Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXLI

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 188-189).

CHAPITRE CXLI.


Comment le chanoine de Robertsart et sa route prindrent la ville et le chastel de Jaffre ; et comment ils gagnèrent grand’proie de bestiail.


Tant exploitèrent ces Anglois et Gascons que ils vinrent à Jaffre, à dix lieues de Séville, une ville mal fermée ; mais il y a un grand moûtier assez fort que ceux du pays et de la dite ville de Jaffre avoient fortifié ; et là s’étoient retrais, sur la fiance du lieu.

De pleine venue la ville de Jaffre fut tantôt prise et tout arse, et le moûtier assailli, lequel à l’assaut ne dura pas une heure que il ne fût pris, et là ot grand pillage pour ceux qui premiers y entrèrent, et y ot moult d’hommes morts. Après ce ils chevauchèrent outre ; car ils furent informés que ens uns grands marès qui là sont en une vallée, avoit la plus belle proie du monde, plus de vingt mille bêtes, bœufs, porcs, vaches, moutons et brebis. De celle proie orent les seigneurs grand’joie ; et s’en vinrent celle part, et entrèrent en ces marais, et firent toutes ces bêtes vider par leurs gens de pied et chasser devant eux. Adonc eurent-ils conseil de retourner à Ville-Vesiouse, qui étoit leur logis, et prindrent tous leur retour et ce chemin ; et vinrent là au soir le lendemain, eux et leur proie, dont ils furent depuis moult largement pourvus et avitaillés. Ainsi se porta celle chevauchée.

Quand messire Jean Fernando fut revenu à Lusebonne devers le roi, et il lui ot recordé comment il avoit exploité, et la chevauchée que leurs gens avoient faite sur les ennemis, et la belle proie que ils avoient amenée, il cuida trop bien dire, et que le roi lui en sçût trop bon gré, mais non fit ; car il lui dit : « Et comment, gars, or donc as-tu été si osé que, sur la défense que je avois faite, tu leur as consenti à chevaucher et été en leur compagnie ? Par monseigneur Saint Jacob ! je te ferai pendre. » Adonc se jeta le chevalier à genoux et lui cria merci, et lui dit : « Monseigneur, le capitaine de eux, le chanoine, s’en acquitta bien et en fit son pouvoir loyaument de non chevaucher ; mais de force les autres le firent chevaucher, et moi aussi pour enseigner le pays ; et quand la chevauchée est à bien tournée, vous le nous devez pardonner. » Nonobstant toutes ces paroles, le roi commanda que on le mît en prison ; et y fut mis, et y demeura tant que le comte de Cantebruge l’en fit délivrer, quand il vint à Lusebonne ; vous orrez sur quel état.