Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre LXXXVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 396-397).

CHAPITRE LXXXVI.


Comment le connétable de France et sa route poursuirent messire Philippe de Navarre et ses gens et les ratteignirent à Thorigny.


Quand le jour fut venu et que on put reconnoître l’un l’autre, si se restreignirent les François et se attendirent pour être mieux ensemble : mais les Navarrois avoient grand avantage, et bien leur étoit mestier, car les François étoient grand’foison ; et si leur croissoient toujours gens, qui se boutoient en leur route. Et chevauchèrent ainsi l’une partie et l’autre, les Navarrois devant qui fuyoient, tant qu’ils vinrent à Thorigny.

Thorigny est un petit village en my les champs, qui siéd sur un tertre dont on voit tout le pays environ ; et est sur côtière entre Saint-Quentin et Péronne en Vermandois. Quand messire Philippe de Navarre, messire Robert Canolle, et les autres furent là venus, si trouvèrent grand’foison de leurs chevaux moult lassés et recrus ; si se avisèrent qu’ils se arrêteroient et refreschiroient un petit et leurs chevaux aussi ; et si combattre les convenoit, ils étoient au tertre, si avoient bon avantage d’attendre leurs ennemis. Adonc se arrêtèrent-ils tous cois, et se logèrent au dit mont de Thorigny bien et ordonnément toutes manières de gens de leur côté. Ils n’eurent mie arrêté grandement, que tout le pays dessous eux étoit couvert de gens d’armes françois et picards ; et étoient bien, que uns que autres, plus de trente mille.

Quand messire Philippe de Navarre, messire Louis son frère, messire Robert Canolle, messire Jean de Péquigny, le bascle de Mareuil et les chevaliers et les écuyers de leur côté, virent les François ainsi approcher et qu’ils faisoient semblant d’eux venir tantôt combattre, si issirent tantôt de leurs logis, bien rangés et bien ordonnés, et firent jusques à trois batailles bien et faiticement. Messire Robert Canolle avoit la première, messire Louis de Navarre et messire Jean de Péquigny la seconde, et messire Philippe de Navarre et le jeune comte de Harecourt la tierce ; et n’avoit en chacune pas plus de huit cents combattans. Si coupèrent tous leurs glaives à la mesure de cinq pieds ; et au pendant de la montagne où ils étoient, ils firent porter par leurs varlets la plus grand’partie de leurs éperons et enfouir en terre, les molettes par dessus, par quoi on ne les pût approcher, fors en péril et à mal aise. Et là fit messire Philippe de Navarre le jeune comte de Harecourt chevalier, et leva bannière, et le jeune seigneur de Graville ; et se tenoient tous réconfortés pour attendre leurs ennemis et pour combattre.