Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CCXXIV

Texte établi par J. A. C. BuchonA. Desrez (IIp. 307-308).

CHAPITRE CCXXIV.


Comment le mariage fut fait de la fille au duc de Berry au fils du comte de Blois, et d’une grosse armée de François qui passèrent en Escosse pour aller en Angleterre.


En celle saison fut aussi fait et traité le mariage de Louis de Blois, fils au comte Guy de Blois, et de madame Marie de Berry, fille au duc Jean de Berry ; et environ le mois de mai s’en allèrent le comte de Blois et madame de Blois, sa femme, en la duché de Berry, et emmenèrent Louis, leur fils, bien accompagné de grand’foison de seigneurs, de dames et de damoiselles ; et vinrent à Bourges en Berry, où le duc et la duchesse étoient qui là les attendoient et qui là très puissamment les recueillirent, conjouirent et fêtèrent, et toute leur compagnie. Si furent là confirmées toutes les convenances des fiançailles, et les fiança l’archevêque de Bourges ; et là ot grand’foison de seigneurs. Et n’épousèrent pas lors ; car le fils et la fille étoient pour lors moult jeunes ; mais les convenances du persévérer avant au mariage furent prises, présens plusieurs hauts barons et chevaliers ; et y ot à ces fiançailles grands fêtes de dîners et de soupers, de danses et de caroles ; et puis s’en retournèrent le comte et la comtesse de Blois et leur fils arrière en la comté de Blois, et là se tinrent ; et la fille demeura de-lez sa dame de mère en Berry en un très bel chastel de-lez Bourges, que on dit Meun sur Yèvre[1].

En ce temps se partit le duc de Berry pour aller en Auvergne et en Languedoc et jusques à Avignon, voir le pape Clément[2]. Et étoit ordonné en devant que le duc de Bourbon et le comte de la Marche, atout deux mille hommes d’armes, s’en iroient en Limousin et délivreroient le pays des Anglois et des pillards larrons qui pilloient et roboient le pays ; car en Poitou avoit encore aucuns forts chastels, et en Xaintonge, que ils tenoient ; et y faisoient moult de dommages ; dont les plaintes en étoient venues au duc de Berry, lequel duc y vouloit remédier. Et avoit prié le duc de Bourbon, son cousin, par espécial, que la garnison de Breteuil, lui venu en Xaintonge et en Limousin, il ne déportât nullement que elle ne fût conquise ; car c’étoit le fort qui plus donnoit à faire et à souffrir au pays. Et le duc de Bourbon lui eut en convenant que ainsi feroit-il. Si avoit fait son mandement à Moulins en Bourbonnois, à là être le premier jour de juin, et là se trairoient sur le pays en allant vers Limoges toutes manières de gens d’armes. Et avoit pour le temps le duc de Bourbon de-lez lui un écuyer, gentilhomme gracieux et vaillant homme d’armes durement, qui s’appeloit Jean Bonne-Lance, maître et capitaine de ces gens d’armes ; et certes l’écuyer valoit bien que il le fût. Si faisoit le comte de la Marche, qui devoit être en celle chevauchée et en la compagnie au duc de Bourbon, son mandement en la cité de Tours.

En celle saison s’en vinrent à l’Escluse en Flandre toutes gens d’armes qui étoient escripts, ordonnés et passés ès montres pour aller outre en Escosse, en la compagnie de messire Jean de Vienne, amiral de France ; et devoit mener mille lances, chevaliers et écuyers ; et crois bien que tous y furent, car ils y alloient de si très grand’volonté, que tel n’étoit mie prié ni mandé, qui, pour son avancement, se mettoit en la route de l’amiral et au voyage. Et étoit toute la navire appareillée à l’Escluse, et les pourvéances toutes faites belles et grandes[3] ; et emportoient et faisoient emporter les seigneurs la garnison pour armer douze cens hommes d’armes de pied en cap ; et avoit-on pris ce harnois d’armes au chastel de Beauté de-lez Paris ; et avoient été les armures de ceux de Paris, lesquelles, et encore grand’foison, on leur avoit fait porter au dit chastel.

En la compagnie de l’amiral avoit grand’foison de bonnes gens d’armes, toute fleur de chevalerie et d’escuierie ; et étoit l’intention du connétable de France et de ceux qui en ce voyage alloient, pour ce que ceux qui en l’année devant y avoient été, messire Geoffroy de Chargny et les autres, avoient dit au roi et à son conseil que en Escosse on étoit povrement et petitement armé de bon harnois, ces armures que faisoient emporter avecques eux ces seigneurs, ils les délivreroient aux chevaliers et écuyers du royaume d’Escosse pour mieux faire la besogne.

Or je vous nommerai une partie des seigneurs de France qui allèrent en celle saison en Escosse. Premièrement messire Jean de Vienne, amiral de France, le comte de Grant-Pré, le seigneur de Vodenay, le seigneur de Sainte-Croix, le seigneur de Montbury, messire Geoffroy de Chargny, messire Guillaume et messire Jacques de Vienne, le seigneur d’Espaigny, messire Gérart de Bourbonne, le seigneur de Héez, messire Florimont d’Ausy, le seigneur de Moreuil, messire Walleran de Raineval, le seigneur de Beau-Sault, le seigneur de Waurin, le seigneur de Rivery, le baron d’Yvry, le seigneur de Coursy, messire Perceval d’Aineval, le seigneur de Ferrières, le seigneur de Fontaines, messire Bracque de Bracquemont, le seigneur de Grant-Court, le seigneur de Landon, Breton, messire Guy la Personne, messire Guillaume de Corroy, le seigneur de Hangest, messire Charles de Hangiers, messire Werry de Winsellin, cousin du haut maître de Prusse, et plusieurs autres bons chevaliers que je ne puis mie nommer tous ; et tant que ils furent mille lances, chevaliers et écuyers, sans les arbalétriers et les gros varlets[4]. Et orent bon vent et beau voyage de mer, car le temps étoit moult beau, si comme au mois de mai[5]. Et étoient les trèves faillies entre France et Angleterre, et les Gantois et les Flamands de toutes les parties ; car de toutes parts, si comme ils le montroient, ils désiroient la guerre. Et très liement ces chevaliers et écuyers s’en alloient en Escosse ; et disoient que avecques l’aide et confort des Escots ils auroient une bonne saison et feroient un grand exploit d’armes sur leurs ennemis en Angleterre. Et sachez que les Anglois qui étoient informés de ce voyage s’en doutoient grandement.

  1. Le château de Mehun était situé à quatre lieues de Bourges sur la route d’Orléans ; il est aujourd’hui en ruines.
  2. Suivant le moine anonyme de Saint-Denis, ce voyage se fit en 1384.
  3. Le moine anonyme de Saint-Denis dit que pour subvenir aux frais de cette expédition, Charles VI décrédita toutes les monnaies de ses prédécesseurs ; mais que cette mesure, si funeste au peuple, ne procura de profit qu’aux courtisans, par les mains desquels passaient ces monnaies.
  4. Jean de Fordun, dans son Scoti-Chronicon (année 1385), dit qu’ils étaient onze cents. Son continuateur dit que Jean de Vienne, qu’il appelle comes de Valentinose, au lieu de seigneur de Rollans, arriva en Écosse cum duobus millibus armatorum proborum, de quibus octingenti milites, quorum banerati erant et vexilla levantes circum octoginta, de quibus viginti sex barones et proceres, ducenti albalestrarii, cum aliis valentibus armigeris et bellatoribus ducentis et quadraginta advecti navibus.
  5. Ils débarquèrent en effet au mois de mai, suivant le continuateur du Scoti-Chronicon, à Dunbar et à Leith.