Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XCII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 651-653).

CHAPITRE XCII.

Comment le comte Regnault de Guerles fut marié à la fille Bertaut de Malignes dont il ot une fille, et depuis se remaria en Angleterre, et en ot deux fils et une fille, et comment messire Jean de Blois épousa l’ains-née fille, et comment la duché demeura à la mains-née fille dudit comte Regnault.


Vous avez bien ouï tous les traités, les requêtes et les réponses, qui furent entre ces parties : si ne les pense plus à demener ; car quand ceux qui furent envoyés par le dit comte de Guerles au dit Berthaut de Malines, furent retournés arrière, les besognes s’approchèrent grandement ; car le comte de Guerles ne pouvoit, pour le présent, mieux faire ailleurs, car ce Berthaut de Malines étoit riche sans nombre. On escripsit tout ce qu’il voult deviser ni aviser pour le meilleur et le plus sûr, au lez de lui et de son conseil ; et, quand tout fut escript et grossoyé et conseillé, et que rien n’y eut que dire, le comte de Guerles et ses proismes qui dedans ces lettres étoient escripts et dénommés, scellèrent. Ainsi firent les chevaliers de Guerles, et les bonnes villes. Quand tout ce fut accompli et confirmé, tant que ce Berthaut fut et se tint pour content, le mariage se passa outre[1] : et furent toutes les dettes payées que le dit comte Regnaud avoit faites en son temps, et sa terre quitte et délivrée de tous gages. Ainsi fut le comte de Guerles au dessus de ses besognes : et prit nouvel conseil et nouvel état. Si par devant il l’avoit tenu bon, encore le tenoit-il meilleur après, car il avoit moult bien de quoi. Finance ne lui failloit point de par la partie de Berthaut de Malines. Et se porta le comte, avecques sa femme, moult honorablement et moult en paix, car elle étoit moult belle dame, bonne et sage dévote, et prude femme. Mais ils ne furent que quatre ans ensemble en mariage, que la dame mourut. Si eut une fille, qui demeura d’elle, qui eut à nom Ysabel[2].

Quand le comte de Guerles fut vefve, il étoit encore un jeune homme. On le remaria très hautement. Et lui donna le roi Édouard d’Angleterre, le père au bon roi Édouard qui assiégea Tournay et qui conquit Calais, sa fille, qui avoit à nom Ysabel[3]. De celle le comte de Guerles eut trois enfans, deux fils et une fille, messire Regnaut et messire Édouard, et Jeanne qui depuis fut duchesse de Julliers[4]. Or, tout ainsi que le prud’homme ce Berthaud de Malines avoit imaginé au commencement, du mariage de sa fille au comte de Guerles, en avint ; ni on ne lui tint oncques nulle loyauté. Quand le roi Édouard[5] d’Angleterre, qui oncle étoit des enfans de Guerles, vint premièrement en Allemagne, devers le roi et empereur Louis de Bavière, et cil empereur l’institua à l’empire à être son vicaire par toutes les marches de l’empire[6], si comme il est contenu au commencement du premier livre, adoncques furent faits les comtes de Guerles, ducs de Guerles, les marquis de Juliers, comtes de Juliers, pour augmenter leurs noms, et en descendant de degré en degré.

Or, pour approcher notre matière et pour là vérifier, il avint depuis, étant mort ce Regnaud, premier duc de Guerles, que son fils ains-né, semblablement nommé Regnaud, nepveu du dit roi Édouard d’Angleterre, mourut sans avoir enfans[7] ; et à tous deux succéda messire Édouard de Guerles, qui se maria en Hainaut, et prit la fille ains-née du duc Aubert[8] ; mais la dame étoit pour ce jour si jeune, qu’oncques charnellement messire Édouard n’acosta à li. Et mourut celui Édouard de Guerles qui fut moult vaillant chevalier, car il fut occis en la bataille qu’il eut contre le duc de Brabant le duc Wincelin, devant Julliers[9].

De ce messire Édouard de Guerles ne demoura nuls enfans ; mais sa serour germaine, la femme au duc Guillaume[10] de Julliers, avoit des enfans ; si que, par la succession de son frère, elle dit et porta outre que la duché de Guerles lui retournoit et appartenoit, et se mit avant. Aussi fit son ains-née suer du premier mariage[11] ; car on lui dit, puis que ses deux frères étoient morts sans avoir hoirs de leurs propres corps par mariage, que l’héritage lui retournoit. Ainsi vint la différence entre les deux sœurs et le pays, car les uns vouloient l’une, et les autres l’autre. Or fut conseillé à la dame ains-née qu’elle se mariât et prensist homme et seigneur de haut lignage, qui lui aidât à chalenger et défendre son héritage. Elle eut conseil, et fit traiter, par l’archevêque de Cologne qui pour ce temps étoit, devers messire Jean de Blois[12], qui pas encore n’étoit comte de Blois, car le comte Louis, son frère, vivoit, qu’il voulsist à li entendre, et qu’elle le feroit duc de Guerles ; car par la succession de ses deux frères qui morts étoient, sans avoir hoirs mâles de leurs corps par loyal mariage, les héritages lui en retournoient, et de droit, et que dessus li, nuls ni nulles n’y avoient proclamation de chalenge.

Messire Jean de Blois, qui toujours avoit été nourri ens ès parties de Hollande et de Zélande, car il y tenoit bel héritage, et qui en aimoit la langue, ni oncques ne s’étoit voulu marier en France, entendit à ce traité volontiers : et lui fut avis qu’il seroit un grand sire et grand terrien, ès marches qu’il aimoit mieux ; et aussi les chevaliers de son conseil de Hollande lui conseilloient. Si accepta celle chose, mais avant il s’en vint, quant que il pouvoit exploiter de chevaucher coursier, en Hainaut et au Quesnoy, pour parler à son cousin le duc Aubert, pour savoir et voir qu’il lui en diroit et conseilleroit. Le duc Aubert, au voir dire, ne lui en sçut bonnement que conseiller ; et, s’il le sçut, si ne lui en fit-il oncques nul semblant ; mais s’en dissimula un petit ; et tant que messire Jean de Blois ne voult point attendre la longueur de son conseil ; ainçois monta tantôt à cheval, et s’en retourna au plus tôt comme il put en Guerles ; et là épousa la dame de quoi je vous parle, et se bouta en la possession du pays. Mais tous ni toutes ne le vouldrent pas prendre ni recueillir à seigneur, ni la dame à dame ; ainçois se tint la plus saine partie du pays, chevaliers, écuyers et les bonnes villes, à la duchesse de Julliers, car celle dame avoit de beaux enfans ; parquoi ceux de Guerles l’aimoient mieux.

Ainsi eut messire Jean de Blois femme et guerre, qui moult lui coûta, car quand le comte Louis, son frère, mourut, il fut comte de Blois, et sire d’Avesnes en Hainaut ; et encore lui demeuroient toutes les terres de Hollande et de Zélande, où il tenoit en ces dites comtés très grands héritages ; et toujours lui conseilloient ceux de son conseil, qu’il poursuivit son droit, qu’il avoit de par sa femme, la duchesse du Guerles. Aussi fit-il à son loyal pouvoir. Mais Allemands sont durement convoiteux ; si ne faisoient guerre pour lui, fors seulement tant que son argent couroit et duroit. En ce touaillement et au chalenge de la duché de Guerles, qui oncques profit ne lui porta, fors que très grans arrérages et dommages, mourut le gentil comte messire Jean de Blois en le chastel de la bonne ville d’Esconehove, en l’an de grâce Notre Seigneur mil trois cent quatre vingt et un, au mois de juin, et fut apporté en l’église des Cordeliers, en la ville de Valenciennes ; et là ensevely de-lez messire Jean de Hainaut son tayon.

Or fut messire Guy de Blois, son frère, comte ; et tint toutes les terres, par droite hoierie et succession, que les deux frères avoient tenues, tant en France, comme en Picardie, en Hainaut, en Hollande et en Zélande, avecques la dite comté de Blois. Ne sais quants ans après mourut celle dame qui avoit été femme au comte Jean de Blois. Si demoura sa sœur, la duchesse de Julliers, paisiblement duchesse de Guerles.

Or étoit ordonné par l’accord des pays et à la requête des chevaliers et des bonnes villes de la duché de Guerles, qu’ils eussent à seigneur messire Guillaume de Julliers, ains-né fils au duc Julliers, car la terre lui retournoit par droite hoierie de succession de ses oncles ; et jà eu celle instance lui avoient le duc Aubert et la duchesse sa femme, donné et accordé leur fille, laquelle avoit épousé messire Édouard de Guerles. Ainsi demoura la dame, fille de Hainaut, duchesse de Guerles ; et au jour qu’elle épousa le duc de Guerles, fils au duc de Julliers, ils étoient eux deux presque d’un âge, pourquoi le mariage étoit plus bel. Et se tint le jeune duc de Guerles en son pays. Et tant plus croissoit en âge, tant plus aimoit les armes, les joutes, les tournois, les chevaux et les ébattemens ; et eut toujours le cœur plus anglois que françois ; et bien le montra, tant comme il véquit. Et tint toujours le mal-talent que ses prédécesseurs avoient tenu à la duché de Brabant ; et quéroit toujours occasion et cautelle comment il pût avoir la guerre, pour deux raisons : l’une étoit, qu’il s’étoit allié, de foi et d’hommage, au roi Richard d’Angleterre ; l’autre cause étoit, que le duc Winceslas de Bohême, duc de Luxembourg et de Brabant, avoit racheté au comte de Mours, un haut baron d’Allemagne, les trois chastels dessus nommés ; et encore les vous nommerai, pour vous rafreschir en la matière, Gaugelch, Buch et Mille[13], outre la Meuse, en la terre de Fauquemont. Desquels chastels anciennement le duc de Guerles avoit été seigneur et héritier ; et pour ce déplaisoit-il au jeune duc Guillaume de Julliers, duc de Guerles, qu’il ne pouvoit retourner à son héritage ; et, tant que le duc Winceslas de Brabant véquit, il n’en fit nul semblant. Or vous dirai comment il en étoit avenu du temps passé, afin que la matière vous soit plus claire à entendre.

  1. Je ne trouve rien de cette transaction ni dans Meyer ni dans Pontus Heuterus ni dans l’Art de vérifier les dates. Le comte Regnaud de Gueldres, qui fut nommé duc en 1339, avait épousé en 1310, Sophie, fille de Florent, seigneur de Malines ; et en 1332, en secondes noces, Éléonore d’Angleterre. Peut-être cette Sophie est-elle la fille de Bertaut, qui avait reçu ce titre de seigneurie à cette occasion.
  2. Isabelle était la fille de Regnaud et de Sophie comtesse de Malines. Après avoir été fiancée, suivant Ponterus, à un duc d’Autriche, elle mourut abbesse de Grevendal, en 1376.
  3. Léonore, et non Isabelle, que Regnaud épousa en 1332, était en effet fille d’Édouard III.
  4. Guillaume VI, marquis, puis duc de Juliers, épousa Marie, fille de ce même duc de Gueldres, mais de sa première femme Sophie de Malines. L’Art de vérifier les dates donne seulement au duc deux enfans de ce mariage, Regnaud et Édouard.
  5. Édouard III.
  6. En 1338.
  7. Regnaud III mourut en 1371, sans avoir d’enfans de sa femme Marie, fille de Jean duc de Brabant.
  8. Édouard épousa le 16 mai 1371, Catherine, fille d’Albert régent de Hollande.
  9. Édouard mourut le 24 août 1371 des suites d’une blessure reçue à la bataille de Battweiler, deux jours auparavant. Il était âgé de trente-six ans.
  10. Guillaume Ier.
  11. La contestation au sujet de l’héritage de Gueldres était, d’une part, entre Guillaume fils de Jean, fils de Guillaume-le-Vieux, duc de Juiliers, et Marie, sœur d’un premier mariage de Regnaud et d’Édouard ; et de l’autre part, Mathilde, sœur aînée de Marie, et veuve de Jean Ier, comte de Clèves.
  12. Jean de Châtillon, comte de Blois, épousa Mathilde en 1372.
  13. Goch, Beeck et Megen.