Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LXIX

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 106-109).

CHAPITRE LXIX.


Comment le comte de Bouquinghen et sa route passèrent le Gâtinois et vinrent jusques auprès de Vendôme.


Quand le comte de Bouquinghen et sa route se furent reposés et rafreschis à Maillières-le-Vicomte, assez près de Sens en Bourgogne, ils eurent conseil de déloger et de eux traire en ce bon pays et gras de Gâtinois. Si se délogèrent un mercredi au matin ; et ce jour ils passèrent au Pont deseure Sens la rivière de Yonne, et vinrent loger ce jour à Jenon à une lieue de Sens ; et vinrent leurs fourrageurs courir jusques dedans les faubourgs de Sens, et puis s’en retournèrent ; ni il n’y ot fait nul exploit d’armes ce jour ni le soir qui fasse à ramentevoir. Au lendemain ils se délogèrent et vinrent se loger à Saint-Jean de Nemours et là environ, et l’autre jour après à Beaune en Gâtinois, et l’autre jour à Pethiviers en Gâtinois et demeura là l’ost trois jours, pour le bon pays et gras qu’ils trouvèrent. Et eurent là conseil ensemble quel chemin ils tenroient, ou la plaine Beausse, ou si ils suivroient la rivière de Loire. Conseillé fut que ils chevaucheroient la Beausse ; si se délogèrent de Pethiviers au quatrième jour et chevauchèrent vers Thori en Beausse. Dedans le chastel de Thori étoient le sire de Sempy, messire Olivier de Mauny, messire Guy-le-Baveux et grand’foison de gens d’armes. Outre, à Yauville en Beausse étoient le Bègue de Villaines, le Barrois des Barres et plusieurs autres, environ trois cens lances. Par tous les forts et les chasteaux de Beausse étoient grands gens d’armes boutés et mis pour garder le pays contre les Anglois. Ceux de l’avant-garde de l’ost d’Angleterre, quand ils furent venus à Thori ne se vouldrent abstenir, et aussi ils ne purent, que ils n’allassent voir ceux du fort et escarmoucher ; et vinrent aux barrières du chastel le sire de Sempy, messire Guy-le-Baveux et les chevaliers et écuyers qui dedans étoient, chacun sur sa garde, ainsi que ordonnés en avant étoient ; et là ot bonne escarmouche et dure, lancé, trait et féru, et de navrés et de blesssés des uns et des autres, et fait plusieurs grands appertises d’armes. Si étoient le comte de Bouquinghen, l’avant-garde et l’arrière garde logés à Thori en Beausse et là environ. Si trouvoient les fourrageurs des vivres à grand’planté. Et aussi ils avoient au pays de Gâtinois dont ils étoient issus abbayes et belles maisons rançonnées à vins qu’ils avoient mis sur leurs charriaux en tonneaux et à grands flacons et barrils dont ils se tenoient tout aises. À l’escarmouche de Thori en Beausse ot un écuyer de Beausse, gentil homme et de bonne volonté, qui s’avança de son fait, sans mouvement d’autrui, et vint à la barrière tout en escarmouchant, et dit aux Anglois ; « Y a-t-il là nul gentil homme qui pour l’amour de sa dame voulsist faire aucun fait d’armes ? Si il en y a nul, véez-moi-ci tout prêt pour issir hors armé de toutes pièces, monté à cheval pour jouter trois coups de glaive, férir trois coups de hache et trois coups de dague. Si en ait qui peut, et tout pour l’amour de sa dame. Or verra-t-on entre vous Anglois si il en y a nuls amoureux. » Et appeloit-on l’écuyer françois Gauvain Micaille. Cette parole et requête fut tantôt épandue entre les Anglois. Adonc se trait avant un écuyer anglois, appert compagnon et bien joutant qui s’appeloit Jovelin Kator, et dit : « Oil, oil, je le vueil délivrer, et tantôt faites le traire hors du chastel. » Le sire de Fit-Vattier, qui étoit maréchal de l’ost, vint aux barrières et dit à messire Guy-le-Baveux qui là étoit : « Faites venir votre écuyer hors ; il a trouvé qui lui délivrera très volontiers ce qu’il demande, et l’assurons en toutes choses. » Gauvain Micaille fut moult réjoui de ces paroles et s’arma incontinent ; et l’aidèrent les seigneurs à armer de toutes pièces moult bien ; et monta sur un cheval que on lui délivra. Si issit hors du chastel, lui troisième, et portoient ses varlets trois lances et trois dagues. Et sachez que il fut moult regardé des Anglois quand il issit hors ; et lui tenoient celle emprise à grand outrage ; car ils ne cuidoient mie que nul François corps à corps s’osât combattre contre un Anglois. Encore en cette empeinte y avoit trois coups d’épées, et toutes trois Gauvain les fit apporter avec lui pour l’aventure du briser[1].

Le comte de Bouquinghen, qui étoit jà à son logis, fut informé par les hérauts de celle ahatie ; il dit qu’il le vouloit voir et monta à cheval, le comte d’Asquesufort et le comte de Devensière de-lez lui, et plusieurs autres barons et chevaliers. Et pour celle ahatie cessa l’assaut à Thori et se retrairent tous les Anglois pour voir la joute. Quand le comte de Bouquinghen et les seigneurs furent là venus, on fit venir avant l’Anglois qui devoit jouter, qui s’appeloit Jovelin Kator, armé de toutes pièces et monté sur un bon cheval. Quand ils furent en la place où la joute devoit être, tous se rangèrent d’une part et d’autre, et leur fit-on voie, et leur bailla-t-on à chacun sa lance bien enferrée. Ils se joignirent en leurs targes, et abaissèrent leurs lances, et éperonnèrent leurs chevaux, et vinrent l’un sur l’autre au plus droit qu’ils purent, sans eux épargner, au semblant qu’ils montroient. Celle première joute, ils faillirent par le desroiement de leurs chevaux : à la seconde ils se consuivirent, mais ce fût en vidant. Adonc dit le comte de Bouquinghen, pourtant qu’il étoit sur le plus tard : « Hola, hola ! » et dit au connétable le seigneur Latimier et au maréchal : « faites les cesser, ils ont fait assez meshui ; nous leur ferons faire et accomplir leur emprise autre part et à plus grand loisir que nous n’avons ores ; et gardez bien que l’écuyer françois n’ait nulle faute que il ne soit aussi bien gardé que le nôtre ; et dites, ou faites dire à ceux du chastel qu’ils ne soient en nul souci de leur homme et que nous l’emmenons avec nous pour parfinir son emprise, et non pas comme prisonnier ; et lui délivré, s’il en peut échapper vif, nous leur renvoierons sans péril nul. » La parole du comte fut accomplie, et fut dit à l’écuyer françois, du maréchal : « Vous chevaucherez avec nous sans péril, et quand il plaira à monseigneur on vous délivrera. » Gauvain dit : « Dieu y ait part ! » Tantôt fut tard ; on alla souper. On envoya un héraut à ceux du châtel qui leur dit les paroles que vous avez ouïes. Ainsi se porta celle journée, ni il n’y ot plus rien fait.

Au lendemain on sonna moult matin les trompettes de délogement : si se mirent en arroi et au chemin toutes manières de gens, et chevauchèrent en bonne ordonnance, tout ainsi comme ils avoient en devant fait vers Yauville en Beausse. Si fit ce jour moult bel et moult clair. Et étoient en trois batailles ; la bataille du connétable et du maréchal devant, et puis le comte de Bouquinghen, le comte d’Asquesufort et le comte de Deversière en leur bataille ; et puis alloient tous leurs charrois ; puis venoit l’arrière-garde dont messire Guillaume de Vindesore étoit chef. Et vous dis qu’ils ne furent oncques si assurés en cheminant parmi le royaume de France que ils n’eussent espoir tous les jours d’être combattus ; car bien savoient qu’ils étoient côtoyés et poursuivis des François de autant de gens et plus qu’ils n’étoient. Et voirement les seigneurs, comtes, barons, chevaliers et écuyers et gens d’armes du royaume de France qui les poursuivoient en étoient en grand’volonté, et les désiroient moult à combattre, et disoient entre eux les plusieurs sur les champs et en leur logis que c’étoit grand blâme et grand’vergogne quand on ne les combattoit ; et tout ce de non combattre se brisoit par le roi de France qui tant doutoit les fortunes que nul roi plus de lui ; car les nobles du royaume de France, par les batailles que ils avoient données aux Anglois, avoient tant perdu du temps passé que à peine faisoient-ils à recouvrer ; et quand on lui parloit de ce voyage il répondoit ; « Laissez leur faire leur chemin. Ils se dégâteront et perdront par eux-mêmes, et tout sans bataille. » Ces paroles du roi refrenoient de non combattre les Anglois, lesquels alloient avant toudis, sur l’intention d’entrer en Bretagne ; car à ce faire ils avoient ainsi premièrement empris leur chemin.

Dedans le fort d’Yauville en Beausse avoit plus de trois cents lances de François ; et là dedans étoient le Barrois des Barres, le Bègue de Vilaines, messire Guillaume, Bâtard de Langres, messire Jean de Rely, le sire de Hangiers, le sire de Mauvoisin et plusieurs autres chevaliers et écuyers. Si passèrent l’avant-garde et l’arrière-garde, et tous ceux de l’ost, par devant Yauville ; et ot aux barrières un petit d’escarmourche ; mais tantôt ce cessa, car les Anglois y perdoient leur peine. Au dehors de Yauville a un bel moulin à vent : si fut abattu et tout desciré. Assez près de là a un gros village que on dit le Puiset. Là vinrent ceux de l’avant-garde dîner ; et le comte de Bouquinghen se dîna à Yauville et descendit à la maison des Templiers. Ceux qui étoient au Puiset entendirent qu’il y avoit, en une grosse tour qui là siéd sus une motte, environ quarante compagnons. Si ne se purent abstenir ceux de l’avant-garde que ils ne les allassent voir et assaillir ; et l’environnèrent tout autour, car elle siéd en pleine terre à petit de défense. Là eut grand assaut ; mais il ne dura pas longuement ; car ceux archers tiroient si ouniement que à peine s’osoit nul mettre ni apparoir aux gaittes ni aux défenses ; et fut la tour prise, et ceux de dedans morts et pris qui la gardoient ; et puis boutèrent les Anglois le feu dedans, de quoi tout le charpentage chéy, et puis passèrent outre ; et se hâtoient tes Anglois de passer délivrément celle Beausse, pour le danger des yaulves dont ils étoient à grand meschef pour eux et pour leurs chevaux ; car ils ne trouvoient que puits moult parfons, et à ces puits ne avoit nuls sceaux. Si avoient trop grand danger d’iaulve, et eurent tant qu’ils vinrent à Ournoy ; et là se logèrent sus la rivière de la Keyne, et là se reposèrent et rafreschirent deux nuits et un jour. Au lendemain ils se délogèrent et s’en vinrent à Ville-Noefve la Fraite en la comté de Blois, à la vue de Chasteldun ; et s’en vinrent loger en la forêt de Marchiausnoy[2] en Blois ; et là s’arrêta tout l’ost, pour le plaisant lieu et bel qu’ils y trouvèrent, et s’y reposèrent et rafreschirent trois jours.

Dedans la forêt de Marcheausnoy a une très belle et bonne abbaye de moines de l’ordre de Cisteaux, et l’appelle-on proprement Cisteaux[3] ; et est l’abbaye remplie de moult beaux et grands édifices, et la fit jadis fonder et édifier un moult vaillant preudom qui s’appeloit le comte Thibaut de Blois, et y laissa et ordonna grands revenues et belles ; mais grandement sont amenries et affoiblies par les guerres. Les moines qui pour le temps étoient en l’abbaye furent surpris des Anglois ; car ils ne cuidoient mie que ils dussent faire ce chemin. Si leur tourna à grand contraire, quoique le comte de Bouquinghen fit faire un ban, que sur la terre nul ne fourfesist à l’abbaye, ni de feu ni d’autre chose. Car le jour Notre-Dame, en septembre, il y oyt la messe et y fut tout le jour, et tint son état et cour ouverte aux chevaliers de son ost ; et là fut ordonné que Gauvain Micaille, François, et Jovelin Kator feroient au lendemain leur emprise. Ce jour vinrent les Anglois voir le chastel de Marcheausnoy qui étoit en la comté de Blois, et y a un très bel fort et de belle vue. Pour le temps en étoit chastelain et gardien un chevalier du pays au comte de Blois, qui s’appeloit messire Guillaume de Saint-Martin, sage homme et vaillant aux armes, et étoit tout pourvu et avisé avec ses compagnons de défendre le fort et le chastel si on les eût assaillis ; mais nennil. Quand les Anglois en virent la manière, ils passèrent outre et retournèrent en leur logis en la forêt de Marcheausnoy. D’autre part, le sire de Brebières lors étoit en son chastel au dehors de la forêt qui siéd sur le chemin de Dun et de Blois ; et avoit le dit sire de Brebières grand’foison de chevaliers et écuyers avec lui qui tous s’étoient obligés à bien défendre et garder le lieu s’ils étoient assaillis. Et les vint voir le sire de Fit-Vatier, maréchal de l’ost, et sa route, non pas pour assaillir, mais pour parler au chevalier à la barrière, car bien le connoissoit, pour ce qu’ils s’étoient vus tous deux ensemble en Prusse. Le sire de Fit-Vatier se fit connoissable au seigneur de Brebières et lui pria qu’il lui envoyât de son vin par courtoisie, et toute sa terre en seroit respitée de non ardoir et d’être courue. Le sire de Brebières lui en envoya bien et largement, et trente blanches miches avecques, dont le sire de Fit-Vatier lui scut bon gré et lui tint bien son convenant.

Au lendemain du jour Notre-Dame on fit armer Gauvain Micaille et Jovelin Kator, et monter sus leurs chevaux pour parfaire devant les seigneurs leur ahatie. Si s’entrecontrèrent des fers des glaives moult roidement ; et jouta l’écuyer françois à la plaisance du comte moult bien ; mais l’Anglois le férit trop bas à la cuisse, tant qu’il lui bouta le fer de son glaive tout outre. De ce que il le prit si bas fut le comte de Bouquinghen tout courroucé ; et aussi furent tous les seigneurs, et dirent que c’étoit trop mal honorablement jouter. Depuis furent férus les trois coups d’épée, et férit chacun les siens. Adonc dit le comte que ils en avoient assez fait et vouloit que ils n’en fissent plus ; car il véoit l’écuyer françois trop fort saigner. À celle ordonnance se tinrent tous les seigneurs. Si fut Gauvain Micaille désarmé et remiré, et mis à point ; et lui envoya le comte de Bouquinghen, par un héraut, à son logis, cent francs, et lui donna congé de se retraire sauvement devers ses gens ; et leur mandoit qu’il se étoit bien acquitté. Si s’en retourna Gauvain Micaille devers les seigneurs de France qui se tenoient amassés sur le pays en plusieurs lieux ; et les Anglois se partirent de Marcheausnoy et prirent le chemin de Vendôme ; mais avant ils se logèrent en la forêt du Coulombier.

  1. En cas qu’il y en eût de rompues.
  2. Marchenoir, petite ville de Beauce.
  3. Cette abbaye s’appelait l’Aumône ou le Petit-Cisteaux ; elle était située dans la forêt de Marchenoir ; elle avait été fondée, ver » 1121, par Thibault IV, cointe de Blois, puis de Champagne.