Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXXIX

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 316-321).

CHAPITRE CCXXIX.


Comment François Acreman atout six mille Gantois faillit à prendre Ardembourch. Comment messire Charles de la Paix mourut. Pourquoi Louis de Valois s’escripsit roi de Honguerie ; et comment le roi Charles VI vouit avoir à femme madame Isabelle, fille au duc Étienne de Bavière.


Depuis la déconfiture qui fut faite des gens que messire Rifflard de Flandre mena ens ès Quatre-Métiers[1] outre Gand, vint en Ardembourch et fut envoyé en garnison messire Robert de Bethune, vicomte de Meaux ; et trouva là messire Jean de Jumont et les compagnons ; et aussi il amena environ quarante lances, chevaliers et écuyers, qui moult se désiroient à aventurer. Quand le vicomte fut là venu, si entendit à remparer le lieu et à fortifier la ville de tout points. François Acreman et ceux de Gand soubtilloient et visoient nuit et jour comment ils pourroient nuire à leurs ennemis et porter dommage ; et pourtant besognoit-il bien à ceux qui leur étoient prochains, comme ceux d’Audenarde, de Tenremonde, de Bruges, d’Ardembourch, du Dam et de l’Écluse étoient, que ils fussent sur leur garde et soigneux de leurs villes. Car, au voir dire, ce François Acreman étoit moult habile pour embler et pour écheller, et pour faire de soubtives emprises ; et tenoit, et avoit de-lez lui compagnons moult habiles et soubtils à ce faire. Et advint que, environ l’issue de mai, François Acreman atout sept mille hommes tous armés se départit de Gand sur celle entente que pour embler et écheller Ardembourch, pour la convoitise de prendre et avoir les chevaliers et écuyers qui dedans étoient ; et par espécial le capitaine, messire Jean de Jumont, lequel il desiroit plus à tenir que nul des autres ; car il leur avoit porté et fait tant de contraires et de dommages, de occire et de meshaigner leurs gens, ou de créver leurs yeux, ou de couper pieds, poings ou oreilles que ils ne le pouvoient aimer. Et sur celle entente s’en vinrent-ils, par un mercredi, droit au point du jour, à Ardembourch, et avoient avec eux leurs échelles toutes pourvues. Et dormoient en leurs lits tout paisiblement, sur la fiance de leur guet, le vicomte de Meaux, messire Jean de Jumont, messire Rifflard de Flandre, le sire de Daymart, messire Tiercelet de Montigny, messire Perducas du Pont-Saint-Marc, le sire de Longueval et messire Jean son fils, messire Hue d’Esnel, le sire de Lalain et messire Raoul de Lommel, et plusieurs autres. Or regardez la grand’aventure ; car jà étoit le guet de la nuit presque tout retrait et la guète montoit en sa garde, quand François Acreman et ses Gantois furent venus, échelles à leurs cols, et entrèrent ens ès fossés, et passèrent outre et vinrent jusques aux murs ; et dressèrent échelles contremont et commencèrent à ramper et monter. D’aventure à cette heure par dedans la ville étoient le sire de Saint-Aubin, messire Gossiaux, et un écuyer de Picardie qui s’appeloit Enguerrand Zendequin, et deux ou trois picquenaires[2] avec eux ; et aboient tout jouant selon les murs. Et crois que la nuit ils avoient été du guet ; mais ils n’étoient encore retraits, car, au voir dire, si ils n’eussent là été, sans nulle faute Ardembourch étoit prise, et tous les chevaliers et écuyers en leurs lits.

Quand messire Gossiaux de Saint-Aubin et Enguerrand Zendequin virent le convenant, et que ces Gantois montoient par échelles aux créneaux, et jà en avoit un qui devoit mettre la jambe outre pour entrer en la ville, si furent tous ébahis, et non pas si que ils ne prensissent confort en eux, car ils véoient bien et connoissoient que si ils fuyoient la ville étoit prise et perdue ; car ils venoient si à point que entre le guet faillant et rallant et la guette montant en sa garde : « Avant, avant ! dirent le sire de Saint-Aubin et Enguerrand Zendequin, qui virent le convenant, aux picquenaires. Vez ci les Gantois, défendons notre ville, ou elle est prise. » Lors s’en vinrent ces quatre à l’endroit où les échelles étoient dressées et où ils vouloient monter et dedans entrer. Et l’un des picquenaires escueult sa pique et lance, et renverse celui ès fossés qui s’avançoit d’entrer dedans.

À ces coups monta la guette, qui se aperçut comment ils étoient sur les fossés et dedans les fossés une grosse bataille ; si sonna en sa trompette : « Trahi ! trahi ! » La ville s’émut, les chevaliers qui étoient en leurs lits entendirent l’effroi et le haro et le convenant de Gantois qui vouloient embler leur ville. Si furent tous émerveillés et saillirent sus, et s’armèrent du plutôt qu’ils purent, et sonnèrent parmi la ville leurs trompettes de reveillement.

Nonobstant toutes ces choses si mettoient et rendoient grand’peine les Gantois de entrer en la ville ; mais ces quatre se tinrent et tenoient vaillamment plus de demi-heure contre tous et y firent de grands apperties d’armes, et leur doit bien être tourné à louange. Adonc vinrent les seigneurs en bonne étoffe et en grand arroi ; le vicomte de Meaux sa bannière devant lui, messire Jean de Jumont son pennon devant lui, messire Rifflart de Flandre et tous les autres ; et trouvèrent le chevalier et l’écuyer, et les picquenaires, comment ils se combattoient et défendoient l’entrée vaillamment. Là crièrent-ils leurs cris à la rescousse. Et quand François Acreman et ces Gantois aperçurent l’affaire, que ils failloient à faire leur entente, si se trahirent tout bellement et recueillirent leurs gens, et se départirent de Ardembourch et s’en rallèrent ens ès Quatre-Métiers. Et furent ceux de la garnison d’Ardembourch plus soigneux de garder leur ville et d’ordonner leurs gens que ils n’eussent été par avant, et honorèrent grandement entre eux les quatre dessus dits, car si ils n’eussent été, Ardembourch étoit perdue, et ils avoient tous les gorges coupées.

Vous avez bien ci-dessus ouï recorder comment le duc d’Anjou qui se disoit roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem fit, le terme de trois ans, guerre en Pouille, en Calabre et à Naples à messire Charles de la Paix ; et comment en cette guerre faisant il mourut[3]. Aussi fit messire Charles de la Paix ; et veulent aucuns dire que il fut murdri au royaume de Honguerie par le conseil de la roine[4]. Car après la mort du roi de Hongrie, pourtant que il avoit été fils de son frère, il vouloit maintenir que le royaume lui devoit retourner ; car de son oncle le roi Louis de Hongrie n’étoient demeurées que filles. Si s’en douta la roine que il ne voulsist deshériter ses filles : si fit occire messire Charles[5] ; de laquelle mort il fut grand nouvelle partout et embellie la guerre de la roine de Naples et de son fils le jeune roi Louis, qui se tenoient en Avignon et faisoient guerre en Provence.

Le roi de Honguerie vivant, les hauts barons et les prélats de Honguerie avoient jeté leur avis que l’aînée de leurs filles madame Marguerite[6], qui étoit belle damoiselle et héritière du grand royaume, on la donneroit à Louis de France, comte de Valois, fils et frère du roi de France, pour la cause de ce que il leur sembloit que il demeureroit entre eux en Honguerie et auroient le roi Louis recouvré. Quand le roi de Honguerie fut mort, on envoya grands messages en France devers le roi et ses oncles, en montrant que la roine de Honguerie pour sa fille aînée vouloit avoir Louis, comte de Valois[7]. Celle requête sembla au roi et à ses oncles, et aux barons de France moult haute et moult noble, excepté une chose, que le comte de Valois éloignoit trop sa nation et le noble royaume de France. Néanmoins, tout considéré, on ne pouvoit voir que ce ne fût très haute chose et grand profit pour le comte de Valois d’être roi de Honguerie, qui est l’un des grands royaumes chrétiens du monde. Si furent les Hongres, qui là étoient envoyés de par la roine et le pays, grandement recueillis, et leurs furent donnés de beaux dons et grands présents et avecques eux en Honguerie s’en allèrent ambassadeurs de France, l’évêque de Massères et messire Jean la Personne, lequel, par procuration générale, quand il fut venu en Honguerie, épousa au nom du comte de Valois Marguerite de Honguerie, laquelle après sa mère devoit être roine de Honguerie[8]. Et puis s’en retourna l’évêque en France, et aussi fit messire Jean la Personne qui avoit épouse la dame, et geu de-lez li tout courtoisement sur un lit. Et de tout ce montroient-ils lettres patentes et instruments publics ; et tant que ils s’en contentèrent bien en France. Et s’escripsit un longtemps le comte de Valois Louis de France roi de Honguerie[9].

Encore avez-vous ci-dessus ouï recorder comment le duc de Bourgogne et le duc Aubert de Bavière et sire de Hainault, de Hollande, de Zélande et de Frise par bail, avoient en la cité de Cambray marié leurs enfans, chacun fils et fille, auquel mariage le jeune roi de France vint ; et fut de grand’abondance. Or veulent les aucuns dire, si comme je fus donc informé, que en celle semaine que le roi de France et ses oncles le duc de Bourgogne et le duc de Bourbon étoient là, et le duc Aubert, et les dames, madame de Bourgogne, madame de Brabant et madame de Hainaut, que par le promouvement de la duchesse de Brabant on traita là un mariage secrètement du jeune roi de France et de madame Isabel, fille au duc Étienne de Bavière ; car le roi Charles de France de bonne mémoire, au lit de la mort avoit ordonné que Charles, son fils, fût assigné et marié, si on en pouvoit voir lieu pour lui, en Allemagne ; pourquoi des Allemands plus grands alliances se fissent aux François ; car il véoit que le roi d’Angleterre étoit marié à la sœur du roi d’Allemagne, dont il valoit mieux.

La duchesse de Brabant, qui étoit une dame bien imaginant toutes ces choses, remontra aux oncles du roi et à son conseil en la cité de Cambray, comment cette jeune dame étoit fille d’un grand seigneur, en Allemagne, et le plus grand des Bavières, et que grands alliances s’en feroient aux Allemands ; et pouvoit le duc Étienne rompre trop de propos de hauts seigneurs en l’Empire ; car il y étoit aussi grand ou plus que le roi d’Allemagne. Ce fut la condition qui plus inclina le roi de France et son conseil à persévérer en cette besogne ; et toutefois il fut moult secrètement demené ; et en savoient trop petit de gens parler jusques à tant qu’il fût fait. Là raison pourquoi, vous l’orrez ; je la vous dirai. Il est d’usage en France que quelconque dame, comme fille de haut seigneur qu’elle soit, que l’on veut marier au roi, il convient que elle soit regardée et avisée toute nue par dames, à savoir si elle est propice et formée à porter enfants. Outre plus, pour ce que cette dame étoit de lointain pays et tant que de Bavière, elle amenée en France, on ne savoit si elle seroit à la plaisance du roi de France : autrement c’étoit tout rompu. Pour ces raisons furent toutes ces choses tenues en secret ; et fut la dame environ la Pentecôte amenée en Brabant de-lez la duchesse qui la reçut liement et l’ordonna à l’usage de France. Et étoit le duc Frédéric de Bavière son oncle en sa compagnie, et par lequel au voir dire le mariage étoit premièrement promu, par la manière et raison que je vous dirai

Quand le duc Frédéric de Bavière vint premièrement en France et il fut devant Bourbourch au service du roi de France, voir est que il fut festoyé et conjoui des oncles du roi et des royaux moult grandement, pour la cause de ce qu’il étoit venu servir le roi du lointain pays de Bavière et de plus de deux cents lieues loin. Si tinrent dudit duc le service à grand ; et fut logé toujours près du roi en cause d’amour, et accompagné des oncles du roi. Et quand il se parût de Bavière, il cuidoit certainement que le roi de France et d’Angleterre dussent avoir en la marche de Flandre ou de France bataille adressée ensemble, si comme la voix et renommée couroit adonc par toute Allemagne ; et pour ce lui en savoient le roi de France et ses oncles plus grand gré. Et étoit venu, eux étants en ce voyage de Berghes et de Bourbourg, que les oncles du roi, ainsi que seigneurs se devisent ensemble, lui avoient demandé moult bien si il avoit nulle fille à marier, et que il convenoit une femme au roi de France ; et plus cher auroient-ils à le marier en Bavière que ailleurs ; car les Bavières anciennement ont été toujours du conseil du roi. À ces paroles avoit répondu le duc Frédéric que nennil ; mais son frère ains-né le duc Étienne en avoit une belle. « Et de quel âge demandèrent les oncles du roi ? » — « Entre treize et quatorze ans, avoit répondu le duc Frédéric. » Donc dirent les oncles du roi : « C’est tout ce que il nous faut : vous revenu en Bavière, parlez-en à votre frère et amenez votre nièce en pèlerinage à Saint-Jean d’Amiens ; et le roi sera là. S’il la voit, espoir la convoitera-t-il ; car il voit volontiers toutes belles femmes et les aime ; et si elle lui eschiet au cœur, elle sera roine de France. »

Ainsi allèrent les premières convenances ; ni plus n’y ot dit n’y fait ; et n’en savoit rien le roi de France que on eût parlé de son mariage. Et quand le duc Frédéric fut retourné en Bavière, il remontra à son frère le duc Étienne toutes ces choses, lequel pensa moult longuement sur ce, et lui répondit : « Beau frère, je crois moult bien qu’il soit ainsi comme vous me dites ; et seroit ma fille bien heureuse si elle pouvoit escheoir ni venir à si haut honneur comme d’être roine de France ; mais il y a moult loin d’ici, et si y a trop grand regard à faire une roine et femme d’un roi[10]. Si serois trop courroucé, si on avoit mené ma fille en France et puis qu’elle me fût ramenée ; j’ai assez plus cher que je la marie à mon aise de-lez moi. »

Ce fut la réponse que le duc Étienne avoit donnée à son frère. De quoi le duc Frédéric se contentoit assez ; et avoit escript aucques sur celle forme aux oncles du roi, à son oncle le duc Aubert et à madame de Brabant, auquel il en avoit parlé à son retour ; et cuidoit bien que on eût mis toutes ces choses en non chaloir. Et aussi on parloit du mariage du roi ailleurs ; et se fût assez tôt le roi accordé à la fille du duc de Lorraine ; car elle étoit moult belle damoiselle et de son âge ou assez près, et de grande et noble génération, de ceux de Blois. Et aussi parlé fut de la fille du duc de Lancastre[11], qui puis fut roine de Portingal ; mais on n’y pouvoit trouver nul bon moyen, pour leur guerre ; si convint la chose demeurer.

Or remit sus la duchesse de Brabant le mariage de Bavière, quand elle fut à Cambray aux mariages dessus dits de Bourgogne et de Hainaut, et le roi de France et ses deux oncles y furent, le duc de Bourgogne et le duc de Bourbon ; et dit bien que c’étoit le plus profitable et le plus honorable, pour la cause des alliances qui en pouvoient descendre et venir des Allemands, que elle sçût à présent pour le roi. « Voire, dame, répondirent les oncles du roi, mais nous n’en oyons nulles nouvelles. » — « Or vous taisiez, dit la duchesse, je le ferai traire avant, et en orrez nouvelles en cel été sans nulle faute. » Les promesses de la duchesse furent avérées ; car elle fit tant que le duc Frédéric son oncle s’accorda à son frère le duc Étienne de la amener, si comme vous orrez en suivant ; et sur leur chemin disoient que ils alloient en pèlerinage à Saint-Jean d’Amiens. Toutes gens le supposoient ainsi ; car Allemands vont volontiers en pélerinage, et l’ont eu et le tiennent d’usage.

Quand le duc Frédéric et sa nièce, damoiselle Isabel de Bavière, orent été trois jours à Bruxelles de-lez la duchesse, ils s’en partirent et prindrent congé. Mais ce fut bien l’intention de la duchesse, et leur promit à leur département, que elle seroit aussitôt à Amiens comme eux, ou devant ; et que elle y vouloit aussi aller en pélerinage. Sur cel état faisoit-elle ordonner ses besognes. Or vinrent le duc Frédéric et sa niepce en Hainaut, et droitement au Quesnoy, où ils trouvèrent le duc et la duchesse, et Guillaume de Hainaut qui se nommoit et escripsoit comte d’Ostrevant, et madame sa femme, fille au duc de Bourgogne, lesquels et lesquelles reçurent liement et doucement le duc Frédéric de Bavière ; car le duc Aubert en étoit oncle, et leur nièce aussi. « Et comment en avez-vous finé de l’amener, demandèrent le duc Aubert et sa femme ; car bien savoient que leur frère le duc Étienne, pour les incidences dessus dites, y avoit jà été grandement rebelle ? » — « Je vous dirai, répondit le duc Frédéric, je en ai eu moult de peine ; et toutefois j’ai tant mené et tanné mon frère que je l’ai en ma compagnie ; mais au congé prendre, après ce qu’il ot baisé sa fille, il me appela à part, et me dit ainsi : « Or, Frédéric, Frédéric, beau frère, vous emmenez Isabel ma fille, et sans nul sûr état ; car si le roi de France ne la veut, elle sera vergondée à toujours mais tant qu’elle vivra : si vous avisez au partir ; car si vous la me ramenez vous n’aurez pire ennemi de moi. Or regardez donc, beaux oncle et vous belle ante, en quel parti je me suis mis pour l’avancement de ma niepce. » Donc répondit la duchesse : « Beau neveu, n’en faites nulle doute. Dieu y ouvrera, elle sera roine de France ; si serez quitte de ces menaces et aurez le gré et l’amour de votre frère. »

Ainsi se tinrent au Quesnoy en Hainaut le duc Frédéric et sa niepce de-lez leur oncle et la duchesse et leurs enfans bien trois semaines. Et endoctrinoit la duchesse qui fut moult sage tous les jours en toutes manières et contenances la jeune fille de Bavière, quoique de sa nature elle étoit propre et pourvue de sens et de doctrine ; mais point de françois elle ne savoit. La duchesse de Hainaut, madame Marguerite, ne laissa mie sa niepce en l’habit ni en l’arroy où elle étoit venue ; car il étoit trop simple selon l’état de France ; mais la fit parer, vêtir et ordonner de toutes choses aussi richement et aussi grandement que donc si elle fût sa fille. Et quand tout fut accompli et le jour vint que on deubt partir, la duchesse et elle et sa fille de Bourgogne à grand arroy se départirent du Quesnoy et prindrent le chemin de Cambray ; et exploitèrent tant le duc Aubert, le duc Frédéric, et Guillaume de Hainaut et leur compagnie, que ils vinrent à Amiens.

Là étoit venue par un autre chemin la duchesse de Brabant : aussi étoient le roi de France, le duc, la duchesse de Bourgogne et le conseil du roi. Le sire de la Rivière et messire Guy de la Trémoille, barons, chevaliers et écuyers issirent hors de la cité d’Amiens contre la venue de la duchesse de Hainaut, et la convoyèrent jusques à son hôtel. Or furent ces seigneurs et ces dames enclos dedans Amiens, et commencèrent à visiter et conjouir l’un l’autre et à faire des honneurs grand’foison. Et trop petit de gens savoient, fors les trois ducs qui là étoient, et les trois duchesses et leurs enfans, et le sire de la Rivière et messire Guy de la Trémoille et le sire de Coucy, car le duc de Berry l’avoit un petit par avant envoyé environ la Saint-Jean et de ce parlé en Avignon, si étoit là venu en grand’hâte, pourquoi ces seigneurs et ces dames étoient là assemblés. Mais à peine pouvoit le roi dormir, pour faim de voir celle qui puis fut sa femme ; et demandoit au seigneur de la Rivière : « Et quand la verrai-je ? » De ces paroles avoient les dames bons ris.

Le vendredi, quand la jeune dame fut parée et ordonnée ainsi comme à elle appartenoit, les trois duchesses l’amenèrent devant le roi. Quand elle fut venue devant le roi, elle se agenouilla devant lui tout bas. Le roi vint vers elle et la prit par la main, et la fit lever, et la regarda de grand’manière : en ce regard, plaisance et amour lui entrèrent au cœur ; car il la vit belle et jeune et si avoit grand désir du voir et de l’avoir. Adonc dit le connétable de France au seigneur de Coucy et au seigneur de la Rivière : « Cette dame nous demeurera ; le roi n’en peut ôter ses yeux. »

Adonc commencèrent à parler ces dames et ces seigneurs ensemble, et la jeune dame en estant se tenoit toute coie, et ne mouvoit œil ni bouche ; et aussi à ce jour elle ne savoit point de François.

Quand on ot là été une espace, les dames prindrent congé au roi, et se retrairent, et ramenèrent leur fille ; et retourna en la compagnie de madame de Hainaut et de sa fille d’Ostrevant. Encore ne savoit-on point l’intention du roi ; mais on la sçut tantôt ; car le duc de Bourgogne enchargea le sire de la Rivière, quand le roi fut retrait, que il en parlât et lui demandât quelle chose il lui sembloit de cette jeune dame, et si elle lui plaisoit pour la prendre à femme : et le fit le duc, pour ce que le roi se découvroit plus hardiment au seigneur de la Rivière que à nul autre. Si lui demanda en son retrait : « Sire, que dites-vous de cette jeune dame ? Nous demeurera-t-elle ? Sera-t-elle roine de France ? » — « Par ma foi, dit le roi, oil ; nous ne voulons autre ; et dites à mon oncle de Bourgogne, pour Dieu, que on s’en délivre. »

Le sire de la Rivière issit tantôt hors de la chambre, et entra en une autre où le duc de Bourgogne étoit, si lui fit cette réponse ; « Dieu y ait part ! dit le duc de Bourgogne, et nous le voulons aussi. » Tantôt il monta à cheval, accompagné de hauts barons et s’en vint en l’hôtel de Hainaut et y rapporta ces nouvelles, dont on fut tout réjoui ; ce fut raison. À ces mots on cria : « Noël ! » Or furent les seigneurs et les dames ensemble ce vendredi pour avoir conseil où on épouseroit. Si fut ordonné que on se départiroit d’Amiens et venroit-on à Arras, pour épouser et faire les fêtes des noces. C’étoit l’intention des oncles du roi et du conseil de France ; et sur cel état le vendredi au soir on se arrêta et alla-t-on coucher. Le samedi au matin, chambellans et varlets de chambre se départirent pour chevaucher vers Arras, pour prendre les hôtels et appareiller les chambres ; et cuidoient les seigneurs et les dames partir après dîner et venir gésir à Encre, ou à Bapaumes ou à Beauquesne. Mais ce conseil se transmua ; car quand le roi ot ouï sa messe, il vit que varlets se troussoient et appareilloient pour aller leur chemin. Si demanda au sire de la Rivière : « Bureau, quel part irons-nous ? » — « Sire, il est ordonné de monseigneur votre oncle que vous irez à Arras, et là épouserez et tiendrez les noces. » — « Et pourquoi ? dit le roi ; ne sommes-nous pas bien ici ? Autant vaut épouser ici comme à Arras. » À ces mots vint le duc de Bourgogne et entra en la chambre du roi. Adonc dit le roi : « Beaux oncles, nous voulons ci épouser en celle belle église d’Amiens. Nous n’avons que faire de plus détrier. » — « Monseigneur, dit le duc, à la bonne heure ; il me faut donc aller devers ma cousine de Hainaut ; car elle étoit informée de partir de ci et traire autre part. » Adonc se départit le duc de Bourgogne, et le comte de Saint-Pol s’en alla devers la duchesse de Brabant dire ces nouvelles.

Or vint le duc de Bourgogne devers madame de Hainaut, le connétable, messire Guy de la Trémoille, le seigneur de Coucy et plusieurs autres en sa compagnie ; si entra le duc en la chambre de la duchesse, et la mariée qui seroit sa nièce de-lez elle. Le duc les inclina et salua, si comme il appartenoit, car bien le sçut faire ; et puis dit à la duchesse, tout en riant : « Madame et ma belle cousine, monseigneur a brisé notre propos d’aller à Arras ; car la chose lui touche de trop près de ce mariage. Il m’a connu qu’il ne pot en-nuit dormir de penser à sa femme qui sera ; si que, vous vous reposerez meshui et demain en celle ville ; et lundi nous guérirons ces deux malades. » La duchesse commença à rire et dit : « Dieu y ait part ! » Le duc se départit et retourna devers le roi. Ainsi demeura la chose en cel état le samedi et le dimanche tout le jour, et se ordonna-t-on pour épouser à lendemain.

  1. Les villes et plats pays de Bouchoute, Assenède, Axele et Hulst.
  2. Soldats armés de piques.
  3. Le 21 septembre 1384, suivant le moine anonyme de Saint-Denis, et l’Art de vérifier les dates.
  4. Froissart veut parler ici d’Élisabeth, épouse de Louis de Hongrie, protecteur et père adoptif de Charles de la Paix. Ce roi était mort le 11 septembre 1382, et sa fille aînée, Marie, contre la coutume de Hongrie, avait été couronnée avec le titre de roi.
  5. Les nobles Hongrois fatigués de la domination de deux femmes (Élisabeth, épouse de Louis, et Marie sa fille) et de celle de leurs favoris, firent appeler secrètement Charles de Duras, qui, malgré les sollicitations de Marguerite, sa femme, qu’il laissa régente du royaume de Naples, s’embarqua le 4 septembre 1385, pour Signa en Esclavonie et fut proclamé unanimement roi par la noblesse, dans une diète, à Albe-Royale. Mais au mois de février 1385, ancien style, ou 1386, nouveau style, (l’année 1386 ne commença que le 22 avril, dans le nouveau style), il fut surpris par des assassins appostés par les favoris de la reine, renversé d’un coup de sabre sur la tête, et tous ses partisans massacrés. Il ne mourut cependant pas des suites de ces blessures ; mais enfermé à Visgrade, le poison acheva, le 3 juin 1386, ce que le fer avait commencé. Sismondi, Rép. It. V, 7, p. 244, 245.
  6. Louis, roi de Hongrie, n’eut aucune fille de ce nom. Ses trois filles étaient : Catherine, morte en 1376 ; Marie, femme de Sigismond, marquis de Brandebourg, et Hedwige, mariée à Jagellon, duc de Lithuanie, et depuis roi de Pologne.
  7. Je ne trouve ni dans les grandes Chroniques ni dans tout autre historien aucune indice que cette alliance fût jamais proposée avec Marie, qui devait succéder à son père, et qui avait été fiancée en bas âge avec Sigismond, marquis de Brandebourg, second fils de l’empereur Charles IV. Jean de Thwrocz n’en dit pas un mot dans sa Chronica Hungarorum.
  8. Toute cette relation est évidemment erronée, puisqu’il n’y avait pas de Marguerite de Hongrie à marier.
  9. Je ne trouve aucune trace de tous ces faits.
  10. Il veut faire allusion à la cérémonie de la visite mentionnée plus haut.
  11. Suivant le moine de Saint-Denis, on hésita entre Isabelle de Bavière, une fille d’Autriche et la fille de Jean, duc de Lorraine ; mais on se décida à s’en remettre à l’inclination du roi. Un peintre habile fut envoyé sur les lieux pour faire le portrait des trois princesses, et Isabelle ayant paru la plus belle au roi, on se décida à la demander à son père.