Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XXXVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 346-347).

CHAPITRE XXXVI.


Comment le prince de Galles reconforta sagement ses gens, et comment messire Jacques d’Audelée requit au prince qu’il commençât la bataille, lequel lui accorda.


Quand ce jeune homme le prince de Galles vit que combattre le convenoit, et que le cardinal de Pierregort sans rien exploiter s’en r’alloit, et que le roi de France son adversaire moult peu les prisoit et aimoit, si se reconforta en soi-même, et reconforta moult sagement ses gens, et leur dit : « Beaux seigneurs, si nous sommes un petit contre la puissance de nos ennemis, si ne nous en ébahissons mie pour ce, car la vertu ni la victoire ne gît mie en grand peuple, mais là où Dieu la veut envoyer. Si il avient ainsi que la journée soit pour nous, nous serons les plus honorés du monde ; si nous sommes morts, j’ai encore monseigneur mon père et deux beaux-frères, et aussi mis avez de bons amis, qui nous contrevengeront : si vous prie que vous vouliez huy entendre à bien combattre ; car s’il plaît à Dieu et à Saint-George, vous me verrez huy bon chevalier. » De ces paroles et de plusieurs autres belles raisons que le prince démontra ce jour à ses gens et fit démontrer par ses maréchaux, étoient-ils tous confortés.

De-lez le prince, pour le garder et conseiller, étoit messire Jean Chandos ; ni oncques le jour ne s’en partit, pour chose qui lui avint. Aussi s’y étoit tenu un grand temps messire Jacques d’Audelée, par lequel conseil le dimanche tout le jour la plus grand’partie de l’ordonnance de leurs batailles étoit faite ; car il étoit sage et vaillant chevalier durement, et bien le montra ce jour que on se combattit, si comme je vous dirai. Messire Jacques d’Audelée tenoit en vœu, grand temps avoit passé, que si il se trouvoit jamais en besogne, là où le roi d’Angleterre ou l’un de ses enfans fut et bataille adressât, que ce seroit le premier assaillant et le mieux combattant de son côté, ou il demeurroit en la peine. Adonc quand il vit que on se combattroit et que le prince de Galles fils ains-né du roi étoit là, si en fut tout réjoui, pourtant qu’il se vouloit acquitter à son loyal pouvoir de accomplir son vœu ; et s’en vint devers le prince, et lui dit : « Monseigneur, j’ai toujours servi loyanment monseigneur votre père et vous aussi, et ferai tant comme je vivrai : cher sire, je le vous montre pourtant que jadis je vouai que la première besogne où le roi votre père ou l’un de ses fils seroit, je serois le premier assaillant et combattant ; si vous prie chèrement, en guerdon des services que je fis oncques au roi votre père et à vous aussi, que vous me donnez congé que de vous à mon honneur je me puisse partir et mettre en état d’accomplir mon vœu. »

Le prince, qui considéra la bonté du chevalier et la grand’volonté qu’il avoit de requerre ses ennemis, lui accorda liement et lui dit : « Messire Jacques, Dieu vous doint huy grâce et pouvoir d’être le meilleur des autres ! » Adonc lui bailla-t-il sa main, et se partit le dit chevalier du prince ; et se mit au premier front de toutes les batailles, accompagné tant seulement de quatre moult vaillans écuyers qu’il avoit priés et retenus pour son corps garder et conduire ; et s’en vint tout devant le dit chevalier combattre et envahir la bataille des maréchaux de France ; et assembla à monseigneur Arnoul d’Andrehen et à sa route, et là fit-il merveilles d’armes, si comme vous orrez recorder en l’état de la bataille.

D’autre part aussi messire Eustache d’Aubrecicourt, qui à ce jour étoit jeune bachelier et en grand désir d’acquérir grâce et prix en armes, mit et rendit grand’peine qu’il fut des premiers assaillans : si le fut, ou auques près, à l’heure que messire Jacques d’Audelée s’avança premier de requerre ses ennemis ; mais il en chéy à messire Eustache ainsi que je vous dirai.

Vous avez ci-dessus assez ouï recorder, en l’ordonnance des batailles aux François, que les Allemands qui costioient les maréchaux demeurèrent tous à cheval. Messire Eustache d’Aubrecicourt qui étoit à cheval baissa son glaive et embrassa sa targe et férit cheval des éperons et vint entre les batailles. Adonc un chevalier d’Allemaigne qui s’appeloit et nommoit messire Louis de Recombes[1], et portoit un écu d’argent à cinq roses de gueules, et messire Eustache d’hermine à deux hamèdes de gueules, vit venir messire Eustache, si issit de son conroy de la route du comte Jean de Nasço dessous qui il étoit, et baissa son glaive et s’en vint adresser au dit messire Eustache. Si se consuirent de plein eslai et se portèrent par terre ; et fut le chevalier allemand navré en l’épaule : si ne se releva mie si tôt que messire Eustache fist. Quand messire Eustache fut levé, il prit son glaive et s’en vint sur le chevalier qui là gissoit, en grand’volonté de le requerre et assaillir : mais il n’en eut mie le loisir, car ils vinrent sur lui cinq hommes d’armes Allemands qui le portèrent par terre. Là fut-il tellement pressé et point aidé de ses gens, que il fut pris et emmené prisonnier entre les gens du dit comte Jean de Nasço, qui n’en firent adonc nul compte ; et ne sais si ils lui firent jurer prison ; mais ils le lièrent sur un char avecques leur harnois.

Assez tôt après la prise d’Eustache d’Aubrecicourt, se commença le estour de toutes parts ; et jà étoit approchée et commencée la bataille des maréchaux ; et chevauchèrent avant ceux qui devoient rompre la bataille des archers ; et entrèrent tous à cheval au chemin où la grosse haye et épaisse étoit de deux côtés. Sitôt que ces gens d’armes furent là embattus, archers commencèrent à traire à exploit, et à mettre main en œuvre à deux côtés de la haye, et à verser chevaux et à enfiler tout dedans de ces longues sajettes barbues. Ces chevaux qui traits étoient et qui les fers de ces longues sajettes sentoient et ressoignoient, ne vouloient avant aller, et se tournoient l’un de travers, l’autre de côté, ou ils chéoient et trébuchoient dessous leurs maîtres qui ne se pouvoient aider ni relever ; ni oncques la dite bataille des maréchaux ne put approcher la bataille du prince. Il y eut bien aucuns chevaliers et écuyers bien montés, qui par force de chevaux passèrent outre et rompirent la haye, et cuidèrent approcher la bataille du prince ; mais ils ne purent.

Messire Jacques d’Audelée, en la garde de ses quatre écuyers[2] et l’épée en la main, si comme dessus est dit, étoit au premier front de cette bataille, et trop en sus de tous les autres et là faisoit merveilles d’armes ; et s’en vint par grand’vaillance combattre sous la bannière de monseigneur Arnoul d’Andrehen, maréchal de France, un moult hardi et vaillant chevalier ; et se combattirent grand temps ensemble. Et là fut durement navré le dit messire Arnoul ; car la bataille des maréchaux fut tantôt toute déroutée et déconfite par le trait des archers, si comme ci-dessus est dit, avec l’aide des hommes d’armes qui se boutoient entre eux quand ils étoient abattus, et les prenoient et occioient à volonté. Là fut pris messire Arnoul d’Andrehen ; mais ce fut d’autres gens que de messire Jacques d’Audelée, ni des quatre écuyers, qui de-lez lui étoient ; car oncques le dit chevalier ne prit prisonnier la journée, ni entendit à prendre, mais toujours à combattre et à aller avant sur ses ennemis.

  1. Johnes le nomme Coucibras.
  2. Ils s’appelaient : Dutton de Dutton, Delves de Doddington, Fowlehurst de Crew, Hawkestone de Wainehill.