winter et d’autres assistants intervinrent et l’entraînèrent hors de l’appartement. Tandis qu’ils s’efforçaient de lui adresser des remontrances, il se dégagea d’entre leurs mains, courut à l’écurie, et, prenant le premier cheval sellé qu’il trouva, car on en avait préparé plusieurs pour courir chercher des secours, il s’élança dessus et partit au grand galop. Hartley allait monter à cheval et le suivre ; mais Winter et les autres domestiques l’entourèrent aussitôt, et le supplièrent de ne pas abandonner leur malheureux maître dans un moment où l’influence qu’il avait acquise sur lui pourrait seule apaiser un peu la violence de son désespoir.

« Il a eu un coup de soleil dans l’Inde, murmura Winter, et il est capable de tout dans ses accès. Ces lâches ne peuvent l’arrêter, et moi, je suis vieux et faible. »

Persuadé que le général Witherington était plus digne de compassion que Middlemas, que, d’ailleurs, il n’avait aucun espoir de rejoindre, et qu’on pouvait même croire en sûreté, quelque violentes que pussent être ses émotions en ce moment, Hartley retourna où le plus pressant danger exigeait ses soins actifs.

Il trouva le malheureux général luttant contre ses domestiques, qui cherchaient à l’empêcher de courir à l’appartement où dormaient ses enfants, et s’écriant d’une voix formidable : « Réjouissez-vous, mes trésors, réjouissez-vous ! il a fui, l’infâme qui aurait proclamé le crime et le déshonneur de votre mère !… il a fui, pour ne revenir jamais, l’enfant dont la vie a causé la mort d’un des auteurs de son existence et l’infamie de l’autre !… Courage, mes enfants, votre père est avec vous… il franchira mille obstacles ! »

Les domestiques, intimidés et indécis, allaient lui rendre sa liberté, lorsque Adam Hartley s’approcha ; et, se plaçant en face du malheureux père, il fixa d’un air ferme ses yeux sur ceux du général, en lui disant d’une voix basse, mais sévère… « Insensé, voulez-vous tuer vos enfants ? »

Le général parut ébranlé dans sa résolution ; puis il s’efforça encore de passer malgré le docteur. Mais Hartley, le saisissant des deux côtés par le collet de son habit : « Vous êtes mon prisonnier, dit-il, je vous ordonne de me suivre.

— Ah ! prisonnier, et pour haute trahison ! chien, tu auras rencontré ta mort ! »

Le malheureux, dans son délire, tira un poignard de son sein ; et ni la vigueur ni le courage d’Hartley ne lui eussent peut-être sauvé la vie, si Winter ne se fût rendu maître de la main droite du général, et ne fut parvenu à le désarmer.

« Je suis votre prisonnier ! dit-il. Alors traitez-moi avec humanité… et laissez-moi voir ma femme et mes enfants.

— Vous les verrez demain, répondit Hartley ; suivez-nous à l’instant, et sans la moindre résistance. »

Le général Witherington suivit, comme un enfant, avec l’air d’un homme qui souffre pour une cause dont il se fait gloire.

« Je ne suis pas honteux de mes principes, disait-il… je mourrai volontiers pour mon roi. »

Sans irriter sa frénésie, en contrariant l’idée singulière qui occupait son imagination, Hartley continua de garder sur le malade l’empire qu’il avait su prendre. Il ordonna qu’on le conduisît à son appartement, et le fit mettre au lit. Il lui administra une forte potion calmante, et faisant coucher un domestique dans la chambre, il veilla l’infortuné jusqu’à la pointe du jour.

Le général Witherington se réveilla avec l’usage de sa raison ; il comprit sa situation réelle, comme le prouvaient ses gémissements, ses sanglots et ses larmes qu’il cherchait à cacher. Quand Hartley s’approcha de son lit, il le reconnut parfaitement, et dit : « Ne me craignez pas… l’accès est passé… laissez-moi maintenant, et occupez-vous de cet infortuné. Qu’il quitte l’Angleterre aussi promptement que possible, qu’il aille où son destin l’appelle, et où nous ne pourrons jamais nous rencontrer. Winter connaît mes besoins et prendra soin de moi. »

Winter donna le même avis. « Je puis répondre maintenant, dit-il, de la sûreté de mon maître ; mais, au nom du ciel, empêchez qu’il ne revoie jamais ce jeune homme endurci ! »



CHAPITRE X.

cupidité.


Eh bien ! alors le monde est mon huître, et je l’ouvrirai avec l’épée.
Shakspeare. Les joyeuses femmes de Windsor.


Lorsque Adam Hartley arriva au logement qu’il habitait dans la jolie petite ville de Ryde, son premier soin fut de s’enquérir de son camarade. Richard était arrivé tard la nuit dernière, lui et son cheval tout couverts de sueur. Il n’avait point répondu aux offres qu’on lui avait faites au sujet de son souper et d’autres choses semblables ; mais, prenant une lumière, il était monté avec précipitation à son appartement et en avait fermé la porte à double tour. Les domestiques supposèrent qu’il avait rudement galopé, et qu’ayant la tête un peu troublée par le vin, il ne voulait pas qu’on y fît attention.

Hartley alla jusqu’à la porte de sa chambre, non sans quelque crainte ; et, après avoir frappé et appelé plus d’une fois, il obtint enfin, à sa grande joie, un : « Qui est là ? »

Hartley se fit connaître, et la porte s’ouvrit. Middlemas parut tout habillé, les cheveux encore peignés et poudrés ; en regardant le lit il était facile de voir qu’il ne s’était pas couché la nuit précédente ; et la figure défaite et pâle du jeune homme confirmait cet indice. Ce fut pourtant avec une affectation d’indifférence qu’il parla.

« Je vous félicite de vos progrès dans la connaissance du monde, Adam. C’est le moment d’abandonner le pauvre héritier, pour s’accrocher à celui qui est encore en possession des biens.

— J’ai passé la nuit dernière près du général Witherington, répondit Hartley ; il est extrêmement mal.

— Alors, dites-lui de se repentir de ses fautes, répliqua Richard. Le vieux Grey avait coutume de dire qu’un médecin avait droit de donner un avis spirituel aussi bien qu’un curé. Vous rappelez-vous ce respectable Dulberry, le ministre, qui, disait le docteur, faisait un commerce interlope ?

— Je suis étonné d’un tel langage dans une si funeste circonstance.

— Oui, vraiment ! » dit Richard avec un sourire amer, « il serait difficile à bien des gens de ne pas sortir de leur caractère, après avoir gagné et perdu un père, une mère et un bon héritage, le tout dans le même jour ; mais j’ai toujours eu une dose de philosophie.

— Je ne vous comprends pas, en vérité, M. Middlemas.

— Eh bien ! j’ai retrouvé hier les auteurs de mes jours, n’est-ce pas ? répartit le jeune homme. Ma mère, comme vous savez, n’a attendu que ce moment pour mourir, et mon père pour perdre la tête ; et j’en conclus que tous deux avaient imaginé ce stratagème pour me leurrer de mon héritage.

— De votre héritage ! » répéta Hartley, indigné du calme de Richard, et commençant à croire que la folie du père était devenue héréditaire dans la famille. « Au nom du ciel ! remettez-vous, et guérissez votre esprit de ces illusions. À quel héritage rêvez-vous ?

— À celui de ma mère, qui doit avoir hérité des richesses du vieux Monçada… Et à qui pourrait-il revenir, si ce n’est à ses enfants ?… J’en suis l’aîné… ce fait ne peut être nié.

— Mais considérez, Richard… songez à ce que vous êtes.

— J’y songe, en bien ! après ?

— Après ?… Vous ne pouvez oublier qu’à moins d’une disposition testamentaire en votre faveur, votre naissance vous empêche d’hériter.

— Vous êtes dans l’erreur, monsieur, je suis un enfant légitime ; ces bambins maladifs que vous avez sauvés du tombeau ne sont pas plus légitimes que moi… Oui, nos parents osaient à peine leur donner l’air du ciel à respirer… et moi, ils me confiaient aux vents et aux vagues… Je suis néanmoins leur fils aux yeux de la loi, aussi bien que ces faibles rejetons d’un âge avancé et d’une santé chancelante. Je les ai vus, Adam… Winter m’a fait passer dans leur chambre, pendant que nos parents recueillaient tout leur courage pour me recevoir dans le grand salon. Là étaient couchés ces enfants de prédilection, au milieu des richesses de l’Orient, prodiguées pour que leur sommeil fût doux, pour qu’ils s’éveillassent dans la magnificence. Moi… leur frère aîné… moi, héritier… je me tenais debout près de leurs lits, couvert d’habits empruntés, que j’avais depuis si peu de temps échangés contre les haillons d’un hôpital. Leurs couches exhalaient les plus riches parfums, tandis que moi, je sentais encore le lazaret empesté d’où je sortais ; et moi… je le répète… moi, l’héritier, le gage du plus tendre, du plus pur amour, c’est ainsi que j’étais traité. Devez-vous être surpris si mon regard fut celui d’un basilic !

— Vous parlez comme si vous étiez possédé d’un malin esprit, répliqua Hartley, ou vous êtes abusé par une étrange illusion.

— Vous pensez que ceux-là seuls sont légalement mariés, à qui un ministre nasillard lit les prières d’usage, dans un vieux livre de prières ? Il peut en être ainsi dans votre loi anglaise… mais l’Écosse fait un prêtre de l’amour même. Un vœu prononcé par un couple passionné, avec le ciel azuré pour témoin, protégera une fille confiante contre un amant parjure, aussi bien que si un doyen eût accompli toutes les cérémonies dans la plus magnifique cathédrale d’Angleterre. Bien plus, si l’enfant de l’amour est reconnu par le père au moment du baptême, s’il présente la mère à des étrangers respectables, comme son épouse, les lois d’Écosse ne lui permettront pas de rétracter les actes qui ont rendu justice à la femme qu’il a séduite, et au fruit de leur mutuel amour. Le général Tresham ou Witherington a traité ma malheureuse mère comme son épouse devant le docteur Grey et d’autres personnes ; il l’a placée comme telle dans la famille d’un homme respectable, et lui a donné le nom qu’il lui plaisait de se donner à lui-même pour le moment. Il m’a présenté au prêtre comme son légitime enfant ; et les lois écossaises, si favorables aux enfants délaissés, ne lui permettront pas de désavouer ce qu’il a formellement reconnu. Je connais mes droits, et je suis déterminé à les faire valoir.

— Vous n’avez donc pas l’intention de vous rendre à bord du Middlesex ? Réfléchissez un peu…. Vous perdrez votre passage et votre commission.

— Je sauverai mon droit de naissance, répondit Richard. Lorsque je pensais à passer aux Indes, je ne connaissais pas mes parents, et j’ignorais comment faire valoir les droits que j’avais sur eux. Cet obstacle est levé. Je peux exiger au moins le tiers des biens de Monçada, qui, au dire de Winter, sont considérables. Sans vous et votre manière de traiter la petite vérole, j’aurais eu la succession tout entière. J’étais loin de m’imaginer, lorsque le vieux Grey manquait si souvent d’avoir sa perruque arrachée, parce qu’il voulait éteindre le feu, ouvrir les fenêtres et défendre le whisky mélangé d’eau, que le nouveau système dut me coûter tant de mille livres.

— Vous êtes donc déterminé, dit Hartley, à suivre cette mauvaise voie ?…

— Je connais mes droits, et je suis déterminé à faire en sorte qu’ils me profitent, » répondit l’obstiné jeune homme.

« Monsieur Richard Middlemas, j’en suis fâché pour vous.

— Monsieur Adam Hartley, je voudrais savoir pourquoi vous m’honorez de votre compassion.

— J’ai pitié de vous, autant pour l’égoïsme effroyable qui peut vous faire songer à des richesses, après la scène qui s’est passée sous vos yeux la nuit dernière, que pour la folle illusion qui vous porte à croire que vous pouvez en obtenir possession.

— Moi égoïste ! s’écria Middlemas ; je suis un fils respectueux, cherchant à réhabiliter la mémoire d’une mère calomniée… Moi visionnaire !… ce fut cette espérance qui s’éveilla en moi, lorsque la lettre du vieux Monçada au docteur Grey, en me condamnant à une perpétuelle obscurité, me donna la première idée de ma situation, et chassa les rêves de mon enfance. Croyez-vous que je me fusse jamais soumis aux travaux pénibles que je partageais avec vous, si je n’avais pas vu là l’unique moyen de conserver la trace par laquelle je pouvais parvenir un jour jusqu’à ces parents dénaturés, et, au besoin, les obliger à me rendre mes droits d’enfant légitime ? Le silence et la mort de Monçada rompirent mes plans, et ce fut alors seulement que je pensai aux Indes.

— Vous étiez bien jeune pour connaître si positivement la loi écossaise, à l’époque où nous fîmes connaissance pour la première fois, dit Hartley ; mais je devine quel est votre professeur.

— Rien moins que Tom Hillary, répliqua Middlemas ; le bon avis qu’il me donna sur ce chapitre est la raison qui m’empêche de le faire prendre en ce moment.

— Je le pressentais bien ; car je l’ai entendu, avant de quitter Middlemas, discuter ce point avec M. Lawford, et je me rappelle parfaitement qu’il établissait la question de droit comme vous venez de le faire.

— Et que répondit Lawford ?

— Il reconnut que, dans les circonstances où le cas était douteux, de telles présomptions de légitimité pouvaient être admises ; mais il ajouta qu’elles pouvaient être détruites par des preuves positives et précises, comme, par exemple, le témoignage de la mère déclarant l’illégitimité de l’enfant.

— Mais il ne peut exister rien de semblable dans le cas qui m’intéresse, » dit Middlemas à la hâte, et laissant échapper des signes d’alarme.

« Je ne vous tromperai pas, monsieur Middlemas, quoique je craigne de vous faire de la peine. J’eus hier une longue conférence avec votre mère, mistress Witherington, dans laquelle, en vous reconnaissant pour son fils, elle avoua que vous étiez né avant le mariage. Cette déclaration expresse mettra donc fin aux suppositions sur lesquelles vous appuyez vos espérances. Si cela vous plaît, vous pouvez lire le contenu de sa déclaration, que j’ai là, écrite de sa propre main.

— Damnation ! la coupe doit-elle toujours être écartée de mes lèvres. » murmura Richard ; mais, reprenant bientôt l’empire qu’il savait exercer sur lui-même, il pria Hartley de continuer les explications qu’il avait commencées. Hartley l’informa donc des circonstances qui avaient précédé sa naissance et de celles qui l’avaient suivie, tandis que Middlemas, assis sur une malle, écoutait avec un calme inimaginable un récit qui venait dissiper les espérances de richesses qu’il avait naguère si passionnément accueillies.

Zilia Monçada était fille unique d’un juif portugais, possesseur d’une grande fortune, qui était venu à Londres pour entreprendre un commerce. Parmi le petit nombre de chrétiens qui fréquentaient sa maison, et qui parfois étaient admis à sa table, était Richard Tresham, gentilhomme d’une grande famille du Northumberland, qui s’était dévoué, corps et âme, à Charles-Édouard, pendant sa courte invasion de 1745 ; et qui, quoique muni d’une commission au service de Portugal, était encore suspect au gouvernement britannique, à cause de son courage et de ses principes bien connus. L’excellent ton de ce gentilhomme, et la connaissance parfaite qu’il possédait de la langue et des manières portugaises, lui avaient gagné l’amitié du vieux Monçada, et, hélas ! le cœur de l’innocente Zilia, qui, belle comme un ange, connaissait aussi peu le monde et sa méchanceté que l’agneau qui vient de naître.

Tresham fit ses propositions à Monçada, peut-être en montrant trop évidemment qu’il croyait, lui noble chrétien, se dégrader en sollicitant l’alliance du riche juif. Monçada rejeta ses propositions, et lui défendit sa maison ; mais il ne put empêcher les amants de se voir en secret. Tresham abusa honteusement des occasions que la pauvre Zilia avait l’imprudence de lui fournir, et la conséquence fut la perte de la jeune fille. Néanmoins, l’amant avait la ferme intention de réparer le tort qu’il avait fait, et après divers plans de mariage secret que la différence de religion rendait tous inexécutables, ils résolurent de s’enfuir en Écosse. La précipitation du voyage, la crainte et l’inquiétude auxquelles Zilia était en proie, avancèrent pour elle de quelques semaines l’époque ordinaire des couches, de sorte qu’ils furent forcés de réclamer et les soins et la maison de M. Grey. Ils y avaient à peine passé quelques heures, lorsque Tresham apprit par l’intermédiaire d’un ami adroit et intelligent que des mandats d’arrêt étaient lancés contre lui pour crime de haute trahison. Sa correspondance avec Charles-Édouard avait été connue de Monçada, à l’époque de leur amitié. Par vengeance, il en instruisit le cabinet britannique, et des mandats furent décernés, sur lesquels, à la requête de Monçada, on ajouta le nom de sa fille. Il croyait que cette mesure pouvait lui être utile pour parvenir à séparer sa fille de Tresham, s’il retrouvait les fugitifs réellement mariés. Le lecteur connaît déjà la manière dont il réussit, et les précautions qu’il prit pour empêcher que la preuve vivante de la faiblesse de sa fille n’eût jamais une existence avouée. Il emmena Zilia avec lui et la condamna à une retraite sévère que les réflexions de celle-ci rendaient doublement pénible… La vengeance du juif aurait été complète, si l’auteur des infortunes de sa fille fût monté sur l’échafaud pour délits politiques. Mais Tresham se réfugia chez des amis dans les montagnes, et s’y cacha jusqu’à ce que l’affaire fût assoupie.

Il entra ensuite au service de la compagnie des Indes orientales, sous le nom de sa mère, Witherington, qui protégea le jacobite et le rebelle jusqu’à ce que le sens de ces mots fût oublié. Son habileté militaire l’eut bientôt rendu riche et célèbre. Lorsqu’il revint en Angleterre, son premier soin fut de s’informer de la famille de Monçada. La réputation de Witherington, ses richesses, la conviction certaine acquise par le vieux juif que sa fille n’épouserait jamais que l’homme qui avait eu son premier amour, décidèrent le vieillard à donner au général un consentement qu’il avait toujours refusé au major Tresham, pauvre et proscrit ; et les amants, après quatorze années de séparation, furent enfin unis par un mariage.

Le général Witherington accéda très-volontiers au vif désir de son beau-père, que tout souvenir des événements passés fût enseveli dans l’oubli, et qu’on laissât le fruit de leur coupable et malheureux amour, non dans le besoin, mais dans l’éloignement et l’obscurité. Zilia pensait bien autrement. Son cœur lui parlait, comme il parle toujours à une mère, en faveur du premier objet de sa tendresse maternelle, mais elle n’osait pas se mettre à la fois en opposition avec la volonté de son père et la décision de son mari. Le premier, dont les préjugés religieux s’étaient beaucoup effacés par sa longue résidence en Angleterre, avait consenti à ce qu’elle embrassât la religion de son époux ; le second, fier comme nous l’avons représenté, mit son orgueil à introduire la belle convertie dans sa noble famille. La découverte de son ancienne faiblesse aurait porté un rude coup à sa réputation, et son mari le redoutait plus que la mort. D’ailleurs Zilia ne put ignorer longtemps que, par suite d’une grave maladie que Witherington avait faite dans l’Inde, sa raison se troublait parfois, lorsqu’un événement venait lui occasionner une agitation violente. Elle s’était donc résignée avec courage, et sans se plaindre, aux arrangements qu’avait demandés Monçada, et que son époux avait vivement approuvés. Néanmoins ses pensées, même après que le mariage leur eut donné d’autres enfants, se reportaient avec inquiétude sur le fils banni qu’elle avait tenu le premier sur son sein maternel.

Ces pensées, long-temps contenues, se réveillèrent avec une nouvelle force par l’apparition inattendue de ce fils, arraché à un état de complète misère, et placé devant l’imagination de sa mère dans des circonstances si désastreuses.

C’était en vain que le général avait juré à sa femme qu’il assurerait le bonheur du jeune homme par sa fortune et son crédit ; elle ne pouvait être satisfaite avant d’avoir elle-même fait quelque chose pour adoucir le bannissement auquel son fils aîné se trouvait condamné. Elle désirait d’autant plus vivement accomplir ce dessein, qu’elle connaissait l’extrême délicatesse de sa santé, qu’avaient minée tant d’années de souffrances secrètes.

Mistress Witherington, pour mettre à effet sa générosité maternelle, fut naturellement conduite à employer l’intermédiaire d’Hartley, compagnon de son fils, homme qu’elle regardait comme une divinité, depuis la guérison de ses plus jeunes enfants. Elle remit donc entre ses mains une somme de deux mille livres sterling, dont elle pouvait disposer absolument à son gré, en le priant, dans les termes les plus passionnés et les plus tendres, d’employer cet argent au service de Richard Middlemas de la manière qu’Hartley jugerait la plus utile. Elle l’assura qu’elle fournirait encore de l’argent, au besoin ; et lui confia un billet qu’on va lire, et qui devait être remis en temps et lieu à Richard, c’est-à-dire, lorsque la prudence de son ami jugerait convenable de lui révéler le secret de sa naissance.

« Oh ! Benoni ! enfant de mon affliction ! disait cette pièce intéressante, pourquoi les yeux de ta malheureuse mère devaient-ils obtenir de te voir, puisqu’on lui a contesté le droit de te serrer contre son sein ? Puisse le dieu des juifs et des gentils veiller sur toi et te garder ! Puisse-t-il écarter les ténèbres qui s’élèvent entre moi et le bien-aimé de mon cœur… le fruit de ma tendresse malheureuse, de mon amour profane. Mais ne pense pas, mon bien-aimé, ne pense jamais que tu sois un exilé solitaire, tant que les prières de ta mère monteront au ciel, au lever et au coucher du soleil, pour appeler toutes sortes de bénédictions sur ta tête, et prier chaque puissance de t’accorder défense et protection. Ne cherche pas à me voir. Hélas ! pourquoi faut-il que je parle ainsi ; laisse-moi m’humilier dans la poussière, puisque c’est mon propre péché, ma propre folie que je dois pleurer ; mais ne cherche ni à me voir ni à me parler ; notre mort à tous deux en pourrait être la conséquence. Confie tes pensées à l’excellent Hartley, à qui nous devons tous la vie, comme autrefois les tribus d’Israël la devaient chacune à leur ange. Tout ce que tu souhaiteras, tout ce que cet ami croira te devoir être utile, sera aussitôt exécuté, si c’est au pouvoir d’une mère… et l’amour d’une mère est-il borné par les mers ? les déserts et les distances peuvent-ils en limiter l’étendue ? Oh ! fils de mon affliction ! oh ! Benoni ! que ton esprit soit avec moi, comme le mien est avec toi.

Z. M. »

Ces arrangements une fois terminés, la malheureuse épouse supplia instamment son mari de lui permettre de voir son fils dans cette entrevue qui devait finir d’une manière si fatale. Hartley remplissait donc maintenant, comme exécuteur testamentaire, la mission dont elle l’avait chargé comme agent confidentiel.

« À coup sûr, » pensa-t-il, après avoir donné ces explications à Richard, et se disposant à quitter l’appartement, « à coup sûr, grâce à un charme tel que celui-ci, les démons de l’ambition et de la cupidité lâcheront cet homme dont ils voulaient faire leur proie.

Et en effet, le cœur de Richard aurait été plus dur qu’un rocher, s’il n’eût clé affecté par ces premiers et derniers gages de l’alloction de sa mère. Il appuya sa tête contre une table, et versa d’abondantes larmes. Hartley le laissa seul pendant plus d’une heure, et, à son retour, il le trouva presque dans la même attitude où il l’avait laissé.

« Je regrette de vous troubler en ce moment, dit-il, mais j’ai encore une partie de ma mission à remplir. Il faut que je vous mette en possession du dépôt que votre mère m’a remis entre les mains… Je dois aussi vous rappeler que le temps s’écoule, et qu’il vous reste à peine une heure ou deux pour décider si vous changerez votre projet d’aller aux Indes, par suite du nouveau point de vue sous lequel je vous ai présenté votre position. »

Middlemas prit les billets que sa mère lui avait légués. Lorsqu’il releva la tête, Hartley put remarquer que son visage était baigné de pleurs. Pourtant il calcula la somme avec une exactitude mercantile ; et quoiqu’il prît la plume pour en donner une quittance avec un air de tristesse inconsolable, il la rédigea néanmoins dans les termes convenables, en homme qui était absolument maître de ses sens.

« Et maintenant, » dit-il ensuite d’une voix triste, « donnez-moi la déclaration de ma mère. »

Hartley tressaillit presque, et se hâta de répondre : « Je vous ai remis la lettre de votre malheureuse mère, qui vous était destinée ; c’est à moi qu’est adressée la déclaration. Elle m’autorise à disposer d’une somme considérable… elle intéresse les droits de tierces personnes, et je ne puis m’en dessaisir.

— Assurément, il serait mieux de la remettre entre mes mains, ne serait-ce que pour la mouiller de mes larmes, répliqua Middlemas. Ma destinée, Hartley, a été bien cruelle. Vous voyez que mes parents avaient indubitablement l’intention de me faire leur héritier ; un accident a empêché l’exécution de leur dessein. Et maintenant ma mère vient à moi avec une tendresse maternelle, et tandis qu’elle s’occupe d’avancer ma fortune, elle fournit un témoignage qui peut la détruire… Allons, allons, Hartley… vous devez sentir que ma mère écrivit tous ces détails uniquement pour que j’en eusse connaissance. J’en suis le légitime propriétaire, et j’insiste pour qu’ils me soient remis.

— J’en suis fâché, mais je dois persister à ne point accéder à votre demande, » répondit Hartley en remettant les papiers dans son portefeuille. « Il faut songer que, si cet entretien a détruit les espérances sans fondement que vous aviez conçues, il a en même temps triplé votre capital ; et que, s’il y a dans le monde quelques centaines, quelques milliers de personnes plus riches que vous, il y en a bien des millions, qui ne sont pas de moitié aussi favorisées. Prenez donc bon courage contre la fortune, et ne doutez pas de vos succès dans la vie. »

Ces paroles parurent pénétrer dans l’esprit sombre de Middlemas. Il garda le silence un moment, et répondit ensuite d’une voix insinuante, et avec hésitation :

« Mon cher Hartley, nous avons été long-temps camarades… ; vous ne pouvez avoir ni plaisir ni intérêt à ruiner mes espérances… vous pouvez en trouver à les servir. La fortune de Monçada me mettrait à même d’offrir cinq mille livres à l’ami qui voudrait me seconder.

— Je vous salue, M. Middlemas, » dit Hartley se disposant à sortir.

« Un moment… un moment, s’écria Richard, » en même temps qu’il retenait son ami par un bouton de son habit, « je voulais dire dix mille livres… et… et… mariez-vous à qui vous voudrez… je ne m’y opposerai nullement.

— Vous êtes un infâme ! » s’écria Hartley en se dégageant, « et je l’ai toujours pensé.

— Et vous, répliqua Middlemas, vous êtes un fou, et je n’ai jamais eu de vous meilleure opinion… Il décampe… qu’il s’en aille… la partie est jouée et perdue… je dois soutenir la gageure… l’Inde me fournira ma revanche. »

Tout était prêt pour son départ. Un petit bâtiment, poussé par un vent favorable, le conduisit avec plusieurs autres officiers jusqu’aux Dunes, où le navire de la compagnie qui devait les transporter hors de l’Europe était prêt à les recevoir.

Ses premières sensations furent passablement tristes. Mais accoutumé depuis son enfance à cacher ses intimes pensées, il parut au bout d’une semaine le passager le plus jovial et le mieux élevé qui eût jamais entrepris la longue et ennuyeuse traversée de la vieille Angleterre dans ses possessions de l’Inde. À Madras, où l’humour sociable des habitants se laisse facilement entraîner à l’enthousiasme en faveur d’un étranger doué de qualités aimables, il reçut cet accueil hospitalier qui distingue le caractère britannique dans l’Orient.

Middlemas était le bienvenu dans chaque société, et en bon chemin de devenir un convié indispensable dans toutes les parties de plaisir, lorsqu’un vaisseau, à bord duquel Hartley s’était embarqué chirurgien en second, arriva dans la même rade. Hartley, par la nature des fonctions qu’il remplissait, n’avait pas droit de s’attendre à beaucoup de civilités et d’attentions ; mais ce désavantage était compensé par d’excellentes lettres de recommandation adressées par Witherington et d’autres amis du général, personnages importants dans Leadenhall-Street, aux principaux habitants de la ville. Il se trouva donc placé de nouveau dans la même sphère que Middlemas, et réduit à l’alternative de vivre sur le pied d’une froide politesse ou de rompre entièrement avec lui.

Le premier de ces deux systèmes aurait peut-être été le plus sage ; mais le second convenait mieux au caractère brusque et franc de Hartley, qui ne voyait aucune nécessité de conserver une apparence de relations amicales, pour cacher la haine, le mépris, et une aversion naturelle.

Le cercle de la société au fort Saint-George était beaucoup plus restreint à cette époque qu’il ne l’a été depuis. La froideur des deux jeunes gens fut bientôt remarquée ; il transpira qu’ils avaient été autrefois intimes et camarades d’études, et néanmoins ils hésitaient maintenant à accepter des invitations aux mêmes parties. Le bruit public assignait à cette inimitié mortelle des raisons bien différentes et fort incompatibles, auxquelles Hartley ne faisait pas la moindre attention, tandis que le lieutenant Middlemas prenait soin d’appuyer celles qui présentaient la cause de la querelle sous le point de vue qui lui était le plus favorable.

C’était une rivalité qui les avait désunis, disait-il aux personnes qui le pressaient d’entrer en explications ; il avait seulement eu l’heureuse fortune de se mettre dans les bonnes grâces d’une jolie dame mieux que son ami Hartley, qui lui avait à ce propos cherché querelle. Il pensait qu’il y avait folie à se bouder encore à une si grande distance, et après que tant de temps s’était écoulé. Il en était fâché plutôt pour l’apparence de bizarrerie qu’avait une pareille brouille, que pour toute autre raison, quoique son ancien ami eût réellement d’excellentes qualités.

Tandis que ces bruits produisaient leur effet dans la société, ils n’empêchaient pas Hartley de recevoir, de la part du gouvernement de Madras, les plus flatteuses assurances d’encouragement et des promesses d’avancement aussitôt que l’occasion s’en présenterait. Bientôt après, on lui annonça qu’une place de chirurgien, plus honorable et plus lucrative, lui était accordée, mais assez loin de Madras, de sorte qu’il lui fallut quitter pour quelque temps cette ville et ses environs.

Hartley partit donc pour sa destination lointaine, et l’on remarqua qu’après son départ le caractère de Middlemas, comme s’il eût été délivré de quelque entrave, se montra sous des couleurs moins agréables. Il devint évident que ce jeune homme, dont les manières étaient si prévenantes et si courtoises durant les premiers mois qui suivirent son arrivée dans l’Inde, commençait alors à manifester un esprit hautain et tyrannique. Il avait adopté, pour des raisons que le lecteur peut comprendre, mais qui semblaient au fort Saint-George n’être qu’un pur caprice, le nom de Tresham, qu’il ajoutait à celui sous lequel on l’avait désigné jusqu’alors, et il persistait à le porter, avec une obstination qui appartenait plus à l’orgueil qu’à l’astuce de son caractère. Le lieutenant-colonel du régiment, vieux soldat un peu bourru, n’était pas d’humeur à passer cette fantaisie au capitaine ; car tel était le grade qu’avait obtenu Middlemas.

« Je ne connais pas mes officiers, disait-il, sous d’autres noms que ceux qu’ils portent dans leurs commissions, » et il Middlemassait le capitaine en toute occasion.

Un soir fatal, le capitaine fut tellement blessé, qu’il déclara d’un ton péremptoire « connaître son propre nom mieux que personne.

— Ma foi, capitaine Middlemas, répliqua le colonel, il n’est pas d’enfant qui connaisse son propre père ; comment donc un homme peut-il être sûr de son propre nom ? »

Le coup était tiré au hasard, mais il trouva le défaut de l’armure, et le trait entra profondément. En dépit de tous les accommodements qui furent tentés, Middlemas persista à vouloir se battre avec le colonel, qu’on ne put décider à faire des excuses.

« Si le capitaine Middlemas, dit-il, trouve que le chapeau lui sied, il est bien libre de le porter. »

Le résultat fut un rendez-vous dans lequel, après que les deux parties eurent tiré inutilement, les seconds voulurent intervenir comme médiateurs. Leur médiation fut rejetée par Middlemas qui, au second coup, eut le malheur de tuer son officier supérieur. En conséquence, il fut obligé de fuir loin des établissements anglais : car universellement blâmé pour avoir poussé la querelle jusqu’à l’extrémité, il n’était pas douteux que toute la sévérité de la discipline militaire ne fut exercée contre le coupable. Middlemas ne reparut donc pas au fort Saint-George, et quoique l’affaire eut fait beaucoup de bruit dans le moment, on n’en parla bientôt plus. En général, on pensa qu’il était allé chercher à la cour de quelque prince du pays cette fortune qu’il ne pouvait plus espérer dans les établissements britanniques.




CHAPITRE XI.

la reine de saba.


Trois années s’écoulèrent après la fatale rencontre mentionnée dans le dernier chapitre, et le docteur Hartley, revenant de sa mission, qui n’était que temporaire, fut engagé à s’établir à Madras. Il eut bientôt raison de penser qu’il avait choisi une carrière où il pouvait acquérir honorablement fortune et réputation. Sa pratique ne se bornait pas à ses compatriotes, mais il était fort recherché par les naturels qui, quels que fussent leurs préjugés contre les Européens sous d’autres rapports, reconnaissaient généralement leur supériorité dans l’art médical. Cette branche lucrative de sa clientèle rendit nécessaire à Hartley l’étude des langues orientales, afin de pouvoir communiquer avec ses malades sans le secours d’un interprète. Il ne manqua pas d’occasions de mettre en usage cette nouvelle connaissance ; car, disait-il en plaisantant, en récompense des honoraires considérables que lui payaient les riches musulmans et indous, il assistait gratis les pauvres de toutes les nations, chaque fois qu’il était appelé.

Il arriva qu’un soir il fut mandé à la hâte par un message du secrétaire du gouvernement, pour secourir un malade de quelque importance. « Pourtant ce n’est après tout qu’un fakir, disait le message. Vous le trouverez au tombeau de Gara Razi, le saint docteur mahométan, à une coss environ du fort. Demandez-le sous le nom de Barak el Hadgi. Un tel malade ne promet pas de grands honoraires, mais nous savons combien vous êtes désintéressé, et d’ailleurs c’est le gouvernement qui vous paiera en cette occasion.

— C’est la dernière des choses qu’il faille considérer, » dit Hartley, et il se rendit aussitôt dans son palanquin à l’endroit désigné.

Le tombeau de l’Owliah ou du saint mahométan Cara Razi était un lieu regardé avec beaucoup de vénération par tout bon musulman. Il était situé au milieu d’un bosquet de mangos et de tamariniers, et construit en pierres rouges, avec trois dômes et des minarets à chaque angle. Suivant la coutume, il y avait devant la façade une cour, le long des murs de laquelle se trouvaient des cellules bâties pour le logement des fakirs qui visitaient le tombeau par dévotion, et y faisaient une plus ou moins longue résidence, selon qu’ils le jugeaient convenable, subsistant des aumônes que les fidèles ne manquaient jamais de leur apporter en échange de leurs prières. Ces pieux personnages s’occupaient jour et nuit à lire des versets du Coran devant le sarcophage de marbre blanc, où étaient gravés des sentences tirées du livre du prophète et les divers titres donnés par le Coran à l’Être suprême. Un tel sépulcre, avec les personnes qui en dépendent (et il y en a un grand nombre), est toujours respecté pendant les guerres et les révolutions, et non moins par les Indous, et par les Féringis, (c’est-à-dire les Francs) que par les Mahométans eux-mêmes. Les fakirs, en retour, servent d’espions à tous les partis, et sont souvent employés dans des missions secrètes et importantes.

Se conformant à la coutume musulmane, notre ami Hartley quitta ses souliers à la porte de l’enceinte sacrée, et, pour éviter d’offenser les saints hommes en s’approchant du tombeau, il se dirigea vers le principal mullah ou prêtre, qui était reconnaissable à la longueur de sa barbe et à la grosseur des grains en bois du chapelet avec lequel les mahométans, comme les catholiques, tiennent registre de leurs prières. Un tel personnage, vénérable par son âge, par la sainteté de son caractère, et son mépris réel ou affecté pour les biens et les plaisirs de ce monde, est regardé comme le chef d’un établissement de ce genre.

Il est permis au mullah, par sa position, d’avoir plus de communications avec les étrangers que ses jeunes frères. Ceux-ci restèrent les yeux fixés sur le Coran, récitant les versets à voix basse, sans remarquer l’Européen, ni écouter ce qu’il disait, tandis que celui-ci s’enquérait de Barak el Hadgi auprès du supérieur.

Le mullah était assis par terre : il ne se leva point, ne rendit aucun salut, et ne cessa de réciter son chapelet, dont il continua de compter attentivement les grains, tant que parla Hartley. Lorsqu’il eut fini, le vieillard leva les yeux, et le regardant avec un air de distraction, comme s’il eut cherché à se souvenir de ce qu’on lui demandait, il désigna enfin du doigt une des cellules et reprit ses exercices de dévotion, en homme qu’impatiente tout ce qui détourne son attention de ses devoirs sacrés, ne fût-ce que pour un instant.

Hartley entra dans la cellule indiquée, avec le salut ordinaire, salam alaikum. Son malade était couché sur un petit tapis, dans un coin de l’étroite cellule badigeonnée de blanc. C’était un homme d’environ quarante ans, vêtu de la robe noire de son ordre : on n’y voyait que trous et pièces. Il portait un haut chapeau conique en feutre de Tartarie, et avait autour du cou le chapelet à grains noirs qui distinguait ses frères. Ses yeux et son attitude annonçaient la souffrance qu’il endurait avec une patience stoïque.

« Salam alaikum, dit Hartley, vous êtes souffrant, mon père ?… » Titre qu’il donnait plutôt à la profession qu’aux années de l’homme auquel il s’adressait.

« Salam alaikum bema sabastem, répondit le fakir, il est heureux pour nous d’avoir souffert patiemment. Le Livre dit que tel sera le salut adressé par les anges à ceux qui entrent dans le paradis. »

La conversation ainsi entamée, le médecin s’informa du mal que ressentait le malade, et prescrivit les remèdes qu’il crut nécessaires. Après l’avoir fait, il allait se retirer, quand, à sa grande surprise, le fakir lui présenta une bague d’une certaine valeur.

« Les sages, » dit Hartley en refusant le cadeau, et en faisant en même temps une allusion flatteuse à la robe et au chapeau du fakir, « les sages de toute nation sont frères. Ma main gauche ne reçoit pas le salaire de ma droite.

— Un Féringi peut donc refuser de l’or !… s’écria le fakir. Je croyais qu’ils le recevaient de toute main, qu’elle fût pure comme celle d’une houri, ou lépreuse comme celle de Géhazi… de même que le chien affamé s’embarrasse peu si la chair qu’il mange vient du chameau du prophète Saleth ou de l’âne de Dégial… dont la tête soit maudite !

— Le Livre dit, répliqua Hartley, que c’est Allah qui rétrécit et qui élargit le cœur. Le Franc et le Musulman sont également façonnés d’après son bon plaisir.

— Mon frère a parlé sagement, répondit le malade. Heureuse est la maladie, si elle te fait connaître un sage médecin ; car, que dit le poète ?… « Il est heureux pour toi de tomber par terre, si tu dois, pendant que tu y rampes, trouver un diamant. »

Le médecin fit des visites régulières à son client, et continua d’en faire, même après que la santé d’El Hadgi fut entièrement rétablie. Il ne lui fut pas difficile de découvrir en cet homme un de ces agents secrets fréquemment employés par les souverains asiatiques. L’intelligence, l’instruction, et surtout l’esprit souple et exempt de préjugés de ce fakir, ne permettaient pas de douter que Barak ne possédât les talents nécessaires pour conduire les négociations les plus délicates ; tandis que la gravité de ses habitudes et de sa profession n’empêchaient pas ses traits d’exprimer parfois une gaieté qu’on ne voit pas ordinairement dans les saints personnages de sa classe.

Barak el Hadgi parlait souvent, dans leurs entretiens particuliers, de la puissance et de la dignité du nabab de Mysore ; et Hartley ne doutait guère qu’il ne vînt de la cour d’Hyder-Ali, avec quelque mission secrète, peut-être pour conclure une paix plus durable entre ce prince habile et adroit et le gouvernement de la compagnie des Indes orientales : car celle qui existait pour le moment n’était guère regardée, de part et d’autre, que comme une trêve peu stable et peu sincère. Le fakir racontait beaucoup d’histoires à l’avantage de ce prince, qui fut certainement un des plus sages dont l’Indoustan puisse se vanter, et qui, au milieu de grands crimes, exécutés pour satisfaire son ambition, déploya en beaucoup d’occasions une générosité royale, et, ce qui est un peu plus étonnant, une justice rigoureuse.

Un jour Barak el Hadgi, peu avant de quitter Madras, visita le docteur, et partagea un sorbet préparé par Hartley ; il les préférait aux siens, peut-être parce que l’Européen y ajoutait une certaine dose de rhum ou d’eau-de-vie pour en relever la saveur. Ce fut sans doute par de fréquentes visites faites au vase qui contenait ce généreux fluide, que le fakir se montra plus franc que de coutume dans ses discours, et que, non content de louer son nabab avec l’éloquence la plus hyperbolique, il fit entendre qu’il jouissait lui-même d’un certain crédit auprès de l’Invincible, du Seigneur et du Bouclier de la foi du prophète.

« Frère de mon âme, dit-il, vois si tu as besoin de quelque chose que te puisse donner le tout-puissant Hyder-Ali Khan Bahauder ; et alors ne va pas recourir à l’intercession de ceux qui habitent des palais et qui portent des joyaux à leurs turbans, mais cherche la cellule de ton frère dans la grande cité, qui est Seringapatam, et le pauvre fakir, avec son manteau percé, appuiera mieux ta demande près du nabab (Hyder ne prenait pas le titre de sultan) que ceux qui sont assis sur des sièges d’honneur dans le divan. »

Ce fut avec de telles expressions d’intérêt qu’il exhorta Hartley à venir dans le Mysore, pour voir la face du grand prince, dont le regard inspirait la sagesse, dont un signe de tête conférait l’opulence, de sorte que la folie et la pauvreté ne pouvaient paraître devant lui. Il lui offrit en même temps, pour reconnaître les bontés que lui avait témoignées Hartley, de lui montrer tout ce qui était digne de l’attention d’un sage dans la terre du Mysore.

Hartley n’hésita point à promettre qu’il entreprendrait le voyage proposé, si la continuation de la bonne intelligence entre leurs gouvernements le rendait exécutable, et réellement il regardait la possibilité d’un tel événement avec beaucoup d’intérêt. Les amis se quittèrent en se souhaitant mille prospérités, après avoir fait échange, suivant la coutume orientale, de présents qui pouvaient convenir à des sages auxquels la science était plus chère que la richesse. Barak el Hadgi fit cadeau à Hartley d’une petite quantité de véritable baume de la Mecque, dont on ne pouvait guère se procurer que des imitations ou falsifications, et lui donna en même temps un passe-port écrit en caractères particuliers, en l’assurant qu’il serait respecté par tout officier du nabab, si son ami se trouvait disposé à faire un voyage dans le Mysore. « La tête de celui qui ne respecterait point ce sauf-conduit, ajouta-t-il, ne serait pas plus en sûreté que celle du brin d’orge que le moissonneur tient dans sa main. »

Hartley répondit à ces civilités en lui faisant cadeau de quelques remèdes peu employés dans l’Orient, mais tels qu’il croyait pouvoir les confier sans péril, avec des instructions convenables, à un homme aussi intelligent que son ami le musulman.

Ce fut plusieurs mois après que Barak était retourné dans l’intérieur de l’Inde que Hartley fut frappé d’étonnement par une rencontre inattendue.

Les vaisseaux d’Europe venaient d’arriver, et avaient amené leur cargaison habituelle de jeunes gens avides de devenir commandants, et de jeunes femmes qui n’avaient nullement l’intention de se marier, mais qu’un pieux sentiment de devoir envers un frère, un oncle, ou tout autre parent, attirait dans l’Inde pour tenir sa maison, jusqu’à ce que, sans s’en apercevoir, elles en eussent une pour leur propre compte. Il arriva au docteur Hartley d’assister à un déjeuner que donnait, à cette occasion, un homme qui remplissait un grade éminent au service de la compagnie. La demeure de son ami avait été récemment enrichie de trois nièces, que le vieux colon, justement attaché à son paisible hookah[28], et, disait-on, à une jolie fille de couleur, désirait présenter au public, afin de trouver une occasion de s’en débarrasser le plus tôt possible. Hartley, qui était regardé comme un poisson propre à mordre à pareil hameçon, contemplait ces trois grâces avec assez d’indifférence, lorsqu’il entendit une personne de la compagnie dire à une autre à voix basse :

« Anges et ministres du ciel ! voici notre ancienne connaissance, la reine de Saba, qui nous retombe sur les bras comme une marchandise invendable. »

Hartley regarda dans la même direction que les deux individus qui causaient, et ses yeux se fixèrent sur une femme ressemblant à une Sémiramis, d’une stature et d’un embonpoint extraordinaires, vêtue d’une robe de voyage coupée, recouverte de broderies, de ganses et de galons, de manière à ressembler à la tunique que mettaient les chefs des naturels par-dessus leurs habits. Sa robe était de soie cramoisie parsemée de fleurs d’or ; elle portait de larges culottes de soie bleu clair, avec un châle fin et de couleur écarlate autour de sa ceinture, dans laquelle était passé un poignard, dont le manche était richement orné. Son cou et ses bras étaient surchargés de chaînes et de bracelets, et son turban, formé d’un châle semblable à celui qu’elle portait autour de sa ceinture, était décoré par une magnifique aigrette, d’où partaient deux plumes d’autruche, l’une bleue et l’autre rouge, qui retombaient dans des directions différentes. Le front de couleur européenne, sur lequel reposait cette tiare, était trop élevé pour paraître beau, mais il semblait vraiment fait pour le commandement. Le nez aquilin de cette femme avait conservé sa forme, mais ses joues étaient un peu creuses, et son teint était si brillant, qu’on ne pouvait douter que l’art n’eût repeint son visage, depuis que la dame avait quitté le lit. Une esclave noire, richement habillée, se tenait derrière elle, avec un chowry, ou queue de vache à manche d’argent, dont elle se servait pour écarter les mouches. À en juger par la manière dont lui parlaient les personnes qui causaient avec elle, cette dame était de trop grande importance pour qu’on osât lui manquer de respect ou la négliger, et pourtant personne ne paraissait désirer lui tenir compagnie plus long-temps que la politesse ne l’exigeait.

Elle ne manquait pourtant pas d’attentions : le capitaine bien connu d’un navire récemment arrivé de la Grande-Bretagne l’accablait de soins ; et deux ou trois autres messieurs, qu’Hartley savait être dans le commerce, lui faisaient une cour assidue, comme s’ils se fussent intéressés à la sûreté d’une riche cargaison.

« Pour l’amour de Dieu, quelle est cette Zénobie ? » demanda Hartley à la personne dont le chuchotement seul avait attiré son attention sur cette superbe dame.

« Est-il possible que vous ne connaissiez pas la reine de Saba ! » répondit l’individu qu’il interrogeait, charmé de pouvoir donner les explications qui lui étaient demandées ; « en bien, vous saurez qu’elle est fille d’un émigré écossais, qui a vécu et qui est mort à Pondichéry, sergent dans le régiment de Lally. Elle est parvenue à épouser un officier, un partisan, nommé Montreville, Suisse ou Français, j’ignore lequel. Après la reddition de Pondichéry, ce héros et cette héroïne… mais, dites donc… À quoi diable pensez-vous ?… Si vous l’examinez de la sorte, vous ferez naître une scène ; car elle n’y regardera pas à deux fois pour vous quereller d’un bout de la table à l’autre.»

Mais sans faire attention aux remontrances de son compagnon, Hartley quitta brusquement la place qu’il occupait à la table, et se dirigea, sans s’inquiéter beaucoup du décorum de la société, vers l’endroit où était assise la dame en question.

« Le docteur est certainement fou ce matin… » dit son ami le major Mercer au vieux quartier-maître Calder.

Il est vrai qu’en ce moment Hartley avait peut-être la raison un peu troublée ; car, tandis qu’il regardait la reine de Saba, en écoutant le major Mercer, ses yeux tombèrent sur une taille de femme svelte et élancée, assise à côté de la virago, et placée, sans doute à dessein, comme à l’abri derrière la masse de chair et l’ample parure que nous avons décrites, et, à son extrême étonnement, il reconnut l’amie de son enfance, l’amour de sa jeunesse… Menie Grey elle-même.

La voir dans l’Inde était déjà une chose étonnante. Mais la rencontrer sous un tel patronage, augmentait beaucoup encore sa surprise. S’avancer vers elle et lui parler était le moyen le plus naturel et le plus court d’apaiser les émotions diverses que sa présence excitait en lui.

Son impétuosité se ralentit pourtant, lorsqu’en s’approchant de miss Grey et de sa compagne, il observa que la première, bien qu’elle le regardât, ne témoignait par aucun signe qu’elle le reconnaissait, à moins qu’il n’interprétât comme tel le geste qu’elle fit en touchant légèrement sa lèvre supérieure avec son index, ce qui pouvait signifier, si c’était autre chose qu’un pur accident : Ne me parlez pas maintenant. Hartley adoptant cette interprétation, demeura immobile et rougit vivement ; car il sentait qu’il faisait en ce moment une étrange figure.

Il en fut mieux convaincu, quand, d’une voix qui par sa force répondait fort bien à son air impérieux, mistress Montreville lui adressa la parole dans un anglais qui sentait passablement le patois suisse, pour lui dire : « Vous êtes venu bien vite à nous, monsieur, pour ne nous rien dire du tout. Êtes-vous sûr qu’on ne vous ait point volé la langue en route.

— J’avais cru voir une ancienne amie dans cette demoiselle, madame, balbutia Hartley, mais il paraît que je me suis trompé.

— Ces bonnes gens me disent que vous êtes le docteur Hartley monsieur ; mais, mon amie et moi, nous ne connaissons absolument aucun docteur Hartley.

— Je ne suis pas assez présomptueux pour prétendre être connu de vous, madame ; mais… »

Ici, Menie répéta son geste de telle manière que, bien qu’il fût très-rapide, Hartley ne put douter de sa signification ; il changea donc la fin de sa phrase, et dit : « Mais je n’ai plus qu’à vous saluer, et à vous demander pardon de ma méprise. »

Il se retira donc et se mêla au reste de la société, ne pouvant se déterminer à quitter la chambre, et adressant à ceux qu’il regardait comme les meilleurs marchands de nouvelles et les mieux fournis en détails de ce genre, des questions comme celle-ci : « Quelle est cette femme qui se donne de si grands airs, monsieur Butler ?

— Oh ! la reine de Saba, à coup sûr.

— Et quelle est cette jolie fille qui est assise à côté d’elle ?

— Ou plutôt derrière elle, répondit Butler, chapelain d’un régiment ; « ma foi ! je ne saurais vous le dire… Elle est jolie, dites-vous ? » ajouta-t-il en dirigeant sa lorgnette vers elle… « Oui, ma foi ! elle est jolie… fort jolie… corbleu ! elle lance de derrière cette vieille tour des regards aussi vifs que Teucer de derrière le bouclier d’Ajax fils de Télamon.

— Mais qui est-elle ?… pourriez-vous me l’apprendre ?

— Quelque spéculation en peau blanche de la vieille Montreville, une personne qu’elle a fait venir pour décharger sur elle sa mauvaise humeur, je pense, ou pour la colloquer à quelqu’un de ses noirs amis… Est-il possible que vous n’ayez jamais entendu parler de la vieille mère Montreville ?

— Vous savez que j’ai été long-temps absent de Madras…

— Eh bien ! continua Butler, cette dame est veuve d’un officier suisse au service de la France, qui, après la reddition de Pondichéry, s’enfonça dans l’intérieur des terres, et se fit soldat pour son propre compte. Il prit possession d’un fort, sous prétexte de le garder pour tel ou tel autre simple rajah ; assembla autour de lui une poignée de vagabonds sans aveu, d’autant de couleur qu’il y en a dans l’arc-en-ciel ; s’empara d’un territoire considérable, où il levait des contributions en son propre nom, et enfin se déclara indépendant. Mais Hyder Naig n’entendait pas ce commerce interlope : il se mit en campagne, assiégea le fort et le prit ; certaines personnes prétendent qu’il lui fut livré par cette femme elle-même. Quoi qu’il en soit, le pauvre Suisse fut trouvé mort sur les remparts. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle reçut de fortes sommes d’argent sous prétexte de congédier ses troupes, de rendre ses forts des montagnes, et Dieu sait en outre pour quelles autres raisons. Elle obtint aussi la permission de conserver quelques insignes de royauté ; et, parce qu’elle avait coutume de parler d’Hyder comme du Salomon d’Orient, elle devint généralement connue sous le nom de reine de Saba. Elle quitte sa cour quand il lui plaît de la quitter, et ce n’est pas aujourd’hui la première fois qu’elle vient jusqu’au fort Saint-George. En un mot, elle fait à peu près tout ce qu’elle veut. Ici, les autorités se montrent civiles à son égard, quoiqu’on ne la regarde guère que comme un espion. Quant à Hyder, on suppose qu’il s’est assuré de sa fidélité en lui empruntant la plus grande partie de ses trésors, ce qui l’empêche d’oser rompre avec lui, sans parler d’autres causes qui sentent le scandale d’un autre genre.

— C’est une singulière histoire, » répliqua Hartley à son compagnon, tandis que dans son cœur il agitait cette question : comment était-il possible que la douce et simple Menie Grey se trouvât à la suite d’une telle aventurière ?

« Mais Butler ne vous a point conté le meilleur, » dit le major qui survint en ce moment pour finir sa propre narration. « Votre ancienne connaissance, M. Tresham, ou M. Middlemas, ou tel autre nom qu’il lui plaise de prendre, a joui de l’honneur, si l’on en croit la renommée, d’être fort bien dans les bonnes grâces de cette Boadicée. Très-certainement, il a commandé quelques troupes qu’elle tient encore sur pied, et s’est battu à leur tête au service du nabab qui avait l’adresse de l’employer à toute besogne capable de le rendre odieux à ses compatriotes. Les prisonniers anglais étaient confiés à sa garde, et à en juger par ce que j’ai souffert moi-même, le diable pourrait recevoir de lui des leçons de sévérité.

— Était-il attaché à cette femme ? était-il lié avec elle ?

— C’est ce que nous disait mistress Renommée dans notre donjon. Le pauvre Jack Ward reçut la bastonnade pour avoir célébré leur mérite en faisant la parodie de cette chanson qu’on a chantée partout :

Jamais couple mieux assorti
De la nature n’est sorti…

Hartley ne put en écouter davantage. Le sort de Menie Grey, vivant avec un tel homme et une telle femme, se présentait à son imagination sous les plus horribles couleurs, et il tâchait de sortir de la foule pour se réfugier en un lieu où il pût recueillir ses idées et voir ce qu’il pourrait faire pour la protéger, quand un domestique noir lui toucha le bras, et en même temps lui glissa une carte dans la main. Elle portait : « Miss Grey, chez mistress Montreville, à la maison de Ram-Sing-Cottah, dans la ville noire. » Sur l’envers était écrit au crayon : « Huit heures du matin. »

Cet avis du lieu de sa demeure impliquait naturellement une permission, même une invitation de la visiter à l’heure marquée. Le cœur d’Hartley battit à l’idée de la revoir encore une fois, et bien plus vivement à celle de pouvoir la servir. Du moins, pensait-il, si elle est environnée de périls, comme on doit le soupçonner, elle ne manquera ni de conseils, ni, au besoin, de protection. Mais en même temps, il sentit la nécessité d’obtenir des détails plus positifs sur sa situation, et sur les personnes avec qui elle paraissait liée. Butler et Mercer avaient parlé tous les deux à son extrême désavantage, mais Butler était un fat, et Mercer un vieux bavard. Tandis que le docteur réfléchissait au peu de crédit que méritait leur témoignage, il rencontra subitement un de ses confrères, chirurgien de régiment, qui avait eu le malheur d’être enfermé dans les prisons d’Hyder, jusqu’au moment où la liberté lui avait été rendue par les derniers traités de paix. M. Esdale, car tel était son nom, passait généralement pour un homme sachant se pousser dans le monde, un homme calme, ferme et réfléchi dans ses opinions. Hartley amena sans peine la conversation sur la reine de Saba, en demandant si Sa Majesté n’était pas une sorte d’aventurière.

« Sur ma parole, je ne vous le dirai pas, » répondit Esdale en riant « Nous sommes tous aventuriers dans l’Inde, tous plus ou moins ; mais je ne vois pas que la bégum[29] Montreville le soit plus que les autres.

— Pourtant, ce costume et ces manières d’amazone, répliqua Hartley, sentent un peu la picaresca[30].

— Vous ne devez pas, reprit Esdale, vous attendre à ce qu’une femme qui a commandé des soldats, et qui peut en commander encore, s’habille comme une personne ordinaire, et ait l’air de tout le monde ; mais je vous assure que, même à l’heure qu’il est, si elle voulait se marier, elle trouverait aisément un parti respectable. »

— Pourtant, j’ai entendu dire qu’elle avait livré à Hyder le fort de son mari.

— Eh, oui ! C’est un échantillon des commérages de Madras. Le fait est qu’elle a défendu la place long-temps encore après que son époux eut péri, et qu’ensuite elle l’a rendue par capitulation. Autrement, Hyder, qui se pique d’observer les règles de la justice, ne l’aurait pas admise à une telle intimité.

— En effet, j’ai entendu dire que leur intimité était des plus étroites.

— Autre calomnie, si vous entendez par là une liaison scandaleuse. Hyder est un trop zélé mahométan pour avoir une maîtresse chrétienne ; et d’ailleurs, pour jouir de l’espèce de rang accordé à une femme dans sa position, elle doit s’abstenir, en apparence du moins, de tout ce qui peut ressembler à de la galanterie. C’est de même qu’on accusait la pauvre femme d’avoir une liaison avec le pauvre Middlemas, du… régiment.

— Et n’était-ce encore qu’un faux bruit ? » demanda Hartley, osant à peine respirer de crainte.

« Sur mon âme ! je le crois. Ils étaient tous deux Européens dans une cour indienne, et c’est là par conséquent qu’ils commencèrent à devenir intimes ; mais rien de plus, je pense. Mais, à propos, quoiqu’il y ait eu une querelle entre Middlemas, ce pauvre diable et vous, néanmoins je suis sûr que vous apprendrez avec plaisir que, selon toute probabilité, son affaire va s’arranger.

— Vraiment ! » Ce fut le seul mot que put articuler Hartley.

« Oui, vraiment, répondit Esdale, le duel est une vieille histoire maintenant ; et il faut convenir que le pauvre Middlemas, malgré l’obstination qu’il montra dans cette affaire, avait été provoqué.

— Mais sa désertion… son acceptation d’un commandement sous Hyder… les traitements qu’il faisait éprouver à nos prisonniers… comment peut-on passer par-dessus tout ? dit Hartley.

— Ma foi ! il est possible… je vous parle comme à un homme prudent, et en confidence… qu’il puisse nous rendre de meilleurs services dans la capitale d’Hyder ou dans le camp de Tippoo, qu’il ne l’aurait pu faire s’il eût servi dans son propre régiment. Quant à ces mauvais traitements dont il accablait les prisonniers, je ne puis certainement lui donner raison sous ce rapport ; il a été obligé de remplir ces fonctions, parce que ceux qui servent Hyder Naig doivent obéir ou mourir. Mais il m’a dit lui-même… et je le crois… qu’il avait accepté cet emploi, parce qu’il pouvait, tout en parlant avec dureté devant les coquins à face noire, nous servir en secret. Quelques fous ne pouvaient comprendre la ruse, et lui répondaient par des injures et des chansons satiriques ; alors il était forcé de les punir pour éviter tout soupçon. Oui, oui, moi et d’autres, nous pouvons attester qu’il avait d’excellentes intentions, et qu’il en aurait donné des preuves s’il avait eu la liberté d’agir comme il l’entendait. J’espère lui offrir mes remercîments à Madras, et avant peu… Tout ceci en confidence… Au revoir. »

Fort embarrassé par les documents contradictoires qu’il avait recueillis, Hartley alla ensuite questionner le capitaine Capstern, qui commandait un vaisseau de la compagnie, et qu’il avait vu prodiguer ses soins à la bégum Montreville. Il lui demanda quelles avaient été les passagères qui montaient son bord, et le capitaine lui débita une assez longue liste de noms parmi lesquels ne se trouvait pas celui auquel il s’intéressait tant. Interrogé plus minutieusement, Capstern se rappela que Menie Grey, jeune Écossaise, avait aussi fait la traversée sous la protection du mistress Duffer, femme du maître. » Bonne et décente fille, dit Capstern, qui tenait à distance respectable les jeunes marins et les cochons de Guinée. Elle est venue aux Indes, je crois, pour être dame de compagnie ou femme de confiance dans la maison de madame Montreville ; place qui n’est pas mauvaise, ajouta-t-il, si elle peut trouver la longueur du pied de la vieille dame. »

Il ne l’ut pas possible d’en tirer davantage de Capstern ; lïartley fut donc forcé de rester dans l’incertitude jusqu’au lentlemain matin, moment où il espérait avoir une explication avec Menie Grey elle-même.







CHAPITRE XII.

l’entretien.


L’heure précise du rendez-vous trouva Hartley à la porte d’un riche marchand du pays qui, ayant quelque raison pour souhaiter de plaire à la bégum Montreville, lui avait abandonné, pour qu’elle s’y logeât avec sa nombreuse suite, presque toute sa vaste et somptueuse demeure dans la ville noire de Madras ; c’est ainsi qu’on appelle le quartier qu’habitent les Indiens.

Un domestique introduisit le visiteur dans un appartement où il espérait voir bientôt arriver Menie Grey. La pièce donnait, d’un côté, sur un petit jardin ou parterre rempli de fleurs qui rayonnaient des couleurs brillantes de cet ardent climat ; au milieu, les eaux d’une fontaine s’élevaient en jets étincelants, puis retombaient dans un bassin de marbre d’une blancheur éblouissante.

Mille bizarres souvenirs se présentèrent à la fois à l’esprit de Hartley. Les sentiments qu’il avait éprouvés jadis pour la compagne de sa jeunesse, assoupis pendant des années qu’il avait passées si loin d’elle et au milieu des événements divers d’une vie active, s’étaient réveillés plus forts que jamais, à son apparition inopinée au milieu de circonstances mystérieuses. Un bruit de pas se fit entendre… la porte s’ouvrit… une femme parut… mais à son embonpoint il reconnut madame de Montreville.

« Que demandez-vous, monsieur, s’il vous plaît ? dit la dame, en supposant, du moins, que vous ayez retrouvé votre langue que vous aviez perdue hier.

« Je me proposais d’avoir l’honneur de présenter mes hommages à la jeune personne que j’ai vue hier matin dans la compagnie de Votre Excellence, » répondit Hartley avec un respect affecté. « J’ai eu long-temps le plaisir d’être connu d’elle en Europe, et je désire lui offrir mes services dans l’Inde.

— Elle vous en sera sans doute très-obligée ; mais miss Grey est partie et ne reviendra pas avant un jour ou deux. Vous pouvez me laisser vos ordres pour elle.

— Pardon, madame, répliqua Hartley ; mais j’ai lieu de croire que vous êtes dans l’erreur… car la voici elle-même.

— Comment, ma chère ! » dit mistress Montreville à Menie, sans se troubler aucunement ; « n’êtes-vous point partie pour un jour ou deux, comme je le disais à monsieur ?… Mais c’est égal… c’est la même chose. Vous direz comment vous portez-vous, et adieu, à monsieur qui est assez poli pour venir s’informer de nos santés ; et, comme il voit que nous nous portons fort bien, il pourra s’en retourner chez lui,

— Je crois, madame, » dit miss Grey en faisant un effort manifeste, « avoir besoin de causer quelques minutes en particulier avec monsieur, si vous le permettez.

— C’est me dire : allez-vous-en ! Mais je n’accorderai pas cette permission… je n’aime pas les entretiens secrets entre un jeune homme et une jeune et jolie fille… cela n’est pas honnête, et ne peut avoir lieu dans ma maison.

— Mais cela doit avoir lieu dehors, madame, » répliqua miss Grey avec la plus parfaite simplicité… « M. Hartley, voulez-vous passer dans le jardin ? Et vous, madame, vous pourrez nous observer de cette fenêtre, si c’est l’usage de votre pays d’épier de si près les gens. »

Tout en parlant ainsi, elle se rendit, par une porte à treillage, dans le jardin, et avec un air si naturel, qu’elle paraissait vouloir se conformer aux idées de sa patronne sur le décorum, quoiqu’elles lui semblassent étranges. La reine de Saba, malgré son assurance habituelle, fut déconcertée par le calme des manières de miss Grey, et quitta la chambre avec un mécontentement manifeste Menie revint alors à la porte qui ouvrait sur le jardin, et dit, du même air qu’auparavant, mais avec moins de nonchalance…

« Je ne voudrais certes pas blesser volontairement les usages d’un pays étranger ; mais je ne puis me refuser le plaisir de parler à un si ancien ami… si toutefois, » ajouta-t-elle en s’arrêtant un moment et en regardant Hartley qui était fort embarrassé, « cet entretien fait autant de plaisir à M. Hartley qu’à moi.

— Il m’en eût fait… » répliqua Hartley sachant à peine ce qu’il disait. Causer avec vous doit me faire plaisir en toute circonstance ; mais, cette bizarre rencontre… et votre père… »

Menie Grey se couvrit les yeux de son mouchoir. « Il n’est plus, monsieur Hartley, dit-elle. Lorsqu’il n’eut plus personne pour l’aider, sa pénible profession est devenue trop forte pour lui… il gagna un rhume qu’il garda long-temps (car vous savez qu’il se soignait toujours lui-même le dernier) ; cette indisposition prit un caractère dangereux d’abord, puis enfin mortel… Je vous afflige, monsieur Hartley, mais vous avez bien raison d’être vivement affecté. Mon père vous aimait tendrement.

— Oh ! miss Grey ! dit Hartley, ce n’était point là ce qui aurait du arriver à mon excellent ami, à la fin d’une vie si utile et si vertueuse… Hélas ! pourquoi, cette question m’est arrachée involontairement, pourquoi n’avez-vous pu satisfaire ses désirs ? pourquoi ?…

— Ne me le demandez pas, » interrompit-elle en arrêtant la question qui était sur les lèvres du jeune homme, « nous ne sommes pas maîtres de notre destinée. Il est pénible de parler sur un tel sujet ; mais, pour la première et dernière fois, laissez-moi vous dire que j’aurais été coupable envers M. Hartley, si, même pour assurer son appui à mon père, j’avais accepté sa main, quand mes capricieuses affections ne sanctionnaient pas cet acte solennel.

— Mais, pourquoi vous vois-je ici, Menie ?… Excusez-moi, miss Grey, mon cœur me rappelle des scènes oubliées depuis long-temps ;… mais pourquoi ici ?… pourquoi avec cette femme ?

— Elle n’est pas, sans doute, tout ce que j’attendais, répondit Menie Grey ; mais je ne dois pas concevoir des préventions défavorables sur elle à cause de ces manières étrangères, après le pas que j’ai fait… D’ailleurs elle est attentive et généreuse à sa façon, et je serai bientôt, » elle s’arrêta un moment et ajouta ensuite, « sous une meilleure protection.

— Celle de Richard Middlemas ? » dit Hartley d’une voix mal assurée.

Je ne devrais peut-être pas répondre À cette question, dit Menie ; mais je sais mal dissimuler, et quand je me fie à quelqu’un, je m’y fie entièrement. Vous avez deviné juste, monsieur Hartley, ajouta-t-elle en rougissant beaucoup… Je suis venue ici pour unir ma destinée à celle de votre ancien camarade.

— Ce que je croyais est donc arrivé ! s’écria Hartley.

— Et pourquoi M. Hartley craignait-il ? J’étais habituée à le croire très généreux… Sûrement la querelle qui eut lieu, il y a tant d’années, ne doit pas perpétuer en vous le soupçon et le ressentiment.

— Du moins si le ressentiment demeurait encore dans mon cœur, vous seriez la dernière à vous en apercevoir, miss Grey ; mais c’est pour vous, pour vous seule que je suis inquiet. Cet homme… cet individu dont vous allez faire dépendre votre bonheur… savez-vous où il est, et au service de qui ?

— Je sais l’un et l’autre plus positivement peut-être que M. Hartley ne peut le savoir. M. Middlemas a commis de grandes fautes, et il a été sévèrement puni. Mais ce n’était pas au temps de son exil et de son affliction que celle qui lui a engagé sa foi devait lui tourner le dos, comme les flatteurs dans le monde. D’ailleurs, vous n’avez sans doute pas entendu parler des espérances qu’il a d’être rendu à son pays et de recouvrer son rang ?

— Si vraiment, » répondit Hartley perdant patience ; « mais je ne vois pas comment il peut mériter cette faveur, autrement qu’en trahissant son nouveau maître, et en se rendant par là encore plus indigne de confiance qu’il ne me semble l’être en ce moment.

— Il est heureux qu’il ne vous entende pas, reprit Menie Grey blessée, par un sentiment bien naturel, de l’accusation portée contre son amant. Puis, reprenant aussitôt un ton plus doux elle ajouta : « Ma voix ne doit pas vous aigrir, mais elle doit plutôt vous apaiser. Monsieur Hartley, je vous déclare, sur ma parole, que vous faites injure à Richard. »

Elle prononça ces derniers mots avec un calme affecté, cachant toute apparence de ce déplaisir qu’elle ressentait évidemment lorsqu’elle entendait parler mal de celui qu’elle aimait.

Hartley s’efforça de répondre sur le même ton.

« Miss Grey, dit-il, vos actions et vos motifs seront toujours dignes d’un ange ; mais permettez que je vous supplie d’examiner cette très importante affaire avec les yeux de la sagesse et de la prudence du monde. Avez-vous bien pesé les risques qui accompagnent la conduite que vous tenez à l’égard d’un homme qui… mais je ne vous offenserai pas une seconde fois… qui peut, j’espère, mériter votre faveur ?

— Quand j’ai souhaité vous voir en particulier, monsieur Hartley, et que je vous ai refusé un entretien en public, où nous n’aurions pu causer librement, c’était dans l’intention de tout vous dire. Je pensais bien que d’anciens souvenirs vous causeraient quelque peine, mais je comptais que cette peine ne durerait qu’un moment ; et comme je désire conserver votre amitié, il est convenable de vous montrer que je la mérite encore. Je dois donc vous exposer ma situation après la mort de mon père. Dans l’opinion du monde, nous avions toujours été pauvres, comme vous le savez, mais dans le véritable sens du mot, je n’avais point réellement connu la pauvreté, jusqu’au moment où je fus mise sous la dépendance d’une parente éloignée de mon pauvre père, qui trouva dans notre parenté une raison de rejeter sur moi toute la peine du ménage, tandis qu’elle ne voulut pas entendre que cette même parenté me donnait le droit de réclamer amitié, tendresse, autre chose enfin que le soulagement de mes plus pressants besoins. Dans ces circonstances, je reçus de M. Middlemas une lettre dans laquelle il me marquait son fatal duel et les suites qu’il avait eues. Il n’avait point osé m’écrire de partager sa misère… Mais, lorsqu’il occupa un poste lucratif, lorsqu’il fut sous la protection d’un prince puissant, qui savait, dans sa sagesse, apprécier et protéger les Européens qui entraient à son service, lorsqu’il eut l’espérance de rendre à notre gouvernement des services essentiels par le crédit dont il jouissait près d’Hyder-Ali, et qu’il put entrevoir la possibilité d’obtenir la permission de revenir à Madras et de terminer la malheureuse affaire relative à la mort de son commandant ; alors il me pressa de passer aux Indes, et de venir partager sa fortune redevenue prospère, en accomplissant l’engagement que nous avions pris il y a tant d’années. Une somme d’argent considérable accompagnait cette lettre. Mistress Duffer m’était désignée comme une femme respectable, qui me protégerait durant la traversée. Mistress Montreville, dame d’un haut rang, possédant d’immenses propriétés et un vaste crédit dans le Mysore, devait me recevoir à mon arrivée au fort Saint-George, et me conduire en sûreté dans les domaines d’Hyder. Il m’était en outre recommandé, vu la situation particulière de M. Middlemas, de taire son nom dans toute cette affaire, et d’alléguer, pour motif de mon voyage, que j’allais remplir un emploi dans la maison de cette dame… Qu’avais-je à faire ? Les devoirs qui me retenaient près de mon pauvre père n’existaient plus, et mes autres amis considéraient la proposition comme trop avantageuse pour être rejetée. Le nom des personnes à qui l’on m’adressait, et l’argent qui était envoyé, parurent devoir lever toute espèce de scrupules ; et ma protectrice immédiate, ma parente, voulant me forcer d’accepter l’offre qui m’était faite, me déclara qu’elle ne m’encouragerait point à me guider d’après mes propres lumières, en continuant à me donner le couvert et la nourriture (car elle ne me donnait presque rien de plus), si j’étais assez folle pour refuser mon consentement.

— La misérable ! l’avare ! s’écria Hartley, combien elle méritait peu qu’on lui confiât un pareil trésor !

— Qu’il me soit permis de vous dire toute ma pensée, monsieur Hartley, et alors vous ne blâmerez peut-être plus tant ma parente. Tous ses conseils et même toutes ses menaces n’auraient pu me déterminer à faire une démarche à laquelle, en apparence du moins, j’avais peine à me résoudre ; mais j’avais aimé Middlemas… je l’aime encore… pourquoi le nierais-je ? Et je n’ai point hésité à me fier à lui. Sans la voix de ma conscience, qui me rappelait encore mes engagements, j’aurais maintenu la fierté de mon sexe ; et, comme vous me l’auriez peut-être conseillé, j’aurais du moins attendu que mon amant vînt lui-même en Angleterre ; j’eusse pu avoir la vanité de penser, » ajouta-t-elle en souriant un peu, « que si je valais la peine d’être possédée, je valais celle qu’on vînt me chercher.

— À présent, encore… même à présent, répliqua Hartley, soyez juste envers vous-même, en même temps que vous êtes généreuse envers votre amant… Ne vous fâchez point, mais écoutez-moi. Je doute qu’il soit convenable que vous restiez sous la protection de cette femme qui a oublié son sexe, et qui ne doit pas désormais porter le nom d’Européenne. J’ai assez de crédit auprès des femmes du plus haut rang dans cette ville… Cette contrée est celle de la générosité et de l’hospitalité… Il n’est pas une seule d’elles qui, connaissant votre qualité et votre histoire, ne s’empresse de vous recevoir dans sa maison, jusqu’à ce que votre amant soit à même de revendiquer à la face du monde ses droits à votre main. Je ne serai point moi-même une cause de soupçon pour lui, ni de désagrément pour vous, Menie. Veuillez seulement consentir à l’arrangement que je propose ; et, dès l’instant que je vous verrai confiée aux soins d’une personne honorable, je quitterai Madras pour n’y revenir que lorsque votre sort sera, d’une manière ou d’autre, irrévocablement fixé.

— Non, Hartley, dit miss Grey ; l’amitié peut et doit même vous dicter le conseil que vous me donnez ; mais il y aurait bassesse de ma part à n’arranger mes propres affaires qu’aux dépens de vos intérêts. D’ailleurs n’aurais-je pas l’air d’attendre les événements, avec l’intention de partager la fortune du pauvre Middlemas, si elle lui devenait favorable, et de ne plus songer à lui, si elle lui était contraire ? Dites-moi seulement si, d’après vos renseignements particuliers et positifs, vous pouvez attester que vous considérez cette femme comme une protectrice indigne et peu convenable pour une jeune personne telle que moi ? »

— D’après ma connaissance personnelle, je ne puis rien dire ; mais je dois avouer que les bruits qui courent sur le compte de mistress Montreville diffèrent essentiellement. Le simple soupçon…

— Le simple soupçon, M. Hartley, ne doit avoir aucun poids sur moi, attendu que je puis y opposer le témoignage de l’homme dont je suis disposée à partager le sort, quel qu’il soit. Vous reconnaissez que la question est douteuse : l’assertion de celui dont j’ai si haute opinion ne doit-elle pas décider dans une affaire où il y a doute ? Que serait-il en effet si cette madame MontreviUe n’est pas telle qu’il me l’a représentée ?

— Oui, que serait-il » ? pensa intérieurement Hartley ; mais ses lèvres n’énoncèrent pas sa pensée. Il tomba dans une profonde rêverie, et en sortit enfin quand il entendit Menie Grey prononcer les paroles suivantes :

« Il est temps de vous rappeler, M. Hartley, qu’il faut nous quitter. Dieu vous bénisse ! Dieu vous garde !

— Et vous, très chère Menie, » s’écria Hartley, posant un genou en terre et pressant contre ses lèvres la main qu’elle lui présenta, « Dieu vous bénisse… car vous méritez sa bénédiction. Dieu vous protège… car vous avez bien besoin de ses secours… Oh ! si la réalité allait ne point répondre à vos espérances, faites-moi avertir sur-le-champ, et si homme peut vous aider, Adam Hartley vous aidera ! »

Il lui glissa dans la main une carte sur laquelle était son adresse, puis se précipita hors de l’appartement. Dans le vestibule, il rencontra la dame de la maison, qui le salua d’un air hautain en signe d’adieu, tandis qu’un naturel du pays, domestique de première classe, qui l’accompagnait, fit à l’étranger un salut humble et respectueux.

Harlley sortit de la ville noire, plus convaincu qu’auparavant qu’on allait tenter de rendre Menie Grey victime d’une trahison ; plus déterminé que jamais à essayer de tous les moyens pour la sauver… ; et plus complètement embarrassé en réfléchissant au caractère douteux du danger auquel elle semblait être exposée, et aux faibles ressources dont il pouvait disposer pour le prévenir.







CHAPITRE XIII.

sédoc.


Tandis que Hartley sortait par une porte de l’appartement où cet entretien avait eu lieu dans la maison de Ram-Sing-Cottah, miss Grey se retirait par une autre, vers une pièce destinée à son usage particulier. Elle aussi était tourmentée par de secrètes et inquiétantes réflexions ; car tout son amour pour Middlemas, sa confiance en l’honneur de son futur époux ne parvenaient point à dissiper entièrement ses doutes sur le caractère de la personne qu’il avait choisie pour être sa protectrice temporaire ; et pourtant elle ne pouvait fonder ses inquiétudes sur aucun fait concluant ; c’était plutôt une aversion pour les manières hardies de sa patronne, et un dégoût pour ses idées et ses expressions cavalières, que tout autre motif, qui prévenaient si mal la pauvre fille.

Cependant madame Montreville, suivie de son domestique noir, entra dans l’appartement d’où Hartley et Menie Grey venaient de sortir. Ils paraissaient avoir entendu de quelque endroit caché l’entretien que nous avons rapporté dans le chapitre précédent.

« Il est bien heureux, Sédoc, dit la dame, qu’il y ait dans ce monde de grands fous.

— Et de grands coquins, » répliqua Sédoc en bon anglais, mais du ton le plus rude.

— Cette femme est donc, continua la dame, ce que dans le Frangistan vous appelez un ange ?

— Oui, et j’ai vu dans l’Indoustan des hommes que l’on pourrait bien appeler diables.

— Je suis sûre que ce… comment le nommez-vous… que ce Hartley est un diable d’intrigant ; qu’avait-il à faire ici ? Elle ne veut pas le prendre pour son mari. Peu lui importe de savoir qui la prendra pour femme ! Je voudrais bien que nous fussions de l’autre côté des Ghauts, mon cher Sédoc.

— Pour ma part, répondit l’esclave, je suis presque déterminé à ne jamais repasser les Ghauts. Écoutez, Adéla, je commence à me dégoûter du plan que nous avons combiné ensemble. La pureté et la confiance de cette créature (appelez-la ange ou femme, comme il vous plaira) font paraître ma conduite trop vile, même à mes propres yeux. Je me sens incapable de vous accompagner plus long-temps dans la carrière hardie que vous parcourez. Il faut nous quitter, et nous quitter amis.

« Amen, lâche, mais la femme reste avec moi, répondit la reine de Saba.

— Avec toi ! répliqua le noir… jamais. Non Adéla. Elle est sous l’ombre du pavillon britannique, et elle recevra protection.

— Oui ; mais quelle protection en recevrez-vous vous-même ? répartit l’amazone. Que diriez-vous si je frappais dans mes mains et commandais à une vingtaine de mes esclaves noirs de vous lier comme un mouton ; si ensuite j’écrivais un mot au gouverneur de la Présidence pour l’avertir qu’un certain Richard Middlemas, qui s’est rendu coupable de rébellion, de meurtre et de désertion, qui, en outre, est entré au service de l’ennemi pour combattre ses compatriotes, est ici, dans la maison de Ram-Sing-Cottah, sous le déguisement d’un esclave noir ? »

Middlemas se couvrit la figure de ses mains, tandis que madame Montreville continuait à l’accabler de reproches. « Oui, dit-elle, esclave ! et fils d’esclave ! Puisque vous portez la livrée de ma maison, vous m’obéirez aussi aveuglément que les autres, sinon… le fouet, les fers, l’échafaud, renégat… la potence, assassin. Oses-tu réfléchir à l’abîme de misère d’où je t’ai tiré pour te faire partager mes richesses et mes affections ? Ne te souviens-tu pas que le portrait de cette fille pâle, froide et sans passion, t’était si indifférent alors que tu le sacrifias comme un tribut dû aux bontés de celle qui te secourait, à l’affection de celle qui daignait consentir à t’aimer, misérable que tu étais.

— Oui, femme cruelle ! répondit Middlemas ; mais est-ce moi qui ai encouragé l’infâme passion du jeune tyran pour un portrait, ou qui ai conçu l’abominable projet de mettre l’original en son pouvoir ?

— Non… car pour le faire il fallait de la tête et de l’esprit. Mais c’est toi, misérable qui as exécuté le plan combiné par un génie plus audacieux ; c’est toi qui as attiré la femme vers cette rive étrangère, sous prétexte d’un amour qui, de ta part, infâme, n’avait jamais existé.

Paix, oiseau de malheur ! répondit Middlemas, ne me pousse pas à une frénésie qui pourrait me faire oublier que tu es une femme.

— Une femme, poltron ! est-ce là ton prétexte pour m’épargner ?… qu’es-tu donc, toi que font trembler les regards d’une femme, les paroles d’une femme ? Je suis une femme, renégat, mais une femme qui porte un poignard, et qui méprise autant ta force que ton courage. Je suis une femme qui a regardé plus d’hommes mourants que tu n’as tué de daims et d’antilopes. Tu as voulu t’agrandir à tout prix… tu t’es jeté, comme un enfant de cinq ans, dans les jeux terribles des hommes, mais tu seras renversé à terre, puis foulé aux pieds. Tu veux être doublement traître, en vérité !… livrer ta fiancée au prince, pour obtenir les moyens de livrer le prince aux Anglais, et mériter ainsi le pardon de tes compatriotes ; mais tu ne me trahiras point, moi. Je ne servirai pas d’instrument à ton ambition… je ne prêterai pas le secours de mes trésors et de mes soldats, pour être sacrifiée à cette figure de cire du Nord. Non, je t’épierai comme le démon épie le sorcier. Fais seulement mine de vouloir me trahir pendant que nous sommes ici, et je te dénonce aux Anglais, qui pourraient pardonner au misérable s’il avait réussi, mais non au lâche qui ne sait que demander honteusement la vie, au lieu d’offrir d’utiles services. Que je te voie broncher quand nous aurons repassé les Ghauts, et ce nabab connaîtra tes intrigues avec les Nizams et les Mahrattes, et ta résolution de livrer Bangalore aux Anglais, lorsque l’imprudence de Tippoo t’aura élevé au grade de killedar. Va où tu voudras, esclave, tu me retrouveras toujours ta maîtresse.

— Et une belle maîtresse, quoique peu obligeante, » dit le faux Sédoc, changeant toujours de ton pour prendre une voix tendre. « Oui, j’ai pitié de cette malheureuse femme ; oui, je voudrais la sauver si je pouvais… mais c’est une criante injustice de supposer que je voudrais, en quelque circonstance que ce soit, la préférer à ma Nourjehan, ma lumière du monde, ma Mootee Mahul, ma perle du palais…

— Fausse monnaie, compliments vains que tout cela, interrompit la bégum. Dites-moi, en deux mots seulement, si vous abandonnez cette femme à ma disposition.

— Mais non pour être enterrée vivante sous votre siège, comme la Circassienne dont vous étiez jalouse, dit Middlemas en frissonnant.

« Non, insensé ; le pire qui puisse lui arriver sera d’être la favorite d’un prince. As-tu, fugitif et criminel comme tu es, un meilleur sort à lui offrir ?

— Mais, » répliqua Middlemas, rougissant même à travers la couleur noire qui lui couvrait le visage, tant il avait la conscience de son infâme conduite, « je ne souffrirai pas qu’on force ses inclinations.

— On lui accordera le temps qu’accordent les règles du zenana[31], répondit le tyran femelle. Une semaine est assez longue pour qu’elle se détermine à être volontairement la maîtresse d’un royal et généreux amant.

— Oui, dit Richard ; mais avant que cette semaine soit expirée… » Il s’arrêta court.

« Qu’arrivera-t-il avant que cette semaine soit expirée ? demanda la bégum Montreville.

— Une bagatelle… rien d’important. Je vous abandonne le sort de cette femme.

— C’est bien nous partons ce soir, aussitôt que la lune se lèvera. Donnez des ordres à notre suite.

— Entendre est obéir[32] ; » répliqua le prétendu esclave, et il quitta l’appartement.

Les yeux de la bégum restèrent fixés sur la porte par laquelle il était sorti. « Scélérat… double scélérat ! dit-elle, je vois ta finesse ; tu voudrais trahir Tippoo, par politique aussi bien que par amour. Mais tu ne peux me trahir, moi. Holà ! quelqu’un ! Qu’un messager soit prêt dans un instant à partir avec la lettre que je vais écrire. Son départ doit être un secret pour tout le monde… Et maintenant ce pale fantôme va connaître sa destinée, et apprendre ce qu’on gagne à être la rivale d’Adéla Montreville. »

Tandis que la princesse amazone méditait ses plans de vengeance contre son innocente rivale et son coupable amant, ce dernier tramait aussi de noirs complots pour parvenir à ses fins. Il avait attendu que le court crépuscule qui termine le jour dans l’Inde vînt rendre son déguisement complet, puis s’était dirigé en toute hâte vers la partie de Madras, qu’habitent les Européens, ou, comme on l’appelle, vers le fort Saint-George.

« Je la sauverai, se disait-il, avant que Tippoo puisse saisir sa proie, nous ferons retentir à ses oreilles une tempête qui chasserait le dieu de la guerre des bras de la déesse de la beauté. La trappe se refermera sur ce tigre indien, avant qu’il ait le temps de dévorer l’appât qui l’attirera dans le piège. »

Tandis que Middlemas s’abandonnait à ces espérances, il approchait de la Résidence. La sentinelle en faction l’arrêta ; mais il avait le mot d’ordre, et entra sans obstacle. Il tourna le bâtiment qu’habitait le président du conseil, homme capable et actif, mais sans conscience, qui, pour ses propres affaires, comme pour celles de la compagnie, n’était pas trop délicat sur le choix des moyens qu’il employait pour arriver à son but. À un léger coup frappé à une petite poterne, répondit un esclave noir qui fit monter Middlemas par un escalier de derrière, dépendance nécessaire de tout séjour d’un gouverneur. Cet escalier, qui tournait plusieurs fois sur lui-même, le conduisit enfin au cabinet du bramin Paupiah, dubash ou intendant du grand personnage, qui se servait de lui pour correspondre avec les cours du pays, et mener de mystérieuses intrigues dont il n’informait pas ses confrères dans la chambre du conseil.

C’est peut-être rendre justice au coupable et malheureux Middlemas que de supposer que, si un officier anglais se fût trouvé là, il aurait pu se déterminer à s’en remettre à sa merci, à lui expliquer d’un bout à l’autre le honteux marché qu’il avait conclu avec Tippoo, et, que, renonçant à ses criminels projets d’ambition ; il n’aurait plus songé qu’aux moyens de sauver miss Grey, tandis qu’elle était encore sous la protection britannique. Mais l’homme maigre et brun qui se tenait devant lui, vêtu d’une robe de mousseline brodée d’or, était Paupiah, connu comme le principal conseiller des ténébreux projets ; Machiavel oriental, dont les rides prématurées étaient le résultat de nombreuses intrigues dans lesquelles l’existence du pauvre, le bonheur du riche, l’honneur des hommes et la chasteté des femmes, avaient été sacrifiés sans scrupule pour obtenir quelque avantage politique ou particulier. Il ne s’informa pas même des moyens par lesquels le renégat anglais pensait acquérir près de Tippoo le crédit qui pourrait le mettre à même de trahir ce prince… il désirait seulement être assuré que le fait était réel.

« Vous parlez, dit-il, au risque de votre tête, si vous trompez Paupiah, ou si vous mettez Paupiah dans le cas de tromper son maître. Je sais, et tout Madras le sait aussi, que le nabab a placé son jeune fils Tippoo comme vice-roi du territoire de Bangalore, conquis récemment par lui, et qu’Hyder vient d’adjoindre à ses domaines. Mais que Tippoo confie le gouvernement de cette place importante à un apostat Féringi, voilà ce qui semble plus douteux.

— Tippoo est jeune, répondit Middlemas, et les passions peuvent tout sur la jeunesse. Voyez une belle fleur blanche sur la surface d’un lac : les enfants risqueront leur vie pour l’atteindre, bien qu’une fois cueillie elle n’ait pas grande valeur. Tippoo a l’adresse de son père et ses talents militaires, mais sa prudence et sa sagesse lui manquent.

— Tu dis vrai… mais quand tu seras gouverneur du Bangalore, auras-tu des forces assez redoutables pour garder la place jusqu’à ce que tu sois secouru par les Mahrattes ou par les Anglais ?

— N’en doutez pas… les soldats de la bégum Mootee Mahul, que les Européens appellent Montreville, sont moins à elle qu’à moi. Je suis moi-même son bukshee[33], et ses sirdars me sont dévoués. Je puis avec eux me maintenir deux mois dans Bangalore, et l’armée anglaise peut être devant cette place en une semaine. Que risquez-vous de faire approcher le corps du général Smith plus près de la frontière ?

— Nous risquons une paix convenue avec Hyder, répondit Paupiah, pour laquelle il a fait des offres avantageuses. Pourtant je ne nie pas que ton plan ne puisse être fort bon. Ne dis-tu pas que les trésors de Tippoo sont dans le fort ?

— Oui, ses trésors et son zénana ; je puis même m’assurer de sa personne.

— Ce serait un coup décisif… répondit le ministre indou.

— Et vous consentez à ce que les trésors soient partagés jusqu’à la dernière roupie, comme le porte cet écrit ?

— La part du maître de Paupiah est trop petite, dit le bramin, et le nom de Paupiah y est passé sous silence.

— La part de la bégum peut être partagée entre Paupiah et son maître.

— Mais la bégum s’attendra à recevoir sa portion, dit Paupiah.

— Laissez-moi régler seul cette affaire avec elle. Avant que le coup soit frappé, elle ne connaîtra rien de nos stipulations particulières, et après, son désappointement sera de peu d’importance. Maintenant rappelez-vous mes conditions… il faut que mon rang me soit rendu… mon plein pardon accordé.

« Oui, » répondit Paupiah avec circonspection, « si vous réussissez. Mais si vous trahissiez notre contrat, je trouverais bien un poignard de Lootie qui arriverait jusqu’à vous, fussiez-vous réfugié sous les plis de la robe du nabab. En attendant, prenez cette lettre, et quand vous serez maître de Bangalore, envoyez-la au général Smith, dont la division recevra ordre d’approcher aussi près que possible de la frontière du Mysore, sans exciter des soupçons. »

Ainsi se sépara le digne couple, Paupiah pour apprendre à son patron le progrès de ses noires machinations, Middlemas pour rejoindre la bégum qui retournait dans le Mysore. L’or et les diamants de Tippoo, l’importance qu’il allait acquérir, le bonheur de s’arracher à la fois à la capricieuse autorité de l’irritable Tippoo, et aux ennuyeuses prétentions de la bégum, étaient de si agréables sujets de méditation, qu’il songeait à peine au sort de la victime qu’il avait fait venir d’Europe. Quand il y pensait, c’était pour apaiser sa conscience en se flattant que le seul malheur qui menaçât Menie étaient quelques jours d’alarmes, durant lesquels il trouverait moyen de pénétrer dans le zénana où elle devait rester temporairement prisonnière. Il résolut en même temps de s’abstenir de la voir jusqu’au moment où il pourrait lui prêter assistance, considérant avec raison le danger que son plan courrait, s’il éveillait encore la jalousie de la bégum. Il la croyait assoupie pour l’instant, et tandis qu’il retournait au camp de Tippoo, près de Bangalore, il se fit une étude d’apaiser cette femme ambitieuse et adroite par des flatteries, et par la peinture des magnifiques perspectives de richesses et de pouvoir, que devait leur ouvrir à tous deux la réussite de leur entreprise.

Il est à peine nécessaire de dire que de tels événements ne purent se passer que dans les premiers temps de nos établissements dans l’Inde, alors que l’autorité des directeurs était impuissante, et que celle de la couronne n’existait pas. Mon ami, M. Fairscribe, pense même qu’il y a anachronisme à introduire ici Paupiah, le bramin, dubash du gouverneur anglais.



CHAPITRE XIV.

le voyage.


Il paraît que la jalouse et tyrannique bégum ne se refusa pas la satisfaction de réduire sa rivale au désespoir en lui annonçant le sort qui l’attendait. Soit à force de prières, soit par des promesses d’argent, Menie Grey décida un domestique de Ram-Sing-Cottah à remettre au docteur Hartley le billet décousu qu’on va lire :

« Tout ce que vous aviez prévu s’est vérifié… Il m’a livrée à une femme cruelle qui menace de me vendre au tyran Tippoo. Sauvez-moi si vous pouvez… Si vous n’avez pas pitié de moi, ou si vous ne pouvez me secourir, il ne me reste plus d’appui sur la terre.

M. G. »

La précipitation avec laquelle Hartley courut au fort pour demander audience au gouverneur devint inutile par les délais que sut lui imposer Paupiah.

Il n’entrait pas dans le plan de cet artificieux Indou qu’aucun empêchement fut apporté au départ de la bégum et de son favori, attendu que les projets du dernier avaient beaucoup de rapports avec les siens. Il affecta un air d’incrédulité quand Hartley se plaignit qu’une Anglaise était retenue violemment à la suite de la bégum ; on traita les plaintes de miss Grey comme le résultat de quelque querelle de femme ; et lorsqu’enfin il fit quelques démarches pour examiner l’affaire plus à fond, ce fut avec tant de lenteur que la bégum et sa suite ne pouvaient plus être interrompues dans leur voyage.

Hartley laissa son indignation s’exhaler en reproches contre Paupiah, dans lesquels son maître n’était pas épargné. Cet éclat ne servit qu’à donner à l’impassible bramin un prétexte pour lui interdire la Résidence, en lui faisant comprendre que s’il continuait à tenir des discours aussi imprudents, il devait s’attendre à être éloigné de Madras, et relégué dans quelque fort ou village sur les montagnes, où ses connaissances en médecine seraient fort utiles pour se défendre, lui et les autres, de l’insalubrité du climat.

Comme il se retirait, brûlant d’une colère impuissante, la première personne que le hasard lui fit rencontrer, fut Esdale, et ne pouvant contenir son impatience, il lui communiqua ce qu’il appelait l’infâme conduite de l’intendant du gouverneur, qui était, comme il avait bonne raison de le supposer, de connivence avec le gouverneur lui-même. Il se récria contre le peu de générosité qui leur faisait abandonner une sujette de la Grande-Bretagne à la perfidie de deux renégats et à la violence d’un tyran.

Esdale écouta avec cette espèce d’inquiétude que laissent voir des hommes prudents lorsqu’ils pensent qu’ils pourraient être mis eux-mêmes dans l’embarras par les discours d’un imprudent ami.

« Si vous désirez obtenir personnellement justice dans cette affaire, dit-il enfin, il faut vous adresser à Leadenhall Street, où je soupçonne… soit dit entre nous… que les plaintes s’accumulent autant contre Paupiah que contre son maître.

— Je ne m’inquiète ni de l’un ni de l’autre, répondit Hartley ; je n’ai pas besoin de réparation personnelle… je n’en désire aucune… Il faut seulement que je secoure Menie Grey.

— En ce cas, dit Esdale, vous n’avez qu’une seule ressource… Il faut vous adresser à Hyder lui-même…

— À Hyder !… À l’usurpateur… au tyran !

— Oui, c’est à l’usurpateur et au tyran, qu’il faut porter plainte ; il faut bien vous en contenter. Il met son orgueil à passer pour rendre strictement la justice ; et peut-être cette fois, comme en beaucoup d’autres occasions, voudra-t-il se montrer juge impartial.

— Alors, je m’en vais demander justice au pied de son tribunal.

— N’allez pas si vite, mon cher Hartley, répliqua son ami ; considérez d’abord les risques. Hyder est juste par calcul, et peut-être par politique ; mais, par tempérament, son sang est aussi bouillant que sang qui jamais coula sous une peau noire ; et, si vous ne le trouvez pas disposé à juger, il est assez probable qu’il sera disposé à tuer. Poteaux et cordes sont aussi fréquemment dans sa tête que le nivellement des balances de la justice.

— N’importe… Je vais à l’instant me présenter devant son durbar[34]. Le gouverneur ne peut, sans infamie, me refuser des lettres de créances.

— Ne songez pas à en demander ; il en coûterait peu à Paupiah de les tourner de manière à donner à Hyder l’envie de débarrasser à tout jamais notre noir dubash du docteur Adam Hartley au libre et franc parler. Un vakeel, où messager du gouvernement, part demain matin pour Seringapatam ; tâchez de le joindre en route, son passe-port vous protégera tous deux. Ne connaissez-vous aucun des chefs qui entourent la personne d’Hyder ?

— Aucun, excepté son dernier émissaire en cette ville, Barak el Hadgi, répliqua Hartley.

— Son appui, et pourtant ce n’est qu’un fakir, peut être aussi efficace que celui des personnages d’une plus grande importance. Et pour dire la vérité, quand le caprice d’un despote est la question en litige, on ne peut savoir sur quoi l’on peut compter davantage… Suivez mon conseil, mon cher Hartley, abandonnez cette pauvre fille à sa destinée. Après tout, en tenant à la sauver, il y a cent à parier contre un que vous ne faites qu’assurer votre propre ruine. »

Hartley secoua la tête et se hâta de dire adieu à Esdale, le laissant dans cet heureux état de satisfaction intérieure que ressent un homme qui, ayant donné le meilleur conseil possible à un ami, peut en conscience se laver les mains de toutes les conséquences. »

Ayant rempli sa bourse, se faisant accompagner de trois fidèles domestiques, naturels du pays, montés comme lui sur des chevaux arabes, n’emportant pas de tentes et fort peu de bagages, Hartley, dans son inquiétude, ne perdit pas un seul instant et prit le chemin de Mysore. Il cherchait pendant sa route à se rappeler toutes les histoires qu’on lui avait racontées sur la justice et la patience d’Hyder, afin de se convaincre qu’il trouverait le nabab disposé à protéger une malheureuse femme, même contre le futur héritier de son empire.

Avant de sortir du territoire de Madras, il rattrapa le vakeel, dont Esdale avait parlé. Cet homme accoutumé à permettre aux aventureux marchands d’Europe, qui désiraient visiter la capitale d’Hyder, de partager, pour une somme d’argent, la protection, le passe-port et l’escorte qu’on lui accordait, n’eut aucune envie de refuser le même service à un homme en crédita Madras ; et, mis en bonne humeur par une généreuse gratification, il continua sa route avec toute la célérité possible. C’était un voyage qu’on ne pouvait faire sans beaucoup de fatigues et sans d’immenses dangers, puisqu’il fallait traverser un pays fréquemment exposé à tous les maux de la guerre, surtout aux approches des Ghauts, ces terribles défilés qui conduisent par les montagnes au plateau de Mysore, et à travers lesquels les fleuves considérables qui prennent leur source dans le centre de la péninsule de l’Inde, se frayent un chemin vers l’Océan.

Le soleil était couché avant que la troupe arrivât à l’entrée d’un de ces périlleux passages à l’extrémité duquel passait la route de Seringapatam. Un étroit sentier, qui ressemblait au lit desséché d’un torrent, et montait en serpentant à travers d’immenses rochers et d’effrayants précipices, était tantôt ombragé par de sombres bouquets d’arbres à thé, et tantôt passait au milieu de jungles[35] impénétrables, repaire des chacals et des tigres.

Occupés à gravir ce sentier difficile, les voyageurs poursuivaient leur route en silence. Hartley, qui, dans son impatience, marchait devant le vakeel, demanda avec vivacité quand la lune viendrait dissiper l’obscurité qui, depuis le coucher du soleil, tombait rapidement autour d’eux. Les naturels du pays lui répondirent, suivant leur expression habituelle, que la lune était « de son côté noir, » et qu’il ne devait pas s’attendre à la voir crever un nuage pour éclairer les buissons, les groupes de rochers sombres et les couches d’ardoises à travers lesquels ils tournaient. Pour toute ressource Hartley n’eut donc qu’à tenir les yeux constamment fixés sur la mèche allumée du sowar ou cavalier qui marchait devant la caravane, mèche que, pour de bonnes raisons, on tenait toujours prête à enflammer l’amorce d’une carabine. Le sowar, de son côté, ne perdait pas de vue le dowrah, guide qu’on avait pris au dernier village, et qui, se trouvant déjà assez éloigné de sa propre maison, pouvait être fortement soupçonné de songer à s’épargner la peine d’aller plus loin. Le dowrah[36], n’oubliant pas qu’il y avait une mèche allumée et une carabine chargée derrière lui, criait de temps en temps, pour montrer qu’il était à son poste, et accélérer la marche des voyageurs. Par intervalle on répondait à ses cris par l’exclamation de Ullah ! que poussaient les soldats noirs qui fermaient la marche, songeant soit à leurs anciennes aventures, telles que le pillage d’un kaflila, ou troupe de marchands voyageurs, soit à quelque exploit du même genre, et réfléchissant peut-être qu’un tigre, dans les jungles voisines, attendait patiemment que le dernier de leur bande vînt à passer pour s’élancer sur lui, selon sa coutume.

Le soleil, qui se leva presque aussi subitement qu’il s’était couché, éclaira les voyageurs pour gravir le reste du défilé, et rappela bientôt aux mahométans qui faisaient partie de la troupe les règles de leur religion. Ils entonnèrent donc la prière du matin connue sous le nom d’Allah akber, et le son prolongé en retentit au milieu des rocs et des ravines. Ensuite, ils continuèrent avec moins de peine leur marche fatigante, jusqu’à ce que le passage aboutît à une jungle sans bornes, au milieu de laquelle on apercevait seulement un haut fort de terre. Dans cette plaine, la rapine et la guerre avaient suspendu les travaux de l’industrie, et la riche végétation du sol avait en peu d’années converti une fertile campagne en un désert rempli de broussailles presque impénétrables. En conséquence, les bords d’un petit nullah ou ruisseau étaient couverts des traces qu’y avaient laissées les tigres et autres animaux de proie.

Les voyageurs s’arrêtèrent en cet endroit pour boire et pour se rafraîchir eux et leurs chevaux ; et, non loin de là, Hartley vit un spectacle qui le força de comparer le sujet qui occupait toutes ses pensées au malheur qui accablait un autre homme.

Dans un endroit peu éloigné du ruisseau, le guide appela leur attention sur un homme d’un aspect misérable, la barbe longue, les cheveux en désordre, assis sur une peau de tigre. Son corps était couvert de boue et de cendres, sa peau brûlée par le soleil, ses vêtements consistaient en quelques méchants haillons. Il ne sembla point remarquer la présence des étrangers, ne bougea point, ne prononça point un seul mot, et resta les yeux fixés sur un petit tombeau grossièrement construit avec les ardoises noires qu’on trouve abondamment en ce lieu, et présentant une petite niche pour une lampe. Lorsqu’ils s’approchèrent de cet homme, pour mettre devant lui quelques roupies, avec une poignée de riz, ils aperçurent à terre, près de lui, un crâne et des os de tigre, avec un sabre presque consumé par la rouille.

Tandis qu’ils considéraient cet objet misérable, le guide leur raconta sa tragique histoire. Sadhu Sing avait été sipahee, ou soldat, et pillard par conséquent. Né dans un village, maintenant à demi ruiné, qu’ils avaient traversé la veille, et dont il était l’orgueil, il avait été fiancé à la fille d’un sipahee, qui servait dans le fort de terre qu’ils voyaient s’élever au milieu de la jungle. En temps convenable, Sadhu, avec ses amis, vint pour épouser sa prétendue et l’emmener chez lui. Elle était montée sur un tatoo, petit cheval du pays, et Sadhu la précédait à pied avec ses amis, tous pleins de joie et d’orgueil. Lorsqu’ils approchèrent du nullah, où nos voyageurs étaient pendant ce récit, on entendit un horrible rugissement accompagné d’un cri de désespoir. Sadhu Sing se retourna aussitôt, et ne vit plus la nouvelle épouse, il aperçut seulement le cheval qui courait au grand galop dans une direction, tandis que dans l’autre les longues herbes et les hautes broussailles de la jungle étaient agitées comme la surface de l’Océan, quand un requin vient la troubler. Sadhu tira son sabre et courut dans cette direction ; le reste de la troupe demeura immobile de stupeur ; mais un rugissement s’étant fait entendre, ils s’enfoncèrent dans la jungle, armés de leurs cimeterres, et y trouvèrent bientôt Sadhu Sing, tenant dans ses bras le cadavre inanimé de son épouse, tandis qu’un peu plus loin gisait le corps du tigre, tué par un coup qui l’avait atteint près de la tête, et que le désespoir seul pouvait avoir porté… Le malheureux Sadhu, privé de son épouse, ne voulut recevoir aucune consolation, aucune assistance. Seul il creusa une fosse pour sa chère Mora ; seul il lui éleva le tombeau grossier qu’on voyait encore, et depuis, il ne quitta jamais cette place. Les bêtes féroces elles-mêmes semblaient respecter ou craindre l’excès de sa douleur. Ses amis lui apportaient quelque nourriture, et pour boisson il avait l’eau du nullah ; mais jamais il ne lui arriva de sourire ou de leur témoigner la moindre reconnaissance, à moins qu’ils ne lui apportassent des fleurs pour jeter sur le tombeau de Mora. Quatre ou cinq ans, au dire du guide, s’étaient déjà écoulés, et Sadhu Sing était encore là, au milieu des trophées de sa vengeance et de sa douleur, offrant tous les symptômes d’un âge avancé, quoique encore dans la fleur de la jeunesse. Cette histoire empêcha les voyageurs de s’arrêter plus longtemps ; le vakeel, parce qu’elle lui rappelait les dangers de la jungle, et Hartley, parce qu’elle coïncidait trop bien avec le sort de sa bien-aimée, qui était presque sous la griffe d’un tigre plus formidable que celui dont le squelette gisait devant Sadhu Sing.

Ce fut au fort de terre déjà mentionné que les voyageurs reçurent d’un peon, ou soldat d’infanterie, qui retournait alors vers la côte, les premiers renseignements sur la marche de la bégum et de sa troupe. Ils avaient voyagé, disait-il, avec beaucoup de célérité, jusepi’à ce qu’ils eussent franchi les Ghauts, où ils avaient été rejoints par un détachement des troupes de la bégum, et où lui-même et d’autres qui étaient venus de Madras pour servir momentanément d’escorte, avaient été payés et renvoyés chez eux. Il avait compris que l’intention de la bégum Mootee Mahul était ensuite de se diriger à petites journées et en faisant de nombreuses haltes vers Bangalore, où elle ne désirait pas arriver avant que le prince Tippoo, avec qui elle désirait avoir une entrevue, fût de retour d’une expédition qu’il avait récemment entreprise dans les environs de Yandicota.

Après force questions inquiètes, Hartley eut lieu d’espérer que, quoique Séringapatam fût de soixante-quinze milles plus à l’est que Bangalore, néanmoins, en faisant diligence, il pourrait avoir le temps de se jeter aux pieds d’Hyder, et d’implorer son intervention, avant que l’entrevue de Tippoo et de la bégum décidât du destin de Menie Grey. D’autre part, il trembla lorsque le peon lui dit que le bukshee de la bégum, qui était venu avec elle à Madras, sous un déguisement, avait alors repris le costume et le rôle qui appartenait à son rang, et qu’on s’attendait à le voir prochaînement honoré par le prince mahométan de quelque haute dignité. Il apprit, avec une inquiétude plus vive encore, qu’un palanquin, gardé avec un soin extrême par les esclaves de la jalousie orientale, renfermait, disait-on tout bas, une Féringi, belle comme une houri, que la bégum avait fait venir d’Angleterre, pour l’offrir en présent à Tippoo. L’acte d’infamie était donc en bon chemin de s’accomplir ; il s’agissait de savoir si, par sa diligence, Hartley pouvait encore y mettre obstacle.

Lorsque cet ardent vengeur de l’innocence persécutée arriva dans la capitale d’Hyder, on peut croire qu’il n’employa point son temps à examiner le temple du célèbre Vishnou, ou à regarder les splendides jardins appelés Loll-bang, qui étaient alors un monument de la magnificence d’Hyder, et qui renferment aujourd’hui ses dépouilles mortelles. Il ne fut pas plus tôt arrivé dans la ville, qu’il se rendit, en toute hâte, à la principale mosquée, ne doutant pas que ce ne fût l’endroit où il obtiendrait le plus facilement des nouvelles de Barak el Hadgi. Il s’approcha donc du lieu saint, et comme y entrer eût coûté la vie à un Féringi, il employa l’entremise d’un dévot musulman pour recueillir des renseignements sur la personne qu’il cherchait. Il apprit bientôt que le fakir Barak était dans la mosquée, comme il l’avait prévu, pieusement occupé à lire des passages du Coran, avec les notes des plus estimés commentateurs. L’interrompre dans ce saint exercice était chose impossible, et ce fut seulement par une forte récompense qu’il put décider le même musulman qu’il avait déjà employé, à glisser dans les plis de la robe du saint homme un papier contenant son nom et celui du khan où le vakeel avait établi son logement. L’agent rapporta pour réponse que le fakir, absorbé, comme on devait s’y attendre, par le service religieux dont il s’acquittait en ce moment, n’avait paru donner aucune attention au signe que le sahib Féringi (le gentilhomme européen) lui avait envoyé. Désespéré de perdre un temps dont chaque minute était si précieuse, Hartley s’efforça alors de déterminer le musulman à interrompre les dévotions du fakir par un message verbal ; mais l’homme fut indigné de cette seule proposition.

« Chien de chrétien ! s’écria-t-il, qui es-tu, toi et toute ta génération, pour que Barak el Hadgi perde une pensée divine en faveur d’un infidèle comme toi ? »

Exaspéré et incapable de se contenir, l’infortuné Hartley se prépara à pénétrer lui-même dans l’enceinte de la mosquée, dans l’espoir d’interrompre la récitation éternelle et monotone dont le bruit sortait du lieu saint, lorsqu’un vieillard lui appuya la main sur l’épaule, l’empêcha de commettre une imprudence qui aurait pu lui coûter la vie, et lui dit : « Vous êtes un sahib Angrezie (un Anglais) ; j’ai été telinga (simple soldat) au service de la compagnie, et j’ai mangé son sel. Je ferai votre commission pour le fakir El Hadgi. »

À ces mots il entra dans la mosquée, et revint aussitôt avec la réponse du fakir, conçue en termes énigmatiques : « Celui qui veut voir le soleil se lever doit veiller jusqu’à l’aurore. »

Avec ce mince sujet de consolation, Hartley se retira dans son hôtellerie pour méditer sur la futilité des promesses faites par les naturels du pays, et pour chercher un autre moyen de pénétrer jusqu’à Hyder. Il perdit bientôt tout espoir, en apprenant de son compagnon de voyage, qu’il trouva au khan, que le nabab était absent de la ville pour une expédition secrète qui pouvait le retenir deux ou trois jours. C’était la réponse que le vakeel avait reçue lui-même du dewan, avec ordre ultérieur de se tenir prêt pour le jour où il serait appelé à remettre ses lettres de créance au prince Tippoo, au lieu du nabab ; ainsi son affaire se trouvait envoyée au fils, d’une manière qui ne promettait guère de succès à sa mission.

Hartley tomba presque dans le désespoir. Il s’adressa à plus d’un officier qu’on supposait être en crédit près du nabab ; mais le moindre mot qu’il proférait sur la nature de son affaire semblait les frapper tous de terreur. Aucune des personnes qu’il consulta ne voulut intervenir en sa faveur, ni même consentir à l’écouter jusqu’au bout ; et le dewan lui déclara tout net que se mettre en opposition avec les désirs du prince Tippoo, c’était courir à une perte certaine : en conséquence, il exhorta le docteur à retourner vers les côtes. La tête perdue par suite de ces différents échecs, Hartley revint le soir au khan. La voix des muezzins, du haut des minarets, avait invité les fidèles à la prière, quand un esclave noir, âgé d’environ quinze ans, se présenta devant Hartley, et prononça d’un ton grave et par deux fois les paroles suivantes : Ainsi a parlé Barak el Hadgi, qui veille dans la mosquée : « Celui qui veut voir le soleil se lever, qu’il se tourne vers l’Orient. » L’esclave s’éloigne alors du caravansérail ; et l’on peut bien supposer que Hartley, s’élançant aussitôt, quitta le tapis sur lequel il s’était couché pour se délasser, suivit son jeune guide, armé d’une vigueur nouvelle et palpitant d’espérance.







CHAPITRE XV.

le dénouement.


C’était l’heure où la voix, du haut des minarets appelait les païens à la prière ; où l’étoile du soir qui pâlissait peu à peu ramenait la fraîcheur sur la terre en l’absence du soleil. Les rayons de la lune brillaient calmes et froids ; au superbe palais du visir un hardi chrétien vint seul.
Thomas Campbell. Cité de mémoire.


Le crépuscule tomba si vite, que c’était seulement à l’éclat de ses vêtements blancs que Hartley pouvait distinguer son guide, tandis qu’il parcourait le splendide bazar de la ville. Mais l’obscurité servit au moins à empêcher l’attention importune que les naturels eussent pu donner à un Européen portant le costume de son pays, spectacle fort rare à cette époque dans Séringapatam.

Les différents détours par lesquels il fut conduit se terminèrent à une petite porte pratiquée dans un mur qui, d’après les branches qu’on voyait retomber par-dessus, semblait entourer un jardin ou un bosquet.

La porte s’ouvrit dès que l’esclave eut frappé, et voyant entrer son guide, Hartley s’apprêtait à le suivre ; mais il recula à la vue d’un gigantesque Africain qui brandissait sur sa tête un cimeterre large de quatre doigts. Le jeune esclave toucha son compatriote avec une badine qu’il tenait à la main, et ce simple attouchement parut démonter le géant, dont le bras et l’arme retombèrent aussitôt. Hartley entra sans plus d’opposition ; il se trouva alors dans un bosquet de mangoustiers, à travers lequel une lune, nouvelle encore, brillait faiblement au milieu du murmure des eaux, des douces mélodies du rossignol et des parfums de la rose, du jasmin jaune, des fleurs d’orange et de citron, et des narcisses de Perse. De superbes dômes et de hauts portiques, qu’on apercevait imparfaitement à l’aide de cette lumière douteuse, semblaient annoncer le voisinage de quelque édifice sacré, où le fakir avait sans doute établi sa demeure.

Hartley hâta sa marche autant que possible, et entra par une porte de côté dans un passage voûté, au bout duquel se trouvait une autre porte. Là, son guide s’arrêta ; mais montrant cette seconde porte, il fit comprendre par signe à l’Européen qu’il pouvait y passer. Hartley l’ouvrit en effet, et se trouva dans une petite cellule, semblable à celle que nous avons déjà décrite, où étaient assis Barak el Hadgi et un autre fakir qui, à en juger par l’extrême ampleur de sa barbe blanche, qui remontait jusqu’à ses yeux des deux côtés, devait être un personnage d’une grande sainteté, aussi bien que de grande importance.

Hartley prononça le Salam alaïkum du ton le plus modeste et le plus respectueux ; mais son ancien camarade, loin de lui répondre, comme devait le faire espérer l’intimité qui avait existé entre eux, consulta seulement les yeux de son vénérable compagnon, et se contenta de désigner au docteur un troisième tapis sur lequel il s’assit en croisant les jambes, selon la coutume du pays, et un profond silence régna l’espace de plusieurs minutes. Hartley connaissait trop bien les usages orientaux pour risquer le succès de son entreprise par trop de précipitation. Il attendit une invitation à parler. Elle lui arriva enfin, par l’intermédiaire de Barak.

« Quand le pèlerin Barak, dit celui-ci, demeurait à Madras, il avait des yeux et une langue ; mais à présent il est guidé par ceux de son père, le saint Seheik-Hali-Ben-Khaledoun, supérieur de son couvent. »

L’extrême humilité du fakir parut à Hartley inconciliable avec l’aflectation que Barak avait mise à parler de son grand crédit, lorsqu’il demeurait à la Présidence ; mais l’exagération de leur propre importance est un faible commun à tous les hommes qui se trouvent en pays étranger. S’adressant donc au plus vieux fakir, il lui conta aussi brièvement que possible l’infâme complot qui était tramé pour livrer Menie Grey entre les mains du prince Tippoo. Il conjura le saint personnage, dans les termes les plus persuasifs, d’intercéder en sa faveur auprès du prince lui-même et du nabab son père. Le fakir l’écouta avec un air impassible, qui ressemblait assez à la manière dont un saint de bois regarde ceux qui lui adressent des prières. Il y eut un nouvel intervalle de silence dont profita Hartley pour recommencer ce qu’il avait déjà dit ; mais ne trouvant plus rien à dire, il fut forcé de se taire.

Le silence fut rompu par le vieux fakir qui, après avoir lancé un regard à son jeune compagnon, du coin de l’œil, sans changer, le moins du monde, la position de sa tête ou de son corps, dit : « Le mécréant a parlé comme un poëte. Mais pense-t-il que le nabab Khan-Hyder-Ali-Behauder contestera à son fils Tippoo le Victorieux la possession d’une esclave infidèle ? »

Hartley reçut en même temps un coup d’œil que Barak lui lança de côté, comme pour l’encourager à plaider sa cause. Il laissa s’écouler une minute, puis répliqua :

« Le nabab tient la place du Prophète, il juge le grand aussi bien que le petit. Il est écrit que quand le Prophète décida la contestation entre les deux moineaux au sujet d’un grain de riz, son épouse Fatime lui dit : « L’envoyé d’Allah fait-il bien d’employer son temps à rendre la justice dans des affaires si futiles, et à des êtres si méprisables ? — Apprends, femme, répondit le Prophète, que les moineaux et le grain de riz sont la création d’Allah. Ils ne valent pas plus que tu n’as dit ; mais la justice est un trésor d’une valeur inestimable, et elle doit être rendue par celui qui possède le pouvoir à tous ceux qui la lui demandent. Le prince exécute la volonté d’Allah, qui est juste dans les petites affaires aussi bien que dans les grandes, et envers le pauvre aussi bien qu’envers le riche. Pour l’oiseau qui a faim, un grain de riz vaut plus qu’un chapelet de perles pour un souverain… J’ai parlé.

— Bismallah !… louanges à Dieu ! il a parlé comme un mullah, » dit le vieux fakir avec un peu plus d’émotion, et en tournant un peu d’avantage la tête vers Barak ; car, pour Hartley, c’est à peine s’il daignait même le voir.

« Les lèvres de cet homme ont proféré ce qui ne saurait être mensonge, répliqua Barak, et il y eut un nouvel intervalle de silence.

Il fut de nouveau rompu par Scheik-Hali qui, s’adressant directement à Hartley, lui demanda : « As-tu ouï parler, Féringi, de quelque trahison méditée par ce kafr[37] contre le nabab Behauder ?

— D’un traître vient toujours trahison, répondit Hartley ; mais, pour parler d’après ma propre connaissance, j’ignore absolument un pareil complot.

— Il y a vérité dans les paroles de celui-là, dit le fakir, qui n’accuse son ennemi que d’après sa connaissance. Les choses que tu as dites seront rapportées au nabab, et comme Allah et lui voudront, ainsi il en adviendra. En attendant, retourne à ton khan, et prépare-toi à accompagner le vakeel de ton gouvernement, qui doit partir au point du jour pour Bangalore, la forte, l’heureuse, la sainte cité. Que la paix soit avec toi… N’est-ce pas cela, mon fils ?

Barak, à qui cet appel était adressé, répliqua : « Comme mon père a parlé.

Hartley n’avait pas d’autre alternative que de se lever et prendre congé des saints personnages avec la phrase d’usage : « Salam, la paix de Dieu soit avec vous ! »

Son jeune guide, qui l’attendait en dehors de la cellule, le reconduisit à son khan par des chemins détournés, où il n’aurait jamais pu retrouver sa route sans conducteur. Ses pensées, tandis qu’il marchait, n’étaient occupées que de sa dernière entrevue. Il savait qu’il ne fallait pas donner confiance absolue à des religieux musulmans. Toute la scène qui venait de se passer pouvait avoir été imaginée par Barak pour s’épargner la peine de servir un Européen dans une affaire aussi délicate ; et il résolut de régler sa conduite d’après les événements qui sembleraient confirmer ou contredire ce qu’il savait déjà.

À son arrivée au khan, il trouva le vakeel du gouvernement britannique fort affairé, et se préparant à obéir aux ordres que lui avait transmis le dewar ou trésorier du nabab, et qui lui enjoignait de partir le lendemnain, à la pointe du jour, pour Bangalore.

Il parut très-mécontent de cet ordre, et quand Hartley lui annonça qu’il se proposait de l’accompagner, il eut l’air de le regarder comme un fou, au lieu de le remercier, et lui donna à entendre que probablement Hyder avait l’intention de se débarrasser de tous deux, au moyen des maraudeurs qui infestaient les contrées qu’ils allaient traverser avec une si faible escorte. Cette crainte en fit naître une autre au moment du départ, quand ils virent arriver environ deux cents hommes de cavalerie, tous naturels du pays, et appartenant à l’armée du nabab. Le sirdar qui commandait cette troupe se conduisit avec politesse, et déclara qu’il avait ordre d’escorter les voyageurs, et de pourvoir à leur sûreté, ainsi qu’à leurs autres besoins durant le voyage ; mais ses manières étaient froides et réservées, et le vakeel persista à croire que les soldats venaient plutôt pour empêcher leur fuite que pour les protéger. Ce fut sous ces tristes auspices qu’ils parcoururent la route de Séringapatam à Bangalore en deux jours et demi environ, car la distance est de quatre-vingts milles.

En arrivant aux environs de cette belle et populeuse cité, ils trouvèrent un camp déjà établi à moins d’un mille des murs. Il occupait une hauteur couverte d’arbres, et dominait en plein sur les jardins que Tippoo avait formés dans un quartier de la ville. Les riches pavillons des principaux personnages étincelaient de soie et d’or ; et des piques à pointes dorées, ou garnies de houppes d’or, déployaient de nombreuses petites bannières sur lesquelles était écrit le nom de Prophète. C’était le camp de la bégum Mootee Mahul, qui, avec un petit détachement de ses troupes, montant à deux cents hommes environ, attendait le retour de Tippoo sous les murs de Bangalore. Les motifs particuliers qui leur faisaient désirer une entrevue, le lecteur les connaît ; aux yeux du public la visite de la bégum avait toute l’apparence d’une marque de respect, telle que les princes inférieurs et subalternes en témoignent souvent aux protecteurs dont ils dépendent.

Après qu’il se fut bien assuré de ces faits, le sirdar du nabab établit son camp en vue de celui de la bégum, mais à un demi-mille de distance environ, envoyant à la ville un courrier pour annoncer au prince Tippoo, dès qu’il serait de retour, qu’il était arrivé lui-même avec le vakeel anglais.

L’opération de dresser quelques tentes fut bientôt terminée, et Hartley, solitaire et chagrin, resta à se promener à l’ombre de deux ou trois mangoustiers qui ondoyaient les bannières au-dessus du camp de la bégum, et à songer avec amertume qu’au milieu de ces insignes du mahométisme était retenue Menie Grey, destinée, par un amant vil et parjure, à devenir la malheureuse esclave d’un sectateur de Mahomet. L’idée de se voir si près d’elle ajoutait encore à la douleur avec laquelle Hartley, en contemplant sa triste position, réfléchissait au peu de chances qu’il semblait avoir de parvenir à la sauver par la seule force de la raison et de la justice ; car c’était là tout ce qu’il pouvait opposer aux passions égoïstes d’un voluptueux tyran. Un amateur du romanesque aurait avisé au moyen d’effectuer sa délivrance par force ou par ruse ; mais Hartley, quoique homme de courage, n’avait point de goût pour les aventures, et aurait regardé comme désespérée une entreprise de ce genre.

Son seul rayon d’espérance lui vint de l’impression qu’il avait paru faire sur le vieux fakir ; car il lui était impossible de ne pas se flatter qu’il en recevrait assistance. Mais une chose à laquelle il était fermement résolu, c’était de ne point abandonner la cause qu’il avait commencé de défendre, tant qu’il lui resterait la moindre lueur d’espoir. Il avait vu, dans l’exercice de sa profession, la vie paraître et briller tout à coup dans les yeux du malade, alors même qu’ils semblaient être ternis par la main de la mort ; et il avait appris à ne pas perdre confiance au milieu des souffrances morales, par les succès obtenus contre celles qui n’étaient que physiques.

Pendant que Hartley méditait ainsi, il fut tiré de ses réflexions par une bruyante décharge d’artillerie partie du haut des bastions de la ville. Tournant les yeux dans cette direction, il aperçut, vers le nord de Bangalore, des flots de cavaliers accourant en désordre, brandissant leurs javelines de mille manières différentes, et pressant toujours leurs coursiers qui allaient déjà au grand galop. Les nuages de poussière qui accompagnaient l’avant-garde (car c’était l’avant-garde seule) joints à la fumée des canons, ne permirent point à Hartley de distinguer le corps principal qui suivait ; mais les éléphants équipés et les bannières royales, qu’on apercevait de temps à autre au milieu de cette espèce de brouillard, annonçaient évidemment le retour de Tippoo à Bangalore, tandis que des acclamations et des décharges irrégulières de mousqueterie indiquaient la joie réelle ou supposée des habitants. Les portes de la ville reçurent ce torrent vivant qui s’y précipita ; les nuages de fumée et de poussière furent bientôt dispersés, et l’horizon fut rendu au silence et à la sérénité.

Une entrevue entre personnages d’importance, et surtout de sang royal, est une affaire de très-grande conséquence dans l’Inde, et généralement on déploie beaucoup d’adresse pour attirer la personne qui reçoit la visite aussi loin que possible à la rencontre de celle qui la fait. Se lever simplement et aller au bout du tapis, ou bien s’avancer à la porte du palais, à celle de la ville, ou enfin à un mille ou deux sur la route, tout est un sujet de négociation. Mais l’impatience que ressentait Tippoo de posséder la belle Européenne le fit condescendre, en cette occasion, à un bien plus grand degré de politesse que n’osait s’y attendre la bégum : il désigna son jardin, adjacent aux murailles de la ville et renfermé dans l’enceinte des fortifications, pour lieu de leur entrevue. L’heure devait être celle de midi, le lendemain du jour de son arrivée ; car les naturels du pays sortent rarement le matin ou avant d’avoir déjeuné. Ces dispositions furent annoncées par le prince lui-même à l’envoyé de la bégum, lorsque celui-ci vint présenter à genoux le nuzzur, tribut consistant en trois, cinq ou sept moidores, toujours en nombre impair, et reçut en échange un khleaunt, ou vêtement d’honneur. L’envoyé fit de grands frais d’éloquence pour décrire l’importance de sa maîtresse, son dévouement et sa vénération envers le prince, et le plaisir que lui avait procuré d’avance la perspective de leur motakul ou entrevue ; il termina par quelques phrases plus modestes sur ses propres talents et sur la confiance que la bégum avait en lui. Il partit alors, et des ordres furent donnés afin que tout fût prêt le lendemain pour le sowarree, ou grand cortège ; quand le prince irait recevoir la bégum, en qualité d’hôtesse très-honorable, dans les jardins de sa maison de plaisance.

Long-temps avant l’heure indiquée, un rassemblement de fakirs, de mendiants et d’oisifs, devant la porte du palais, annonçait combien grande était l’attente de cette espèce de gens qui suit ordinairement les cortèges ; tandis qu’une foule de mendiants plus importune encore, les courtisans, se réunissaient vers le même endroit, montés sur des chevaux, ou sur des éléphants, selon qu’ils en avaient le moyen, toujours empressés à montrer leur zèle, et proportionnant toujours leur empressement à leuis espérances ou à leurs craintes.

À midi précis, des coups de canon tirés dans les cours extérieures, ainsi qu’une décharge de mousquets et de petites pièces d’artillerie portées par des chameaux, qui secouaient leurs longues oreilles à chaque décharge, annoncèrent que Tippoo venait de monter sur un éléphant. Le son grave et solennel du naggra, ou tambour des cérémonies, placé sur un éléphant, se fit alors entendre, comme une salve lointaine d’artillerie que suivrait le roulement prolongé d’une mousquetade, et à ce tapage répondirent de nombreuses trompettes et de nombreux tamtams ou tambours ordinaires, produisant une harmonie discordante, mais guerrière. Le bruit augmenta d’instants en instants, tandis que le cortège parcourut successivement les cours extérieures du palais, et défila enfin par les portes. En tête marchaient les chobdards, portant des baguettes et des masses d’argent, et proclamant en criant de toute la force de leurs poumons les titres et les vertus de Tippoo le grand, le généreux, l’invincible… fort comme Rustan, juste comme Noushirvan… avec une courte prière pour la continuation de sa santé.

Amenait ensuite une troupe confuse d’hommes à pieds portant javelines, mousquets et bannières, à laquelle s’étaient réunis des cavaliers revêtus, les uns de cottes de mailles, avec des casques d’acier sous leurs turbans, les autres, d’une espèce particulière d’arme défensive : elle consistait en riches vêtements de soie qui, rembourrés de coton, étaient ainsi à l’épreuve du sabre. Ces champions précédaient le prince, auquel ils servaient de gardes du corps. Ce ne fut que bien long-temps après que Tippoo leva son célèbre régiment du Tigre, discipliné et armé à la manière euroéenne. Immédiatement devant le prince venait, sur un petit éléphant, un homme à visage dur, à mine sévère, distributeur officiel des aumônes, et remplissant alors sa charge, en faisant pleuvoir de petites monnaies de cuivre sur les fakirs et les mendiants, qui, en luttant pour ramasser ces pièces, les faisaient paraître plus nombreuses. Cet agent de la charité mahométane, avec son visage repoussant, et son éléphant, qui marchait les yeux à demi courroucés et la trompe levée en l’air, semblait prêt à seconder les intentions du maître, et paraissait tout disposé à châtier ceux que la pauvreté rendrait trop importuns.

Arrivait ensuite Tippoo lui-même, richement costumé et assis sur un éléphant qui, levant la tête par-dessus tous ceux qui formaient le cortège, semblait être fier et comprendre sa dignité supérieure. La howdaw, ou siège que le prince occupait, était d’argent, relevé en bosse et doré : par derrière se trouvait une place pour un domestique de confiance qui agitait le grand chowry, ou queue de vache, destinée à écarter les mouches ; cet homme pouvait aussi, dans l’occasion, jouer le rôle d’orateur, et il possédait un répertoire de termes de flattere et de compliments. Les caparaçons du royal éléphant étaient de drap écarlate richement brodé d’or. Derrière Tippoo venaient divers courtisans et les oficiers de sa maison, presque tous montés sur des éléphants, portant leurs plus magnifiques costumes, et déployant la plus grande pompe.

Le cortège s’avança de cette manière par la principale rue de la ville vers la porte des jardins royaux. Les maisons étaient ornées de larges draperies, de châles en soie et de tapis brodés des plus riches couleurs, qui descendaient des balcons et des fenêtres : la hutte même la plus humble était décorée de quelque pièce de drap, de façon que toute la rue offrait un coup d’œil extraordinairement riche et brillant.

Ce splendide cortège, après avoir pénétré dans les jardins royaux, se dirigea, par une longue allée d’arbres magnifiques, vers une chabotra, ou plate-forme de marbre blanc, surmontée d’arcades également de marbre, qui occupait le centre du jardin. Elle était élevée de quatre ou cinq pieds au-dessus du sol, couverte de drap blanc et de tapis de Perse. Au milieu de la plate-forme était le musnud, ou coussin d’apparat du prince, de six pieds carrés, recouvert de velours cramoisi richement brodé. Par grâce spéciale, un petit coussin était placé à droite du prince, et la bégum devait l’occuper. En face de cette plate-forme était un bassin carré, en marbre, profond de quatre pieds, et rempli d’une onde aussi claire que le cristal ; et du milieu de cette fontaine partait un jet considérable, qui s’élevait en colonne liquide à la hauteur de vingt pieds.

Le prince Tippoo était à peine descendu de son éléphant, et assis sur le musnud, qu’on vit la majestueuse bégum s’avancer vers le lieu du rendez-vous. Elle avait laissé son éléphant à la porte des jardins qui ouvraient sur la campagne dans la direction opposée à celle par où le cortège de Tippoo était entré, et elle arrivait dans une litière découverte, richement décorée d’argent, et portée sur les épaules de six esclaves noirs. Toute sa personne était aussi belle qu’elle avait pu le faire à force d’étoffes de soie et de joyaux.

Richard Middlemas, comme Buckshee de la bégum, marchait tout près de sa litière, dans un costume aussi magnifique en lui-même qu’éloigné de toute mise européenne. Son turban était de soie précieuse et d’or, d’un tissu très-serré, et placé un peu sur l’oreille, et les bouts retombaient sur une épaule. Ses moustaches étaient relevées et frisées, et ses paupières étaient teintes d’antimoine. Sa veste était de brocart d’or, et la ceinture qui entourait sa taille était d’étoffe semblable à celle de son turban. Il tenait à la main un large sabre, recouvert d’un fourreau de velours cramoisi, et portait autour de son corps un grand baudrier orné de broderies. Quelles étaient ses pensées sous ce bel accoutrement, et avec la démarche fière qui y répondait ? Il serait horrible de les mettre au grand jour. Ses moins détestables espérances étaient peut-être celles qui tendaient à sauver Menie Grey, en trahissant à la fois le prince qui allait se confier à lui, et la bégum, par l’intercession de laquelle la confiance de Tippoo allait lui être accordée.

La litière s’arrêta lorsqu’elle approcha du bassin, mais du côté opposé à celui où le prince était assis sur son musnud. Middlemas aida la bégum à descendre, et la conduisit, couverte d’un voile épais de mousseline d’argent, vers la plate-forme de marbre. Toute la suite de la bégum suivait, remarquable par la richesse et la variété des costumes, mais composée d’hommes seulement ; et il n’y avait pas trace de femme dans son cortège ; seulement une étroite litière, gardée par vingt esclaves noirs, sabres dégainés, restait à quelque distance, dans un bosquet d’arbustes fleuris.

Lorsque Tippoo-Saïb, à travers l’épais brouillard que produisait le jet d’eau en retombant, eut remarqué le splendide cortège de la bégum qui s’avançait, il se leva de son musnud, de manière à la recevoir presque au pied de son trône, et échangea quelques politesses avec elle sur le plaisir qu’il ressentait à la voir. Après qu’ils se furent mutuellement demandé des nouvelles de leur santé, il la conduisit au coussin placé près du sien, tandis que ses courtisans s’empressaient de prouver leur courtoisie à ceux de la bégum, en leur procurant des places sur les tapis d’alentour, où ils s’assirent tous, les jambes croisées… Richard Middlemas en occupait une des plus honorables.

Les gens d’un rang inférieur se tinrent debout par derrière, et parmi eux étaient le sirdar d’Hyder-Ali avec Hartley et le vakeel de Madras. Il serait impossible de décrire les sentiments qui animèrent Hartley lorsqu’il reconnut l’apostat Middlemas et l’amazone mistress Montreville. Leur vue le confirma dans sa résolution de faire appel contre eux en plein durbar, à la justice que Tippoo était obligé de rendre à tous ceux qui se plaignaient d’injustices. Cependant le prince, qui avait jusque là parlé à voix basse pour louer, comme on peut le supposer, les services et la fidélité de la bégum, fit alors signe à son ministre, qui dit à baute voix : « En conséquence, et pour récompense de pareils services, le puissant prince, à la requête de la puissante bégum Mootee Mahul, belle comme la lune et sage comme la fille de Giamschid, arrête qu’il prend à son service le Buckshee des armées de ladite bégum, et lui remet, comme digne de toute sa coniiance, la garde de Bangalore, sa capitale chérie. »

La voix du crieur avait à peine cessé qu’une autre voix aussi sonore y répliqua du milieu de la multitude des assistants : « Maudit est celui qui fait du brigand Leik son trésorier, ou qui confie la vie des musulmans à la garde d’un apostat ! »

Ce fut avec une inexprimable satisfaction, et néanmoins en tremblant de doute et d’inquiétude, que Hartley reconnut en celui qui venait de parler ainsi le vieux fakir, compagnon de Barak. Tippoo sembla ne point s’apercevoir de cette interruption qui passa pour être sortie de la bouche d’un de ces dévots fanatiques à qui les princes musulmans permettent de grandes libertés. Le durbar revint donc de sa surprise, et, en réponse à la proclamation, fit entendre les applaudissements qui doivent toujours accueillir chaque manifestation de la royale volonté.

Ces acclamations n’eurent pas plus tôt cessé, que Middlemas se leva, vint se prosterner devant le musnud ; et, dans un discours préparé long-temps d’avance, se déclara indigne du grand honneur qui venait de lui être conféré, et protesta de son zèle pour le service du prince. Il restait quelque chose à ajouter, mais la voix lui manqua ; ses jambes fléchirent, et sa langue sembla lui refuser son office.

La bégum se leva aussitôt de son siège, malgré l’étiquette, et dit, comme pour suppléer à ce qui manquait au discours de son officier : « Mon esclave voudrait dire, qu’en reconnaissance d’un si grand honneur accordé à mon buckshee, j’ai peu de présents convenables à vous offrir : je puis seulement prier Votre Altesse de daigner recevoir un lis du Frangistan pour le planter dans le jardin secret de vos plaisirs. Que mon seigneur ordonne à ses gardes de conduire cette litière au zénana.

Un cri de femme se fit entendre au moment où, à un signal de Tippoo, les gardes de son sérail s’avançaient pour recevoir la litière fermée des mains des esclaves de la bégum. La voix du vieux fakir retentit encore plus forte et plus sombre que la première fois… « Maudit est le prince qui troque la justice contre la luxure ! Il mourra sur le seuil de sa porte par le glaive de l’étranger.

— C’est par trop insolent ! s’écria Tippoo ; entraînez ce fakir hors de la foule, et coupez-lui sa robe en lambeaux sur le dos avec vos chabouks[38]. »

Mais alors eut lieu une scène semblable à celle du palais de Seyd[39]. Tous ceux qui essayèrent d’exécuter l’ordre du despote irrité reculèrent devant le fakir, comme ils eussent reculé devant l’ange de la mort. En effet, il jeta à terre son chapeau et sa barbe postiche, et l’air courroucé de Tippoo se calma en un instant quand il rencontra l’œil sévère et terrible de son père. Un signe le fit descendre du trône, où Hyder lui-même monta, tandis que d’officieux serviteurs lui enlevaient son manteau percé pour le revêtir d’une robe d’une splendeur royale, et posaient sur sa tête un turban enrichi de joyaux. Le durbar poussa des acclamations en l’honneur d’Hyder-Ali-Khan-Behauder, » le bon, le sage, celui qui découvre les choses cachées ; qui vient dans le divan comme le soleil sortant d’un nuage. »

Le nabab imposa enfin silence d’un signe, et fut promptement obéi. Il promena majestueusement ses regards autour de lui, et enfin les arrêta sur Tippoo, dont le regard baissé vers la terre tandis qu’il se tenait debout au bas du trône les bras croisés sur la poitrine, contrastait fortement avec l’air superbe d’autorité qu’il avait pris quelques minutes auparavant. « Tu as voulu, dit le nabab, troquer la sûreté de ta capitale contre la possession d’une esclave blanche. Mais la beauté d’une femme a fait trébucher Salomon ben David dans son chemin ; comment donc à plus forte raison le fils d’Ilyder Naig resterait-il ferme malgré la tentation ?… Pour que tu voies distinctement, il faut écarter la lumière qui éblouit tes yeux. Cette femme féringi doit être mise à ma disposition.

— Entendre est obéir, » répliqua Tippoo, tandis que le sombre nuage qui couvrait son front montrait tout ce que cette soumission forcée coûtait à son esprit fier et fougueux. Dans les cœurs des courtisans témoins de cette scène régnait la plus vive curiosité d’en voir le dénoùument ; mais aucun ne laissait percer la moindre trace de ce désir sur son visage habitué dès long-temps à cacher tout sentiment intérieur. Les émotions de la bégum n’étaient pas visibles, grâce à son voile. Mais, malgré ses violents efforts pour déguiser ses alarmes, la sueur tombait à grosses gouttes du front de Richard Middlemas. C’est alors que le nabab prononça ces paroles qui résonnèrent comme une douce harmonie aux oreilles d’Hartley.

« Conduisez la femme féringi à la tente du sirdar Belash Cassim (c’était le chef à qui Hartley avait été confié). Qu’elle soit traitée en tout honneur, et qu’il se prépare à l’escorter avec le vakeel et le hakim Hartley, jusqu’au Payeen-Ghaunt (le pays au delà des défilés) : il répond de leur sûreté sur sa tête. » La litière était en route vers les tentes du sirdar, avant que le nabab eut fini de parler. « Quant à toi, Tippoo, continua Hyder, je ne suis point venu ici pour te ravir ton autorité, ou t’humilier devant le durbar. Les choses que tu as promises à ce Féringi, il faut les tenir. Le soleil ne redemande pas la splendeur qu’il prête à la lune, et le père ne ternit pas la dignité qu’il a conférée à son fils : les promesses que tu as faites, il faut les exécuter sur-le-champ. »

En conséquence, on reprit la cérémonie d’investiture par laquelle le prince Tippoo remettait à Middlemas le gouvernement important de Bangalore, sans doute avec la résolution intérieure, puisqu’on lui enlevait la possession de la belle Européenne, de saisir la première occasion qui se présenterait pour ôter cette charge au nouveau killedar : quant à Middlemas, il la recevait avec l’espérance de pouvoir encore trahir et le père et le fils. L’acte d’investiture fut lu à haute voix… la robe d’honneur fut mise sur le dos du killedar nouvellement créé, et des centaines de voix, tout en bénissant le choix sage de Tippoo, souhaitèrent au gouverneur bonne fortune et triomphe sur ses ennemis.

On amena ensuite un cheval, présent du prince. C’était un beau coursier de la race de Cuttyawar, à haute encolure, à large croupe ; il était de couleur blanche, mais l’extrémité de sa queue et de sa crinière était teinte en rouge ; la selle était de velours écarlate, la bride et la croupière garnies de clous dorés. Deux esclaves montés sur des chevaux plus petits conduisaient ce fringant animal, l’un portant la lance, l’autre la longue javeline de leur maître. Le cheval fut montré aux courtisans, qui applaudirent encore plus, et emmené pour être conduit en pompe par les rues où le nouveau killedar devait le suivre sur un éléphant, autre présent d’usage en pareille occasion, qu’on fit alors avancer, pour que les assistants admirassent la magnificence du prince.

Le gigantesque animal s’approcha de la plate-forme en agitant son énorme tête ridée, qu’il levait et qu’il abaissait comme par impatience, et en redressant sa trompe de temps à autre, comme pour montrer le gouffre de sa bouche sans langue.

Se retirant avec grâce et de l’air du plus profond respect, le killedar, charmé que la cérémonie fut enfin terminée, se tenait debout près du cou de l’éléphant, attendant que l’animal s’agenouillât à l’ordre de son cornac pour monter sur le howdah doré qui lui était destiné.

« Arrête ! Féringi, s’écria Hyder. Tu as reçu tout ce qui t’avait été promis par la bonté de Tippoo ; accepte maintenant ce qui est le fruit de la justice d’Hyder. »

À ces mots, il fit un signe avec le doigt, et le conducteur de l’éléphant fit aussitôt comprendre à l’animal la volonté du nabab. Entortillant sa longue trompe autour du cou du malheureux Européen, l’éléphant terrassa en un clin d’œil le misérable Richard devant lui, et, appuyant ses larges pieds difformes sur sa poitrine, il mit fin en même temps à sa vie et à ses crimes. Le cri que poussa la victime fut comme contrefait par le rugissement de l’animal, et un son assez semblable à un rire convulsif accompagné d’un cri perçant, partit de dessous le voile de la bégum. L’éléphant releva sa trompe en l’air, et répéta un de ses horribles bâillements.

Les courtisans gardaient un profond silence ; mais Tippoo, qui avait reçu quelques gouttes du sang de la victime sur sa robe de mousseline, la montra au nabab, en s’écriant d’un ton douloureux et presque irrité : Mon père… mon père… était-ce ainsi que ma promesse devait être tenue ?… »

« Apprends, jeune insensé, répliqua Hyder-Ali, que l’homme dont le cadavre gît à tes pieds avait formé le complot de livrer Bangalore aux Féringis et aux Mahrattes. Cette bégum… (elle tressaillit lorsqu’elle s’entendit nommer) nous a averti du complot, et a mérité ainsi son pardon d’y avoir trempé dans l’origine. L’a-t-elle fait seulement par amitié pour nous, c’est une chose que nous ne rechercherons pas trop soigneusement… Qu’on fasse disparaître ce tas de boue ensanglantée, et qu’on m’amène Hartley le hakim, et le vakeel anglais. »

On les fit avancer, tandis que des esclaves jetaient du sable sur les traces sanglantes, et que d’autres emportaient le corps tout défiguré.

« Hakim[40], dit Hyder, tu t’en retourneras avec la femme féringi et une sonmie d’or capable de lui faire oublier les injustices qu’elle a souffertes, et la bégum en déboursera une bonne partie. Et dis à ta nation : « Hyder-Ali fait fieurir la justice. » Le nabab s’inclina alors gracieusement vers Hartley, puis se tournant vers le vakeel, qui paraissait tout décontenancé : « Vous m’avez apporté des paroles de paix, dit-il, pendant que vos maîtres méditaient une guerre traîtresse. Ce n’est pas sur vous que ma vengeance doit tomber ; mais dites au kafr Paupiah et à son indigne maître, qu’Hyder-Ali voit trop clair pour se laisser ravir par trahison les avantages qu’il a obtenus par les armes. Jusqu’à présent, j’ai paru dans le Carnate comme un prince doux… À l’avenir je serai la tempête qui détruit. Jusqu’à présent, j’ai fait des incursions comme un conquérant miséricordieux, clément… désormais je serai le messager qu’Allah envoie aux royaumes contre lesquels il a prononcé l’arrêt fatal. »

Tout le monde sait de quelle effroyable manière le nabab tint sa promesse, et comment lui, et son fils ensuite, succombèrent sous la discipline et la bravoure des Européens. Le motif de la juste punition qu’il infligea en cette occasion avec tant de rigueur peut être attribué à sa politique, à son penchant réel pour la justice, et au désir d’en donner un exemple frappant en présence d’un Anglais, qu’il savait être un homme d’esprit et d’intelligence, ou enfin à toutes ces causes mêlées ensemble : mais dans quelles proportions ? ce n’est pas à nous à le décider.

Hartley regagna la côte en sûreté, avec Menie Grey, arrachée à un horrible destin au moment où elle ne conservait plus d’espérance. Mais les nerfs et la santé de la pauvre fille avaient reçu un choc dont elle souffrit beaucoup et long-temps, et dont elle ne put même jamais se remettre entièrement. Les principales dames de l’établissement anglais, émues par l’histoire singulière de ses infortunes, l’accueillirent avec la plus vive tendresse, et lui prodiguèrent tous les soins, toutes les attentions de l’hospitalité. Le nabab, fidèle à sa promesse, lui envoya une somme d’argent qui ne montait à rien moins qu’à dix mille moidores, tirée en majeure partie, suivant toute apparence, des coffres de la bégum Mootee Mahul ou Montreville. On n’apprit rien de bien certain sur le sort de cette aventurière ; mais ses forteresses et ses domaines passèrent entre les mains d’Hyder, et la renommée publia que, dépouillée de toute importance et privée de tout pouvoir, elle périt par le poison, soit qu’elle l’eût pris de plein gré, soit qu’il lui eût été administré par quelque autre personne.

On pourrait penser que l’histoire de Menie Grey se termina fort naturellement par son union avec Hartley, à qui elle devait tant pour son héroïque intervention en sa faveur ; mais ses émotions avaient été trop violentes et trop pénibles, sa santé trop complètement dérangée, pour lui permettre de songer pour le moment à contracter un mariage, même avec l’ami de sa jeunesse et le défenseur de sa liberté. Le temps aurait pu faire disparaître ces obstacles ; mais deux ans s’étaient à peine écoulés depuis leurs aventures dans le Mysore, lorsque le brave et désintéressé Hartley périt victime de son courage, en cherchant à arrêter les progrès d’une maladie contagieuse, qu’il gagna à la fin, et qui le conduisit au tombeau. Il laissa une partie considérable de la fortune qu’il avait acquise à Menie Grey, qui, comme de raison, ne manqua point d’offres de mariage. Mais elle respectait trop la mémoire d’Hartley pour lever, en faveur d’un autre, les empêchements qui l’avaient portée à lui refuser une main qu’il avait si bien méritée… et même si vaillamment gagnée.

Elle revint en Angleterre… et, chose assez rare… elle ne s’y maria point, quoique riche. S’établissant dans son village natal, elle sembla ne trouver de plaisir qu’à des actes de bienfaisance, qui auraient pu paraître excéder l’étendue de sa fortune, si l’on n’eût pris en considération la vie retirée qu’elle menait. Deux ou trois personnes qui vécurent dans son intimité purent apprécier la générosité, le désintéressement, la simplicité et l’affection qui faisaient la base de son caractère. Pour le monde en général, ses habitudes ressemblaient à celles de l’ancienne matrone romaine, sur la tombe de laquelle on grava ces quatre mots :

DOMUM MANSIT… LANAM FECIT[41].



CHAPITRE XVI.

conclusion.


Si vous dites une bonne plaisanterie, qui soit goûtée par tout le monde, arrive Dingly, et elle vous demande : « De quoi s’agit-il ?.. » Et avant qu’on puisse l’en informer, elle s’en va chercher quelque vieux haillon dans le cabinet.
Dean Swift.


Tandis que j’écrivais l’intéressante histoire que mes lecteurs viennent de terminer, on aurait pu dire que j’apprenais à m’habituer à la critique, comme un cheval s’habitue au feu. Grâce à quelques-uns de ces abus véniels de confiance, qui arrivent toujours en pareille occasion, mes entretiens particuliers avec la muse de fiction, devinrent matière à chuchotements dans le cercle de miss Fairscribe, où certaines personnes qui en faisaient l’ornement s’intéressaient beaucoup, à ce que je suppose, aux progrès de mon travail, tandis que d’autres « pensaient réellement que M. Chrystal Croftangry aurait dû, à son âge, avoir plus d’esprit. » Puis venaient les avis critiques, les remarques détournées, enfin toute cette raillerie à lèvres mielleuses qui convient à la situation d’un homme prêt à faire une folie, soit qu’il publie un livre, soit qu’il contracte un mariage : le tout accompagné des signes de tête et des coups d’œil discrets des amis qui sont dans la confidence, et de l’obligeante avidité des autres à connaître tout le secret.

Enfin l’affaire devint si publique que je me décidai à braver toute une réunion de personnes qui étaient venues prendre le thé, portant mon manuscrit dans ma poche, et cherchant à prendre l’air simple et modeste qu’un homme d’un certain âge doit avoir en pareille circonstance. Quand la théière eut fait le tour de la compagnie, quand les mouchoirs et les flacons furent préparés, j’eus l’honneur de lire la fille du chirurgien, pour l’amusement de la soirée. Tout se passa admirablement bien ; mon ami M. Fairscribe, qui s’était arraché à son bureau pour se joindre au cercle littéraire, ne s’endormit que deux fois, et se remit aisément à l’aide de sa tabatière. Les dames furent poliment attentives, et quand le chien, le chat ou un voisin causait quelque distraction, Katie Fairscribe, alerte comme un actif surveillant, s’empressait d’un regard, d’un signe, d’un mot prononcé tout bas, de rappeler tous les esprits à la lecture. Miss Katie déployait-elle une pareille activité seulement pour maintenir la discipline littéraire de sa coterie, ou s’intéressait-elle réellement aux beautés de l’ouvrage qu’elle désirait faire goûter aux autres ? C’est ce que je ne me permettrai pas de lui demander, de peur de me laisser entraîner à aimer cette jeune fille, qui est véritablement jolie, plus que la prudence ne me le permet, dans mon intérêt comme dans le sien.

Je dois l’avouer, le plaisir qu’on prenait à écouter mon histoire ne paraissait pas toujours bien vif : peut-être aussi lisais-je mal ; car tandis que je n’aurais dû songer qu’à donner aux expressions la force qu’elles avaient réellement, j’éprouvais la conviction glaciale qu’elles auraient pu et dû être beaucoup meilleures. Pourtant nous nous échauffâmes enfin quand nous abordâmes aux Indes orientales, quoique à propos des tigres dont il était parlé, une vieille dame à qui la langue démangeait depuis une heure, s’écriât : « Je suis curieuse de savoir si M. Croftangry a jamais entendu l’histoire de tigre Tullideph, » et eût presque voulu insérer le récit tout entier, en forme d’épisode de mon histoire. Elle se laissa pourtant mettre à la raison, et la mention des châles, des diamants, des turbans et des ceintures, qui fut faite ensuite, produisit l’effet habituel sur l’imagination des belles qui composaient l’auditoire. Le genre de mort si horriblement nouveau de l’amant infidèle eut, comme je m’y attendais, la bonne fortune d’exciter cette expression de pénible intérêt qui est produit par le bruit de la respiration à travers les lèvres serrées : et même une miss de quatorze ans poussa un grand cri. »

Enfin, ma tâche fut achevée, et les belles qui avaient daigné m’entendre m’ensevelirent sous un nuage d’encens, comme au carnaval on accable les élégants sous une pluie de dragées et d’eau de senteur. C’était « charmant ! — quel doux intérêt ! — ô monsieur Croftangry ! — quelle délicieuse soirée ! — combien nous vous sommes obligées ! » et enfin, « ô miss Katie, comment aviez-vous pu garder un tel secret si long-temps ? » Tandis que les chères âmes m’étoudaient ainsi sous les feuilles de rose, l’impitoyable vieille dame leur imposa à toutes silence par une discussion sur les châles, laquelle discussion, elle eut l’assurance de me le dire, était nécessairement amenée par mon histoire… Miss Katie s’efforça en vain d’arrêter le torrent de son éloquence ; elle mit tout autre sujet hors de cause. Des véritables châles de l’Inde, elle fit une digression sur les châles imités qu’on fabrique maintenant à Paisley avec la laine réelle du Thibet, et qu’on ne peut distinguer des vrais cachemires indiens, qu’à l’absence de certains points inimitables croisés dans la bordure. « Il est heureux, » dit la vieille dame en s’enveloppant dans un riche cachemire, « qu’il y ait moyen de distinguer une chose qui coûte 50 guinées de celle qui n’en vaut que 5 ; mais j’ose affirmer qu’il n’est pas une personne sur dix mille qui puisse voir en quoi consiste la différence. »

La politesse de plusieurs belles dames voulut ramener la conversation sur le sujet alors oublié de la réunion. « Comment avez-vous pu, monsieur Croftangry, recueillir tous ces mots si durs de la langue qu’on parle aux Indes ?… Vous n’y êtes jamais allé. — Non, madame, je n’ai pas eu cet avantage ; mais, comme les fabricants imitateurs de Paisley, j’ai composé mon châle en incorporant dans le tissu un peu de laine du Thibet, que mon excellent ami et voisin, le colonel Mac Kerris, un des meilleurs garçons qui traversèrent jamais un marécage dans nos montagnes ou parcoururent une jungle indienne, a eu la bonté de me fournir. »

Tout bien calculé, cette répétition, quoiqu’elle ne fût pas absolument de mon goût, m’a, en quelque sorte, préparé au jugement moins indulgent du public. C’est ainsi qu’un homme doit apprendre à parer un coup de fleuret avant d’affronter une épée ; et, pour reprendre ma première comparaison, un cheval doit être accoutumé à l’exercice à feu avant d’être conduit contre les balles. Eh bien, la philosophie du caporal Nym n’est pas la pire qu’on ait prêchée, « ça ira comme ça pourra. » Si le fruit de mes veilles fait plaisir au public, je pourrai bien réclamer encore l’attention de l’indulgent lecteur : sinon, ici finissent les Chroniques de la Canongate.


FIN DES CHRONIQUES DE LA CANONGATE.



IMPRIMERIE DE MOQUET ET C, RUE DE LA HARPE, 90.

  1. Inner house papers, dit le texte ; les papiers de la maison intérieure : Vinner house, est la cour de justice d’appel d’Édimbourg, où se jugent les affaires civiles. L’Outer house (chambre du dehors) est le tribunal de première instance. a. m.
  2. Peut-être miss Joanna Baillie, femme auteur, célèbre en Angleterre. a. m.
  3. Father’s linen (le linge du père). Le narrateur ne dit pas la chemise, parce que les femmes regardent ce mot comme indécent, de même que culotte, et quelques autres, bien qu’elles entendent sur le théâtre et dans des procès d’adultère, les paroles les plus obscènes. Pour exprimer le mot chemise, les Anglais sont plus riches que nous : shift ou smock est la chemise de femme, et shirt la chemise d’homme. a. m.
  4. Nom d’un jeu de balle des Écossais. a. m.
  5. Robin des bois. a. m.
  6. Ponies, dit le texte ; petite race de chevaux. a. m.
  7. Liste de causes criminelles, en Écosse. a. m.
  8. Historien anglais des Indes orientales, mort en 1801. a. m.
  9. Nouveau quartier d’Édimbourg. a. m.
  10. The Rambler, par Samuel Johnson. a. m.
  11. Abréviation de magister artium, maître-ès-arts. a. m.
  12. Richard III, voyez le drame de Shakspeare. a. m.
  13. Roboam, fils de Salomon. a. m.
  14. Nom des danses écossaises. a. m.
  15. Thane veut dire chef, comme on l’a vu dans Ivanhoe. a. m.
  16. expression idéale, formée de trois mots : loup, saut ; on, sur ; et height, hauteur.
  17. Monnaie des Indes.
  18. New-Castle. a. m.
  19. Mal auquel sont sujets les Européens qui vont dans l’Inde. a. m.
  20. Le mouton est la viande de prédilection en Écosse ; le haggis, sorte de pouding, y est un mets recherché ; le mulagatawny est une soupe des Indes, et le curry également un ragoût indien très-épicé. a. m.
  21. Bénédick, personnage morose de la comédie de Shakspeare, intitulée : Much ado about nothing, beaucoup de bruit pour rien. a. m.
  22. Voir Macbeth. a. m.
  23. Jeu de cartes. a. m.
  24. N’êtes-vous pas ce Richard Middlemas du village de Middlemas ? Répondez en latin. a. m.
  25. Je suis ce malheureux. a. m.
  26. Monnaie d’or du Portugal. a. m.
  27. Allusion à la comédie de Farquhar, The recruiting officer, dans laquelle se trouve le rôle vraiment comique du sergent Kite.
  28. Pipe des Indes. a. m.
  29. Princesse espagnole. a. m.
  30. Friponne. m. a.
  31. Logement de femmes. a. m.
  32. Formule de la servilité orientale. a. m.
  33. Général.
  34. Conseil de Hyder-Ali. a. m.
  35. Terrains marécageux garnis de joncs, de roseaux et de hautes broussailles, ou se cachent les animaux féroces. a. m.
  36. Dans chaque village le dowrah, ou guide, est un personnage officiel, salarié par la commune, et recevant une partie de la récolte ou un équivalent, de même que le forgeron, le balayeur et le barbier. Comme il ne peut rien exiger des voyageurs qu’il est chargé de conduire, il ne se fait jamais de scrupule d’abréger son voyage et d’allonger le leur en les menant au plus proche village, sans s’inquiéter de suivre la ligne de roule la plus directe, et, parfois il les abandonne tout à fait. Si le dowrah en titre est malade ou absent, aucune somme ne pourrait lui trouver un substitut. a. m.
  37. Kafr, c’est-à-dire, infidèle. a. m.
  38. Longs fouets. a. m.
  39. Voyez le Corsaire de lord Byron.
  40. Médecin. a. m.
  41. Elle resta au logis, et fila sa quenouille. a. m.