Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre LXXX

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 624-626).

CHAPITRE LXXX.

Comment le duc d’Irlande et quelques siens compagnons se retirèrent en Hollande et en l’évêché d’Utrecht ; comment messire Nicolas Brambre fut décolé, et comment l’archevêque de Cantorbie, envoyé vers le roi de par ses deux oncles, fit tant qu’il l’amena honorablement à Londres.


Or vous conterai du duc d’Irlande, de messire Pierre Goulouffre, et de messire Michel de la Pole, qu’ils devinrent. Ce jour que je vous ai conté, ils se sauvèrent ; et aussi firent tous les autres ; et bien leur besognoit ; car, s’ils eussent été tenus ni trouvés, sans merci ils étoient morts. Point ne me fut dit ni conté, qu’ils allassent devers le roi ; et s’ils y allèrent, ils n’y séjournèrent guères longuement ; mais se départirent d’Angleterre, au plus tôt comme ils purent. Et me fut dit et raconté qu’ils chevauchèrent parmi Galles, et passèrent à Karlion et entrèrent au royaume d’Escosse, et vinrent à Haindebourch, et là entrèrent-ils en un vaissel, et se mirent en mer, et eurent vent à volonté, et côtoyèrent Frise et l’île de Tesele, et le pays de Hollande ; et s’en vinrent arriver au hâvre de la bonne ville de Dourdrech. Quand ils s’y trouvèrent, ils furent tout réjouis. Et me fut dit que de longue main ce duc d’Irlande avoit fait si grand attrait d’or et d’argent et de finances à Bruges, par Lombards, pour toujours être au-dessus de ses besognes ; car quoiqu’il eût le roi d’Angleterre de son accord, si doutoit-il les oncles du roi grandement, et le demourant du pays ; pourquoi, lui étant en ses grandes fortunes, en Angleterre il se pourvéy, et fit son attrait et amas grand et fier, en Flandre et ailleurs, là où il pensoit bien l’argent à retrouver, s’il lui besognoit. Et me fut dit que les soixante mille francs, qu’il avoit reçus pour la rédemption des enfans de Bretagne, et espécialement pour Jean de Bretagne, car Guy étoit mort, il les trouva tout appareillés deçà la mer. Et encore lui en devoit le connétable de France à payer en trois ans soixante mille. Si ne se devoit-on pas ébahir qu’il n’eût finance assez, un grand temps. Quand le duc Albert de Bavière qui tenoit Hainaut, Hollande et Zélande en bail, de par le comte Guillaume son frère, car encore vivoit-il, entendit que ce duc d’Irlande étoit venu loger et amasser, comme un homme fuyant et enchâssé hors d’Angleterre, en sa ville de Dourdrech, si pensa sus un petit, et imagina qu’il ne séjourneroit pas là longuement ; car il n’étoit convenablement parti, ni issu hors d’Angleterre. Et si étoit-il mal de ses cousins germains[1], auxquels il devoit toute amour et la leur vouloit tenir et devoir. Et outre, il s’étoit mal acquitté et porté envers la fille de sa cousine germaine, madame Ysabel d’Angleterre qui dame avoit été de Coucy. Pourquoi il manda à ce duc d’Irlande que, pour la cause de ce que il avoit courroucé ses beaux cousins d’Angleterre, et brisé son mariage, et vouloit avoir épousé autre femme, qu’il se départit de sa ville et de son pays, et s’en allât ailleurs loger, car il ne le vouloit soutenir en ville qui fût sienne. Le duc d’Irlande, quand il ouït ces nouvelles, si se douta que de fait il ne fût pris, et livré ès mains de ses ennemis ; si s’humilia grandement envers ceux qui là étoient envoyés, et dit qu’il obéiroit volontiers au commandement de monseigneur le duc Albert. Si fit partout compter et payer, et mit tout son arroi sur la rivière de la Mergue qui vient d’amont, et entra en un vaissel, lui et ses gens ; et exploitèrent tant par eau et par terre, qu’ils vinrent à Utrec ; laquelle ville, sans moyen, est toute lige à l’évêque d’Utrec ; et là fut-il reçu bien et volontiers : si s’y amassa et s’y tint, tant qu’autres nouvelles lui vinrent.

Nous nous souffrirons à parler de lui, tant que jour et lieu sera, et parlerons d’Angleterre. Après le département de celle chevauchée que les oncles du roi firent vers Acquesuffort contre le duc d’Irlande, et que toutes manières de gens d’armes furent retraits en leurs manoirs, se tinrent le duc d’Yorch et le duc de Glocestre et l’archevêque de Cantorbie en la cité d’Acquesuffort, je ne sais quants jours : et là furent décollés les deux chevaliers qu’on disoit le petit Beauchamp et messire Jean de Sallebery. Celle justice faite, les oncles du roi retournèrent à Londres, et s’y tinrent un temps pour savoir et ouïr s’ils orroient nulles nouvelles du roi ; et nulles nouvelles n’en oyoient, fors tant que le roi se tenoit à Bristo. Or fut conseillé à Westmoustier, par l’incitation et promouvement de l’archevêque de Cantorbie, que ce seroit bon qu’on allât honorablement devers le roi à Bristo ; et lui fut remontré certainement, comme il avoit été un temps contre la plus saine partie de son pays, et qui le plus l’aimoient et avoient son honneur à garder, et que trop avoit cru au conseil de ses marmousets : parquoi son royaume avoit été en grand branle. Endementiers qu’on étoit en ce parlement, fut amené à Londres messire Nicolas Brambre qui avoit été pris et rencontré en Galles, là où il étoit fui à sauveté. De sa prise et venue furent les oncles du roi tous joyeux et réjouis ; et dirent qu’on ne le garderoit point trop longuement, mais mourroit de la mort semblable que les autres étoient morts. Il ne s’en put oncques excuser, qu’il ne lui convînt mourir ; et fut décolé au dehors de Londres, à la justice du roi. Si fut plaint des aucuns en Londres ; car il avoit été maire de Londres au temps passé ; et avoit, son office durant, gouverné la ville bien et à point ; et sauva un jour l’honneur du roi, en la place de Semisefille quand il de sa main occit Listier ; parquoi tous les autres mutins avoient été déconfits ; et, pour ce beau service qu’il fit, le roi le fit chevalier. Or fut décolé, par l’incident que je vous ai dit, et par trop croire le duc d’Irlande.

Après la mort de messire Nicolas Brambre, virent les oncles du roi que tous ceux qu’ils hayoient et vouloient ôter hors du conseil du roi, étoient morts ou éloignés, tellement que plus n’y avoit de r’alliance, et convenoit que le roi et le royaume fût remis et réformé en bon état. Car quoi qu’ils eussent morts et enchâssés les dessus dits, si ne vouloient-ils pas ôter au roi sa seigneurie ; mais ils le vouloient rieuller sur bonne forme et état, à l’honneur de lui et de son royaume. Si dirent à l’archevêque de Cantorbie ainsi : « Archevêque, vous vous en irez, en votre état, devers Bristo. Là trouverez-vous le roi, et vous lui remontrerez les besognes et ordonnances de son royaume, et en quel point elles gisent et sont : et nous recommanderez à lui ; et lui direz bien, de par nous, qu’il ne croie nulle information contraire ; car trop les a crues, contre l’honneur et profit de lui et de son royaume. Et dites que nous lui prions, et aussi font les bonnes gens de Londres, qu’il vienne par deçà ; il y sera bien venu, et reçu à grand’joie ; et lui mettrons tel conseil de-lez lui, qui bien lui plaira. Toutes fois, archevêque, nous vous endittons et enchargeons que point vous ne venez sans lui ; car tous ceux qui l’aiment s’en contenteroient mal. Et lui dites bien que il ne se a que faire d’élever ni de courroucer pour aucuns traîtres qui trop ont été en sa compagnie si on les a occis et éloignés de lui ; car par eux étoit son royaume en très grand péril, et en grand aventure d’être perdu. » L’archevêque répondit qu’il feroit bien le message. Donc ordonna-t-il son arroi et se mit au chemin, ainsi comme un grand prélat ; et tant fit que il vint à Bristo, et se logea en la ville.

Pour ces jours le roi étoit moult privément. Car tous étoient ceux où il se souloit conseiller, morts et éloignés de lui, ainsi que vous avez ouï ci-dessus recorder au procès. Si fut l’archevêque un jour tout entier et deux nuits en la ville, avant que le roi voulsist parler à lui ; tant étoit il mélancolieux sur ses oncles qui éloigné lui avoient le duc d’Irlande, l’homme au monde qu’il aimoit le mieux, et qui lui avoient fait mourir ses chambellans et chevaliers. Finablement, tout considéré, il fut tant mené et si bien introduit, qu’il consentit que l’archevêque venist en sa présence. Quand il y fut venu, il s’humilia grandement devers le roi ; et lui remontra bien toutes les paroles dont ses deux oncles l’avoient chargé ; et lui donna bien à entendre, en lui remontrant que, s’il ne venoit à Londres et au palais à Westmoustier, au cas que ses oncles le vouloient et l’en prioient, et les Londriens aussi, et la plus saine partie de son royaume, il les courrouceroit ; et, sans le confort, aide et conseil de ses oncles et des barons et chevaliers, prélats, cités et bonnes villes d’Angleterre, il ne pouvoit rien faire, ni venir à nulles de ses ententes ; et lui remontra vivement, car de ce étoit-il chargé du dire, qu’il ne pouvoit de rien plus réjouir ses ennemis, que d’avoir guerre à ses amis et tenir son pays en trouble.

Le jeune roi d’Angleterre aux paroles et monitions de l’archevêque de Cantorbie s’inclinoit assez, mais le grand inconvénient qu’on lui avoit fait, si comme il disoit, de décoler ses hommes et son conseil, où il n’avoit vu que tout bien, lui revenoient devant son courage, et ce le muoit trop fort. Si eut, je vous dis, plusieurs imaginations ; et toutes fois la dernière fut qu’il se refréna un petit, avecques le bon moyen que la roine, madame Anne de Bohême, y mit et rendit, avec les sages chevaliers de sa chambre qui lui étoient demeurés, comme messire Richard Stury et autres. Si dit à l’archevêque qu’il s’en viendroit volontiers à Londres, avec lui.

De celle réponse fut l’archevêque tout réjoui : et lui fut haute honneur, quand si bien avoit exploité. Depuis, ne demoura pas longs jours que le roi d’Angleterre se départit de la ville de Bristo, et laissa là la roine : et se mit au chemin, et son arroi, à venir vers Londres, l’archevêque de Cantorbie en sa compagnie : et exploitèrent tant par leurs journées, qu’ils vinrent à Windesore. Là s’arrêta le roi : et s’y rafreschit trois jours entiers.

Nouvelles étoient venues à Londres que le roi venoit ; et l’amenoit, tant avoit-il bien exploité ! l’archevêque de Cantorbie. Toutes gens en furent réjouis : et fut ordonné d’aller à l’encontre de lui aussi honorablement et grandement que donc maintenant il vint à terre. Le jour que il se départit de Windesore pour venir à Westmoustier, le chemin étoit, de Londres jusques à Branforde, tout couvert de gens, à pied et à cheval, qui alloient devers le roi. Et ses deux oncles, le duc d’Yorch, et le duc de Glocestre et Jean le fils au duc d’Yorch, le comte d’Arondel, le Comte de Salbery, et le comte de Northonbrelande, et plusieurs autres barons et chevaliers, et prélats, partirent de Londres en grand arroy et se mirent sur les champs : et encontrèrent le roi et l’archevêque de Cantorbie à deux lieues de Branforde. Si le recueillirent moult doucement, ainsi qu’on doit faire son seigneur. Le roi, qui avoit encore l’ennui au cœur, les reçut en passant ; petit s’arrêta : et ne fit contenance sur eux ; et passa outre ; et le plus, sur le chemin, à qui il parla, ce fut à l’évêque de Londres.

Tant exploitèrent-ils, qu’ils vinrent à Westmoustier. Si descendit le roi au palais qui étoit ordonné et arroyé pour lui. Là burent et prirent épices, le roi, ses oncles, les prélats, les barons et les chevaliers, ainsi que l’ordonnance le portoit. Et puis prirent congé les aucuns, ceux qui devoient retourner à Londres ; et y revint le maire. Les oncles du roi et l’archevêque de Cantorbie, avecques tout le conseil, demourèrent là avecques le roi, les uns au palais et les autres en la ville et à l’abbaye de Westmoustier, pour tenir compagnie au roi, et pour être mieux ensemble, et pour parler de leurs besognes ; car jà avoient-ils regardé quelles choses ils feroient.

  1. Les ducs d’York et de Glocester et le comte de Hainaut étaient fils de deux sœurs.