Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXCVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 249-250).

CHAPITRE CXCVI.


Comment le jeudi les François se mirent en toute ordonnance pour combattre les Flamands qu’ils tenoient incrédules.


Or revinrent ces trois chevaliers et vaillans hommes dessus nommés devers le roi de France et les batailles, qui jà étoient mises en pas, en arroy et en ordonnance, ainsi comme elles devoient aller : car il y avoit tant de si sages hommes et bien usés d’armes en l’avant-garde, qu’ils savoient tous quel chose ils feroient ni devoient faire ; car là étoit la fleur de la bonne chevalerie du monde. On leur fit voie : le sire de Cliçon parla premier, en inclinant le roi de dessus son cheval, et en ôtant jus de son chef un chapelet de bièvre qu’il portoit ; et dit : « Sire, réjouissez-vous, ces gens sont nôtres, nos gros varlets les combattroient. » — « Connétable, dit le roi, Dieu vous en oye. Or allons donc avant, au nom de Dieu et de monseigneur Saint Denis. »

Là étoient les huit chevaliers dessus nommés, pour le corps du roi garder, mis en bonne ordonnance. Là fit le roi plusieurs chevaliers nouveaux : aussi firent tous les seigneurs en leurs batailles. La y ot boutées hors et levées plusieurs bannières : là fut ordonné que, quand ce venroit à l’assembler, que on mettroit la bataille du roi et l’oriflambe de France au front premier, et l’avant-garde passeroit tout outre sus aile, et l’arrière-garde aussi sus l’autre aile, et assembleroient aux Flamands en poussant de leurs lances aussitôt les uns comme les autres, et clorroient en étreignant ces Flamands qui venoient aussi joints et aussi serrés comme nulle chose pouvoit être ; par cette ordonnance pourroient-ils avoir grandement l’avantage sur eux.

De tout ce faire l’arrière-garde fut signifiée, dont le comte d’Eu, le comte de Blois, le comte de Saint-Pol, le comte de Harecourt, le sire de Châtillon, le sire de Fère étoient chefs. Et là leva ce jour de-lez le comte de Blois, le jeune sire de Havreech bannière ; et fit le comte chevaliers, messire Thomas de Distre et messire Jacques de Havreech, bâtard. Il y ot fait ce jour, par le record et rapport des hérauts, quatre cent et soixante et sept chevaliers.

Adonc se départirent du roi, quand ils orent fait leur rapport, le sire de Cliçon, messire Jean de Vienne et messire Guillaume de Langres, et s’en vinrent en l’avant-garde, car ils en étoient. Assez tôt après fut développée l’oriflambe, laquelle messire Piètre de Villiers portoit ; et veulent aucuns gens dire, si comme on trouve anciennement escript, que on ne la vit oncques déployer sur chrétiens, fors que là ; et en fut grand’question sur ce voyage si on la développeroit ou non. Toutefois plusieurs raisons considérées, finalement il fut déterminé du déployer, pour la cause de ce que les Flamands tenoient opinion contraire du pape Clément, et se nommoient en créance Urbanistes : dont les François dirent qu’ils étoient incrédules et hors de foi. Ce fut la principale cause pourquoi elle fut apportée en Flandre et développée. Celle oriflambe est une digne bannière et enseigne ; et fut envoyée du ciel par grand mystère, et est en manière d’un gonfanon ; et est grand confort le jour à ceux qui la voient. Encore montra-t-elle là de ses vertus ; car toute la matinée il avoit fait si grand’bruine et si épaisse, que à peine pouvoit-on voir l’un l’autre ; mais si très tôt que le chevalier qui la portoit la développa et qu’il leva la lance contremont, celle bruine à une fois chey et se dérompit ; et fut le ciel aussi pur, aussi clair et l’air aussi net que on l’avoit point vu en devant de toute l’année[1], dont les seigneurs de France furent moult réjouis, quand ils virent ce beau jour venu, et ce soleil luire, et qu’ils purent voir au loin et autour d’eux, devant et derrière ; et se tinrent moult à reconfortés, et à bonne cause. Là étoit-ce grand’beauté de voir ces bannières, ces bassinets, ces belles armures, ces fers de lances clairs et appareillés, ces pennons et ces armoiries. Et se taisoient tous coys ni nul ne sonnoit mot, mais regardoient ceux qui devant étoient la grosse bataille des Flamands tout en une, qui approchoit durement ; et venoient le pas tous serrés, les plançons tout droits levés contremont ; et sembloient des hanstes[2] que ce fût un bois, tant y en avoit grand’multitude et grand’foison.

  1. Les Chroniques de France, le moine de Saint-Denis, Juvénal des Ursins et tous les chroniqueurs français font mention du même miracle.
  2. Bois de lances.