Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XXIV

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 444-448).

CHAPITRE XXIV.

Comment le chastel de Cremale et le chastel du Mesnil, séans ès parties de Bigorre, furent pris par les François et tous ceux dedans morts et pendus.


Adonc se cessa cel avis, et fut mandé l’engin où les arbalêtriers se tenoient pour traire quand on vouloit assaillir, qui étoit encore à la Baussée[1]. Il fut tout mis par pièces et charrié devant Cremale, et puis remis et redressé sur ses roues, ainsi comme il devoit être et aller ; et avecques ce on appareilla encore grand’plenté d’atournemens d’assaut ; et quand tout fut prêt pour assaillir, messire Gautier de Passac, qui désiroit à conquérir le chastel et ville de Cremale, fit sonner trompettes en l’ost et armer toutes manières de gens et traire chacun en son ordonnance, ainsi comme il devoit être. Là étoit le sénéchal de Toulouse avec ceux de sa sénéchaussée d’un côté ; d’autre part étoit messire Roger d’Espaigne, sénéchal de Carcassonne, avecques ceux de sa sénéchaussée. Là étoient le sire de Barbesan, messire Bénédict, le sire de Benac, le fils au comte d’Esterac, messire Raymond de Lille et les chevaliers et écuyers du pays, et chacun en sa bonne ordonnance. Lors commencèrent-ils à assaillir de grand’volonté, et ceux de dedans à eux défendre, car ils véoient bien que faire leur convenoit, pour ce que ils se sentoient en dur parti. Bien connoissoient que messire Gautier n’en prendroit nul à merci ; si se vouloient vendre tant comme ils purent durer. Là étoient arbalêtriers gennevois qui traioient de grand’manière, et tapoient ces viretons si au juste parmi ces têtes, que il n’y avoit si joli qui ne les resoignât ; car, qui en étoit atteint, il avoit fait pour la journée, et l’en convenoit du mieux reporter à l’hôtel.

Là étoit messire Gautier de Passac tout devant qui y faisoit merveilles d’armes à son pouvoir, et disoit aux compagnons : « Et comment ! seigneurs, nous tiendront meshuy celle merdaille ! Si ce fussent jà bonnes gens d’armes, je ne m’en émerveillasse mie, car en eux a plus de fait que il ne doit avoir en tels garçons comme il y a là dedans. C’est l’intention de moi que je vueil dîner anuit au fort. Or aperra si vous avez volonté d’accomplir mon désir. »

À ces mots s’avançoient compagnons qui désiroient à avoir grâce, et assailloient de grand’volonté. On prit échelles à foison à l’endroit où le grand engin étoit, auquel les Gennevois arbalêtriers se tenoient, et furent dressées contre le mur. Lors montèrent toutes manières de gens qui monter purent ; et arbalêtriers traioient si roidement et si ouniement que les défendans ne s’osoient à montrer. Là entrèrent les François par bel assaut en la ville de Cremale, les épées en la main, en chassant leurs ennemis, desquels en y ot morts et occis je ne sais quant, et tout le demourant furent pris. On entra par les portes en la ville. Là fut demandé à messire Gautier que on feroit de ceux qui furent pris. « Par Saint-Georges ! je vueil que ils soient tous pendus ! » Tantôt à son commandement ils le furent, et Espaignolet tout devant. Si dînèrent les seigneurs au chastel, et le demourant des gens d’armes en la ville ; et se tinrent là tout le jour ; et rendit messire Gautier de Passac le chastel et la ville au seigneur de Cremale, et puis ordonna d’aller autre part quérir aventure sur leurs ennemis.

Après la prise de Cremale, si comme vous avez ouï, se départirent les seigneurs et leurs routes et se mirent au chemin devers un fort que on disoit le Mesnil, lequel avoit porté moult grands dommages et destourbiers au pays avecques les autres. Sitôt comme ils furent là venus on l’assaillit. Ceux de dedans se défendirent, mais plenté ne fut-ce pas, car par assaut ils furent pris, et le fort aussi, et ceux tous morts et pendus qui dedans étoient. Quand ceux de Roies et de Rochefort, deux autres forts d’ennemis, entendirent comment messire Gautier de Passac ouvroit au pays et prenoit les forts, et n’étoit nul pris à merci que il ne fût mort ou pendu, si se doutèrent grandement de venir à celle fin ; et se départirent de nuit, ne sais par croute dessous terre ou autrement, car encore ces deux chastels, Roies et Rochefort, sont croutés, et sont des chastels qui furent anciennement Regnault de Montauban ; et les François les trouvèrent tous vuis, quand ils vinrent devant. Si en reprirent la saisine et les peuplèrent de nouvelles gens et de pourvéances, et puis tournèrent leur chemin devers le pays de Toulouse pour venir en Bigorre ; car il y avoit sur la frontière de Tharbe deux chastels, lesquels étoient nommés l’un le Dos-Julien et l’autre Navaret, que pillards tenoient, qui grandement travailloient le pays et la bonne ville de Tharbe et la terre au seigneur d’Anchin.

Quand messire Gautier de Passac et ces seigneurs de France et de la Langue-d’Oc se furent reposés et rafreschis trois jours en la bonne cité de Toulouse, ils se partirent et prirent le chemin de Bigorre ; et exploitèrent tant qu’ils vinrent devant le fort que on dit le Dos-Julien ; et là s’arrêtèrent et dirent que ils n’iroient plus avant, si en auroient délivré le pays. En la compagnie de messire Gautier de Passac vint là le sénéchal de Nebosem, lequel est et répond au comte de Foix ; mais messire Gautier le manda que il venist là avecques lui pour aider à faire vider les ennemis du pays, car autant bien couroient-ils en la sénéchaussée de Nebosem, quand il leur venoit à point, comme ils faisoient ailleurs ; et ce fut la raison pourquoi le sénéchal de Nebosem vint adonc servir messire Gautier ; et encore fut signifié au comte de Foix qui le consentit ; autrement ne l’eût-il point osé faire.

On fut devant le Dos-Julien quinze jours avant que on le pût avoir, car il y avoit fort chastel assez et capitaine de grand’emprise, un écuyer gascon qui s’appeloit Bernier de Brunemote, appert homme d’armes durement, et étoit issu de Lourdes, quand on vint prendre le dit chastel. Toutefois on ne l’eut pas par assaut, mais par traité ; et s’en partirent ceux qui le tenoient, sauves leurs vies et le leur, et encore furent-ils sauvement conduits jusques à Lourdes ; et les conduisit un écuyer qui s’appeloit Bertran de Mondigeon.

Quand les seigneurs de France eurent le Dos-Julien, ils se conseillèrent quelle chose ils en feroient : si ils le tiendroient ou si l’abattroient. Conseillé fut pour le mieux que il seroit abattu, pour la cause de ceux de Lourdes qui leur sont trop près. Si pourroit avenir que quand les seigneurs seroient partis, ils le viendroient prendre et embler de rechef. Lors fut-il commandé à abattre et arraser ; et le fut tellement que encore sont là les pierres en un mont, et n’espère-t-on pas qu’on le refasse jamais : ainsi alla du Dos-Julien.

Après s’en vinrent-ils devant Navaret, un fort aussi que compagnons aventuriers, qui étoient issus de Lourdes, avoient tenu plus d’un an et demi. Mais quand ils entendirent que ceux du Dos-Julien étoient partis, ils se départirent aussi et emportèrent ce que ils purent, et s’en vinrent bouter en Lourdes. Là étoient leur retour et leur garant ; car bien savoient que on ne les iroit là point quérir qui ne voudroit perdre sa peine, car Lourdes est un chastel impossible à prendre.

Or prindrent ceux seigneurs leur retour, quand ils orent fait abattre et arraser le Dos-Julien, vers le fort de Navaret ; si le trouvèrent tout vuit. Adonc fut ordonné que il seroit abattu ; aussi le fut-il, dont ceux de Tharbe ne furent pas courroucés, car ceux qui l’avoient tenu leur avoient porté trop de dommages et de contraires.

Après ce on vint devant le chastel d’Aust en Bigorre, qui siéd entre les montagnes et sus les frontières de Béarn. Là fut-on environ quinze jours, et leur livra-t-on maint assaut. On conquêta la basse-cour et tous leurs chevaux ; mais une grosse tour séant sur une roche assez haute ne put-on conquerre, car elle n’est pas à prendre.

Quand les seigneurs virent que ils perdoient leur peine, et que Guillon de Merentan qui tenoit le fort ne vouloit entendre à nul traité, ni vendre, ni rendre le fort, ils se départirent et s’en retournèrent à Tharbe ; et là donna congé messire Gauthier de Passac à toutes gens d’armes de retraire et de aller chacun en son lieu ; et furent payés de leurs gages, ou bien assignés à leur plaisance ceux qui l’avoient servi en celle armée ; et lui-même s’en partit aussi et s’en vint rafreschir à Carcassonne et là environ.

Endementres que il séjournoit là, lui vinrent nouvelles de France et commandement de par le roi que il se trait devers la garnison de Bouteville en Xaintonges, sur les frontières de Bordelois et de Poitou, laquelle garnison Guillaume de Sainte-Foix, Gascon, tenoit. Et avoit-on entendu en France que messire Jean Harpedane, sénéchal de Bordeaux, faisoit son amas de gens d’armes à Lieborne sus la Dordogne pour venir lever les bastides que les Poitevins et ceux de Xaintonge tenoient et avoient mis devant. Au commandement du roi et de ses souverains obéit messire Gautier, ce fut raison ; et prit sa charge de soixante lances et de cent arbalêtriers gennevois, et se partit de la bonne ville de Carcassonne, et passa parmi Rouergue et Agen, et costia Pieregorth, et s’en vint à Bouteville ; et là trouva les sénéchaux, celui de la Rochelle, celui de Poitou, celui de Pieregorth et celui d’Agen et grand’foison de bonnes gens d’armes.

On se pourroit bien émerveiller, en pays lointain et étrange du noble royaume de France, comment il est situé, et habitué de cités, de villes et de chastels si très grand’foison que sans nombre ; car autant bien ens ès lointaines marches en y a grand’plenté et de forts comme il y a ens ou droit cuer de France. Vous trouverez en allant de la cité de Toulouse à la cité de Bordeaux les chastels que je vous mommerai, séans sur la rivière de Garonne qui s’appelle Gironde à Bordeaux. Et premier : Languran, Riout, Cardillac, Langon, Saint-Maquaire, Chastel-Endorte, Caudrot, Gironde, la Réole, Millauch, Sainte-Basile, Marmande, Chaumont, Tonneras, Lemmas, Dagenes, Mont-Hourt, Agillon, Touvars, le port Sainte-Marie, Cleremont, Aghem, Ambillart, Chastel-Sarrasin, le Hesdaredun et Bellemote ; et puis, en reprenant la rivière de Dordogne qui s’en vient reférir en la Garonne, tels chastels et fortes villes assez assis d’une part et d’autre : Bourg, Fronsac, Lieborne, Saint-Million, Chastillon, la Motte, Saint-Pesant, Montremel, Sainte-Foix, Bergerac, Mont-Buli, Noirmont et Chastel-Toué. Et vous dis que ces chastels sur ces rivières, les uns anglois et les autres François, ont toudis tenu celle ruse de la guerre, et ne voudroient pas que il fût autrement ; ni oncques les Gascons, trente ans d’un tenant, ne furent fermement à un seigneur. Voir est que les Gascons mirent le roi Edouard d’Angleterre et le prince de Galles son fils en la puissance de Gascogne, et puis l’en ôtèrent-ils, si comme il est contenu clairement cy dessus en celle histoire ; et tout par le sens et avis du roi Charles de France, le fils au roi Jean, car il r’acquit et attrait à soi par douceur et par ses grands dons, l’amour des plus grands de Gascogne, le comte d’Ermignac et le seigneur de Labreth ; et le prince de Galles les perdit par son hauteresse. Car je qui ai dicté celle histoire, du temps que je fus à Bordeaux et que le prince alla en Espaigne, l’orgueil des Anglois étoit si grand en l’hôtel du prince, que ils n’avisoient nulle nation fors que la leur ; et ne pouvoient les gentilshommes de Gascogne et d’Aquitaine, qui le leur avoient perdu par la guerre, venir à nul office en leur pays ; et disoient les Anglois que ils n’en étoient taillés ni dignes ; dont il leur anoioit ; et quand ils purent ils le montrèrent, car pour la dureté que le comte d’Ermignac et le sire de Labreth trouvèrent au prince, se tournèrent-ils François ; et aussi firent plusieurs chevaliers et escuyers de Gascogne.

Le roi Philippe de France et le roi Jean son fils les avoient perdus par hautiereté ; aussi fit le prince. Et le roi Charles de bonne mémoire les r’acquist par douceur, par largesse et par humilité. Ainsi veulent être Gascons menés. Et encore a plus fait le roi Charles, afin que l’amour s’entretienne entre ces seigneurs plus longuement et que le seigneur de Labreth lui demeure, car la sœur de sa femme, madame Isabel de Bourbon, fut donnée au seigneur de Labreth, lequel en a de beaux enfans ; et ce est la cause pour laquelle l’amour s’entretient plus longuement. Si ouïs une fois dire au seigneur de Labreth, à Paris où j’étois avecques autres seigneurs, une parole que je notai bien, mais je crois que il la dit par ébattement ; toutefois il me sembla qu’il parla par grand sens et par grand avis à un chevalier de Bretagne qui l’avoit plusieurs fois servi ; car le chevalier lui avoit demandé des besognes de son pays, et comment il se savoit contenir à être François, et il répondit ainsi : « Dieu merci ! je me porte assez bien, mais j’avois plus d’argent, aussi avoient mes gens, quand je fesois guerre pour la partie du roi d’Angleterre que je n’ai maintenant ; car quand nous chevauchions à l’aventure, ils nous sailloient en la main aucuns riches marchands de Toulouse, de Condom, de la Riole, ou de Bergerac. Tous les jours nous ne faillions point que nous n’eussions quelque bonne prise dont nous estoffions nos superfluités et joliétés, et maintenant tout nous est mort. » Et le chevalier commença à rire et dit : « Monseigneur, voirement est-ce la vie des Gascons ; ils veulent volontiers sur autrui dommage. » Pourquoi je dis tantôt, qui entendis celle parole, que le sire de Labreth se repentoit près de ce que il étoit devenu François ; ainsi que le sire du Mucident qui fut pris à la bataille Aimet[2] et jura en la main du duc d’Anjou que il venroit à Paris et se tourneroit bon François[3] et demeureroit à toujours mais. Voirement vint-il à Paris et lui fit le roi Charles très bonne chère ; mais il ne lui sçut oncques tant faire que le sire de Mucident ne s’embla du roi et de Paris, et s’en retourna, sans congé prendre, en son pays ; et devint Anglois ; et rompit toutes les convenances que il avoit au duc d’Anjou. Aussi fit le sire de Rosem, le sire de Duras et le sire de Langurant. Telle est la nature des Gascons ; ils ne sont points estables, mais encore aiment-ils plus les Anglois que les François ; car leur guerre est plus belle sur les François que elle n’est sur les Anglois. C’est l’une des principales incidences qui les y incline plus.

  1. Basée ou Barsoins, dans le comté de Pardiac. (Voyez l’Histoire de Languedoc, année 1384.)
  2. Aymet est situé entre la Réole et Bergerac. La bataille d’Aymet a eu lieu en l’an 1379.
  3. Voyez le chapitre VIII du deuxième livre de Froissart.