Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XLIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 352-353).

CHAPITRE XLIII.


Comment le sire de Renti, en fuyant de la bataille, prit un chevalier anglois qui le poursuivoit ; et comment un écuyer de Picardie, par tel parti, prit le sire de Bercler.


Entre ces batailles et ces rencontres et les chasses et les poursuites qui furent ce jour sur les champs, enchéy à messire Oudart de Renty ainsi que je vous dirai. Messire Oudart étoit parti de la bataille, car il véoit bien qu’elle étoit perdue sans recouvrer : si ne se voult mie mettre au danger des Anglois, là où il le put amender, et s’étoit jà bien éloigné d’une lieue. Si l’avoit un chevalier d’Angleterre poursuivi une espace, la lance au poing, et écrioit à la fois à messire Oudart : « Chevalier, retournez, car c’est grand’honte de ainsi fuir. » Messire Oudart qui se sentoit chassé, se vergogna et se arrêta tout coy et mit l’épée en fautre[1] et dit à soi-même qu’il attendroit le chevalier d’Angleterre. Le chevalier Anglois cuida venir dessus messire Oudart et asseoir son glaive sur sa targe ; mais il faillit, car messire Oudart se détourna contre le coup et ne faillit pas à asséner le chevalier anglois, mais le férit tellement de son épée en passant sur son bassinet qu’il l’étonna tout et l’abbatit jus à terre de son cheval, et se tint là tout coy une espace sans relever. Adonc mit pied à terre messire Oudard et vint sur le chevalier qui là gissoit, et lui appuya son épée sur la poitrine, et lui dit vraiment qu’il l’occiroit s’il ne se rendoit à lui et lui fiançoit prison, rescous ou non rescous. Le chevalier anglois ne se vit pas adoncques au dessus de la besogne et se rendit audit messire Oudart pour son prisonnier et s’en alla avecques lui ; et depuis le rançonna bien et grandement.

Encore entre les batailles et au fort de la chasse avint une aussi belle aventure et plus grande à un écuyer de Picardie qui s’appeloit Jean d’Ellenes, appert homme d’armes et sage et courtois durement. Il s’étoit ce jour combattu assez vaillamment en la bataille du roi : si avoit vu et conçu la déconfiture et la grand’pestillence qui y couroit : et lui étoit si bien avenu que son page lui avoit amené son coursier frais et nouveau qui lui fit grand bien. Adonc étoit sur les champs le sire de Bercler, un jeune et appert chevalier, et qui ce jour avoit levé bannière : si vit le convenant de Jean d’Ellenes, et issit très appertement des conrois après lui, monté aussi sur fleur de coursier ; et pour faire plus grand’vaillance d’armes, il se sépara de sa troupe et voulut le dit Jean suivir tout seul, si comme il fit. Et chevauchèrent hors de toutes batailles moult loin, sans eux approcher, Jean d’Ellenes devant et le sire de Bercler après, qui mettoit grand’peine à l’aconsuir. L’intention de l’écuyer François étoit bien telle qu’il retourneroit voirement, mais qu’il eût amené le chevalier encore un petit plus avant. Et chevauchèrent, ainsi que par haleine de coursier, plus d’une grosse lieue, et éloignèrent bien autant et plus toutes les batailles. Le sire de Bercler écrioit à la fois à Jean d’Ellenes : « Retournez, retournez, homme d’armes, ce n’est pas honneur ni prouesse de ainsi fuir. » Quand l’écuyer vit son tour et que temps fut, il tourna moult aigrement sur le chevalier, tout à un faix, l’épée au poing, et la mit dessous son bras en manière de glaive, et s’en vint en cel état sur le seigneur de Bercler qui oncques ne le voult refuser, mais prit son épée qui étoit de Bordeaux, bonne et légère et roide assez, et l’empoigna par les hans en levant la main pour jeter en passant à l’écuyer, et l’escouy, et laissa aller. Jean d’Ellenes qui vit l’épée en volant venir sur lui, se détourna ; et perdit par celle voye l’Anglois son coup au dit écuyer. Mais Jean ne perdit point le sien ; mais atteignit en passant lë chevalier au bras, tellement qu’il lui fit voler l’épée aux champs. Quand le sire de Bercler vit qu’il n’avoit point d’épée et l’écuyer avoit la sienne, si saillit jus de son coursier et s’en vint tout le petit pas là où son épée étoit : mais il n’y put oncques si tôt venir, que Jean d’Ellenes ne le hâtât ; et jeta par avis si roidement son épée au dit chevalier qui étoit à terre, et l’atteignit dedans les cuissiens tellement que l’épée, qui étoit roide et bien acérée et envoyée de fort bras et de grand’volonté, entra ès cuissiens et s’encousit tout parmi les cuisses jusques aux hanches. De ce coup chéy le chevalier, qui fut durement navré et qui aider ne se pouvoit. Quand l’écuyer le vit en cel état, si descendit moult appertement de son coursier, et vint à l’épée du chevalier qui gissoit à terre et la prit ; et puis tout le pas s’en vint sur le chevalier et lui demanda s’il se vouloit rendre, rescous ou non rescous. Le chevalier lui demanda son nom. Il dit : « On m’appelle Jean d’Ellenes ; et vous comment ? » — « Certes, compain, répondit le chevalier, on m’appelle Thomas et suis sire de Bercler, un moult beau châtel séant sur la rivière de Saverne en la marche de Galles. » — « Sire de Bercler, dit l’écuyer, vous serez mon prisonnier, si comme je vous ai dit, et je vous mettrai à sauveté et entendrai à vous guérir ; car il me semble que vous êtes durement navré. » Le sire de Bercler répondit : « Je le vous accorde ainsi, voirement suis-je votre prisonnier, car vous m’avez loyaument conquis. » Là lui créanta-t-il sa foi que, rescous ou non rescous, il seroit son prisonnier[2]. Adonc traist Jean l’épée hors des cuissiens du chevalier : si demeura la plaie toute ouverte ; mais Jean la banda et fit bien et bel au mieux qu’il put, et fit tant qu’il le remit sur son coursier, et remmena ce jour sur son coursier tout le pas jusques à Chasteauleraut ; et là séjourna-t-il plus de quinze jours, pour l’amour de lui, et le fit médeciner ; et quand il eut un peu mieux, il le mit en une litière et le fit amener tout souef en son hôtel en Picardie. Là fut-il plus d’un an, et tant qu’il fut bien guéri : mais il demeura affolé ; et quand il partit, il paya six mille nobles ; et devint le dit écuyer chevalier, pour le grand profit qu’il eut de son prisonnier, le seigneur de Bercler. Or reviendrons-nous à la bataille de Poitiers.

  1. Et mit l’épée hors du fourreau, du verbe fautrer, tirer, mettre dehors.
  2. Cet exemple et le précédent prouvent la fausseté de ce que dit Knyghton, que le roi de France avait défendu qu’on laissât la vie à aucun Anglais excepté au prince de Galles : Rex Franciæ edidit prœceptum ne quis Anglicus vitæ reservaretur, solo principe excepto.