Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XXIII

Texte établi par J. A. C. BuchonA. Desrez (IIp. 438-444).

CHAPITRE XXIII.

Comment le siége fut mis devant Brest en Bretagne, et comment plusieurs forteresses anglesches d’environ le pays de Toulouse furent recouvrées et faites françoises.


En ce temps que ces avenues se portoient telles, en Castille et ens ès lointaines marches, fut ordonné de par messire Olivier de Cliçon, connétable de France, à mettre une bastide devant le fort en garnison du chastel de Brest en Bretagne[1], que les Anglois tenoient et avoient tenu long-temps, ni point ne s’en vouloient partir, ni pour le roi de France ni pour le duc de Bretagne à qui il en appartenoit ; et en avoient plusieurs fois escript devers le dit duc, le duc de Berry et le duc de Bourgogne et le conseil du roi ; car lors, si comme vous savez, le jone roi de France étoit au gouvernement de ses oncles ; et avoient prié au duc de Bretagne que il voulsist mettre cure et diligence à conquérir son héritage, le chastel de Brest, qui grandement étoit au préjudice de lui quand Anglois le tenoient. Le duc, tant par la prière des dessus dits nommés que pour ce aussi que il vit volontiers que il fut sire de Brest, car on dit en plusieurs lieux que il n’est pas duc de Bretagne qui n’est sire de Brest, avoit une fois mis siége devant, mais rien n’y avoit fait et s’en étoit parti ; et disoit que on n’y pouvoit rien faire. Dont aucuns chevaliers et escuyers de Bretagne murmuroient en derrière, et disoient que il se dissimuloit, et que ceux qui le tenoient étoient ses grands amis, et ne voudroit pas, pour toutes paix, que il fût en ses mains ni en la saisine du roi de France ; car si les François le tenoient, il n’en seroit point sire mais plus foible, et les Anglois quand ils le tiennent ne l’osent courroucer. Pourquoi, toutes ces choses considérées, il étoit avis au connétable de France que le chastel et la ville de Brest qui là étoient en ferme terre, et qui étoient ennemis au royaume de France, au cas que le duc de Bretagne le mettoit en nonchaloir, ne gisoit pas honorablement pour lui ni pour les chevaliers de Bretagne. Si ordonna à mettre siége devant, et y envoya grand’foison de chevaliers et d’escuyers de Bretagne, desquels il fit souverains maîtres et capitaines le seigneur de Malestroit, le vicomte de la Berlière, Morfornace et le seigneur de Roche-Derrien. Ces quatre vaillans hommes s’envinrent mettre le siége au plus près de Brest comme ils purent. Et firent faire et charpenter une très belle bastide, et environner de palis et de portes ; et cloyrent à ceux de Brest tantôt leurs aisemens et issues, fors celle de mer ; celle n’étoit pas en leur puissance de clorre. Et vous dis que devant Brest avoit souvent aux barrières des escarmouches et des faits d’armes, car les compagnons qui désiroient les armes, tout ébattant s’en venoient jusques aux barrières traire et lancer et réveiller ceux de Brest, qui aussi les recueilloient aux armes vaillamment ; et quand ils s’étoient là ébattus une longue espace, et, tel fois étoit, navré et blessé l’un l’autre, ils se retraioient. Mais peu de jours étoient que il n’y eut quelque chose et quelque avenue de faits d’armes.

En ce temps se tenoit en la marche de Toulouse un vaillant chevalier de France, lequel s’appeloit messire Gautier de Passac, grand capitaine et bon de gens d’armes. De la nation de Berry et des frontières de Limousin étoit le chevalier. Et avoient en devant sa venue le sénéchal de Toulouse ; messire Hue de Froideville, et le sénéchal de Carcassonne, messire Roger d’Espaigne, escript en France devers le conseil du roi l’état du pays ; car il y avoit sur les frontières de Toulouse et de Rabestan plusieurs compagnons aventureux, lesquels étoient tous issus de Lourdes et de Chastel-Tuilier, qui faisoient guerre d’Anglois et tenoient les forts qui ci-après s’ensuivent : Saint-Forget, la Boussée, Pulpuron, Cremale, le Mesnil, Rochefort, le Dos-Julien, Nazaret et plusieurs autres ; dont ils avoient si environné la bonne ville et cité de Toulouse, que les bonnes gens ne pouvoient aller hors labourer leurs vignes ni terres, ni éloigner Toulouse pour aller en leurs marchandises, fors en grand péril, si ils n’étoient attriévés ou mis en pactis à eux. Et de tous ces chastels étoit souverain capitaine un appert homme d’armes de Vescle, Anglois[2], qui s’appeloit Espaignolet. Et vous dis que ce Espaignolet fit grand’merveille, car il prit et échella le chastel de Cremale, endementres que le sire, messire Raymond, étoit allé à Toulouse. Et le tint plus d’un an.

En ce terme que il le tint, il fit une croute en terre qui vuidoit aux champs et entroit en la salle ; et quand elle fut faite il enterra dessus et y mit les quarriaux, et ne sembloit pas que il y eût allée dedans terre.

Endementres que on faisoit celle croute, traitoit le sire de Cremale à Espaignolet comment il put pour argent r’avoir son chastel. Quand Espaignolet ot fait toute la croute, il s’accorda au chevalier et lui rendit pour deux mille francs, et s’en partit et toutes ses gens. Messire Raymond rentra en son chastel, et le fit remparer et rappareiller ce qui désemparé étoit. Ne demeura pas quinze jours après que Espaignolet avec sa route s’en vint de nuit bouter ens ou conduit dont l’allée répondoit au chastel ; et s’en vint, et tous ceux qui suivir le volrent, parmi le conduit et croute bouter en la salle du chastel à heure de mie-nuit ; et fut derechef le chastel pris, et le chevalier dedans son lit ; et le rançonna encore à deux mille francs, et puis le laissa aller ; mais il tint le chastel et en fit une bonne garnison qui grandement travailloit le pays, avecques les autres qui étoient de son alliance et compagnie.

Pour telles manières de gens pillards et robeurs qui faisoient en la marche de Toulouse et de Rouergue guerre d’Anglois, fut envoyé messire Gautier de Passac à une quantité de gens d’armes et de Gennevois à Toulouse pour délivrer le pays des ennemis. Et s’en vint à Toulouse ; et fit là son mandement des chevaliers et escuyers de là environ, et escripsit devers messire Roger d’Espaigne, le sénéchal de Carcassonne, lequel le vint servir ; car messire Gautier avoit commission générale sur tous les officiers de la Languedoc ; pourquoi cils qui escripts et mandés étoient venoient à ce que ils avoient de gens. Si vint le dessus dit messire Roger à soixante lances et à cent pavois, et le sénéchal de Rouergue à autant, et messire Hugues de Froideville autant ou plus. Si se trouvèrent bien ces gens d’armes, quand ils furent tous assemblés, environ quatre cents lances et bien mille portant pavois que gros varlets. Encore y étoient le fils au comte d’Esterach à belle compagnie, le sire de Barbesan, messire Bénédict de la Faignole et Guillaume Cauderon, Breton, et sa route. Si se départirent un jour de Toulouse et s’en vinrent devant Saint-Forget, et là s’arrêtèrent ; et le tenoit un homme d’armes de Berne, grand pillard étoit, qui s’appeloit le Bourg de Taillard. Quand ces seigneurs et leurs routes furent venus devant Saint-Forget, ils se logèrent. Et tantôt allèrent à l’assaut, et commencèrent Gennevois à traire de grand’façon et si fort que à peine ne s’osoit nul des défendans, pour le trait, démontrer aux murs de la ville et du fort ; mais les François ne l’eurent pas ce premier jour, pour assaut que ils y fissent. Quand ce vint au soir, ils s’allèrent loger et passèrent la nuit tout aise ; ils avoient bien de quoi. À lendemain au matin, après boire, on se arma parmi l’ost, car les trompettes à l’assaut sonnèrent ; et puis se mirent les seigneurs en ordonnance pour assaillir, et s’en vinrent tout le pas jusques au pied des fossés. Qui vit adonc gens d’armes entrer dedans et porter leurs targes sur leurs têtes et tâter le fonds à leurs lances, et aller tout outre jusques au pied du mur, il y prit grand’plaisance. Quand les premiers furent passés, et ils eurent montré chemin, les autres ne ressoignèrent pas, mais les suivirent de grand’volonté ; car blâme leur eût été si ils se fussent tenus derrière, et leurs compagnons fussent devant. Et portoient ceux qui secondement alloient pics et hoyaux en leurs mains, pour percer et hoyer le mur ; et en ce faisant tenoient les targes sur leurs têtes pour recevoir le jet et les horions des pierres qui venoient à la fois d’amont ; mais plenté n’étoit-ce mie : car les Gennevois, qui sur les fossés se tenoient et qui ouniement traioient, ensoignoient tant ceux qui dedans étoient que ils n’osoient bouter hors leurs têtes aux créneaux, pour eux défendre ; car les arbalêtriers gennevois sont si justes de leur trait que point ils ne faillent là où ils visent. Si en y ot de frappés et de blessés de ceux de dedans plus de sept, et férus de longs viretons parmi les têtes ; de quoi leurs compagnons qui aux défenses étoient redoutoient grandement le trait.

Tant dura cil assaut au chastel de Saint-Forget, et si bien fut assailli et de si grand’volonté, que ceux qui étoient au pied du mur pour hoyer et pour piquer en abattirent un grand pan. Adonc furent ceux de dedans ébahis, et se voulrent rendre sauves leurs vies, mais on n’en ot cure, car ils chéirent en si bonnes mains que messire Gautier commanda qu’ils fussent tout occis. Depuis celle parole nul ne fut pris à merci, mais furent tous morts ; oncques nul n’en échappa. Ainsi eurent de première venue les barons et les chevaliers de France, qui là etoient venus, le chastel de Saint-Forget. Si le rendit messire Gautier au seigneur qui là étoit, lequel l’avoit perdu en l’année par sa folle garde, ainsi que plusieurs chastels ont été au temps passé perdus en France.

Après la prise du chastel de Saint-Forget, et que messire Gautier l’ot rendu au chevalier à qui il étoit devant, lequel le fit remparer, et besoin en avoit, car les François l’avoient grandement détruit à l’assaillir et au prendre, ceux seigneurs se départirent et s’en vinrent devant le chastel de Boussée, duquel Ernauton de Batefol, Gascon, étoit capitaine ; et l’avoit refortifié grandement, pour la cause des François qui le devoient venir voir, ainsi comme ils firent. Quand on fut venu à la Boussée, on mit le siége environ ; et avisèrent les seigneurs comment on le pourroit assaillir au plus grand avantage sans moins travailler leurs gens. Et quand ils eurent bien tout ce avisé, ils virent bien lieu ; si se ordonnèrent un jour, et s’en vinrent celle part où ils le tenoient le plus foible. Là étoient Gennevois arbalêtriers ordonnés et arrangés pour traire par derrière les assaillans ; lesquels s’acquittoient vaillamment de faire leur métier, car ils traioient si ouniement et si fort à ceux de dedans que à peine ne s’osoit nul à montrer. Ernauton de Batefol, le capitaine, étoit à la porte où il y avoit grand assaut, et là faisoit merveilles d’armes, et tant que les chevaliers dirent entr’eux : « Velà un écuyer de grand’volonté et auquel les armes sont bien séans, car il s’en sait moult bien aider et avoir ; ce seroit bon de traiter devers lui que il rendit le fort et s’en allât ailleurs pourchasser ; et lui soit dit que si messire Gautier de Passac le conquiert en assaillant nul ne le pourroit délivrer de ses mains que il ne fût mort, car il a juré que, tous ceux que à force on prendra, ils seront morts ou pendus. » Adonc en fut chargé de par le sénéchal de Toulouse, un écuyer de Gascogne qui s’appeloit Guillaume Alidiel, qui bien connoissoit Ernauton, car plusieurs fois ils s’étoient armés et portés compagnie ensemble, que il voulsist à lui parler. Il le fit très volontiers, car envis eût vu que l’écuyer eût reçu nul dommage tant que de mort, là où par son honneur il y eût eu pouvoir de remédier. Cil Guillaume Alidiel vint tout devant à l’assaut, et fit signe à Ernauton que il vouloit parler à lui pour son grand profit. Ernauton répondit que bien lui plaisoit. Lors se cessa l’assaut de celle part, car toujours assailloit-on à l’autre part. Si dit Guillaume à Ernauton : « Il vous va trop grandement bien. Les seigneurs françois m’envoient devers vous, et ont pitié de vous ; car si vous êtes pris par force, c’est l’ordonnance de notre souverain capitaine, messire Gautier de Passac, que vous serez mort sans nul remède, si comme ont été ceux de Saint-Forget. Si vous vaut trop mieux à rendre le fort, et je le vous conseille, que d’attendre telle aventure ; car bien sachez véritablement que point ne partirons de ci si l’aurons. » Lors dit Ernauton : « Guillaume, je sais bien combien que à présent vous soyez armé contre moi, que vous ne me conseilleriez chose qui fût à mon déshonneur ; mais sachez que si je vous rends le fort, tous ceux qui ci dedans sont avecques moi s’en partiront aussi sains et saufs ; et aurons tout le nôtre que porter en pourrons, hors mis les pourvéances ; et nous fera-t-on conduire sauvement et sûrement jusques au chastel de Lourdes. » Ce dit Guillaume Alidiel : « Je n’en suis pas chargé si avant ; mais je parlerai volontiers pour vous à mes seigneurs. « À ces mots retourna-t-il devers le sénéchal de Toulouse, et lui recorda toutes les paroles que vous avez ouïes. Ce dit messire Hugues de Froideville : « Allons parler à messire Gautier ; encore ne sais-je quel chose il voudra faire, combien que j’aie mené le traité si avant ; mais je crois que nous lui ferons faire. » Adonc s’en vinrent-ils devers messire Gautier, qui faisoit assaillir à une part moult détroitement et âprement, et lui alla dire ainsi le sénéchal : « Messire Gautier, j’ai fait traiter devers le capitaine de ce fort ; il est en bonne volonté de nous rendre la garnison ainsi comme elle est ; mais il s’en veut, et tous ceux qui là dedans sont, partir quittement et sauvement, et être conduits jusques à Lourdes ; avecques tous ce, ils en veulent porter tout ce que porter en pourront devant eux. Or regardez que vous en pourrez ou voudrez faire ; nous perdrions jà plus, si l’un de nos chevaliers ou écuyers d’honneur étoit mort d’un trait ou d’un jet de pierre ou par aucun autre accident périlleux, et plus vous en ennuiroit que vous n’auriez de profit à eux mettre à mort quand pris les auriez, combien que encore ne soit-ce pas ; car ainçois que nous ayons conquis la Baussée, il nous coûtera de nos gens. » — « Il est vérité, répondit le sénéchal de Carcassonne qui étoit de côté lui, on ne peut être en tels assauts que il n’en y ait de morts ou de navrés. »

À ces paroles répondit messire Gautier de Passac, et dit : « Je le vueil bien ; faites cesser l’assaut. Encore avons-nous à aller ailleurs ; petit à petit nous faut reconquérir les chastels que les pillards tiennent. Si maintenant ils se partent à bon marché de nous, une autre fois retourneront-ils par autre parti en nos mains. Si payeront lors une fois pour toutes : les males œuvres amènent à male fin. En mon temps de tels pillards et de tels robeurs, j’en ai fait pendre et noyer plus de cinq cents ; encore viendront ceux à celle fin. »

Adonc s’en retournèrent ceux qui s’embesognoient de traiter devers la barrière où Ernauton de Batefol les attendoit. Ce dit Guillaume Alidiel quand il vit Ernauton : « Par ma foi ! Ernauton, vous devez, et tous vos compagnons, rendre grands grâces à messire Hue de Froideville, car il a fait votre traité tout comme vous l’avez demandé. Vous partirez sauvement, vous et les vôtres, atout ce que porter en pourrez, et serez conduits jusques à Lourdes. » — « Il me suffit, dit Ernauton, puisqu’il ne peut autrement être. Sachez, Guillaume, que je me pars envis de mon fort, car il m’a fait moult de biens. Depuis la prise où je fus pris au pont à Tournay, dessous Mauvoisin, du Bourg d’Espaigne, où il ot de moi par rançon deux mille francs, à voir dire je les ai bien ci-dedans recouvrés et outre, et grandement. Je aimois celle frontière ; car quand je voulois chevaucher, trop souvent je trouvois bonne aventure qui me sailloit en la main d’un marchand de Rabestan ou de Toulouse ou de Rhodès : je ne chevauchois sans doute point à faute que je ne prisse quelque chose. » Guillaume répondit : « Ernauton, je vous en crois bien ; mais, si vous voulez tourner François, je vous ferai tout pardonner et donner mille francs en votre bourse, et vous plegerai de tout mon vaillant que vous demeurerez bon François, puisque vous y serez juré. » — « Grands mercis, Guillaume, dit Ernauton ; mais ce parti ne vueil-je pas, car je demeurerai encore Anglois. Je ne saurois, si Dieu m’aist ! jamais être bon François. Or retournez vers vos gens, et leur dites que ce jour toute jour nous ordonnerons nos besognes, et demain à matin nous vous rendrons le fort et nous partirons ; et ordonnez qui nous conduira en la ville de Lourdes. »

Atant se cessa l’assaut du chastel de la Baussée, et se retrairent les François à leur logis, et passèrent la nuit à paix et aise ; ils avoient bien de quoi. Quand ce vint au matin à heure de tierce, que tous furent appareillés en l’ost, et que on ot regardé qui conduiroit les compagnons à Lourdes qui devoient rendre le chastel de la Baussée, on envoya messire Hugues de Froideville, le sénéchal de Toulouse, au chastel pour en prendre la saisine et possession. Quand il fut venu jusques à la Baussée, Il trouva que le capitaine Ernauton de Batefol et les siens étoient tous prêts de partir et avoient troussé tout ce que porter ils en vouloient. Si leur ordonna-t-on un chevalier de la frontière de Lourdes, lequel on appeloit messire Monnaut de Salenges. Cil les emprit à conduire et mener sauvement, et crois bien que il s’en acquitta.

Ainsi eurent les François le chastel de la Baussée. Si fut baillé à un écuyer du pays pour le garder, et toute le terre aussi, lequel s’appeloit Bertran de Montesquieu. Puis passèrent outre les seigneurs et leurs gens, et s’en vinrent devers le chastel de Pulpuron que grands pillards tenoient, desquels Augerot et le petit Meschin étoient souverains et capitaines ; et avoient fait moult de dommages au pays, pourquoi messire Gautier de Passac avoit juré l’âme de son père que nuls n’en seroient pris à merci ni à rançon, mais seroient tous pendus, ni jà n’auroient autre fin s’il les pouvoit tenir. Tant exploitèrent cils seigneurs et leurs gens que ils vinrent devant Pulpuron et y mirent le siége. C’est un chastel qui siéd sur une motte de roche tout à l’environ, et est moult joli et de belle vue ; et là devant eux au siége jura messire Gautier que jamais ne s’en départiroit si l’auroit et ceux de dedans, si ils ne s’envoloient ainsi comme oiseaux. Là ot plusieurs assauts faits, mais petit y gagnèrent les François, car le chastel est de bonne garde. « Je ne sais, dit messire Gautier, comment les choses se porteront. Le roi de France est riche assez pour tenir droit ci un siége ; mais si je y devois demeurer un an, si ne m’en partirai si je l’aurai. » On s’en tenoit bien à ce qu’il avoit dit et juré ; et s’ordonnoient tous ceux qui étoient au siége selon ce. Or vous dirai qu’il en avint.

Quand le capitaine vit que ce étoit acertes et que les seigneurs de France qui là étoient ne se départiroient point sans avoir le fort, quoique il coûtât, si se doutèrent fortement ; et avisèrent que, voulsissent ou non les François, ils s’en pouvoient bien sauvement partir quand ils vouloient ; car au chastel avoit une croute qui est en une cave, et celle croute a une allée dedans terre qui duroit plus de demi-lieue ; et là où elle vide c’est en un bois duquel chemin et ordonnance on ne se donnoit garde. Quand Augerot, le capitaine du chastel, vit l’ordonnance du siége des François, et que point ne se départiroient sans ce qu’ils eussent eux et le chastel, par affamer ou autrement, si se douta et dit à ses compagnons : « Seigneurs, je vois bien que messire Gautier de Passac nous a trop grandement chargés en haine, et me doute que par long siége il ne nous affame ci-dedans ; et pour ce il ne lui faut que ordonner une bastide et laisser seulement cent lances dedans, car nul de nous ne s’en oseroit jamais partir. Mais je vous dirai que nous ferons : nous prendrons tout le nôtre, et de nuit nous nous départirons, et nous mettrons en ce conduit dedans terre qui est bel et grand ; et cil nous mènera sans nulle faute en un bois à une lieue de ci ; si serons hors de tout péril avant que on sache que nous soyons devenus ; car il n’y a homme en l’ost qui en sache rien ni qui le suppose. » Tous s’accordèrent à ce conseil, car ils se mettoient volontiers hors du péril ; et de nuit, quand ils orent tout troussé ce que porter pouvoient, ils allumèrent fallots et entrèrent en celle soubsterrine qui étoit belle et nette, et se mirent au chemin, et s’en vinrent saillir hors en un bois à une demi-lieue du chastel : là avoient bien qui les sçut conduire jusques à autres forteresses en allant en Limousin et en Rouergue ; et les aucuns, quand ils se sentirent hors du péril, se départirent et prirent autres chemins, et dirent que jamais ne vouloient guerroyer. Augerot s’en vint lui cinquième à une ville et chastel de Pierregord que on dit Montroial. Le seigneur du chastel, qui étoit chevalier, le recueillit doucement et joyeusement, car il et toute sa terre est Anglesche ; ni oncques ne se voult tourner François, quand les autres se tournèrent. Toutevoies il en y ot plusieurs de son opinion.

Ainsi se sauvèrent et échappèrent les compagnons de la garnison de Pulpuron, ni oncques un seul varlet ils ne laissèrent derrière ; et furent tout, ou auques près, là où ils vouloient être, avant que on sçut en l’ost que ils étoient devenus. Au tiers jour après celle issue et département, les seigneurs ordonnèrent un assaut ; et avoient fait charpenter un engin sus quatre roues, auquel engin avoit trois étages, et en chacun étage pouvoient vingt arbalêtriers. Quand tout fut appareillé, on amena et bouta tel engin, que ils appeloient un passe-avant, au plus foible lez du chastel à leur avis, et entrèrent légèrement dedans ; et quand l’engin fut là où ils le vouloient mettre, arbalêtriers commencèrent à traire sus le chastel et nul n’apparoît. Tantôt ils se perçurent que le chastel étoit vide, car nul ne venoit aux défenses. Adonc cessèrent-ils leur trait, car ils ne vouloient pas perdre leurs sajettes ; trop envis les perdent et volontiers les emploient. Si descendirent jus de leur engin et vinrent aux seigneurs qui là s’arrêtoient, lesquels s’émerveilloient de ce que ils véoient, et leur dirent : « Sachez certainement que il n’y a nulle personne au chastel. » — « Comment le pouvez-vous savoir, » répondit messire Gautier ? — « Nous le savons pourtant que par trait que nous ayons fait nul ne s’est amontré. » Adonc furent ordonnées échelles et mises et appoiées contre le mur : si montèrent compagnons et gros varlets qui étoient taillés de cela faire. Voir est que ils montèrent tout paisiblement, car nul n’étoit au chastel ; et passèrent les murs, et s’avalèrent au chastel, et le trouvèrent tout vide. Si vinrent à la porte et trouvèrent une grande hardelée de clefs qui là étoient. Si firent et cerchèrent tant que ils trouvèrent celle du grand flael qui clooit ; si le défermèrent, et ouvrirent la porte, et avalèrent le pont, et ouvrirent les barrières l’une après l’autre. De tout ce eurent les seigneurs grand’merveille, et par espécial messire Gautier de Passac ; et cuidoit que par enchantement ils s’en fussent allés et partis du chastel ; et demanda aux chevaliers qui là étoient comment ce pouvoit être. À la parole de messire Gautier s’avisa le sénéchal de Toulouse ; si répondit et dit : « Sire, ils ne s’en peuvent être allés fors par dessous terre ; et je crois bien que il y ait aucune allée dedans terre par la quelle ils se sont vidés. » Adonc fut regardé partout le chastel où celle caverne ou allée pouvoit être ; on la trouva ens ès celliers, et l’huis de l’allée tout ouvert. Les seigneurs la vouldrent voir et la virent, dont messire Gautier ot très grand’merveille ; et demanda au sénéchal de Toulouse : « Messire Hugues, ne saviez-vous point celle croute et conduit ? » — « Par ma foi, sire, répondit messire Hugues, je avois bien ouï dire que telle chose avoit céans, mais point n’y pensois ni ne m’en donnois de garde que ceux qui s’en sont allés s’en dussent partir par la cave. » — « En nom Dieu, dit messire Gautier, si ont fait, ainsi comme il appert. Et sont donc les chastels de ce pays de telle ordonnance ? » — « Sire, dit messire Hugues, de tels chastels a plusieurs en ce pays ; et par espécial tous les chastels qui jadis furent à Regnault de Montauban sont de telle condition ; car quand lui et ses frères guerroyèrent au roi Charlemaigne de France, ils les firent ordonner de telle façon par le conseil de Maugin[3] leur cousin ; car quand le roi les assiégeoit à puissance et ils véoient qu’ils ne pouvoient échapper, ils se boutoient en ces croutes et s’en alloient sans prendre congé. » — « Par ma foi ! dit messire Gautier, j’en prise bien l’ordonnance ; je ne sais si je serai jamais guerroyé de roi, ni de duc, ni de voisin que j’aie ; mais, moi retourné en mon pays, j’en ferai faire une dedans terre en mon chastel de Passac. »

Atant finirent leurs paroles ; et prirent la saisine du chastel, et puis ordonnèrent de mettre et laisser dedans gens d’armes et garnison pour le garder, et passèrent outre en entente de venir devant la ville et chastel de Cremale, dont Espaignolet de Paperan, Bascle, étoit capitaine atout grand’foison de pillards et rodeurs.

Tant exploitèrent les seigneurs, les gens d’armes et leurs routes que ils vinrent devant la garnison de Cremale en Rabestan, et là s’arrêtèrent, et mirent siége tout à l’environ. Là voult savoir messire Gautier au sénéchal de Toulouse et lui demanda si Cremale avoit été anciennement des chastels messire Regnault de Montauban. Il répondit : « Oil. » — « Et donc y a dedans une croute si comme aux autres ? » — « En nom Dieu, dit messire Hugues, c’est vérité ; croute y a voirement, et par croute le prit la seconde fois Espaignolet et le seigneur dedans » — « Faites venir, dit messire Guichart Daulphin, qui là étoit à ces paroles, le chevalier à qui il est. » — « C’est bon, ce dit messire Gautier de Passac ; si nous informerons à lui de la vérité. » Adonc fut appelé messire Raymond de Cremale, et lui fut demandé de la manière, ordonnance et condition du chastel, et si il y avoit une voie dedans terre croutée, si comme il y a à la Baussée. Il répondit : « Vraiment oil, car par la croute fus-je pris ; et l’avois condamnée grand temps à être perdue, mais les larrons qui tiennent mon chastel la remparèrent et me prirent par celle voie. » — « Et savez où elle vide ni où elle abouche, » dit messire Gautier. « Oil, monseigneur, dit-il ; elle vide en un bois qui n’est pas trop loin de ci. » — « C’est bien, » dit messire Gautier ; et se tut atant.

Quand ce vint au chef de quatre jours, il se fit là mener, et avoit en sa compagnie bien deux cents gros varlets du pays bien armés ; et s’en vint, et messire Raymond de Cremale en sa compagnie, jusques au bois où la croute se vidoit. Quand messire Gautier vit l’entrée, il la fit découvrir, et ôter la terre et les herbes et les ronces qui étoient à l’environ. Quand elle fut bien nettoyée, il fit allumer grand’foison de falots, et dit à ceux qui ordonnés étoient pour entrer dans celle croute ; « Entrez là dedans et suivez le chemin, il vous mènera en la salle du chastel de Cremale ; vous trouverez un huis, lequel vous romprez à force ; vous êtes gens assez pour tout ce faire et combattre ceux dudit chastel. » Ils répondirent : « Monseigneur, volontiers. » Ils entrèrent dedans, et cheminèrent tant que la voie les amena au degré prochain de la porte par où on entroit en la salle du chastel. Lors commencèrent-ils à férir et à frapper contre l’huis de grandes guignies pour dérompre et briser la porte, et étoit ainsi que sur jour faillant. Les compagnons du chastel faisoient bon guet. Si entendirent que on vouloit par la croute entrer au chastel ; ils saillirent tantôt sus et allèrent celle part. Espaignolet, qui se devoit coucher, y vint et donna conseil de jeter bois, pierres et autres choses au pertuis de la croute pour ensonnier tellement l’entrée que on ne la put décombler. Tantôt fut fait ; autre défense n’y convenoit. Nonobstant, ceux qui ens ou conduit étoient charpentèrent tant de leurs haches que la porte fut en cent pièces, mais pour ce n’eurent-ils pas délivré l’entrée, ainçois eurent-ils plus à faire que devant. Quand ils virent que c’étoit impossible d’entrer par là, si se mirent au retour en l’ost, et étoit environ mie-nuit. Si recordèrent aux seigneurs quelle chose ils avoient trouvée, et comment ceux de Cremale s’étoient perçus de leur affaire, et avoient tellement ensonnié la voie et l’entrée que par là impossible étoit d’entrer au chastel.

  1. Les grandes Chroniques mettent ce siége de Brest en l’année 1386.
  2. C’est-à-dire du parti anglais et du pays des Basques.
  3. La lecture des romans de chevalerie était alors générale dans tous les châteaux, et l’histoire de Charlemagne attribuée à l’archevêque Turpin était regardée comme parfaitement authentique. (V. les deux ouvrages intitulés De vita Caroli magni et Rolandi et Gesta Caroli Magni ad Carcassonam et Narbonam, publiés par Sebastiano Ciampi, à Florence en 1822 et 1823.) Ces romans ont fini par prendre toute l’autorité de l’histoire, et sont devenus même aujourd’hui des traditions accréditées dans le pays. Les habitans des Pyrénées connaissent tous le nom de Charlemagne et de ses douze pairs. « L’un, dit M. Faget de Baure (Essais historiques sur le Béarn), vous montre cette montagne que le paladin Roland entr’ouvrait d’un coup de cimeterre ; on l’appelle encore la Brèche de Roland. L’autre vous indique l’endroit où l’hippogriffe s’arrêta, après avoir franchi d’un saut un espace de quatorze lieues, et vous reconnaissez l’empreinte de ses pieds, ferrés. Près de Bayonne on rencontre le château du Sarrazin Ferragus, et l’on voit à Roncevaux le tombeau des douze pairs. Et qui n’a pas lu dans son enfance le merveilleux livre des quatre fils Aymon et de leur cousin le subtil Maugis ? »