Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XXIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 119-131).

CHAPITRE XXIII.

De la mort soudaine du comte Gaston de Foix, et comment le vicomte de Chastelbon vint à l’héritage.


En celle même saison dévia aussi le noble et gentil comte de Foix assez merveilleusement. Je vous dirai et recorderai par quelle incidence.

Vérité est que de tous les ébats de ce monde souverainement il aimoit le déduit des chiens ; et de ce il étoit très bien pourvu, car toujours en avoit-il à sa délivrance plus de seize cents[1]. Le comte de Foix dont je parle étoit en Béarn en la marche d’Ortais, et allé jouer, ébattre et chasser ès bois de Sauve-Terre sur le chemin de Pampelune en Navarre, et avoit, le jour qu’il dévia toute la matinée, jusques à la haute nonne chassé après un ours, lequel ours fut pris. La prise de l’ours vue et la curée faite, jà étoit basse nonne. Si demanda à ceux qui étoient de-lez lui où on avoit appareillé le dîner ; on lui répondit à l’hôpital d’Érion à deux petites lieues d’Ortais : « Bien, dit-il, allons là dîner, et puis sur le soir à la freschière nous chevaucherons vers Ortais. » Tout ainsi comme il fut dit il fut fait ; ils s’en vinrent tout le pas chevauchant au village dessus nommé. Le comte de Foix descendit à l’hôtel, et ses gens aussi descendirent. Il entra en sa chambre et la trouva toute jonchée de verdure, fraîche et nouvelle, et les parois d’environ toutes couvertes de verds rameaux pour y faire plus frais et plus odorant, car le temps et l’air au dehors étoit malement chaud, ainsi comme il est au mois de hermi. Quand il se sentit en cette chambre fraîche et nouvelle il dit : « Cette verdure me fait grand bien, car ce jour a été âprement chaud. » Et là s’assit sur un siége et jengla un petit à messire Épaing de Lyon ; et devisoit des chiens, lesquels avoient mieux couru. Ainsi comme il parloit et devisoit, entra en la chambre messire Yvain, son fils bâtard, et messire Pierre de Cabestain ; et jà étoient les tables couvertes en la chambre même. Adonc demanda-t-il l’eau pour laver ; deux écuyers saillirent avant, Ramonnet Lane et Ramonnet de Copane ; et Ernaudon d’Espaigne prit le bassin d’argent, et un autre chevalier qui se nommoit messire Thibault prit la touaille. Il se leva du siége et tendit les mains avant pour laver. Si très tôt que l’eau froide descendit sur ses doigts que il avoit beaux, longs et droits, le viaire lui pâlit, le cœur lui tressaillit, les pieds lui faillirent, et chéy là sur le siége tourné, en disant : « Je suis mort. Sire vrai Dieu, merci ! » Oncques puis ne parla, mais il ne dévia pas si très tôt, et entra en peines et en transes.

Les chevaliers qui là étoient tous ébahis, et son fils, le prirent et le portèrent sur un lit entre leurs bras moult doucement, et le couchèrent et couvrirent, et cuidèrent qu’il eût eu tant seulement une deffaulte. Les deux écuyers qui l’eau avoient apportée, afin que on ne pensât qu’ils l’eussent empoisonné, vinrent au bassin et au lavoir, et dirent : « Vécy l’eau ! En la présence de vous nous en avons fait l’essai ; de rechef encore le voulons-nous faire. » Et le firent ; tant que tous s’en contentèrent. On lui mit en la bouche pain, eau et épices et toutes choses confortatives ; et tout ce rien ne lui valut, car en moins de demie heure il fut mort et rendit son âme moult doucement. Dieu par sa grâce lui soit miséricors !

Vous devez savoir que tous ceux qui là étoient furent ébahis et courroucés outre mesure, et fermèrent la chambre bien et étroitement, afin que ceux de l’hôtel ne sçussent point sitôt l’aventure ni la mort du gentil comte. Les chevaliers qui là étoient regardèrent sur Yvain, son fils, qui pleuroit et lamentoit, et tordoit ses poings ; ils lui dirent : « Yvain, c’est fait. Vous avez perdu votre seigneur de père : nous savons bien qu’il vous aimoit sur tous ; délivrez-vous, montez à cheval, chevauchez à Ortais : mettez-vous en saisine du châtel et du trésor qui dedans est, avant que nul y vienne ni que la mort de monseigneur soit sçue. »

Messire Yvain s’inclina à ces paroles et dit : « Seigneurs, grands mercis ; vous me faites courtoisie laquelle je vous remérirai encore ; mais baillez-moi les vraies enseignes de monseigneur mon père, car autrement je n’entrerois point au châtel. » — « Vous dites vérité, répondirent-ils, prenez-les. » Il les prit. Les enseignes étoient telles que un annel que le comte de Foix portoit en son doigt et un petit long coutelet dont il tailloit à la fois à table. Telles étoient les vraies enseignes que le portier du châtel d’Ortais connoissoit et nulles autres ; car sans celles montrer, il n’eût jamais ouvert la porte.

Messire Yvain de Foix se départit de l’hôpital d’Érion, lui quatrième seulement, et chevaucha hâtivement et vint à Ortais ; en laquelle ville on ne savoit encore nulles nouvelles de la mort du comte son père. Il passa tout au long de la ville sans rien dire, ni nul ne pensoit sur lui. Si vint au châtel et appela le portier. Le portier répondit : « Que vous plaît, monseigneur Yvain ? Où est monseigneur ? » — « Il est à l’hôpital, dit le chevalier, et me envoie ici quérir certaines choses qui sont en sa chambre, et puis retournerai vers lui ; et afin que tu m’en croies de vérité, regarde : véci son annel et son coutelet. » Le portier ouvrit une fenêtre et vit les enseignes, car vues les avoit autrefois. Si ouvrit le guichet de la porte, et entrèrent ens les deux, et le varlet garda les chevaux ou mena à l’étable.

Quand messire Yvain fut dedans, il dit au portier : « Ferme la porte. » Il la ferma. Quand il l’eut fermée, messire Yvain saisit les clefs et dit au portier : « Tu es mort, si tu sonnes mot. » Le portier fut tout ébahi et lui demanda pourquoi. « Pour ce, dit-il, que monseigneur mon père est dévié, et je vueil être au-dessus de son trésor avant que nul y vienne. » Le portier obéit, car faire lui convenoit ; et si aimoit aussi cher un profit ou plus pour messire Yvain que pour un autre. Messire Yvain savoit assez bien où le trésor du comte étoit et reposoit ; si se trait celle part. Et étoit en une grosse tour ; et avoit trois paires de forts huis barrés et ferrés au devant ; et tous les convenoit ouvrir de diverses clefs avant que on y pût venir. Lesquelles clefs il ne trouva pas appareillées, car elles étoient en un coffret long, tout de fin acier et fermé de une petite clef d’acier. Et celle clef portoit le comte de Foix sur lui quand il chevauchoit et vidoit Ortais ; et fut trouvée à un jupon de soie pendant, lequel il avoit vêtu dessus sa chemise, depuis que messire Yvain fut départi ; et quand elle fut trouvée des chevaliers qui étoient en la chambre à l’hôpital d’Érion, qui gardoient le corps du comte de Foix, moult s’émerveillèrent de quoi celle petite clef pouvoit servir. Adonc dit le chapelain du comte qui présent étoit, que on appeloit messire Nicole de l’Escalle, et qui savoit tous les secrets du comte de Foix, car le comte l’avoit bien aimé, et les jours qu’il étoit allé à son trésor, il y avoit mené son chapelain et non autrui ; si dit ainsi quand il vit la clef : « Messire Yvain perdra sa voie, car sans celle clef-ci il ne peut entrer au trésor, car elle déferme un petit coffret d’acier où toutes les clefs du trésor sont. »

Or furent les chevaliers tous courroucés, et dirent à messire Nicole : « Portez-lui et vous ferez bien ; il vaut trop mieux que messire Yvain soit au-dessus du trésor que nul autre, car il est bon chevalier, et monseigneur, que Dieu pardoint ! l’aimoit moult. » Répondit le chapelain : « Puisque vous le me conseillez, je le ferai volontiers. » Tantôt il monta à cheval. Si prit la clef, et se mit au chemin pour venir au châtel d’Ortais ; et messire Yvain, qui étoit au châtel d’Ortais, étoit moult ensoigné de quérir ces clefs, et ne les pouvoit trouver, et ne savoit viser voie comment il pourroit rompre les ferrures des huis de la tour, car elles étoient trop fortes, et si n’avoit pas les instrumens appareillés pour ce faire. Cependant qu’il étoit en ces termes, et que messire Nicole venoit pour adresser messire Yvain, nouvelles furent sçues a Ortais, ne sais par quelle inspiration, ou par femmes, ou varlets venans de l’hôpital d’Érion, que le comte de Foix, leur seigneur, étoit mort. Ces nouvelles furent moult dures, car le comte étoit aimé grandement de toutes gens. Toute la ville s’émut ; et s’en vinrent les hommes au souverain carrefour, et là commencèrent à parler l’un à l’autre ; et dirent les aucuns qui avoient vu passer messire Yvain tout seulet : « Nous avons vu venir et passer parmi la ville et aller vers le châtel messire Yvain ; et montroit bien à son semblant qu’il étoit courroucé. » Donc répondirent les autres : « Sans faute il y a advenu quelque chose, car il n’avoit point d’usage de chevaucher devant sans son père. » Ainsi que les hommes s’assembloient et se tenoient à ce carrefour et murmuroient, véez-ci venir le chapelain du comte et cheoir droit en leurs mains. Pour ouïr des nouvelles ils l’encloyrent, et lui demandèrent : « Messire Nicolle, comment va de monseigneur ? On nous a dit qu’il est mort. Est-ce vérité ? » — « Nennil, dit le chapelain ; mais il est moult deshaitié ; et je viens devant pour faire administrer aucune chose bonne pour sa santé, et puis retournerai devers lui. » Sur ces paroles il passa outre et vint au châtel, et fit tant qu’il fut dedans, dont messire Yvain eut grand’joie de sa venue, car sans la clef qu’il apportoit il ne pouvoit entrer dedans la tour du trésor.

Or vous dirai que firent les hommes de la ville. Ils entrèrent en trop grande suspeçon du comte, et dirent ainsi entre eux : « Il est toute nuit ; et si n’oyons nulles certaines nouvelles de monseigneur, de maître d’hôtel ni de clercs, ni d’officiers ; et si sont entrés au châtel messire Yvain et son chapelain, qui lui étoit moult secrétaire. Mettons garde sur le châtel pour celle nuit, et demain nous orrons autres nouvelles ; et envoyons secrètement à l’hôpital pour savoir comment la chose va, car nous savons bien que la greigneur partie du trésor de monseigneur est au châtel ; et si il étoit robé ni ôté par aucune fraude, nous en serions coupables et en recevrions blâme et dommage, si ne devons pas ignorer telle chose. » — « C’est vérité, répondirent les autres, qui tinrent ce conseil à bon. » Et vissiez incontinent les hommes d’Ortais éveillés ; et s’en allèrent vers le châtel, et s’assemblèrent tous en la place, et envoyèrent, les souverains de la ville, gardes à toutes les portes, afin que nul ne put entrer ni issir, sans congé. Et furent là toute la nuit jusques à lendemain. Adonc fut la vérité toute claire sçue que le comte de Foix, leur seigneur, étoit mort ; dont vissiez grands pleurs, cris et plaints de toutes gens, de femmes et d’enfans, parmi la ville d’Ortais, car ils avoient ce comte moult aimé. Cette nouvelle sçue de la mort, les guets se renforcèrent par-tout ; et furent tous les hommes de la ville en armes et en la place devant le châtel.

Quand messire Yvain de Foix, qui dedans le châtel d’Ortais s’étoit enclos, vit l’ordonnance et la manière des hommes de la ville, et que ils s’étoient aperçus et savoient jà la vérité de la mort son père, si dit au chapelain du comte : « Messire Nicole, j’ai failli en mon entente ; je ne pourrai issir ni partir d’ici sans congé, car ces hommes d’Ortais sont aperçus. Plus vient et plus s’efforcent de venir en la place devant le châtel ; il me faut humilier envers eux. Force n’y vaut rien. » — « Vous dites vérité, dit le chapelain, vous conquerrez plus par douces paroles que par dures. Allez, et si parlez à eux et faites par conseil. » Adonc s’en vint messire Yvain en une tour assez près de la porte ; et y avoit une fenêtre qui regardoit sur le pont et en la place où ces hommes se tenoient. En celle tour fut nourrie et gardée, tant qu’elle se maria, madame Jeanne de Boulogne, qui depuis fut duchesse de Berry, si comme il est écrit et contenu ci derrière en notre histoire. Messire Yvain ouvrit la fenêtre de la tour, et puis parla et appela les hommes de la ville. Les plus notables se trairent avant, et se mirent sur le pont moult près de lui pour ouïr et savoir quelle chose il voudroit dire. Il parla tout haut, et dit ainsi :

« Ô bonnes gens d’Ortais, je sais bien pourquoi vous êtes ci assemblés. Il y a cause. Si vous prie chèrement, de tant que vous avez aimé monseigneur mon père, que vous ne veuillez pas prendre en déplaisance ni courroux si je me suis avancé d’être venu premièrement prendre la saisine du châtel d’Ortais et du meuble qui est dedans, car je n’y vueil que tout bien, sans le efforcer. Vous savez que monseigneur mon père m’aimoit souverainement, ainsi comme son fils ; et eût volontiers vu qu’il me pût avoir fait son héritier. Or est advenu que par le plaisir de Dieu, il est trépassé de ce siècle, sans accomplir ni faire nulle ordonnance, et m’a laissé entre vous, où j’ai été nourri et demeuré, un povre chevalier, fils bâtard du comte de Foix, si vous ne m’aidez et conseillez. Si vous prie, pour Dieu et en pitié, que vous y vueilliez regarder, et vous ferez aumône ; et je vous ouvrirai le châtel, et entrerez dedans, car contre vous je ne le vueil ni garder ni clorre. »

Donc répondirent les plus notables, et dirent : « Messire Yvain, vous avez parlé bien et à point, et tant qu’il nous suffit. Si vous disons que nous demeurerons avecques et lez vous ; et est notre intention que ce châtel et les biens qui sont dedans nous garderons, et le vous aiderons à garder avecques vous ; et si le vicomte de Chastelbon, votre cousin, qui est héritier de cette terre de Béarn, car c’est le plus prochain que monseigneur votre père eut, se trait avant pour calenger l’héritage et les meubles, nous voudrons bien savoir comment ; et vous y garderons à parçons faire, et à messire Gratien votre frère, grandement votre droit ; mais nous supposons que quand le roi de France fut dernièrement à Toulouse, et monseigneur votre père fut devers lui, que aucune chose fut faite de ces ordonnances ; et de ce doit bien parler messire Roger d’Espaigne, votre cousin. Nous escriprons devers lui, et lui signifierons la mort de monseigneur, et lui prierons qu’il vienne ci pour nous aider à adresser et conseiller de toutes choses, tant pour les terres de Béarn et de Foix qui demeurent en ruine, que pour les meubles, à savoir quelle chose on en fera ; et aussi pour l’obsèque faire de monseigneur. Et tout ce que dit avons, nous le vous certifions et affirmons à tenir loyaument. » De cette réponse se contenta grandement messire Yvain, car elle fut moult courtoise. Messire Yvain ouvrit la porte du châtel d’Ortais. Ceux y entrèrent qui entrer y vouldrent, et allèrent partout les Ortaisiens. On y mit bonnes gardes et suffisans.

En ce propre jour fut apporté à Ortais et mis en un chercus le comte Gaston de Foix. Tous, hommes, femmes et enfans, pleuroient amèrement à l’encontre du corps, quand on l’apporta en la ville. Et lamentoient et récordoient la vaillance de lui, sa noble vie, son puissant état et gouvernement, son sens, sa prudence, sa prouesse, sa grand’largesse, la grand’prospérité de paix où ils avoient vesquieu le temps que leur gentil seigneur avoit régné, car il n’étoit ni avoit été François ni Anglois qui les eût osé courroucer. Là disoient toutes gens : « Comment les choses nous reculeront ! Comment nos voisins nous guerroieront ! Nous soulions demeurer en terre de paix et de franchise ; or demeurons-nous en terre de misère et de subjection, car nul n’ira au devant de nos besognes, nul ne les chalengera ni défendra. Ha ! Gaston ! beau fils ! pourquoi courrouçâtes-vous oncques votre père ! Si vous nous fussiez demeuré, qui si grand et si beau commencement aviez, ce nous fût un très grand reconfort ; mais nous vous avons perdu trop jeune, et votre père nous a trop petit duré. Il étoit encore un homme de soixante-trois ans[2], et n’étoit pas grand âge pour un tel prince qui étoit de bon corps et de grand’volonté, et qui avoit toutes ses aises et souhaits. Terre de Berne désolée et déconfortée de noble héritier, que deviendras-tu ? Tu n’auras jamais le pareil du gentil et noble comte de Foix. »

En tels lamentations et pleurs fut apporté le corps du gentil comte dessus nommé au long de la ville, et de sept chevaliers tels que je vous nommerai : le premier le vicomte de Bruniquel, de-lez lui le seigneur de Copane ; le tiers messire Roger d’Espaigne, et de-lez lui messire Remond Lane ; le sixième messire Remond de la Mote, de-lez lui le seigneur de Besach ; le septième messire Menault de Navaille, de-lez lui messire Richard de Saint-George. Là étoient derrière lui messire Yvain son fils bâtard, le sire de Corasse, le sire de Valencin, le sire de Barège, le sire de Quer et plus de soixante chevaliers de Berne, qui tantôt furent venus à l’hôpital d’Érion que les nouvel les furent sçues ; et fut apporté à viaire découvert, ainsi que je vous dis, à l’église des Cordeliers ; et là fut vuidé et embaumé, et mis en un chercus de plomb ; et laissé en cel état, et bonnes gardes de-lez lui jusques au jour de son obsèque ; et ardoient nuit et jour sans cesse autour du corps vingt quatre gros cierges tenus de quarante huit varlets, les vingt quatre par jour et les autres vingt quatre par nuit.

La mort du gentil comte Gaston de Foix fut tantôt sçue en plusieurs lieux et pays, et plus de gens en furent courroucés que réjouis ; car il avoit fait en son temps tant de dons et largesses que sans nombre, et pourtant étoit-il aimé de tous ceux qui de lui la connoissance avoient. Même le pape Clément, quand il en sçut les vraies nouvelles, en fut moult courroucé, pourtant que il avoit rendu grand’peine au mariage de sa cousine Jeanne de Boulogne, laquelle étoit duchesse de Berry. Pour ces jours se tenoit en Avignon l’évêque de Pamiers, car il ne se osoit tenir sur son bénéfice, pourtant que le comte de Foix, quoique ils fussent de lignage, l’avoit accueilli en haine, pour ce que cil évêque vouloit trop exaulser ses juridictions et affoiblir celles du comte de Foix ; si l’avoit-il fait évêque. Le pape le manda au palais. Quand il fut venu vers lui, il lui dit : « Évêque de Pamiers, votre paix est faite, le comte de Foix est mort. » De ces nouvelles fut l’évêque tout réjoui ; et se départit en briefs jours d’Avignon, et retourna en la comté de Foix sur son évêché.

Les nouvelles vinrent en France devers le roi et son conseil que le comte de Foix étoit mort. Par semblant le roi, son frère et le duc de Bourbon en furent courroucés pour la vaillance de lui ; et fut dit au roi de ceux de son conseil : « Sire, la comté de Foix est vôtre, de droite succession, puisque le comte de Foix est mort sans avoir hoir de sa chair par mariage, ni nul ne la vous peut débattre. Et aussi ceux de la comté de Foix le tiennent et disent ainsi ; et encore y a un point qui embellit grandement votre besogne ; vous avez prêté sus la somme de cinquante mille francs ; si envoyez saisir votre gage et le chalengez comme votre bon héritage, car ceux du pays désirent à venir et à être en votre main ; c’est une belle terre et qui grandement vous viendra à point, car elle marchist au royaume d’Arragon et de Castelongue, et on ne sait du temps à venir, si vous aviez guerre au roi d’Arragon, la comté de Foix vous seroit trop belle frontière, car il y a de beaux châteaux et de forts pour pourvoir de gens d’armes et y faire bonnes garnisons. »

Le roi entendit à ces paroles et s’inclina à son conseil et dit : « On regarde qui on y pourra envoyer ! » Donc fut regardé que on y envoieroit le seigneur de la Rivière, pourtant que autres fois il y avoit été et qu’il y étoit connu, et avecques lui l’évêque de Noyon. Quand ces deux seigneurs sçurent que ils avoient celle légation, si se ordonnèrent et pourvéirent grandement, et ne se départirent point sitôt ; et quand ils se mirent au chemin, si chevauchèrent-ils à petites journées et à grand loisir, et prirent leur chemin par Avignon.

Entrementes fut signifié le vicomte de Castelbon, qui se tenoit au royaume d’Arragon, de la mort son cousin le comte de Foix. Si se mit à voie ; et exploita tant par ses journées que il vint en Béarn et droit à Ortais. Ceux de la ville lui firent assez bonne chère, mais encore ne le recueillirent-ils point à seigneur ; et dirent que ils n’étoient pas tout le pays, et qu’il convenoit les nobles, les prélats et les hommes des bonnes villes mettre ensemble et avoir conseil comment tout ce se pourroit faire, car Béarn est une terre qui se tient de soi-même, noble et franche, et les seigneurs qui y demeurent et y ont leur héritage ne consentiroient jamais que le souverain le relevât de nullui.

Si fut avisé pour le meilleur que on feroit l’obsèque du bon comte Gaston de Foix à Ortais ; et seroient mandés tous les nobles et les prélats de Béarn, et ceux de la comté de Foix qui venir y voudroient, et là auroit-on conseil général comment on se cheviroit à la recueillette du seigneur. Si furent escripts et mandés à venir à Ortais à l’obsèque du comte tous les barons, les prélats et les chefs des bonnes villes de Béarn, et ceux de la comté de Foix aussi. Ceux de Béarn obéirent et y vinrent tous, mais ceux de la comté de Foix refusèrent et se excusèrent, disant que ils garderoient leur pays et leur terre, car ils avoient entendu que le roi de France envoyoit vers eux et qu’il vouloit de fait chalenger l’héritage de Foix, et tant que déclaration en seroit faite. Néanmoins l’évêque de Pamiers par lignage en fut requis et prié de là aller à Ortais. Et y alla en bon arroi et suffisant, ainsi comme à lui appartenoit.

Au jour de l’obsèque du gentil comte Gaston de Foix, derrain de ce nom, qui fut fait en la ville d’Ortais, en l’église des Cordeliers, en l’an de grâce Notre Seigneur, mil trois cent quatre vingt et onze, le douzième jour du mois d’octobre, par un lundi, eut moult de peuple du pays de Béarn et d’ailleurs, prélats barons, chevaliers ; et y eut trois évêques ; premier celui de Pamiers, et cil dit la messe et fit le service ; et puis l’évêque d’Aire, et l’évêque d’Auron des tenures de Béarn. Moult y eut grand luminaire et bien ordonné. Et tenoient devant l’autel, et tinrent durant la messe, quatre chevaliers, quatre bannières armoyées de Foix et de Béarn. La première tenoit messire Remond de Chastel-Neuf ; la seconde messire Espaing de Lion ; la tierce messire Pierre de Quer ; la quatrième messire Menault de Navailles. L’épée offrit messire Roger d’Espaigne, à dextre du Bourg de Copane et de Pierre Arnault de Béarn, capitaine de Lourde. L’écu portoit le vicomte de Bruniquel, à dextre de Jean de Chastel-Neuf et de Jean de Cantiron. Le heaume offrit le sire de Valencin et de Béarn, adextré de Ernauton de Rostem et de Ernauton de Sainte-Colombe. Le cheval offrit le sire de Corasse, adextré de Ernauton d’Espaigne et de Ramonnet de Copane.

Tout l’obsèque fut persévéré honorablement et grandement, selon l’usage du lieu. Et là furent les deux fils bâtards au comte de Foix, messire Yvain et messire Gratien, le vicomte de Castelbon, et tous les chevaliers et barons de Béarn, et de Foix aucuns. Mais ceux de Foix, le service fait, se départirent et montèrent à cheval, et vinrent dîner à Hereciel, deux lieues en sus d’Ortais.

À lendemain bien matin l’évêque de Pamiers se départit aussi, et ne voulut point être au général parlement qui se fit en ce jour des prélats, des barons et chevaliers, et des consuls des bonnes villes de Béarn. Et fut le jour de l’obsèque, après là messe dite, le comte de Foix ôté du chercus de plomb et enveloppé le corps en belle touaille neuve cirée, et ensepveli en l’église des Cordeliers devant le grand autel du chœur. De lui n’y a plus. Dieu lui fasse pardon !

Or vous parlerai de l’ordonnance du conseil qui fut à Orthez. Il m’est avis, si comme adonc je fus informé, que on dit au vicomte de Castelbon ainsi : « Sire, nous savons bien que par proismeté vous devez successer et tenir tous les héritages tant en Béarn comme en Foix, qui viennent de par monseigneur, cui Dieu pardoint ! mais nous ne vous pouvons pas à présent recevoir ainsi, car trop nous pourrions forfaire et mettre celle terre de Béarn en grand’guerre et danger ; car nous entendons que le roi de France, qui est notre bon voisin et qui moult peut, envoie par deçà de son conseil, et ne savons encore, jusques à tant que nous les aurons ouï parler, sur quel état cette légation se fait. Bien savons, et vous le savez aussi, que monseigneur, cui Dieu pardoint ! fut anten à Toulouse devers le roi de France, et eurent parlemens secrets ensemble, dont il faut que aucune chose prochainement s’en éclaircisse. Car, si il avoit donné ni scellé au roi de France Foix et Béarn, le roi de puissance les voudroit avoir et obtenir combien que nous voudrons bien savoir les articles et procès des besognes ; car entre nous de Béarn nous ne sommes pas conditionnés sur la forme de ceux de la comté de Foix ; nous sommes tous francs sans hommage ni servitude[3]. Et le comte de Foix est tenu du roi de France. Avec tout ce les Foissois ont les cœurs tous françois, et de léger recevront le roi de France à seigneur ; et disent jà et proposent, puisque notre sire est mort sans avoir héritier de son corps par mariage, que l’héritage de Foix retourne par droite ordonnance au roi de France. Sire, vous devez savoir que nous demeurerons en notre tenure, ni jà à nul jour ne nous asservirons, quelque seigneur que nous doyons avoir, soit le roi de France ou vous[4], mais nous vous conseillons que vous allez au-devant de ces besognes soit par sage traité ou autrement. »

Donc répondit le vicomte et demanda : « Par quel moyen voulez-vous que je œuvre ? Je vous ai jà dit que je ferai tout ce que par raison vous me conseillerez. » — « Sire, dirent-ils, c’est que vous priez messire Roger d’Espaigne, votre cousin que veci, qu’il vous tienne compagnie à vos coûtages ; et allez en la comté de Foix ; et traitez vers les nobles, les prélats et les bonnes villes ; et si tant pouvez faire qu’ils vous reçoivent à seigneur, ou que ils se dissimulent tant que vous ayez apaisé le roi de France et fait aucune ordonnance et composition par le moyen d’or et d’argent, tant que le héritage vous demeure, vous exploiterez sagement et bien. Et si vous pouvez être ouï des légaulx, qui en la comté de Foix seront envoyés de par le roi de France, pour payer cent mille ou deux cent mille francs, encore trouverez-vous bien la finance pour vous acquitter, car monseigneur, que Dieu pardoint ! en a laissé beaucoup derrière. Mais nous voulons et réservons que ses deux fils bâtards en soient partis biens et largement et de l’héritage et de la mise. »

Le vicomte de Chastelbon répondit et dit : « Beaux seigneurs, je vueil tout ce que vous voulez ; et veci messire Roger d’Espaigne, mon cousin, en la présence de vous ; je lui prie qu’il veuille venir avecques moi en celle chevauchée. »

Messire Roger répondit et dit que volontiers il iroit, comme pour être bon moyen envers tous. Mais si le roi de France, son souverain seigneur, ou ses commis, le requéroient que il fût de leur conseil, ou que de ce voyage il se déportât, il s’en voudroit déporter. Le vicomte de Chastelbon lui eut en convenant tout ce et lui dit : « Cousin, hors de votre volonté et conseil je ne me vueil jà ôter ; et quand vous serez près moi, j’en vaudrai trop grandement mieux en mes besognes. »

Sur cel état finèrent-ils leur parlement. Il m’est avis que le vicomte de Chastelbon fit une prière et requête à tous ceux qui là présens étoient, que il pût avoir par emprunt jusques à cinq ou à six mille francs pour poursuivir ses besognes. Secondement les deux bâtards proposèrent aussi leur besogne, et prièrent que de l’avoir que les Ortaisiens gardoient et qui avoit été à leur père ils pussent avoir. Et lors se remit de rechef le conseil ensemble ; et parlèrent les nobles, les prélats et les hommes des bonnes villes. Accordé et conclu fut que le vicomte dessus nommé auroit, sur la forme et condition qu’il mettoit, cinq mille francs, et les deux bâtards de Foix chacun deux mille francs. Donc furent les trésoriers appelés, et leur fut ordonné que ils les délivrassent. Ils le firent. Et devez savoir que toutes les ordonnances, tant d’officiers que d’autres gens, que le vicomte de Foix avoit en son vivant faites et instituées, se tinrent ; ni nulles ne s’en brisèrent. Et fut ordonné par le conseil de tout le pays que les Ortaisions auroient en garde le châtel d’Ortais et tout le meuble qui dedans étoit.

Le vicomte de Chastelbon à sa nouvelle venue fit grâce à tous les prisonniers qui étoient au châtel d’Ortais, desquels il y avoit grand nombre, car le comte de Foix, de bonne mémoire, étoit moult cruel en telles choses, et n’épargnoit homme vivant comme haut qu’il fût, puisqu’il l’avoit courroucé, qu’il ne le fit avaler en la fosse et tenir au pain et à l’eau tant qu’il lui plaisoit. Ni nul tant hardi étoit qui de la délivrance osât parler, sur peine d’avoir pareille pénitence. Et que ce soit vérité, il fit tenir ce vicomte de Chastelbon, dont je vous parle, au fond de la fosse, son cousin germain, huit mois tous entiers. Et quand il le délivra, il le rançonna à quarante mille francs, et les eut tous appareillés ; et depuis, tant comme il vesqui, il le tint en telle haine qu’il ne se osoit voir devant lui ; et si le comte de Foix eût vesqui encore tant seulement deux ans, ce vicomte n’eût jà tenu son héritage, Foix ni Bearn.

Or se départirent l’un de l’autre toutes gens qui à ce parlement à Ortais avoient été, et s’en retournèrent en leurs lieux ; et laissèrent le vicomte de Chastelbon chevir de ses besognes ; lequel s’ordonna au plus tôt qu’il put, et pria aucuns chevaliers et écuyers, lesquels il pensoit bien à avoir, à être de-lez lui ; et se partit d’Ortais bien à deux cents chevaux, et s’en vint à Morlens, une bonne ville fermée, la dernière de Bearn au lez devers Bigorre, à quatre lieues de Pau et à six de Tarbe. Le second jour que ils furent là venus, et qu’ils s’ordonnoient pour aller à Saint-Gausens, une autre bonne ville à l’entrée de la comté de Foix, séant sur la rivière de Garonne, nouvelles leur vinrent que l’évêque de Noyon et messire Bureau de la Rivière et le conseil du roi de France étoient venus à Toulouse. Si demanda le vicomte de Chaslelbon conseil à messire Roger d’Espaigne comment il se cheviroit, et quelle chose il feroit. Messire Roger lui répondit et dit : « Puisque nous avons ouï nouvelles d’eux, nous nous tiendrons ici sans aller plus avant, et regarderons quelle chose ils voudront faire. Je suppose assez que jà savent-ils une partie de notre état ; et ce qu’ils voudroient faire, ils le nous signifieront et manderont dedans briefs jours. » La parole de messire Roger d’Espaigne fut tenue et ouïe ; et se tinrent tous quois à Saint-Gausens attendans nouvelles. Au voir dire, pour entrer en la comté de Foix, ils n’avoient que faire plus avant ; car les bonnes villes, châteaux, passages et les entrées sur la rivière de Garonne étoient tous clos. Premièrement Paliminich, Cassères, Montesquieu, Carias, Ortingas, le Fossac, la cité de Palmiers, et le châtel en la garde de ceux de la ville, et puis Saverdun, Montaut, Massères, Vespins et tous les châteaux sur la frontière d’Arragon. Et disoient en la comté de Foix que nul étranger, à puissance de gens d’armes, n’entreroit en ville ni châtel qui y fût, tant que la chose fût éclaircie. Et toutes fois, à ce que ceux du pays montroient, ils avoient grand’affection à demeurer et être au roi de France et être gouvernés et menés par un sénéchal, ainsi comme le pays et la cité de Toulouse sont, et ceux de Carcassonne et de Beaucaire. Mais il n’en ira pas à leur entente, si comme je vous recorderai assez briévement, car advint que, quand le conseil et les commissaires du roi de France dessus nommés furent venus à Toulouse, et ils demandèrent des nouvelles à l’archevêque du lieu et au sénéchal de Foix et de Bearn, on leur en dit assez ; car plusieurs suffisans hommes de Toulouse et de là environ, pourtant que grandement ils avoient aimé le comte de Foix, avoient été au service et obsèque qui faits avoient été à Ortais ; si avoient enquis et demandé de l’état du pays, et on leur en avoit dit une partie, ceux qui en cuidoient aucune chose savoir. Sur cet état s’avisèrent et conseillèrent ensemble l’évêque de Noyon et le sire de la Rivière. Conseillé fut que ils manderoient messire Roger d’Espaigne, car cil étoit de foi et de hommage au roi de France et son officier sénéchal de Carcassonne. Si lui requéroient, si métier faisoit, à demeurer devers eux. Si comme ils le proposèrent ils le firent ; et envoyèrent un homme de bien et unes lettres scellées closes devers messire Roger d’Espaigne. Cil se départit de Toulouse, et entendit qu’il trouveroit messire Roger d’Espaigne à Mont-Royal de Rivière ou à Saint-Gausens et le vicomte, si métier faisoit, car ils s’étoient de Morlens avalés jusques à l’entrée de la comté de Foix.

Au départir de Toulouse, il prit le chemin de Saint-Gausens ; et chevaucha tant qu’il y vint, car il y peut avoir environ douze lieues. Lui venu, il se trait devers messire Roger, et lui montra ses lettres, et lui dit qui les lui envoyoit. Messire Roger les prit, ouvrit, legy, et puis répondit et dit à l’écuyer : « Vous demeurerez meshuy, et demain vous vous partirez, et espoir aurez-vous compagnie. » Cil l’accorda. Sur ces lettres et sur cel état dessus nommé se conseillèrent ensemble le vicomte et messire Roger. Eux conseillés, pour le meilleur ordonné fut, que messire Roger se départiroit de là et iroit à Toulouse, et parleroit à l’évêque de Noyon et au seigneur de la Rivière, et orroit et sauroit quelle chose ils voudroient dire ou faire. À lendemain se mirent en chemin messire Roger d’Espaigne et cil qui les lettres avoit apportées, et chevauchèrent tant ce jour, et leur route, qu’ils vinrent sur le soir à Toulouse ; et se traist messire Roger et ses gens à l’hôtel, et le messager devers ses maîtres. Sçu fut des commissaires du roi que messire Roger d’Espaigne étoit venu ; si dirent entre eux : « Demain orrons nouvelles, puisque messire Roger est venu. » Celle nuit se passa. À lendemain, après messe, messire Roger d’Espaigne se trait devers l’évêque de Noyon et le seigneur de la Rivière moult doucement, et bien le savoit faire. Quand ils se furent accointés et approchés de parole, l’évêque de Noyon et le sire de la Rivière, l’un par l’autre commencèrent à parler et à proposer bellement et sagement ce pourquoi ils étoient venus ; et premièrement ils montrèrent les procurations du roi, et comment ils étoient établis à prendre la saisine et possession de la comté de Foix.

Messire Roger connut bien toutes ces choses, et tint les procurations à bonnes, et les lettres de créances aussi ; et quand il eut tout ouï et entendu, il répliqua un autre propos moult doucement et dit : « Monseigneur de Noyon, et vous sire de la Rivière, je ne suis pas si avant du conseil du roi notre sire comme vous êtes ; et si j’en étois je aiderois à conseiller ainsi, sauve votre correction, que le roi reprit son argent, et un peu outre, lequel il dit et montre, et bien est vérité, que il a prêté sur l’héritage avoir de la comté de Foix après la mort du comte dernièrement trépassé, et laissât le droit héritier venir à la comté de Foix et à son héritage. Si feroit, je crois, son profit, son honneur et la salvation de son âme ; et à ce que je vous dis et propose, je vous y mettrai raison, et vous le veuilliez entendre. Premièrement c’est une chose toute claire et notoire que il n’étoit nul besoin au comte de Foix de engager sa terre, car de l’or et de l’argent avoit-il assez ; et ce qu’il en fit et avoit empensé à faire, ce ne fut fors pour frauder et déshériter son hoir le vicomte de Chastelbon, pourtant qu’il l’avoit accueilli en haine, et si ne savoit espoir cause pourquoi. Secondement le profit du roi seroit en ce que la terre de Foix lui coûtera bien autant à garder tous les ans que les rentes en vaudront à ses receveurs. Tiercement il perdra l’hommage et le service d’un homme dont il s’étoit servi, qui bien y fait à regarder, et si sera grandement chargé en conscience de déshériter autrui. Aussi, au vendre l’héritage et acheter, qui justement voulsist être allé avant, on dût avoir appelé tous les prochains du comte de Foix qui, au temps à venir, pouvoient avoir cause par succession de venir et chalenger l’héritage de la comté de Foix, et ceux sommés et satisfaits, si rien y vouloient ni savoient que dire au vendage, et rien n’en a été fait. Pourquoi, beaux seigneurs, ces raisons considérées, vous qui êtes ici venus, et qui êtes seigneurs et hommes de grand’entendement et du conseil du roi, veuillez penser sus, avant que vous promouvez nulle chose qui tourne à fraude, ni que la conscience du roi soit chargée, car vous feriez mal et péché ; et encore est-il bien temps de y pourvoir et remédier. Mon cousin, le vicomte de Chastelbon, m’a ici envoyé devers vous pour proposer et remontrer toutes ces choses ; et vous prie très humblement, et je pour lui, que vous y veuilliez entendre, car il ne fait pas bon prendre ni retenir tout ce que de force on pourroit bien avoir. »

Quand messire Roger d’Espaigne eut parlé et proposé ce que vous avez ouï, l’évêque de Noyon et le sire de la Rivière regardèrent l’un sur l’autre, et puis parla premièrement l’évêque et dit : « Messire Roger, nous véons et savons assez que à ce que vous avez dit et proposé vous ne voulez que tout bien ; mais notre commission ne s’étend pas si avant, comme pour quitter et pardonner ce marché que le roi et le comte de Foix ont fait ; mais pour l’amour de vous, et pour adresser les besognes et que toutes parties se contentent, nous mettrons cette chose en souffrance, et vous prendrez la peine et le travail d’aller en France devers le roi et son conseil. Si leur remontrerez ce que bon vous semblera ; et si vous pouvez tant ni si bien exploiter par votre promotion et traité, que l’héritage de la comté de Foix demeure au vicomte de Chastelbon, auquel elle doit succéder, si comme vous dites, nous serons tous joyeux, car nous ne voulons nullui déshériter. » — « Messeigneurs, répondit messire Roger, vous m’avez contenté en ce disant. Or vous, séjournez et tenez-vous aises en la cité de Toulouse, car vos frais et dépens seront payés de l’argent et finance qui gît au châtel d’Ortais. » Ainsi exploita sur deux jours qu’il fut à Toulouse messire Roger d’Espaigne devers les commissaires du roi. On n’y pouvoit envoyer meilleur procureur de lui.

Au tiers jours prit congé aux dessus dits messire Roger d’Espaigne et leur dit : « Messeigneurs, je crois bien que pour adresser ces besognes, puisque je les ai entamées, il me faudra chevaucher en France ; et ne sais pas en quel état je trouverai le roi ni la cour ; si je demeure un petit outre raison, ne vous vueillez pas ennuyer, car ce ne sera pas ma coulpe de bref exploiter si je puis, mais la coulpe de ceux auxquels j’aurai à faire ; et souvent je vous envoierai lettres et mesagers. » — « Allez à Dieu, répondirent les seigneurs, messire Roger, nous le savons bien. »

Ainsi tous contens les parties se départirent l’un de l’autre ; ils demeurèrent à Toulouse, et messire Roger d’Espaigne retourna à Saint-Gausens devers le vicomte de Chastelbon, auquel il recorda toutes les paroles dessus dites. Le vicomte fut moult réjoui de ces nouvelles et dit : « Messire Roger, beau cousin, je me confie grandement en vous ; et la chose me touche trop grandement, car c’est pour l’héritage dont je suis venu et issu de lignée et dont je porte les armes. Je ne saurois qui envoyer en France fors que vous, ni qui sçut devant le roi, ses oncles ni leurs consaulx, proposer cette matière fors que vous. Si vous prie que, pour l’amour de moi et pour le bien desservir au temps à venir, vous vous veuillez charger de ce voyage. »

Messire Roger répondit et dit : « Je savois bien que vous m’en chargeriez ; et pour l’amour de vous et par lignage je le ferai. » Depuis ne demeura pas long terme que messire Roger d’Espaigne s’ordonna de tous points pour aller en France, sur la forme et état que vous avez ouï ; et prit le chemin de Rhodez pour abréger sa voie, car bonnes trèves étoient entre les François et les Anglois ; autrement le chemin qu’il prit ne lui eût point été profitable, car sur les frontières de Rouergue, de Quersin et de Limousin, en ces jours il y avoit encore beaucoup de forts qui faisoient guerre d’Anglois.

Nous lairrons un petit à parler de messire Roger d’Espaigne, qui chemine si à effort qu’il peut, et parlerons du roi de France et du duc de Bretagne.

  1. Gaston de Foix, surnommé Phœbus, était né en 1331. Ainsi il avait soixante ans au moment de sa mort en 1391. On n’est pas d’accord sur ce qui lui a fait donner le nom de Phœbus ; les uns veulent que ce soit parce qu’il était blond ; les autres parce qu’il aimait la chasse ; d’autres, parce qu’il avait pris le soleil pour emblème. Quoi qu’il en soit, ce nom est resté depuis pour désigner un style assez analogue à celui de ses compositions, des riens habillés en pompeux langage. Il nous reste de lui une chanson béarnaise et un Traité sur les déduits de la chasse. Voici la chanson qui lui est attribuée :

    Aqueles mountines
    Qui tà haütes soun
    Doundines,
    Qui tà hautes soun
    Doundoun,
    M’empêchent de bède
    Mas amous oün soun
    Doundène,
    Mas amous oün soun
    Doundoun.

    Si sahi las bède
    Ou las rencountra
    Doundène
    Ou las rencontra
    Dounda,
    Passeri l’aïguette
    Chens poü d’em nega,
    Doundène,
    Chens pou d’em nega,
    Dounda.

    C’est-à-dire : « Ces montagnes qui sont si hautes m’empêchent de voir où sont mes amours. Si je savois le lieu où je dois les rencontrer, je passerais la rivière sans peur de me noyer. »

    On voit par plusieurs passages des Chroniques de Froissart, que la langue habituelle du comte de Foix était le gascon. Lui-même dit, à la fin de ses Déduits de la chasse :

    « Et aussi ma langue n’est si bien duite de parler françois comme mon propre langage ; pour ce je prie et supplie au très haut, très honoré et très puissant seigneur messire Philippe de France, par la grâce de Dieu, duc de Bourgogne, comte de Flandre, d’Artois et de Bourgogne auquel j’envoie mon livre, etc. »

    Son livre est toutefois écrit d’une manière assez agréable, quoiqu’un peu emphatique quelquefois. On en jugera par le prologue que je donne ici, d’après les manuscrits de la Bibliothèque nationale, collationnés avec celui de la Bibliothèque particulière du Roi, au Palais-Royal, qui est aussi des plus rares et des mieux exécutés.


    Ci commence le Prologue du livre de la chasse que fit le comte Phœbus de Foix et seigneur de Béart.

    « Au nom et en l’honneur de Dieu, le créateur et seigneur de toutes choses, et de son benoist fils Jésus-Crist, et du Sainct Esperit, et de toute la Saincte Trinité et de la Vierge Marie, et de tous les saincts et sainctes qui sont en la grâce de Dieu ; je, Gaston, par la grâce de Dieu, surnommé Phœbus, comte de Foys, seigneur de Béart, qui tout mon temps me suis délité par espécial en trois choses : l’une est en armes, l’autre est en amours, et l’autre si est en chasse ; et des deux offices il y a eu de meilleurs maistre trop que je ne suy, car trop de meilleurs chevaliers ont esté que je ne suy : et aussi moult de meilleures cheances d’amours ont eu trop de gens que je n’aye, pour ce seroit grant niceté si je en parloye. Mais je remet aux deux offices d’armes et d’amour, car ceux qui les vouldront suivir à leur droit y apprendront mieuls de fait que je ne le pourrois deviser par parole, et pour ce m’en tairay : mais du tiers office, de qui je ne doubte que j’aye nul maistre, combien que ce soit vantance, de cellui vouldrois-je parler ; c’est de chasce. Et mettrai par chapitres de toutes natures de bestes, et de leurs manières et vie que l’en chasce communément ; car aucunes gens chassent lyons, lyépars, chevriaulx et buefs sauvages ; et de ceux-là ne vueil-je pas parler. Car pou les chasse-l’en, et pou de chiens sont qui les chassent. Mais des aultres bestes que l’on chasce communément, et chiens chascent voulentiers, entens-je à parler, pour apprendre moult de gens qui veulent chascier et qui ne le scevent mie faire, ainsi comme ont par aventure la voulenté. Et parleray premièrement des bestes doulces qui viandent, pour ce qu’elles sont plus gentils et plus nobles ; et premièrement du cerf et de toute sa nature. Secondement du rangier et de toute sa nature. Tiercement du dain et de toute sa nature. Quartement du bouc et de toute sa nature. Quintement du cheval et de toute sa nature. Sextement du lièvre et de toute sa nature. Septenement du connil et de toute sa nature. Et après parleray de l’ours et de toute sa nature. Après du sanglier et de toute sa nature. Après du loup et de toute sa nature. Après du renard et de toute sa nature. Après du chat et de toute sa nature. Après du blaireau et de toute sa nature. Après de la loutre et de toute sa nature. Et par la grâce de Dieu, parleray de la nature des chiens qui chascent et prennent bestes ; et premièrement de la nature des allants. Secondement de la nature des lévriers. Tiercement de la nature des chiens courants. Quartement de la nature des chiens pour la perdrix et pour la caille. Quintement de toutes natures de chiens meslés, comme sont de mastins et d’allants, de lévriers et de chiens courants, et d’autres semblables. Et après parleray de la nature et manière que bon veneur doit avoir. Et fut commencé ce livre le premier jour de may, l’an de grâce de l’incarnation de Notre Seigneur que l’on comptoit mil trois cent quatre vingt sept. Et cest livre j’ai commencé à ceste fin que je vueil que chascuns saichent, qui cest livre verront, ou orront que de chasce je ose bien dire qu’il peut venir beaucoup de bien. Premièrement homme en fuit tous les sept péchiés mortels. Secondement homme en est mieulx chevauchant, et plus viste et plus entendant et plus appert, et plus aysié et plus entreprenant, et mieulx congnoissant tous pays et tous passages, et brief et court. Toutes bonnes coustumes et meurs en viennent et la salvation de l’âme. Car qui fuit les sept péchiés mortels, selon notre foi il devroit estre saulvé ; doncques bon veneur sera saulvé ; et en cest monde aura assez de joie, de liesse et de déduit, mais qu’il se garde de deux choses : l’une qu’il ne perde la congnoissance ne le service de Dieu, de qui tout bien vient, pour la chasce ; l’autre qu’il ne perde le service de son maistre ne les propres besongnes qui plus lui pourroient monter.

    « Ore te prouveray comment bon veneur ne peut avoir nul des sept péchiés mortels. Premièrement tu sais bien que ocieuseté est cause de tous les sept péchiés mortels ; car quand homme est oyseux, négligent, sans travail, et n’est occupé à faire aucune chose, et demeure en son lit ou en sa chambre, c’est une chose qui tire à ymaginacion du plaisir de la char ; car il n’a cure fors que de demourer en un lieu, et penser en orgueil, ou en avarice, ou en yre, ou en paresse, ou en goule, ou en luxure, ou en envie. Car les ymaginacions de l’homme vont plus tost à mal que à bien par les trois ennemis qu’il a : c’est le diable, le monde, et la char. Donc est assez prouvée mon intention, combien qu’il ait trop d’aultres raisons. Mais elles seroient trop longues à dire ; et aussi chascun qui a bonne raison scet bien que ocieuseté est fondement de toutes males ymaginacions. Ore te prouveray comment ymaginacion est seigneur et maistre de toutes œuvres bonnes ou mauvaises que l’en fait, et de tout le corps et membres de l’homme. Tu scés bien que oncques œuvre bonne ou mauvaise, soit petite ou grande, ne se fist que premier ne fût imaginée et pensée ; donc elle est maistresse ; car selon ce que l’ymaginacion commande l’en fait l’œuvre bonne ou mauvaise, quelle que soit comme j’ay dit. Et se ung homme, pour quant que fust sage, ymaginât toujours qu’il estoit fol, ou qu’il eust aultre maladie, il le seroit ; car puisque fermement le cuideroit, il feroit les œuvres de fol, ainsi comme son imaginacion le commanderoit, et le cuideroit fermement. Si me semble que assez j’ay prouvé d’ymaginacion, combien que moult d’aultres raisons y ait, les quelles je laisse par la longueur de l’escripture, et pour ce que chascun qui a bonne raison scet bien que c’est vérité. Ore te prouveray comme le bon veneur ne peut être oyseux, ne en suivant ne peut avoir mauvaises œuvres. Car lendemain que il devra aler en son office, la nuit il se couchera en son lit et ne pensera que de dormir et de soi lever matin pour faire son office bien et diligemment ainsi que doit faire bon veneur ; et n’aura que faire de penser fors de la besongne qu’il a et est occupé, car il n’est point oyseux, aincois a assez à faire et ymaginer de soi lever matin et de bien faire son office, sans penser à aultres péchiés ne mauvaistiés ; et à matin, à l’aube du jour, il fault qu’il soit levé et qu’il aille en sa queste bien et diligemment, ainsi que je dirai plus à plaisir, quand je parlerai comment l’en doit quester ; et en ce faisant il ne sera point oyseux, car toujours est en œuvre. Et quand il sera retourné a l’assemblée encore a il plus à faire de faire sa suite, et de lessier courre sans qu’il soit point oyseux, et ne le convient à ymaginer fors que à faire son office. Et quand il a laissé courre, encores est moins oyseux, et doit moins ymaginer en nulz péchiez ne mauvaistiés, car il a assez à faire de chevaucher avecques ses chiens, et de bien les accompaigner, de bien huer et de bien corner, et de regarder de quoi il chasce et de quielx chiens, de bien requerir et redresser son cerf quand chiens l’ont failli ; et après, quand le cerf est pris, encore est-il moins oyseux, et moins mal pensant doit être ; car il a assez à penser et à faire de bien escorcher le cerf et de le bien deffaire, et lever les droits qui appartiennent, et de bien faire la curée, et de regarder quans chiens li faillent de ceulx qui ont esté amenez le matin au bois, et de les aller querir. Et quand il est à l’ostel encore est-il moins oyseux, et moins pensant doit être, car il a assez à faire de penser, de souper et de soinguer, lui et son cheval, de dormir et de reposer pour ce qu’il est las, de soi ressuyer ou de la rosée du bois, ou par adventure de ce qu’il aura plu. Ainsi dis-je que tout le temps du veneur est sans oysiveté et sans mauvaises ymaginacions. Il est sans males œuvres de péchié. Car, comme j’ai dit, oysiveté est fondement de tous mauvais vices et peschiez ; et veneur ne peut estre oyseux, s’il veult faire le droit de son office ; ne aussi avoir autres ymaginacions : car il a assez à faire à ymaginer et penser à faire son office qui n’est pas petite charge qui bien et diligemment le veult faire, espécialement ceulx qui aiment bien les chiens et leur office. Donc dis-je que, puisque veneur n’est oyseux, il ne peut avoir males ymaginacions ne il ne peut faire males œuvres : il faut qu’il s’en aille tout droit en paradis. Par moult d’aultres raisons qui seroient moult longues, prouverois-je bien cecy, mais il me souffist ; car chascun qui a bonne raison scet bien que je m’en vois parmi le voir. Ore te prouveray comment veneurs vivent en cest monde plus joyeusement qu’aultre gent. Car quand le veneur se liève au matin il voit la très doulce et belle matinée, et le tems cler et seri, et le chant des oiseletz qui chantent doulcement, mélodieusement et amoureusement, chascun en son langage, du mielx qu’il puet, selon ce que nature li aprent ; et quand le soleil sera levé, il verra celle doulce rosée sur les ruicelets et herbettes, et le soleil par sa vertu les fera reluire ; c’est grand plaisance et joie au cueur du veneur. Après quand il sera en sa queste, ou il verra ou il rencontrera bien tost, sans trop quester, de grand cerf ; et il détournera bien et en court tour ; c’est grand joie et plaisance à veneur. Après, quand il vendra à l’assemblée et fera devant le seigneur et les aultres compaignons son report, ou de veue à l’œil, ou de reporter par le pied, ou par les fumées qu’il aura en son cor ou en son giron, et chascun dira : « Veez ci grand cerf, et si est en bonne meute ; allons le laissier courre ; » lesquelles choses je déclarai cy avant, que c’est-à-dire dont a le veneur grant joie. Après, quand il commence sa suite ; et il n’a guères suivi, il l’orra ou verra lancer devant lui, et sçaura bien que c’est son droit, et les chiens vendront au lit et seront illec découplés tous sans ce que nulz eu aille accouplé et toute la meute la quiendra bien. Lors a le veneur grant joie et grant plaisir. Après, il monte à cheval à grant haste pour accompaigner ses chiens ; et pour ce que par aventure les chiens auront un petit esloignié le païs ou il les aura laissés, il prent aucun advantage pour venir au devant de ses chiens ; et lors il verra passer le cerf devant lui et le huera fort, et verra que les chiens viennent en la première bataille ou en la seconde, ou en la tierce ou quarte, selon ce qu’ils venront : et puis quant tous ses chiens seront devant, il se mettra à chevaucher menée après ses chiens, et huera, et cornera de la plus forte et grande haleine qu’il pourra, lors aura il grant joie et grant plaisir ; et je vous promet qu’il ne pense à nul autre péchié ne mal. Après, quant le cerf sera déconfit et aux abais, lors aura il grant plaisance. Après, quant il est prins, il l’escorche et le deffait, et fait la curée, aussi a il grant plaisir. Et quant il s’en vient à l’ostel, il s’en vient joyeusement, car son seigneur li a donné de son bon vin à boire à la curée. Et quant il est à l’ostel il se despoillera, et deschaucera, et lavera ses cuisses et ses jambes, et par adventure tout le corps ; et entre deux fera bien appareiller pour souper du lart du cerf et d’autres bonnes viandes et de bon vin. Et quant il aura bien mangié et bien beu, il sera bien lye et bien à aise : après il yra querre l’air et le serein du vespre pour le grant chaut qu’il a eu, et puis s’en yra boire et coucher en son lit en biaux draps frès et linges, et dormira bien sauvement sans penser de faire péchiez. Donc dis-je que veneurs s’en vont en paradis quant ils meurent, et vivent en cest monde plus joyeusement que nulle auttre gent. Encore te vueil-je prouver que veneurs vivent plus longuement que nulle autre gent. Car comme dit est en Ypocras : Plus occist replection de viandes que ne fait glaives ne coutiaulx ; et comme ils boivent et mangent moins que gens du monde ; car au matin, à l’assemblée, ils ne mangeront qu’un pou, et si au vespre ils souppent bien, au moins auront-ils à matin corigié leur nature ; car ils auront pou mangé, et nature ne sera point empeschée de faire la digestion, par quoi males humeurs ne superfluités se puissent engendrer. Et toutes voies, quant un homme est malade et que on le met en diette, et ne li donne l’en que de l’yaue de sucre et de tels chosetes, deux ou trois jours, ou plus pour abaissier ses humeurs et ses superfluités, et encore en ouitre le feront-ils vuider ; au veneur il ne faut pas faire cela ; car il ne peut avoir replection, par le petit manger et le travail qu’il a ; et supposé, ce que ne peut être, que fut ores plain de mauvaises humeurs, si scet-on bien que le plus grand terme de maladie qui puisse estre est suour. Et comme les veneurs si font leur office à chevau ou à pié, convient que en la suour s’en aille, s’il y a rien de mal ; mais qu’ils se gardent de prendre froit quant ils seront chaus. Si me semble que j’ay assez prouvé : car petit manger font faire les mires aux malades pour garir et suer, pour aterminer et garir du tout ; et comme les veneurs mangent petit et suent tous-jours, doivent-ils vivre longuement et sains ; et on désire en cest monde à vivre longuement et sain et en joie, et après la fin la salvacion de l’âme ; et veneurs ont tout cela. Donc soyez tous veneurs et ferez que sages. Et pour ce je loe et conseille à toute manière de gens, de quelque estat qu’ils soyent, qu’ils aiment les chiens et les chasces et deduis, ou d’une beste ou d’aultre, ou d’oysiaulx ; car d’estre oyseux sans aimer deduis de chiens ou d’oysiaulx, oncques, se m’aist Diex, n’en vy prodomme pour quant qu’il fut riches ; car ce part de très lasche cuer, quant on ne veult travailler ; et s’il avoit besoing ou guerre, il ne saroit que ce seroit ; car il n’a pas acoustumé le travail ; et convendroit que autre feist ce qu’il deust faire ; car on dit toujours : Tant vault seigneur, tant vault ses gens et sa terre. Et aussi dis-je, que oncques ne vy homme qui aimast travail et déduit de chiens ou d’oysiaulx, qui n’eust moult de bonnes coustumes en lui ; car ce il vient de droite noblesce et de gentillesce de cuer, de quelqu’estat que l’homme soit, ou grant seigneur, ou petit, ou povre, ou riche. »

    Quelques personnes pensent que le beau manuscrit du Roi est l’original même envoyé au duc de Bourgogne. Mais rien ne me semble confirmer cette assertion ; je lis au contraire dans la dernière page, qu’à la copie originale de son Traité des déduits de la chasse Gaston avait joint une oraison dédiée aussi à Philippe, et elle ne se trouve pas ici.

    « Et aussi, dit Gaston, li envoyé-je unes oroysons que je fis jadis quant nostre seigneur fut courroucié à moy »

    Le manuscrit de la bibliothèque du Palais-Royal a été donné le 22 juillet 1661 par le marquis de Rignaut à Louis XIV, à Fontainebleau, ainsi que le prouve une attestation de La Mesnardière, lecteur ordinaire de la chambre. Louis XIV en fit présent au comte de Toulouse, des mains duquel il passa dans celles de M. le duc de Penthièvre, puis dans celles de madame la duchesse douairière d’Orléans, et enfin dans la bibliothèque de M. le duc d’Orléans, aujourd’hui roi. Dans le même volume se trouve un roman en vers sur la Fauconnerie, aussi sur parchemin, mais d’une écriture moderne. Le même poëme a déjà été imprimé à la suite des Déduits de la chasse, de Gaston de Foix, ce qui a fait croire à quelques bibliographes qu’il était aussi de Gaston, mais il est véritablement de Gace de la Vigne, ainsi qu’on peut s’en convaincre par les vers suivans omis dans le manuscrit du Palais-Royal et dans les imprimés, et qui terminent tous les manuscrits du Roi que j’ai consultés.

    Gaces a fait ceste besoingne
    Pour Philippes duc de Bourgoingne
    Son très chier redoubté seigneur
    À qui Jhésus-Christ croisse honneur.
    Si lui supplie à son pouvoir
    Qu’en gré le vueille recevoir
    En suppléant, quant le verra
    Les deffaulx qu’il y trouvera ;
    Et prie à ceulx qui l’orront lire
    Qu’après sa mort ils vueillent dire,
    Que Dieulx lui pardoint ses deffaul,
    Car moult ayma chyens et oyseaulx.

    On lit aussi dans la Bibliothèque de Lacroix du Maine et Du Verdier qu’un manuscrit de ce poème, qui était dans la bibliothèque de monsieur de Selle, portait ces mots : « Gace de la Vigne, jadis premier chapelain de très excellent prince le roi Jean de France, que Dieu absolve ! commença ce roman à Redefort, en Angleterre, l’an 1359, du mandement du dit seigneur, afin que son quart fils, duc de Bourgoingne, qui adonc étoit jeune, apprît les déduits pour eschever le péché oiseulx, et qu’il en fut mieux enseigné en mœurs et vertus : et depuis le dit Gace l’a parfait à Paris. » D’après cette remarque, on est étonné que La Croix du Maine dise, dans le même article, que ce roman en vers fut écrit en l’honneur de Philippe de Valois, roi de France, puisque et l’épilogue et la note qu’il rapporte mentionnent Philippe, duc de Bourgogne, et non Philippe VI, roi de France. Mais telle est l’inexactitude avec laquelle les manuscrits se trouvent souvent copiés, que les erreurs les plus grossières s’y reproduisent à chaque instant, et qu’on rend obscurs ou inintelligibles les passages les plus curieux, les plus clairs et les mieux imprimés. Le savant Cuvier, dont l’esprit étendu embrassait tout, en a redressé une de ce genre dans ce même Traité des déduits de la chasse, de Gaston de Foix. En comparant le prologue que je donne avec les imprimés, on voit aisément combien les éditions gothiques étaient vicieuses. Ce défaut, si remarquable dans les morceaux où on ne recherche que le style, devient encore plus choquant dans les recherches des faits. Ainsi, par exemple, au chapitre deux, sur le rangier ou renne, Gaston de Foix avait dit, ainsi qu’on peut le voir dans les manuscrits de la Bibliothèque du Roi et de la bibliothèque de M. le duc d’Orléans, dont je viens de parler : « J’en ay veu en Nourvegue et Xuedene (Norwège et Suède) ; et en a oultre mer ; mais en Romain pays en ay-je pou veus. » Au lieu de cette leçon si simple et si claire, les imprimés avaient dit : « J’en ay veu en Morienne, et prendre oultre mer, mais en Romain pays en ay plus veu. » (Édition de Philippe Le Noir, apud Cuvier, Ossemens fossiles, t. iv pag. 59, in-4o) ; ou « J’en ay veu en Morienne et Puendève oultre mer, mais en Romain pays en ay-je plus veu. » (Édit. d’Antoine Verard). De là mille conjectures extraordinaires. Des naturalistes célèbres, tels que Buffon entre autres, en conclurent aussitôt que le renne avait existé dans les forêts de la France. M. Georges Cuvier, dont l’observation était toujours si bien guidée par la pénétration d’esprit, chercha à se rendre compte d’un fait qui démentait ses expériences ; et, les ouvrages de Gaston et de Froissart à la main, il vit que ce n’était pas dans les forêts de France que Gaston avait vu des rennes, mais bien en Suède et en Norwège, où il était allé chasser pendant le voyage qu’il fit avec le captal de Buch, en Prusse, dont il revint en 1358, au moment des affaires de la Jaquerie. Voyez, pour tous ces éclaircissement, G. Cuvier, Ossemens fossiles, t. iv, page 58 et suiv., article Cerfs vivans, note première Sur la prétendue existence du renne en France dans le moyen-âge.

  2. Il mourut le 12 août 1391, et était né en 1331.
  3. Les Béarnais avaient leurs fors et coutumes qui se sont long-temps conservés.
  4. On voit que ce langage ne manque pas de dignité et annonce des hommes habitués à n’obéir qu’aux lois qu’ils se sont données et qu’ils connaissent bien.