Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XLVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 527-531).

CHAPITRE XLVI.

Comment le roi d’Arménie s’en alla en Angleterre pour traiter de paix, si il pût, entre les rois de France et d’Angleterre, et comment il exploita devers le roi d’Angleterre et son conseil.


En attendant le duc de Berry et le connétable de France qui encore étoient derrière, et le roi Lyon d’Arménie, qui se tenoit en France, et auquel le roi de France avoit assigné pour parmaintenir son état six mille francs par an, plaisance et dévotion, en instance de bien, à issir de France pour aller en Angleterre et parler au roi d’Angleterre et à son conseil en cause de moyenneté, et pour voir si il pourroit trouver par ses traités nulle, chose où on se pût conjoindre ni aherdre à paix ; et se départit de son hôtel de Saint-Audoin-lez-Saint-Denis à toute sa maisnée tant seulement ; et ne menoit pas grand arroy ni vouloit mener. Et chevaucha tant qu’il vint à Boulogne. Quand il fut là venu, il prit un vaissel et entra ens, et eut vent à volonté ; et singla tant qu’il vint au port de Douvres. Là trouva-t-il le comte de Cantebruge, le comte de Bouquinghen et plus de cinq cens hommes d’armes et deux mille archers qui se tenoient là pour garder le passage ; car renommée couroit que les François arriveroient là ou à Zandvich.

Et à Zandvich étoient le comte d’Arondel et le comte de Northonbrelande, à autant ou plus de gens d’armes. À Oruelle, où on disoit aussi que ils avoient avisé d’arriver, étoient le comte d’Asquesuffort, le comte de Pennebruge, le comte de Northinghem et messire Raoul de Gobéhem ; et avoient iceux seigneurs bien mille hommes d’armes et quatre mille archers et bien trois mille gros varlets. Et le roi se tenoit à Londres, et une partie de son conseil de-lez lui ; et oyoit tous les jours nouvelles des ports et hâvres d’Angleterre.

Quand le roi d’Arménie fut arrivé à Douvres, on lui fit bonne chère, pourtant que il étoit étranger ; et fut mené des chevaliers devers les deux oncles du roi, qui le recueillirent bellement et doucement, ainsi que bien le sçurent faire ; et quand il fut heure, ils lui demandèrent dont il venoit ni où il alloit, ni quelle chose il demandoit ni quéroit. À toutes ces demandes il répondit et dit que, en espèce de bien, il venoit là pour voir le roi d’Angleterre, et son conseil et pour traiter paix et accord entre le roi de France et lui, si on lui pouvoit trouver. « Car la guerre, ce dit le roi, n’y est pas bien séant ; et par la guerre de France et d’Angleterre, laquelle a duré tant d’ans et tant de jours, sont les Sarrasins et les Turcs enorgueillis, car il n’est qui les ensonnie et guerroye ; et par cette cause j’en ai perdu ma terre et mon royaume, et ne suis pas taillé du recouvrer, si paix ferme n’est entre les Chrétiens ; si remontrerois volontiers cette matière, qui tant touche à toute chretienneté, au roi d’Angleterre, si comme je l’ai remontrée au roi de France. »

Lors fut demandé des oncles du roi au roi d’Arménie si le roi de France l’envoyoit là. Il répondit que nul ne l’y envoyoit, mais y étoit venu de soi-même en instance de bien et pour voir si le roi d’Angleterre et son conseil voudroient point entendre à nul traité de paix. Et lors fut-il demandé où le roi de France étoit, et il répondit : « Je crois qu’il soit à l’Escluse, car je ne le vis depuis que je pris congé de lui à Senlis. » Lors fut-il demandé : « Et comment donc pouvez-vous faire bons traités ni entamer, quand vous n’êtes autrement chargé de lui ? Si vous traitez maintenant devers le roi notre nepveu et son conseil, et le roi de France, à toute sa puissance que il tient là à l’Escluse et environ, passât outre et entrât en Angleterre, vous en recevriez blâme, et seriez de votre personne en grand’aventure de la communauté de ce pays. »

Adonc répondit le roi d’Arménie et dit : « Je suis fort assez du roi, car j’ai envoyé devers lui et fait prier que, tant que je sois retourné de ce pays, il ne se meuve point de l’Escluse ; et je le tiens pour si avisé et si noble que à ma prière il descendra, et que point en mer ne se mettra tant que je serai retourné devers lui. Si vous prie, en instance de bien, par pitié et par amour, que vous me fassiez adresser tant que je puisse voir le roi d’Angleterre et parler à lui, car je le désire très grandement à voir. Ou si vous êtes chargés de par lui, qui êtes ses oncles, et les plus puissans d’Angleterre, à faire réponse à toutes demandes, que vous le me vueilliez faire. » Donc répondit messire Thomas le comte de Bouquinghen et dit : « Sire roi d’Arménie, nous sommes ci ordonnés et établis à garder le passage et la frontière de par le roi d’Angleterre et son conseil, et non plus avant ; nous ne nous voulons charger ni ensoigner des besognes du royaume, si il ne nous est étroitement commandé du roi. Et puisque, par bien et par espèce de bien et de humilité, vous êtes venu en ce pays, vous soyez le bien venu. Et sachez que nulle réponse finale sur quoi vous vous puissiez arrêter ni affirmer, vous n’aurez de nous. Outre, nous ne sommes pas au conseil du roi maintenant ; mais nous vous y ferons mener sans péril et sans dommage. » Répondit le roi d’Arménie : « Grand merci ! je ne demande mie mieux ni autre chose, fors que je le puisse voir et parler à lui. »

Quand le roi d’Arménie se fut rafreschi sept jours à Douvres, et que il ot parlé à grand loisir aux deux oncles du roi dessus nommés, si s’en partit en bon conduit que les seigneurs lui délivrèrent pour la doute des rencontres : tant exploita et fit que il vint à Londres. Si fut le dit roi à l’entrer à Londres moult regardé de ceux de la dite ville de Londres, et toutefois les bonnes gens lui firent fête et honneur. Il se trait à l’hôtel ; et puis, quand temps fut venu et heure, il alla devers le roi, qui lors étoit en la Riole, à un hôtel que on dit la Garde-Robe-la-Roine, et là se tenoit-il tout privément ; mais l’archevêque de Cantorbie et l’archevêque de Yorch et l’évêque de Vinchestre et beaucoup du conseil du roi se tenoient à Londres chacun en son hôtel ; car je vous dis que ceux de Londres étoient moult ébahis et entendoient fort à fortifier leur ville dessus la Tamise et ailleurs.

Quand la venue du roi d’Arménie fut sçue et publiée, si se trairent ces archevêques et ces évêques et ceux du conseil devers le roi, pour savoir et ouïr des nouvelles, et quelle chose le roi d’Arménie étoit venu faire ni querre en tel temps, quand on étoit si en tribouil en Angleterre. Quand le roi d’Arménie fut venu en la présence du roi, il l’inclina et le roi lui, et s’entracointèrent à ce commencement moult doucement de paroles. Après, le roi d’Arménie parla et entama son procès, sur l’état que il étoit issu de France, pour principalement voir le roi d’Angleterre que il n’avoit oncques vu, dont il étoit tout réjoui quand il étoit en sa présence, car il espéroit que tous biens en viendroient ; et montroit par ses paroles : que pour obvier à l’encontre de grand’pestillence qui apparoît à être et à venir en Angleterre, il étoit là venu, non que le roi de France et son conseil lui envoyassent, fors de soi-même ; et mettroit volontiers paix et accord ou trêves entre les deux rois et royaumes de France et d’Angleterre. Plusieurs paroles douces, courtoises et bien traitées, montra là le roi d’Arménie au roi d’Angleterre et à son conseil. Adonc lui répondit-on briévement, et lui fut dit ainsi : « Sire roi, vous soyez le bien venu en ce pays ; car le roi, notre seigneur, et nous aussi, vous y véons volontiers. Nous vous disons que le roi n’a pas ici tout son conseil ; il l’aura temprement, car il le mandera, et puis on vous fera réponse. »

Le roi d’Arménie se contenta de ce et prit congé, et retourna à son hôtel où il étoit logé. Dedans quatre jours après fut le roi conseillé, et crois bien que il avoit envoyé devers ses oncles ; mais ils ne furent pas présents à la réponse faire. Et le roi d’Angleterre alla au palais à Wesmoustier et là fut le conseil que il avoit pour lors, et fut le roi d’Arménie signifié de là aller, si comme il fit. Quand il fut venu en la présence du roi et des seigneurs, on fit seoir le roi d’Angleterre à son usage et puis le roi d’Arménie après et puis les prélats et ceux du conseil. Là lui fit-on recorder de rechef toutes les paroles, requêtes ou prières que il faisoit au roi d’Angleterre et à son conseil. Tantôt il les répliqua doucement et sagement toutes, en remontrant : comme sainte chrétienté étoit trop affoiblie par la destruction de la guerre de France et d’Angleterre, et que tous chevaliers et écuyers de ces deux royaumes n’entendoient à autre chose fors que toujours à être ou pour l’un ou pour l’autre ; parquoi l’empire de Constantinoble s’en perdoit et perdroit, où les gentilshommes de France et d’Angleterre avant la guerre se souloient traire pour trouver les armes ; et jà en avoit-il perdu son royaume ; pourquoi il prioit, pour Dieu et pour pitié, que on voulsist entendre à ce que un bon traité sur forme de paix se pût faire et entamer entre le roi de France et le roi d’Angleterre.

À ces paroles répondit l’archevêque de Cantorbie, car il en étoit chargé du roi et du conseil, très avant que on entrât en la chambre du conseil, et dit : « Sire roi d’Arménie, ce n’est pas la manière, ni oncques ne fut, de si grand’matière comme celle est du roi d’Angleterre et de son adversaire de France, que on venist le roi d’Angleterre prier en son pays à main armée. Si vous disons que vous ferez, si il vous plaît. Vous vous retrairez devers vos gens et les ferez tous retraire. Et quand chacun sera en son hôtel et que de vérité nous le pourrons savoir, retrayez-vous devers nous ; adonc volontiers nous entendrons à vous et à votre traité. » Ce fut la réponse que le roi d’Arménie eut ; mais il dîna ce jour avecques le roi d’Angleterre, et lui fut faite la greigneur honneur que on put. Et lui fit le roi d’Angleterre présenter de beaux dons d’or et d’argent ; mais il n’en voult nul prendre ni retenir[1], quoiqu’il en eût bon métier, fors un seul annel qui bien valoit cinq cens francs.

Après ce dîner fait, qui bien fut bel et bon et bien servi, le roi d’Arménie prit congé, car il avoit sa réponse, et retourna à son hôtel, et à lendemain il se mit au chemin ; et fut en deux jours à Douvres et prit congé aux seigneurs qui là étoient, et entra en mer en une nef passagère et vint arriver à Calais et de là il vint à l’Escluse. Si parla au roi de France et à ses oncles, et leur remontra comment il avoit été en Angleterre et quelle réponse on lui avoit faite. Le roi et les seigneurs n’en firent compte et le renvoyèrent en France ; car telle étoit leur intention, que ils iroient en Angleterre si très tôt comme ils pourroient avoir bon vent et que le connétable seroit venu et le duc de Berry ; mais le vent leur étoit si contraire que jamais de ce vent ils n’eussent pris terre en Angleterre sus les frontières où ils vouloient arriver, et étoit le vent bon pour arriver en Escosse.

Or vint le duc de Berry, et ouït messe en l’église Notre-Dame, et prit là congé et donna à tous, que jamais ne retourneroit si auroit été en Angleterre ; mais il pensoit tout le contraire, ni il n’y avoit nul talent d’aller, car la saison étoit trop avalée et l’hiver trop avant. Tous les jours que il fut sur son chemin, il avoit lettres du roi et de monseigneur de Bourgogne qui le hâtoient ; et disoient ces lettres et ces messages que on n’attendoit autre que lui. Le duc de Berry chevauchoit toujours avant, mais c’étoit à petites journées.

Or se départit le connétable de France de Lautriguier, une cité séant sur mer en Bretagne, atout grand’charge de gens d’armes et de belles pourvéances ; et étoient en somme soixante et douze vaisseaux tous chargés. En la compagnie du connétable étoient les nefs qui menoient la ville ouvrée et charpentée de bois, pour asseoir et mettre sur terre quand on seroit arrivé en Angleterre. Le connétable et ses gens orent assez bon vent de commencement ; mais quand ils approchèrent Angleterre, il leur fut trop grand et trop dur ; et plus cheminoient avant et plus s’efforçoit. Et advint que à l’encontre de Mergate, sur l’embouchure de la Tamise, le vent leur fut si grand que, voulsissent ou non les maronniers, leurs nefs furent toutes éparses, et n’en y avoit pas vingt voiles ensemble ; et en bouta le vent en la Tamise aucunes nefs qui furent prises des Anglois ; et par espécial il en y ot une ou deux ou trois parties de celle ville et les maîtres qui charpentée l’avoient étoient. Tout fut amené par la Tamise à Londres ; et en eut le roi grand’joie, et aussi eurent ceux de Londres. Encore des nefs du connétable en y eut sept qui cheminèrent aval le vent, voulsissent ou non, chargées de pourvéances, qui furent péries en Zélande ; mais le connétable et les seigneurs à grand’peine et à grand péril vinrent à l’Escluse.

De la venue du connétable et des barons fut grandement réjoui le roi de France, et lui dit le roi si très tôt comme il vint : « Connétable, que dites-vous ? Quand partirons-nous ? Certes, j’ai très grand désir de voir Angleterre, je vous prie que vous avanciez votre besogne et nous mettons en mer hâtivement. Véez ci mon oncle de Berry qui sera devers nous dedans deux jours ; il est à Lille. » — « Sire, répondit le connétable, nous ne nous pouvons partir si aurons vent pour nous ; il a tant venté ce vent de sust qui nous est tout contraire que les maronniers disent que ils ne le virent oncques tant venter en un tenant que il a fait depuis deux mois. » — « Connétable, dit le roi, par ma foi, j’ai été en mon vaissel ; et me plaisent bien grandement les affaires de la mer ; et crois que je serai bon maronnier, car la mer ne m’a point fait de mal. » — « Et en nom Dieu ! dit le connétable, et ce elle a fait à moi ; car nous avons été près tous péris en venant de Bretagne en çà. »

Là voult le roi savoir comment ni par quelle manière, et il lui recorda. « Par fortune, sire, et par grands vents qui nous survinrent sur les bandes d’Angleterre ; et avons perdu de nos gens et de nos vaisseaux, dont il me déplaît très grandement, si amender le pouvois, mais je n’en aurai autre chose pour le présent. » Ainsi le roi de France et le connétable se devisoient de paroles, et toujours alloit le temps avant ; et approchoit l’hiver, et gisoient là les seigneurs à grands frais et en grands périls ; car sachez, Flamands ne les véoient pas volontiers en Flandre, espécialement les menus métiers ; et disoient en requoy plusieurs l’un à l’autre : « Et que diable ne se délivre ce roi de passer outre en Angleterre, s’il doit ? Pourquoi se tient-il tant en ce pays. Ne sommes-nous point povres assez si encore François ne nous appovrissent. » Et disoient l’un à l’autre : « Vous ne les verrez passer en Angleterre de celle année. Il leur est avis que ils conquerront tantôt Angleterre ; mais non feront, elle n’est pas si légère à eonquerre ; Anglois sont d’autre nature que François ne sont. Que feront-ils en Angleterre ? Quand les Anglois ont été en France et chevauché par tout, ils se boutent et s’enferment en forts chastels et en bonnes villes, et fuient devant eux comme l’aloë fuit devant l’épervier. »

Ainsi, par espécial en la ville de Bruges où le grand retour des François étoit, murmuroient-ils, et quéroient le fétu en l’estrain pour avoir la riote et le débat. Et advint que la riote en fut si près que sus le point, et commença pour un garçon françois qui avoit battu et navré un Flamand ; et tant que les hommes des métiers s’armoient et s’en venoient au grand marché pour faire l’assemblée entr’eux. Et si ils fussent venus et que il se pussent être vus ni trouvés ensemble, il ne fût échappé baron, ni chevalier, ni écuyer de France que tous n’eussent été morts sans merci, car encore avoient les plusieurs de ces méchans gens la haine au cœur pour la bataille de Rosebecque, où leurs pères, leurs frères et leurs amis avoient été occis. Et Dieu y ouvra proprement pour les François. Et le sire de Ghistelle, qui pour ce temps étoit à Bruges, quand il entendit que le commun s’armoit et que gens couroient en leurs hôtels aux armes, il sentit tantôt que c’étoit pour tout perdre et sans remède. Si monta à cheval, lui cinquième ou sixième tant seulement, et se mit en-my les rues ; et ainsi qu’il les encontroit tous armés qui se traioient vers le marché, il leur disoit : « Bonnes gens, où allez-vous ? vous voulez vous perdre. N’avez-vous pas été assez guerroyés, et êtes encore tous les jours, de gagner votre pain ? Retournez en vos maisons, ce n’est rien. Vous pourrez mettre vous et la ville en tel parti que Bruges sera toute détruite. Ne savez-vous pas que le roi de France et toute sa puissance est en ce pays ? » Ainsi les apaisa ce jour le sire de Ghistelle et les fit retourner par ces douces paroles en leurs maisons ; ce que point n’eussent fait briévement, si il n’eût été à Bruges ; et les barons et les chevaliers de France avoient si grand’doute que jà s’enfermoient-ils en leurs maisons et ensès hostels où ils étoient logés, et vouloient là attendre l’aventure.

  1. Froissart n’est pas d’accord ici avec les historiens anglais, car le moine d’Évesham, Walsingham et Hollinshed assurent tous au contraire que le roi d’Arménie s’était distingué dans l’ambassade de 1385, par sa cupidité, et que ce fut là la raison qui empêcha qu’on le reçût en 1386. Voici comment s’exprime le moine d’Évesham :

    Eodem tempore (1386) rex Armeniæ, qui dudum expertus fuerat regis liberalitatem et procerum, mittit pro conductu, velut adventus ejus causa foret amor pacis reformandæ inter regna Angliæ et Franciæ, quorum unum jam paratum erat ad aliud invadendum ; sed re verâ plus desideravit pecuniam quàm pacem, plus dilexit dona quàm plebem, plus aurum regis quàm regem. Cujus adventus licet rex consentiret, proceres tamen librantes, quod esset illusor, responderunt regi se nolle tractare cum illo ; sicque impeditus est ejus adventus, qui sicut nec primo, nec item secundo Angliæ profuisset.