Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XCIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 653-658).

CHAPITRE XCIII.

Comment les châteaux de Gaugelch, Buch et Mille vindrent au duc de Brabant, et comment le duc de Julliers soutenoit les Linfars en son pays qui déroboient toutes manières de gens, et du grand mandement que le duc de Brabant fit pour aller en Julliers.


Avenu étoit que le duc Regnaud de Guerles, cousin germain au prince de Galles et à son frère, avoit en son temps engagé les chastels dessus nommés, en une somme de florins, à un haut baron d’Allemagne, lequel s’appeloit le comte de Mours. Ce comte tint ces chastels un temps : et, quand il vit qu’on ne lui rendoit point son argent que sus il avoit prêté, si se mélencolia : et envoya suffisamment sommer le duc Regnaud de Guerles. Ce duc Regnaud n’en fit compte, car il ne les avoit de quoi racheter, car les seigneurs n’ont pas toujours argent quand ils en ont besoin. Quand le comte de Mours vit ce, il s’en vint au duc de Brabant, et traita devers lui pour en avoir l’argent. Le duc y entendit volontiers, pourtant que ces chastels marchissoient à la terre de Fauquemont, de laquelle terre il étoit sire ; car trop volontiers augmentoit ce duc son héritage, comme celui qui cuidoit bien survivre madame la duchesse, Jeanne de Brabant, sa femme. Si se mit en la possession desdits chastels : et y établit, de premier, le seigneur de Kuck, à y être souverain regard.

Quand ce duc Regnaud de Guerles fut mort, messire Édouard de Guerles se trait à l’héritage : et envoya, devers le duc de Brabant, ambassadeurs, en lui priant qu’il pût ravoir les chastels, pour l’argent qu’il avoit payé. Ce duc n’eût jamais fait ce marché ; et répondit que non feroit. De celle réponse avoit messire Édouard de Guerles grande indignation ; et fut moult dur à la veuve sa sœur, madame Ysabeau de Brabant, sœur mains-née à la duchesse, laquelle dame avoit eu pour mari le comte Regnaud de Guerles, et lui empêcha son douaire. La dame s’en vint en Brabant, et fit plainte des torts et des injures que messire Édouard lui faisoit, au duc son frère de Brabant et à la duchesse ; et, pour ce que toujours le mal-talent a été entre les Brabançons et les Guerlois, pour la terre et la ville de Gavres qui siéd en Brabant, et deçà la Meuse, furent en ce temps le duc et les Brabançons plus enclins à aider la dame. Et avint une fois qu’une grand’assemblée des gens d’armes de Brabant et d’ailleurs se fit ; et s’en vinrent au Bois-le-Duc ; et furent là bien douze cens lances. Messire Édouard de Guerles fit aussi son assemblée d’autre part. Et fut telle fois qu’on cuida bien qu’il y dût avoir bataille ; mais le duc Aubert, le duc de Mours, et le duc de Julliers, se mirent sur manière et état d’accord : et se départit celle assemblée sans rien faire.

En celle propre année rua jus le duc Winceslas de Brabant les compagnons, au pays de Lucembourg, qui lui gâtoient sa terre ; et en mit encore grand’foison à exil : et là mourut, en la tour du chastel de Lucembourch, le souverain capitaine qui les menoit, qui s’appeloit le Petit Meschin.

En celle propre année encore messire Charles de Bohême qui pour ce temps régnoit, et étoit roi d’Allemagne et empereur de Rome, institua le duc Winceslas de Bohême, et le fit souverainement regard d’une institution et ordonnance, qu’on dit en Allemagne la Languefride[1] ; c’est-à-dire à tenir les chemins couverts et sûrs, et que toutes manières de gens puissent aller, venir et chevaucher, de ville en autre, sûrement ; et lui donna en bail le dit empereur une grand’partie de la terre et pays d’Aussay[2], delà et deçà le Rhin, pour le défendre et garder contre les Linfars[3]. Ce sont manières de gens lesquels sont trop grandement périlleux et robeurs, car ils n’ont de nully pitié. Si lui donna encore la souveraineté de la belle, bonne et riche cité de Strasbourch ; et le fit marquis du Saint-Empire, pour augmenter son état.

Et certes il ne lui pouvoit trop donner ; car ce duc Winceslas fut large, doux, courtois, amiable ; et volontiers s’armoit ; et grand’chose eût été de lui, s’il eût longuement vécu, mais il mourut en la fleur de sa jeunesse[4] ; dont je, qui ai escript et chronisé celle histoire, le plains trop grandement qu’il n’eût plus longue vie, tant qu’à quatre vingts ans ou plus, car il eût en son temps fait moult de biens. Et lui déplaisoit grandement le schisme de l’église ; et bien le me disoit, car je fus moult privé et accointé de lui. Or, pourtant que j’ai vu, au temps que j’ai travaillé par le monde, deux cens hauts princes, mais je n’en vis oncques un plus humble, plus débonnaire, ni plus traitable ; et aussi avecques lui, mon seigneur et mon bon maître, messire Guy, comte de Blois, qui ces histoires me recommanda à faire. Ce furent les deux princes de mon temps, d’humilité, de largesse et de bonté, sans nul mauvaise malice, qui sont plus à recommander, car ils vivoient largement et honnêtement du leur, sans guerroyer ni travailler leur peuple, ni mettre nulles mauvaises ordonnances ni coutumes en leurs terres. Or retournons au droit propos à parler pourquoi je l’ai commencé.

Quand le duc de Julliers et messire Édouard de Guerles qui s’escripvoient frères, et lesquels avoient leurs cœurs trop grandement Anglois, car ils étoient de long temps alliés avec les rois d’Angleterre, et conjoints par amour et faveur, et ahers à leurs guerres, virent que le duc de Brabant avoit telle haute seigneurie, que d’être sire et souverain regard, et par l’empereur, de la Languefride, et qu’il corrigeoit et poursuivoit les pillards Linfars, et autres robeurs qui couroient sur les chemins en Allemagne, si en eurent indignation et envie, non du bien faire ni de tenir justice et corriger les mauvais ; mais de ce qu’il avoit souverain regard et seigneurie sus la Languefride qui est une partie en leurs terres. Laquelle souveraineté fut premièrement instituée, pour aller et chevaucher paisiblement les marchands de Brabant, de Hainaut, de Flandre, de France et du Liége, à Cologne, à Trèves, à Licques, à Convalence, et dedans les autres cités, villes et foires d’Allemagne ; et les gens, marchands ni autres, ne pouvoient aller, passer, ni entrer en Allemagne, fors par les terres et dangers du duc de Julliers et du duc de Guerles.

Or avint qu’aucunes roberies furent faites, sur les chemins, des Linfars ; et étoient ceux qui celle violence avoient faites passés parmi la terre du duc de Julliers ; et me fut dit que le duc de Julliers leur avoit prêté chevaux et chastels. Les plaintes grandes et grosses en vinrent devers le duc Winceslas de Brabant et de Lucembourch qui pour le temps se tenoit à Buxelles, comment la Languefride, dont il étoit souverain regard et gardien, étoit rompue et violée, et par tels gens, et que ceux qui ce mal, violence et roberie faisoient et avoient fait, séjournoient en la duché de Julliers. Le duc de Brabant, qui pour le temps étoit jeune et chevaleureux, puissant de lignage, de terres et de mises, prit en moult grand dépit ces offenses, et en couroux et en déplaisir les plaintes du peuple : et dit qu’il y pourverroit de remède. Au cas qu’il étoit chargé de tenir, sauver et garder la Languefride, il ne vouloit pas que par sa négligence il fût repris, ni approché de blâme ; et pour compléter son fait, et mettre raison à sa demande, parmi le bon conseil et avis qu’il eut, il envoya devers le duc de Julliers notables hommes tels que le seigneur de Urtonne, le seigneur de Borgneval, messire Jean Seclar, archidiacre de Hainaut, Geffroy de la Tour, grand rentier de Brabant, et autres, en lui remontrant bellement, sagement et doucement, que celle offense fût amendée, et qu’elle touchoit trop grandement au blâme et préjudice du duc de Brabant, qui étoit gardien et souverain regard de la Languefride. Le duc de Julliers s’excusa foiblement, car, à ce qu’il montroit, il aimoit autant la guerre que la paix, et tant que le conseil du duc de Brabant, qui de profond sens étoit, ne s’en contenta pas bien ; et prirent congé au duc de Julliers qui leur donna ; et retournèrent en Brabant, et recordèrent ce qu’ils avoient trouvé.

Quand le duc de Brabant entendit ce, il demanda conseil quelle chose en étoit bon à faire. On lui répondit : « Sire, vous le savez bien. Dites-le de vous-même. » — « Je le vueil, dit le duc. C’est l’intention de moi, que je ne me vueil pas endormir en ce blâme, ni qu’on dise que par lâcheté ou par faintise de cœur, je souffre sur ma sauvegarde robeurs, ni à faire nulles villenies, roberies, ou pilleries. Car je montrerai, et vueil montrer de fait à mon comte Guillaume de Julliers et à ses aidans, que la besogne me touche. »

Le duc ne se refroidit pas de sa parole : ains mit clercs en œuvre ; et il envoya devers ceux desquels il pensa être servi et aidé. Les uns prioit, et les autres mandoit ; et envoya suffisamment défier le duc de Julliers, et tous ceux qui de son alliance étoient. Chacun de ces seigneurs se pourvéirent grossement et bien. Le duc de Julliers eût eu petite aide, si n’eût été son beau-frère, messire Édouard de Guerles. Mais il le reconforta grandement de gens et d’amis. Et faisoient ces deux seigneurs leurs mandemens quoiement et bien avant en Allemagne ; et, pourtant qu’Allemands sont convoiteux et désirent fort à gagner, et grand temps y avoit qu’ils ne s’étoient trouvés en place où ils pussent avoir nulle bonne-aventure de pillage, vinrent-ils plus abondamment, quand ils sçurent de vérité qu’ils avoient à faire contre le duc de Brabant. Le duc de Brabant en grand arroy et noblesse départit de Bruxelles ; et s’en vint à Louvain, et de là à Tret-sur-Meuse[5] ; et là trouva plus de mille lances de ses gens, qui l’attendoient. Et toujours gens lui venoient de tous côtés, de France, de Flandres, de Hainaut de Namur, de Lorraine, de Bar, et d’autres pays ; et tant qu’il eut bien deux mille et cinq cens lances de très bonnes gens. Et encore lui en venoit de Bourgogne, que le sire de Grant lui amenoit, et où bien y avoit quatre cens lances. Mais ceux vinrent trop tard ; car pas ils ne furent à la besogne que je vous dirai : dont assez leur ennuya, quand ils vinrent et ouïrent dire qu’elle étoit passée sans eux. Le duc de Brabant étant à Tret-sur-Meuse, ouït trop petites nouvelles de ses ennemis. Lors voult le duc chevaucher ; et se partit de Tret par un mercredi ; et s’en vint loger sur la terre de ses ennemis ; et là se tint tout le soir et la nuit, et le jeudi, tant qu’il en ouït autres certaines nouvelles ; et lui fut dit par ses coureurs, qui avoient découvert sur le pays, que ses ennemis chevauchoient.

Adoncques se délogea et chevaucha plus avant, et commanda à bouter le feu en la terre de Julliers, et se logea ce jeudi, de haute heure ; et faisoient l’avant-garde le comte Guy de Ligny, comte de Saint-Pol, et messire Walleran, son fils ; lequel pour ce temps étoit moult jeune, car il n’avoit que seize ans, et fut là fait chevalier. Ces gens approchèrent, et se logèrent ce jeudi assez près l’un de l’autre ; et, à ce qu’il apparut, les Allemands savoient trop mieux le convenant des Brabançons, qu’on ne savoit le leur. Car, quand ce vint le vendredi au matin, que le duc de Brabant eût ouï sa messe, et que tous étoient sur les champs, et ne se cuidoient pas combattre si très tôt, véez ci venir le duc de Julliers et messire Édouard de Guerles, tous bien montés, en une grosse bataille. On dit au duc de Brabant : « Sire, véez ci vos ennemis. Mettez vos bassinets en têtes, au nom de Dieu et de Saint Georges. » De celle parole eut-il grand’joie. Pour ce jour, il avoit de-lez lui quatre écuyers de grand’volonté et grand’vaillance, et bien taillés de servir un haut prince et à être de-lez lui ; car ils avoient vu plusieurs grands faits d’armes, et été en plusieurs besognes arrêtées : ce furent Jean de Walton, Baudoin de Beaufort, Girard de Biez, et Roland de Coulogne.

Autour du duc, sur les champs, étoient ces Bruxellois, montés les aucuns à cheval, et leurs varlets par derrière eux qui portoient flacons et bouteilles pleines de vin, troussées à leurs selles, et aussi, pain et fromage ou pâtés de saumons, de truites et d’anguilles, enveloppés de belles petites blanches touailles ; et ensoignoient ces gens-là durement la place de leurs chevaux, tant qu’on ne se pouvoit aider de nul côté. Donc dit Girard du Biez au duc : « Sire, commandez que la place soit délivrée de ces chevaux ; ils nous empêchent trop grandement. Nous ne pouvons voir autour de nous, ni avoir la connoissance de l’avant-garde, ni de l’arrière-garde de votre maréchal, messire Robert de Namur. » — « Je le vueil, » dit le duc, et le commanda.

Adonc prit Girard son glaive entre ses mains, et aussi firent ses compagnons ; et commencèrent à estoquer sur ces chevaux ; et tantôt la place en fut délivrée, car nul ne voit volontiers son coursier navrer ni meshaigner. Pour venir au fin de la besogne, le duc de Julliers et son beau-frère, messire Édouard de Guerles et leurs routes s’en vinrent sur eux tout brochant ; et trouvèrent le comte de Saint-Pol et son fils qui faisoient l’avant-garde. Si se boutèrent eutr’eux de grand’volonté et les rompirent, et tantôt les déconfirent ; et là en y eut grand’foison de morts et pris et de blessés. Ce fut la bataille qui eut le plus à faire ; et là fut mort le comte Guy de Saint-Pol ; et là y fut mesure Walleran, son fils, pris.

Celle journée, ainsi que les fortunes d’armes tournent, fut trop felle et trop dure pour le duc de Brabant et pour ceux qui avecques lui furent ; car petit se sauvèrent de gens d’honneur, qu’ils ne fussent morts ou pris. Le duc de Brabant fut là pris, et messire Robert de Namur, et messire Louis de Namur, son frère, et messire Guillaume de Namur, fils au comte de Namur, et tant d’autres que leurs ennemis étoient tous ensoignés d’entendre à eux.

Aussi, du côté du duc de Julliers en y eut de morts et de blessés aucuns. Mais vous savez, et c’est une rieulle générale, que les grosses pertes se trouvent sur les déconfits. Nequedent, parmi le dommage que le duc de Brabant et ses gens reçurent là à celle journée, il y eut un grand point de remède et de confort pour eux ; car messire Édouard de Guerles y fut navré à mort, Et je le dis, pourtant que c’est l’opinion de plusieurs, que, s’il fût demeuré en vie, il eût chevauché si avant en puissance, qu’il fût venu devant Bruxelles et conquis tout le pays : ni nul ne fût allé au devant, car il étoit outrageux et hardi chevalier, et hayoit les Brabançons pour la cause des trois chastels dessus-nommés qu’ils tenoient à l’encontre de lui. Celle victoire et journée eut le duc de Julliers sur le duc de Brabant, en l’an de grâce Notre Seigneur mil trois cent soixante et onze, la nuit Saint-Barthelémy en août, qui fut par un vendredi.

Or se pourchaça la duchesse de Brabant, et eut conseil du roi Charles de France, lequel roi pour ce temps étoit neveu du duc de Brabant, et tous ses frères ; car ils avoient été enfans de sa sorour. Si lui fut signifié du roi qu’elle se traist devers le roi d’Allemagne[6], l’empereur de Rome, frère au duc de Brabant, et pour lequel le duc, son mari, avoit ce dommage reçu. La dame le fit, et vint à Convalence sur le Rhin[7] : et là trouva l’empereur. Si fit sa complainte bellement et sagement. L’empereur y entendit volontiers, car tenu étoit d’y entendre par plusieurs raisons. L’une étoit, pourtant que le duc de Brabant étoit son frère, et l’autre que l’empereur l’avoit institué suffisamment à être son vicaire et regard souverain de la Languefride. Si reconforta sa sœur la duchesse, et lui dit, qu’à l’été qui retourneroit, il y remédiroit tellement qu’elle s’en apercevroit.

La dame retourna en Brabant toute réconfortée. L’empereur, messire Charles de Bohême, ne dormit pas sur celle besogne : mais se réveilla, tellement que je le vous dirai ; car tantôt l’hiver passé il approcha la noble cité de Cologne : et fit ses pourvéances si grandes et si grosses, que s’il voulaist aller conquérir un royaume, ou un grand pays de défense : et escripvit devers les ducs et les comtes qui de lui tenoient, que, le huitième du mois de juin[8], ils fussent tous devers lui, à Ays-en-la-Chapelle, atout chacun cinquante chevaux en sa compagnie, sur peine de perdre leurs terres, si en désobéissance étoient : et par espécial il manda très étroitement le duc Aubert, pour ce temps Bail de Hainaut, lequel y vint, et alla à Ays-en-la-Chapelle, à cinquante chevaliers en sa compagnie. Quand tous ces seigneurs furent là venus, je vous dis, si comme je fus adonc informé, qu’il y eut moult grand peuple ; et étoit l’intention de l’empereur et de messire Charles, son fils, que de fait on entreroit en la terre du duc de Julliers, et seroit toute détruite, pour la cause du grand outrage qu’il avoit fait, que de soi mettre sur les champs, à main armée, contre son vicaire, et son frère ; et fut celle sentence rendue en la chambre de l’empereur, par jugement. Donc regardèrent l’archevêque de Trèves, l’archevêque de Coulogne, l’évêque de Mayence, l’évêque de Liége, le duc Aubert de Bavière, le duc Oste de Bavière, son frère[9], et encore autres hauts barons d’Allemagne, que de détruire la terre d’un si vaillant chevalier, comme le duc de Julliers étoit, ce seroit par trop mal fait, car il leur étoit prochain de lignage. Et dirent ces seigneurs, que le duc de Julliers fût mandé, et qu’on le fît venir à obéissance.

Cest appointement fut fait et tenu ; et se travaillèrent tant, pour l’amour de toutes parties, le duc Aubert et son frère ; et vinrent à Julliers ; et trouvèrent le duc, qui étoit tout ébahi, et ne savoit lequel faire ni quel conseil croire, car on lui avoit dit que celle grosse assemblée que l’empereur de Rome avoit faite, et faisoit encore, se retourneroit toute sur lui, si ses bons amis et prochains ni pourvéoient.

Quand ces seigneurs furent venus devers le duc, il en fut tout réjoui et grandement reconforté, et, par espécial, pour la venue de ses deux cousins germains, le duc Aubert de Bavière, et le duc Oste son frère, car bien sentoit qu’ils ne lui lairroient avoir nul déshonneur, mais le conseilleroient loyaument, ainsi qu’ils firent. Le conseil fut tel comme je vous dirai, et ce ferai brief, que il envoya querre, par ses chevaliers les plus honorés qu’il eût, son cousin le duc de Lucembourch et de Brabant, dedans le chastel et ville de Nideque, où il avoit tenu prison courtoise. Quand ce duc fut venu à Julliers, tous ces seigneurs l’honorèrent grandement ; ce fut raison. Adoncques s’ordonnèrent-ils de départir de là, et chevauchèrent tous ensemble jusques à Ays ; et là descendirent à leurs hostels qui étoient ordonnés pour eux.

Le duc Aubert et son frère, et le prélat dessus nommé, qui moyens étoient de ces choses, se trairent devers l’empereur et son conseil, et lui remontrèrent comment le duc de Julliers, son cousin, de bonne volonté l’étoit venu voir, et se vouloit mettre purement, sans réservation aucune, en son obéissance et commandement ; et le reconnoissoit à souverain et lige seigneur.

Ces paroles douces et traitables amollirent grandement la pointe de l’ire que l’empereur avoit avant sa venue. « Donc, dit l’empereur, qu’on fasse le duc de Julliers traire avant. » On le fit. Il vint ; et quand il fut venu, il se mit à genoux devant l’empereur, et dit ainsi : « Mon très redouté et souverain seigneur, je crois assez que vous avez eu grand mal-talent sur moi, pour la cause de votre beau-frère de Brabant, que j’ai tenu trop longuement en prison ; de laquelle chose je me mets et couche du tout en vostre ordonnancent en la disposition de vostre haut et noble conseil. »

Sur celle parole ne répondit point l’empereur ; mais son fils, messire Charles, qui jà s’escripvoit roi de Bohême, répondit et dit : « Duc de Julliers, vous avez été moult outrageux, quand tant et si longuement vous avez tenu mon oncle en prison : et si ne fussent vos bien aimés cousins de Bavière qui s’en sont ensoignés et ont prié pour vous, celle besogne vous fût plus durement remontrée qu’elle ne sera, car bien l’avez desservi. Mais parlez outre, tant qu’on vous en sache gré, et que nous n’ayons cause de renouveler notre mal-talent sur vous, car trop vous coûteroit. » Donc dit le duc de Julliers, étant à genoux devant l’empereur qui séoit en une chaise impériale : « Mon très redouté et souverain seigneur, par la haute noblesse et puissance de vous, je me tiens à mesfait, de tant qu’à main armée je me mis et assemblai contre mon cousin, votre beau frère, et vicaire du Saint-Empire ; et, si la journée d’armes me fut donnée ou envoyée par l’aventure de fortune, et que votre beau frère mon cousin fut mon prisonnier, je le vous rends quitte et délivré ; et vous plaise que de vous, ni de lui, jamais mal-talent, ni haine, ne m’en soit montré. »

Donc répondirent, en reconfortant ces paroles, les prélats et les princes circonstans, qui là étoient et qui les paroles ouïes avoient. « Très redouté et noble sire, il vous suffise ce que votre cousin de Julliers dit et présente. » — « Nous le voulons, » dit l’empereur. Adonc le prit-il par la main. Et me fut dit que, par confirmation d’amour, il baisa le duc de Julliers, quand il fut levé, en la bouche, et puis son fils le roi de Behaigne, et puis le duc de Brabant.

Ainsi fut délivré de sa prison, par la puissance de l’empereur, le duc Wincelant de Behaigne, duc de Brabant et de Lucembourch ; et furent quittes et délivrés, sans payer rançon, tous ceux qui prisonniers étoient dessous le duc de Julliers, et qui point à finance mis ne s’étoient par l’ordonnance des traités ; et retournèrent, ces choses faites, chacun en leur lieu. L’empereur s’en alla à Prague en Behaigne, et le duc de Brabant, en Brabant, et les autres seigneurs chacun en leurs lieux. Et quand le duc de Brabant fut retourné, une taille se fit en le pays, grande et grosse, pour restituer aux chevaliers et écuyers aucuns de leurs dommages.

  1. Froissart veut sans doute parler de la landsturm, espèce de troupe levée pour faire respecter la paix publique, en allemand land-friede.
  2. Alsace.
  3. Ce mot me semble corrompu de l’allemand leichtfertig, méchant, fripon, prêt à tout.
  4. Wenceslas, duc de Luxembourg, fils de Jean, roi de Bohême et frère de l’empereur Charles IV, mourut en 1383.
  5. Maestricht.
  6. Charles V, fils du roi Jean et de Bonne de Bohême, sœur de l’empereur Charles IV et du duc de Brabant.
  7. Coblentz.
  8. De l’année 1372.
  9. Il s’agit sans doute d’Othon V, dit le Fainéant, margrave de Brandebourg.