Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XLV

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 525-527).

CHAPITRE XLV.

Comment ceux d’Angleterre payoient tailles dont ils murmuroient grandement, et du conseil que messire Symon Burlé donna à l’abbé et couvent de Saint-Thomas de Cantorbie.


Si l’apparence étoit belle et grande en Flandre et à l’Escluse pour aller en Angleterre, aussi étoit l’ordonnance grande et belle en Angleterre ; et je vous en ai ci-dessus, je crois, dit aucune chose, si m’en passerai atant. Et si les coûtages et les tailles en étoient grandes en France, aussi étoient elles grandes en Angleterre ; et tant que toutes gens s’en douloient. Mais pour ce que ce commun véoit que il besognoit, il s’en portoit plus bellement. Si disoient-ils bien : « C’est trop sans raison que on nous taille maintenant pour mettre le nôtre aux chevaliers et écuyers ; car pourquoi il faut que ils défendent leurs héritages. Nous sommes leurs varlets, nous leur labourons les terres et les biens de quoi ils vivent, nous leur nourrissons les bêtes de quoi ils prennent les laines. À tout considérer, si Angleterre se perdoit, ils perdroient trop plus que nous. »

Nonobstant leurs paroles, tous payoient ceux qui taillés étoient, ni nul n’en étoit déporté ; et fut en Angleterre en ce temps élevée une taille, pour mettre défense au pays, de deux millions de florins, dont l’archevêque d’Yorch, frère germain au seigneur de Neufville et le comte d’Asquesuffort, messire Nicholle Bramber, messire Michel de la Pole, messire Symon Burlé, messire Pierre Goulouffre, messire Robert Tresilien, messire Jean de Beauchamp, messire Jean de Sallebery et aucuns autres du privé et étroit conseil du roi en étoient receveurs, payeurs et délivreurs[1] ; ni par les oncles du roi pour lors on ne faisoit rien, et aussi ils n’y accomptoient point plenté, ni pas ne vouloient mettre le pays en trouble, mais entendoient fors à garder l’honneur d’Angleterre, les ports et les passages, et à établir partout gens ; car pour certain ils cuidoient bien avoir, en cel an dont je parle, le roi de France et sa puissance en Angleterre. Les dessus dits chevaliers que je vous ai nommés, receveurs de par le roi de toutes ces tailles, en faisoient à leur entente ; et le souverain pour qui on faisoit le plus et qui y avoit le greigneur profit, c’étoit le comte d’Asquesuffort. Par lui étoit tout fait, et sans lui n’étoit rien fait ; de quoi, quand ces choses furent passées, le peuple se troubla pour savoir que si grand argent étoit devenu, ni où il étoit allé ni contourné, et en vouldrent aucunes bonnes cités et villes d’Angleterre avoir compte, avecques ce que les oncles du roi y rendirent peine, si comme je vous recorderai en suivant, quand il en sera temps et lieu de parler ; car je ne vueil ni dois de rien oublier en l’histoire.

Messire Symon Burlé étoit capitaine du chastel de Douvres : si oyoit souvent nouvelles de France par ceux de Calais et par les pêcheurs d’Angleterre qui s’aventuroient en mer, ainsi qu’ils font par usage ; car pour avoir bon poisson ils vont souvent pêcher dessous Boulogne et devant le port de Wissant. Si rapportoient nouvelles à messire Symon qui leur en demandoit, car autres pêcheurs de France, quand ils se trouvoient, leur en disoient assez et plus que ils n’en savoient ; car sus mer pêcheurs, quelle guerre qu’il y ait entre France et Angleterre, jamais ne se feroient mal, ainçois sont amis et aident l’un à l’autre au besoin, et vendent et achètent sur mer l’un à l’autre leurs poissons, quand les uns en ont plus largement que les autres ; car si ils se guerroyoient on n’auroit point de marée, ni nul n’oseroit aller pêcher, si il n’étoit conduit et gardé de gens d’armes.

Messire Symon Burlé entendoit par les pêcheurs de Douvres que point n’y auroit de deffaute que le roi de France passeroit en Angleterre, et viendroient les François prendre terre et port à Douvres l’une des parties, et l’autre à Zandvich ; et dévoient passer gens sans nombre. Messire Symon créoit bien toutes ces paroles et les tenoit pour véritables, et aussi faisoit-on par toute Angleterre : si vint un jour à Cantorbie, et alla à l’abbaye qui est moult grande et moult riche et belle ; et d’autre part assez près siéd l’abbaye de Saint-Vincent, laquelle est aussi moult riche et moult puissante, et tous de noirs moines. On lui demanda des nouvelles, et il en dit ce qu’il en savoit ; et par ses paroles il montroit bien que la fiertre de saint Thomas, qui tant est digne et riche, n’étoit pas sûrement à Cantorbie, car la ville n’est pas forte ! « Et si François viennent, ce dit messire Symon, ainsi que ils feront tantôt, pour la convoitise de plenté gagner, pillards et larrons affoiront en celle ville et vous roberont et pilleront votre église. Et par espécial ils voudront savoir que la fiertre Saint-Thomas sera devenue ; si l’emporteront si ils la trouvent, et la perdrez. Pourquoi je vous conseille que vous la fassiez venir et apporter au chastel de Douvres ; elle sera bien assur, et fût Angleterre toute perdue. »

L’abbé de Saint-Thomas de Cantorbie et tout le couvent de la maison prirent celle parole et le conseil, quoique le chevalier le dit pour bien, en si grand dépit que ils répondirent en disant : « Comment, messire Symon ! voulez-vous diviser l’église de céans de sa seigneurie. Si vous avez paour, si vous faites assurer et si vous allez enclore en votre chastel de Douvres, car jà les François ne seront si hardis ni si puissant que jusques ici ils viennent. » Ce fut la réponse que on fit lors à messire Symon Burlé. Et multiplièrent tant ces paroles et la requête que il avoit faite que la communauté d’Angleterre s’en contentèrent mal sur lui, et le tinrent pour suspect et mauvais envers le pays ; et bien lui montrèrent depuis, si comme je vous recorderai avant en l’histoire. Messire Symon Burlé s’en passa atant et s’en retourna à Douvres en son chastel.

Or vint le roi de France, pour montrer plus acertes que la besogne lui touchoit et plaisoit, et pour le plus approcher son passage, et aussi que les lointains logés de l’Escluse approchassent, car on disoit en Flandre et en Artois : « Le roi de France entrera samedi en mer, ou jeudi, ou mercredi. » Tous les jours de la semaine disoit-on : « Il entrera en mer et partira demain ou après demain. » Le duc de Touraine son frère, et l’évêque de Beauvais, chancelier de France, et plusieurs grands seigneurs de France et de parlement avoient pris congé à lui à Lille en Flandre et lui à eux, et étoient retournés vers Paris ; et me semble, et ainsi me fut-il dit, que on avoit baillé le gouvernement du royaume au duc de Touraine[2] jusques au retour du roi, avecques l’aide de plusieurs seigneurs de France qui n’étoient pas ordonnés d’aller en Angleterre. Et encore étoit le duc de Berry derrière et venoit tout bellement, car d’aller en Angleterre il n’avoit pas trop grand’affection ; et de ce que il séjournoit tant que point ne venoit, le roi de France, le duc de Bourgogne et les autres seigneurs étoient tous courroucés, et voulsissent bien que il fût jà venu. Et toujours se faisoient et chargeoient pourvéances à grands coûtages pour les seigneurs, car on leur vendoit quatre francs ce qui n’eût valu, si la presse n’eût été en Flandre, que un ; et toutefois ceux qui là étoient et qui passer vouloient et espéroient, ne resoignoient or ni argent à dépendre ni à allouer pour faire leurs pourvéances et pour être bien étoffés de toutes choses, et l’un pour l’autre par manière de grandeur et d’envie. Et sachez que si les grands seigneurs étoient bien payés et délivrés de leurs gages, les petits compagnons le comparoient, car on leur devoit jà d’un mois ; si ne les vouloit-on payer ; et disoit le trésorier des guerres, et aussi faisoient ses clercs de la chambre aux derniers : « Attendez jusques à celle semaine, vous serez délivrés de tous points. » Aussi étoient-ils délayés de semaine en semaine ; et quand on leur fit un paiement, il ne fut que de huit jours et on leur devoit de six semaines. Si que les aucuns, qui imaginoient l’ordonnance et la substance du fait et comment on les payoit mal et envis, se mérencollièrent et dirent que le voyage ne tourneroit jà à bon conroy ; si que quand ils orent un petit d’argent, ils s’en retournèrent en leur pays. Ceux furent sages, car les petits compagnons, chevaliers et écuyers, qui n’étoient retenus de grand seigneur, dépensoient tout ; car les choses leur étoient si chères en Flandre que ils étoient tous ensoignés d’avoir du pain et du vin ; et si ils vouloient vendre leurs gages ou leurs armures, ils n’en trouvoient ni maille ni denier ; et à les acheter ils les avoient trouvées moult chères. Et tant y avoit de peuple à Bruges, au Dam et à Ardembourg et par espécial à l’Escluse, quand le roi y fut venu, que on ne savoit où loger. Le comte de Saint-Pol, le sire de Coucy, le Dauphin d’Auvergne, le sire d’Antoing et plusieurs hauts seigneurs de France, pour être plus à leur aise et plus au large, se logèrent à Bruges, et alloient à la fois à l’Escluse devers le roi pour savoir quand on partiroit ; on leur disoit : « Dedans trois ou quatre jours ; » ou : « Quand monseigneur de Berry sera venu ; » ou : « Quand nous aurons vent. » Toujours y avoit aucune chose à dire, et toujours alloit le temps avant : les jours accourcissoient et devenoient laids et froids, et les nuits allongeoient ; dont moult de seigneurs mal se contentoient de ce que on mettoit si longuement à passer, car les pourvéances amoindrissoient.

  1. Suivant Hollinshed, les treize receveurs nommés alors turent : l’évêque d’Ély, lord chancelier ; l’évêque d’Herford, lord trésorier ; Nicolas, abbé de Waltham, lord du sceau privé ; William, archevêque de Canterbury ; Alexandre, archevêque d’York ; Edmond Langly, duc d’York ; Thomas, duc de Glocester ; William, évêque de Winchester ; Thomas, évêque d’Exceter ; Richard, comte d’Arundel ; Richard, lord Scrope ; et Jean, lord Devereux.
  2. Louis de France, comte de Valois, frère du roi, ne fût nommé duc de Touraine qu’au retour de ce voyage infructueux ; il avait été, comme le dit justement Froissart, laissé à Paris pour présider au gouvernement avec l’assistance d’un conseil. Louis fut depuis nommé duc d’Orléans.