Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CLX

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 211-212).

CHAPITRE CLX.


Comment Philippe d’Artevelle et les Gantois mirent la ville de Bruges et la plupart de Flandre et leur obéissance ; et comment Audenarde ne voult mie obéir aux Gantois.


Ceux de Gand, eux étant maîtres et obéis entièrement à Bruges, y firent moult de nouvelletés. Avisèrent que ils abattroient, au lez devers eux deux portes et les murs, et feroient remplir les fossés, afin que ceux de Bruges ne fussent jamais rebelles envers eux ; et quand ils s’en partiroient, ils emmèneroient cinq cents hommes, bourgeois de Bruges des plus notables, avec eux en la ville de Gand ; par quoi ils fussent tenus en plus grand cremeur et subjection.

Entrementes que ces capitaines se tenoient à Bruges, et que ils faisoient abattre portes et murs, et remplir les fossés, ils envoyèrent à Yppre, à Courtray, à Berghes, à Cassel, à Pourpringhes, à Bourbourch et par toutes les villes et chastelleries de Flandre sur la marine, et au Franc de Bruges que tous vinssent à obéissance à eux, et leur apportassent ou envoyassent les clefs des villes et des chasteaux, en remontrant service, à Bruges. Tous obéirent, ni nul ne osa adonc contester : et vinrent tous à obéissance à Bruges, à Philippe d’Artevelle et à Piètre du Bois. Ces deux se nommoient et escrisoient souverains capitaines de tous, et par espécial Philippe d’Artevelle. Cil étoit qui le plus avant s’ensoignoit et se chargeoit des besognes de Flandre ; et tant que il fut à Bruges, il tint état de prince, car tous les jours, par ses ménestrels, il faisoit sonner et corner devant son hôtel à ses dîners et à ses soupers ; et se faisoit servir en vaisselle couverte d’argent, ainsi comme si il fût comte de Flandre ; et bien pouvoit tenir cel état, car il avoit toute la vaisselle du comte, d’or et d’argent, et tous les joyaux, chambres et sommiers qui avoient été trouvés en l’hôtel du comte à Bruges ; ni rien on ne avoit sauvé. Encore fut envoyée une route de Gantois à Male, un très bel hôtel du comte, à demie lieue de Bruges. Ceux qui y allèrent y firent moult de desroys, car ils dérompirent tout l’hôtel et abattirent et effrondrèrent les fonts où le comte avoit été baptisé ; et mirent à voitures sur chars tout le bien, or et argent et joyaux, et envoyèrent tout à Gand.

Le terme de quinze jours avoit allans et venans de Gand à Bruges et de Bruges à Gand, tous les jours charriant, deux cents chars qui menoient or, argent, vaisselle, draps, pennes et toutes richesses prises et levées à Bruges, de Bruges à Gand : ni du grand conquêt et pillage que Philippe d’Artevelle et les Gantois firent là en celle prise de Bruges, à peine le pourroit-on priser ni estimer, tant y orent-ils grand profit.

Quand ceux de Gand eurent fait tout leur bon vouloir de la ville de Bruges, ils envoyèrent de la ville de Bruges à Gand cinq cents bourgeois des plus notables pour là demeurer en cause d’ôtagerie, et François Acreman et Piètre de Vintre, et mille de leurs hommes, les envoyèrent ; et demeura Piètre du Bois, capitaine de Bruges tant que ces portes, ces murs et ces fossés, fussent mis à uni. Et adonc se départit Philippe d’Artevelle à quatre mille hommes et prit le chemin de Yppre, et fit tant que il y parvint. Toute manière de gens issirent au devant de lui et le recueillirent aussi honorablement comme si ce fût leur seigneur naturel qui vint premièrement à seigneurie et se mirent tous en son obéissance. Et renouvela mayeurs et échevins, et fit toute nouvelle loi ; et là vinrent ceux des châstelleries de outre Yppre, de Cassel, de Berghes, de Bourbourch, de Furnes et de Pourpringhes qui se mirent en son obéissance, et jurèrent foi et loyauté à tenir ainsi comme à leur seigneur le comte de Flandre. Et quand il ot ainsi exploité, et que il ot de tous l’assurance, et il ot séjourné à Yppre huit jours, il s’en partit et s’en vint à Courtray où il fut aussi reçu à grand’joïe ; et se y tint cinq jours. Et envoya ses lettres et ses messages à la ville d’Audenarde, en leur mandant que ils vinssent devers lui en obéissance ; et que trop y avoient mis, quand ils véoient que tout le pays se tournoit avecques ceux de Gand, et ils demeuroient derrière ; et que si ce ne faisoient, ils se pouvoient bien vanter que temprement ils auroient le siége ; et que jamais ne se partiroit du siége si auroit la ville ; et là mettroit à uni et à l’épée tout ce que ils trouveroient dedans.

Quand les nouvelles vinrent en Audenarde de par Philippe d’Artevelle, encore n’y étoit point venu messire Daniaulx de Hallewyn qui en celle saison en fut capitaine ; et n’y étoient que les trois chevaliers dessus nommés, qui répondirent chaudement qu’ils ne faisoient compte des menaces d’un varlet, fils d’un brasseur de miel ; et que l’héritage de leur seigneur le comte de Flandre, ils ne pouvoient ni ne vouloient pas donner ni amoindrir ; mais le défendroient et garderoient jusques au mourir.

Ainsi retourna le message à Courtray et recorda à Philippe d’Artevelle cette réponse.

Quand Philippe d’Artevelle ot ouï parler son messager ainsi, que ceux de la garnison d’Audenarde ne faisoient nul compte de lui ni de ses menaces, il jura que, quoique il lui dût coûter ni au pays de Flandre, il ne entendroit jamais à autre chose si auroit pris et rué par terre toute la ville d’Audenarde, si grandement en fut courroucé ; et disoit que de tout ce faire étoit bien en sa puissance, puisque le pays de Flandre étoit enclin à lui. Quand il ot séjourné cinq ou six jours â Courtray, et il ot renouvelé la loi, et de tous pris la féauté et hommage, aussi bien comme si il fût comte de Flandre, il s’en partit et s’en alla, et retourna à Gand. À l’encontre de lui issit-on à procession et à si grand’joie que le comte, leur sire en son temps, n’y fut point reçu si honorablement comme il fut à ce retour. Et l’adoroient toutes gens comme leur Dieu, pourtant qu’il avoit donné le conseil dont leur ville étoit recouvrée en état et en puissance ; car on ne vous pourroit mie dire la grand’foison de biens qui leur venoient par terre et par eau, de Bruges, de Dame et de l’Écluse. Un pain, n’avoit pas trois semaines, qui y valoit un viès gros, n’y valoit que quatre mitres : le vin qui valoit vingt quatre gros, n’y valoit que deux gros : toutes choses étoit en Gand à meilleur marché que à Tournay ou à Valenciennes. Philippe d’Artevelle enchargea un grand état de beaux coursiers et destriers avoir en son séjour, ainsi comme un grand prince ; et étoit aussi étoffément dedans son hôtel que le comte de Flandre étoit à Lille ; et avoit parmi Flandre ses officiers, baillifs et chastellains, receveurs et sergens, qui toutes les semaines apportoient la mise très grande à Gand devers lui, dont il tenoit son état. Et se vêtoit de sanguines[1] et d’écarlattes, et se fourroit de menus vairs[2], ainsi comme le duc de Brabant ou le comte de Hainaut ; et avoit sa chambre aux deniers très riche où on payoit ainsi comme le comte ; et donnoit aux dames et aux damoiselles de grands dîners, soupers et banquets, ainsi comme avoit fait du temps passé le comte ; et n’épargnoit non plus ni or ni argent que donc que il lui plût des nues ; et s’escripsoit et nommoit en ses lettres : Philippe d’Artevelle, Regard de Flandre.

  1. Sorte d’étoffe de couleur sanguine.
  2. Étoffe ou fourrure dont les taches étaient très petites, de façon que l’on avait peine à distinguer laquelle des couleurs était dominante.