Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CLXXV

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 229-230).

CHAPITRE CLXXV.


Comment le Hazle de Flandre et plusieurs chevaliers et écuyers jusques à six vingt passèrent la rivière du Lys à Menin ; et comment à leur retour il leur en mescheyt par faute de conduite.


Entrementes que ces ordonnances se faisoient, et que le roi de France séjournoit à Arras, et que gens d’armes s’amassoient en Artois, en Tournesis et en la châtellerie de Lille et là environ, se avisèrent aucuns chevaliers et écuyers qui séjournoient à Lille et là environ, par l’emprise et ennort du Hazle de Flandre, que ils feroient aucun exploit d’armes, parquoi ils seroient renommés. Si se cueillirent un jour six vingt hommes d’armes, chevaliers et écuyers, et vinrent passer la rivière du Lys au pont à Menin, à deux lieues de Lille, lequel pont n’étoit point encore défait ; et chevauchèrent en la ville et l’estourmirent grandement ; et tuèrent et découpèrent en la ville et là près, grand’foison de gens, et les chassèrent presque tous hors de leur ville. Le haro commença à monter : les villes voisines commencèrent à sonner leurs cloches à herle et à traire vers Menin, car le haro venoit de ce lez ; si s’assemblèrent grand’foison de gens et se recueillirent à chemin. Quand le Hazle, messire Jean de Jumont, le chastelain de Bouillon, messire Henry de Duffle et les chevaliers et écuyers orent bien ému le pays, et leur fut avis qu’il étoit temps de retourner, ils se mirent au retour pour repasser à ce pont la rivière, ainsi qu’ils l’avoient passé. Et là le trouvèrent-ils fort pourvu de Flamands qui le défaisoient ce qu’ils pouvoient ; et quand ils en avoient ôté un ais ils le couvroient de fiens afin que on ne vît point le meshaing. El véez-ci ces chevaliers et écuyers montés sur fleur de coursiers et de chevaux, et trouvèrent en la ville plus de deux mille de ces paysans qui là étoient recueillis, lesquels se mettoient tous en bataille pour venir contr’eux. Quand cils gentilshommes en virent le convenant ; si dirent : « Il nous faut par force de chevaux rompre ces vilains, ou nous sommes attrappés. » Adonc ils se mirent tous ensemble, et abaissèrent leurs lances et leurs épées roides de Bordeaux, et éperonnèrent leurs chevaux de grand randon, et mirent devant les plus forts montés et commencèrent à huer. Ces Flamands s’ouvrirent qui ne les osèrent attendre ; et les autres disent que ils le firent par malice ; car ils savoient bien que le pont ne les pourroit porter. Et disoient les Flamands entr’eux : « Faisons leur voie, vous verrez tantôt beau jeu. » Le Hazle de Flandre, et les chevaliers et écuyers qui se vouloient sauver, car le séjourner leur étoit contraire, fièrent leurs chevaux des éperons sur ce pont, lequel n’étoit pas assez fort pour porter un si grand faix. Toutefois le Hazle de Flandre et aucuns autres orent l’eur et l’aventure de passer outre ; et passèrent environ trente ; et ainsi que les autres vouloient passer le pont rompit dessous eux. Là ot des chevaux trébuchés qui ne se pouvoient r’avoir qui y forent morts et leurs maîtres aussi. Ceux qui étoient derrière virent ce meschef. Si forent moult ébahis et ne sçurent où fuir pour eux sauver. Si fuirent les aucuns en la rivière, qui la cuidoient noer ; mais ils ne pouvoient, car elle est parfonde et de hautes rives où chevaux ne se peuvent aherdre ni rescourre. Là ot grand meschef ; car les Flamands venoient qui les enchassoient et occioient à volonté et sans merci, et les faisoient saillir en l’eau, et là se noyoient. Là fut messire Jean de Jumont en grand’aventure d’être perdu ; car le pont rompit dessous lui : mais par grand’appertise de corps il se sauva. Toutefois il fut navré du trait moult durement au chef et au corps ; dont il fut puis plus de six semaines qu’il ne se pût armer.

À ce dur retour furent morts le chastelain de Bouillon, et Bouchard de Saint-Hilaire, et plusieurs autres ; et noyé messire Henry de Duffle ; et en y ot, que mort que noyés, plus de soixante ; et ceux tous heureux qui sauver se purent ; et grand’foison de blessés et de navrés. Ainsi alla de cette emprise.

Les nouvelles en vinrent aux seigneurs de France qui étoient à Arras, comment leurs gens avoient perdu, et comment le Hazle de Flandre avoit follement chevauché. Si furent des aucuns plaints, et des autres non. Et disoient ceux qui le plus étoient usés d’armes : « Ils ont fait une folle emprise de passer une rivière sans guet et aller courir une grosse ville, et entrer au pays, et retourner au pas par où ils avoient passé, et non garder le pas jusques à leur retour. Ce n’est pas emprise faite de sages gens d’armes qui veulent venir à bon chef de leur besogne, à faire ainsi ; et pour ce que oultrecuidés ils ont chevauché, leur en est-il mal pris. »