Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LXXXVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 132-133).

CHAPITRE LXXXVI.


Comment ceux de la ville de Bruges et du Franc mandèrent le comte Louis ; et de l’entreprise qu’il fit sur ceux de la ville d’Yppre.


Bien est vérité que le comte de Flandre à ce commencement ne craignoit ni doutoit les Gantois que trop petit, et les pensoit bien à soumettre par sens et par armes petit à petit, puisque Jean Lyon et Jean Pruniaux étoient morts. Mais les Gantois avoient encore de grands capitaines èsquels ils avoient grand’fiance, et par lesquels ils ouvroient du tout ; et étoit Rasse de Harselles, capitaine de ceux de la chastellerie de Gand, et Jean de Lannoy, capitaine de la chastellerie de Courtray. Encore y étoient capitaines, Jean Boulle, Piètre du Bois, Arnoux le Clerc et Pierre de Wintre. En ce temps se émut un content entre les gros et les menus de Bruges ; car les menus métiers vouloient faire à leur entente, et les gros ne le purent souffrir. Si se rebellèrent, et y en eut de foulons et de tisserands morts une quantité, et le demeurant se apaisèrent. Adonc mandèrent ceux de Bruges le comte qui étoit à Lille que, pour Dieu, il vînt vers eux ; car ils le tenoient à seigneur et étoient maîtres des petits. Le comte de Flandre entendit volontiers ces nouvelles et se départit de Lille, messire Guillaume de Namur en sa compagnie et grand’foison de chevaliers et écuyers de Flandre, et s’en vint à Bruges où il fut reçu à grand’joie, parmi le bon conseil que il eut adonc. Et furent pris à Bruges à la venue du comte tous ceux principaument qui avoient les cœurs gantois et qui en étoient soupçonnés de l’avoir ; et en furent mis en la Pierre en prison plus de cinq cents, lesquels petit à petit on décoloit.

Quand ceux du Franc[1] entendirent que le comte de Flandre étoit paisiblement à Bruges, si se doutèrent et se mirent tantôt en la mercy du comte, lequel les prit et en eut grand’joie, car son pouvoir en croissoit tous les jours. Et aussi ceux du Franc ont toujours été de la partie du comte plus que tout le demeurant de Flandre. Quand le comte se vit au-dessus de ceux de Bruges et du Franc, et que il avoit de-lez lui chevaliers et écuyers du pays de Hainaut et d’Artois, si se avisa que petit à petit il reconquerroit son pays et puniroit les rebelles. Et premièrement il ordonna et dit que il vouloit aller voir ceux de Yppre ; car il les haioit trop grandement de ce que ils ouvrirent leurs portes si légèrement devant ceux de Gand ; et dit bien que ceux qui ce traité avoient fait, que de mettre dedans ses ennemis et de occire ses chevaliers, le comparroient cruellement, mais que il en pût être au-dessus. Adonc fit-il son mandement parmi le Franc de Bruges, que tous fussent appareillés, car il vouloit aller devant Yppre. Ces nouvelles vinrent à Yppre que le comte leur sire s’ordonnoit pour eux venir voir et assaillir : si orent conseil de signifier à ceux de Gand ces nouvelles, afin que ils leur envoyassent gens et conforts ; car ils n’étoient mie forts assez de eux tenir sans l’aide des Gantois, qui leur avoient promis et juré faire secours toutes fois que il leur besoigneroit. Si envoyèrent couvertement lettres et messages à Gand aux capitaines, et leur signifièrent l’état du comte, comment il les menaçoit de venir assiéger et assaillir. Ceux de Gand regardèrent que ils étoient tenus par foi et par serment à eux conforter. Si avisèrent premièrement deux capitaines Jean Boulle et Arnoux Clerc et leur dirent : « Vous prendrez quatre mille hommes des nôtres et irez hâtivement à Yppre, et conforterez ceux de Yppre, ainsi que nos bons amis. » Tantôt à celle ordonnance se départirent tous ceux qui ordonnés y furent, les quatre mille, et s’en vinrent à Yppre ; dont ceux de la ville eurent grand’joie. Le comte de Flandre issit de Bruges atout grands gens et s’en vint à Tourout, et le lendemain à Pourpringhe, et là séjourna trois jours, tant que toutes ses gens furent venus ; et étoient bien environ vingt mille hommes.

  1. On appelait ainsi la banlieue de Bruges qui formait une commune à part.