Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre LXXIX

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 622-623).

CHAPITRE LXXIX.

Comment les oncles du roi firent tant qu’ils gagnèrent la journée contre le duc d’Irlande ; et comment le duc d’Irlande s’enfuit, et plusieurs autres de sa compagnie.


Nouvelles vinrent au duc de Glocestre qui étoit logé à trois lieues près d’Acquessuffort, sur une petite rivière qui vient d’amont et chet en la Tamise dessous Acquessuffort, et étoit tout au long en une moult belle prée, que le duc d’Irlande étoit trait sur les champs et mis en ordonnance de bataille. De ce eut le duc de Glocestre grand’joie ; et dit qu’il le combattroit, mais qu’on pût passer la Tamise. Adonc sonnèrent, parmi son ost, les trompettes du délogement : et s’ordonnèrent en telle manière comme pour tantôt combattre. Ils étoient à deux lieues angloises près de leurs ennemis, mais qu’ils pussent à l’adresse passer la rivière de la Tamise. Or, pour tâter le fond et le gué, le duc de Glocestre envoya de ses chevaliers, lesquels trouvèrent la rivière en tel point que puis trente ans on l’avoit bien peu vue si basse ; et passèrent outre moult légèrement ces coureurs du duc qui allèrent aviser le convenant de leurs ennemis. Puis retournèrent et vinrent devers le duc de Glocestre, et lui dirent : « Monseigneur, Dieu et la rivière sont aujourd’hui pour vous ; car elle est si basse, au plus profond, que nos chevaux n’en ont pas eu jusques à la panse. Et vous disons, monseigneur, que nous avons vu le convenant du duc d’Irlande : et sont tous rangés et ordonnés sur les champs, en bonne manière et ordonnance ; et ne vous savons à dire si le roi y est, mais ses bannières y sont : ni autres bannières n’y avons vues, que les bannières du roi, armoyées de France et d’Angleterre. » Donc répondit le duc et dit : « Dieu y ait part ! À celle armoirie avons-nous part, mon frère et moi. Or chevauchons au nom de Dieu et de monseigneur Saint George ; car je les vueil aller voir de plus près. » Adonc s’avancèrent toutes gens de grand’volonté : pourtant qu’ils entendirent qu’ils passeroient la rivière aisément. Et furent tantôt ceux de cheval sur la rivière : et passèrent outre, et montrèrent les premiers le passage : et fut tantôt tout leur ost outre.

Nouvelles vinrent au duc d’Irlande, que les oncles du roi et tous leurs gens étoient passés : et que briévement ils auroient la bataille. Lors se commença à esbahir le duc d’Irlande moult grandement, car bien savoit que, s’il étoit pris ni attrapé, le duc de Glocestre le feroit mourir honteusement : et n’en prendroit or ni argent de sa rançon. Si dit à messire Pierre Goulouffre et à messire Michel de la Pole : « Certes le courage m’eschiet trop mal pour cette journée : ni je n’ose à bataille attendre les oncles du roi, car, s’ils me tiennent, ils me feront mourir honteusement. Comment diable ont-ils passé la rivière de la Tamise ? C’est une povre signifiance pour nous. » — « Et quelle chose voulez-vous faire ? » répondirent ces deux chevaliers. « Je me vueil sauver, ce dit le duc, et le demourant se sauve s’il peut. » — « Or nous trayons donc sur aèle, répondirent les deux chevaliers, et ainsi nous aurons deux cordes à un arc. Nous verrons comment nos gens assembleront. S’ils se portent bien, nous y demourerons, pour l’honneur du roi qui ci nous envoie ; et, s’ils sont déconfits, nous tournerons sur les champs, et aurons l’avantage de courir et de traire là où nous pourrons. »

Ce conseil fut tenu. Le duc d’Irlande se rafreschit de coursier bon et appert. Et aussi firent les chevaliers ; et puis chevauchèrent, en tournoyant la bataille et en montrant bon visage, et en disant : « Tenez-vous, batailles, en bon convenant. Nous aurons hui une belle journée, s’il plaît à Dieu et à Saint George, car le droit est nôtre ; et c’est le fait du roi, si en vaut mieux la querelle. » Ainsi, en eux dissimulant et boutant hors de la presse, ils s’en vinrent sur un coin de la bataille, et firent une aèlle. Evvous venir le duc d’Yorch, le duc de Glocestre et les seigneurs ! Et venoient très arréement et bannières déployées, et en sonnant grand’foison de claironceaux. Si tôt que les gens du roi les virent venir en ce convenant, ils furent tout esbahis ; et ne tinrent nul arroi : mais se desfouquièrent et tournèrent le dos, car voix générale couroit que le duc d’Irlande, leur capitaine, s’enfuyoit, et ceux de son conseil. Aussi donc fuirent-ils, les uns çà, les autres là, sans montrer nulle défense ; et le duc d’Irlande et les autres deux seigneurs dessus dits prirent les champs, à force de chevaux ; et n’eurent nul talent de retraire vers Acquessuffort ; mais l’éloignèrent ce qu’ils purent pour eux mettre à sauveté. Quand le duc de Glocestre vit le convenant de ces gens assemblés contre lui, si lui vint un remords de conscience ; et ne voult pas faire du pis qu’il eût bien pu ; car bien savoit que tous, ou en partie, y étoient venus par contrainte et par l’incitation du duc d’Irlande. Si dit aux siens : « La journée est nôtre, mais je défends, sur la tête, que vous n’occiez homme, s’il ne se met à défense ; et, si vous trouvez chevaliers ni écuyers, si les prenez et me les amenez. » Le commandement du duc de Glocestre fut fait. Petit de morts y eut, si ce ne fut en la foule et en la presse, ainsi qu’ils chevauchoient l’un sur l’autre. En celle chasse fut pris messire Jean qu’on disoit le petit Beauchamp et messire Jean de Salbery, et présentés au duc de Glocestre qui en eut grand’joie. Si prirent ces seigneurs le chemin d’Acquessuffort, et trouvèrent les portes toutes ouvertes ; et sans contredit entrèrent dedans ; et s’y logèrent ceux qui loger s’y purent ; mais fort étroitement. Moult étoit le duc de Glocestre intentif de savoir si le duc d’Irlande étoit pris ; mais on lui dit que nenni, et qu’il étoit sauvé. Le duc de Glocestre fut deux jours à Acquessuffort ; et donna à toutes manières de gens congé de retourner chacun en son hôtel, et les remercia du service qu’ils lui avoient fait, à son frère et à lui. Si dit au maire de Londres, et à tous les connétables de Londres qui là étoient, qu’ils s’en retournassent et emmenassent leurs gens. Ils le firent. Ainsi se départit celle armée et chevauchée.