Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre LXXII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 381-382).

CHAPITRE LXXII.


Comment les compagnons des soudoyers anglois qui furent tués à Paris occirent grand’foison de ceux de Paris à la porte Saint-Honoré.


Quand ceux de Paris se virent ainsi hériés et guerroyés de ces Anglois, si furent tous forcennés ; et requirent au prévôt des marchands qu’il voulsist faire armer une partie de leur communauté et mettre hors aux champs, car ils les vouloient aller combattre. Le dit prévôt leur accorda et dit qu’il iroit avec eux ; et fit un jour armer une partie de ceux de Paris, et un jour partir jusques à vingt-deux cents[1]. Quand ils furent aux champs, ils entendirent que ceux qui les guerrioient se tenoient devers Saint-Cloud. Si se avisèrent qu’ils se partiroient en deux parties et prendroient deux chemins, afin qu’ils ne leur pussent échapper. Si s’ordonnèrent ainsi ; et se devoient retrouver et rencontrer en un certain lieu assez près de Saint-Cloud. Si se dessevrèrent les uns des autres, et se mirent en deux parties ; et en prit le prévôt des marchands la moindre partie. Si tournoyèrent ces deux parties tout le jour environ Montmartre ; et rien ne trouvèrent de ce qu’ils demandoient.

Or avint que le prévôt des marchands qui étoit ennuié d’être sur les champs, et qui nulle rien n’avoit fait, entour remontée, rentra à Paris par la porte Saint-Martin. L’autre bataille se tint plus longuement sur les champs, et rien ne savoit du retour du prévôt des marchands ni de sa bataille que ils fussent rentrés à Paris ; car si ils l’eussent sçu, ils y fussent rentrés aussi. Quand ce vint sur le vespre, ils se mirent au retour, sans ordonnance ni arroy, comme ceux qui ne cuidoient avoir point de rencontre ni d’empêchement ; et s’en revenoient par troupeaux, ainsi que tous lassés et hodés et ennuiés. Et portoit l’un son bassinet en sa main, l’autre à son col, les autres, par lascheté et ennui, traînoient leurs épées, ou les portoient en écharpe ; et tout ainsi se maintenoient-ils ; et avoient pris le chemin pour entrer à Paris par la porte Saint-Honoré. Si trouvèrent de rencontre ces Anglois au fond d’un chemin, qui étoient bien quatre cents tous d’une sorte et d’un accord, qui tantôt écrièrent ces François et se férirent entr’eux de grand’volonté, et les reboutèrent trop durement et diversement ; et en y eut de première venue abattus plus de deux cents.

Ces François qui furent soudainement pris et qui nulle garde ne s’en donnoient, furent tout ébahis et ne tinrent point de conroy, ains se mirent en fuite et se laissèrent occire, tuer et découper, ainsi que bêtes ; et rafuioient qui mieux pouvoient devers Paris ; et en y eut de morts en celle chasse plus de sept cents ; et furent tous chassés jusques dedans les barrières de Paris. De cette avenue fut trop durement blâmé le prévôt des marchands de la communauté de Paris ; et disoient que il les avoit trahis.

Encore à lendemain au matin, avint que les prochains et les amis de ceux qui morts étoient issirent de Paris pour eux aller querre à chars et à charrettes et les corps ensevelir. Mais les Anglois avoient mis une embûche sur les champs : si en tuèrent et mes-haignèrent de rechef plus de six vingt. En tel trouble et en tel meschef étoient échus ceux de Paris, et ne se savoient de qui garder. Si vous dis qu’ils murmuroient et étoient nuit et jour en grands soupçons ; car le roi de Navarre se refroidoit d’eux aider, pour la cause de la paix jurée à son serourge le duc de Normandie, et pour l’outrage aussi qu’ils avoient fait des soudoyers anglois qu’il avoit envoyés à Paris. Si consentoit bien que ceux de Paris en fussent châtiés, afin que ils amendassent plus grandement ce forfait.

D’autre part aussi le duc de Normandie le souffroit assez, pour la cause de ce que le prévôt des marchands avoit encore le gouvernement d’eux ; et leur mandoit et escripsoit bien généralement que nulle paix ne leur tiendroit jusques à tant que douze hommes de Paris, lesquels qu’il voudroit élire, il auroit à sa volonté. Si devez savoir que le dit prévôt des marchands et ceux qui se sentoient forfaits n’étoient mie à leur aise. Si véoient-ils bien et considéroient, tout imaginé, que cette chose ne pouvoit longuement durer en cel état ; car ceux de Paris commençoient jà à refroidir de l’amour qu’ils avoient eu en lui et à ceux de sa sorte et alliance ; et le déparloient vilainement, si comme il étoit informé.

  1. Le récit des Chroniques de France diffère tellement de celui de Froissart dans la plupart des circonstances de cet événement, qu’on ne peut se dispenser de le rapporter ici sommairement.

    Le dimanche 22 juillet, jour de la Magdeleine, les Parisiens ayant obligé le roi de Navarre et le prévôt des marchands à marcher avec eux contre les Anglais qui étaient à Saint-Cloud et à Saint-Denis, sortirent au nombre de seize cents hommes à cheval et huit mille à pied, une partie par la porte Saint-Honoré, l’autre, ayant à sa tête le roi de Navarre et Marcel, par la porte Saint-Denis. Cette dernière troupe étant arrivée près de Montmartre où elle s’arrêta assez long-temps, trois hommes d’armes furent envoyés (sans doute par le roi de Navarre et Marcel) donner avis aux Anglais de l’approche des Parisiens. Les Anglais étaient embusqués dans le bois de Boulogne, nommé le bois de Saint-Cloud par le chroniqueur, et avaient posté quarante ou cinquante hommes seulement en dehors du bois du côté de Paris. Les Parisiens s’avancèrent avec confiance, croyant n’avoir affaire qu’à cette petite troupe ; mais voyant les Anglais sortir du bois, ils prirent la fuite et perdirent dans leur retraite plus de six cents hommes, presque tous gens de pied, et surtout de ceux qui étaient sortis par la porte Saint-Honoré. Le roi de Navarre, après être demeuré tranquille spectateur de leur défaite, retourna à Saint-Denis, et Marcel rentra dans Paris au milieu des huées du peuple.

    Ce récit paraît préférable à celui de Froissart, parce que le chroniqueur était plus à portée que lui d’être instruit de ce qui se passait dans la capitale et aux environs, et que d’ailleurs on remarque beaucoup d’omissions et d’inexactitudes dans tout le morceau de Froissart qui s’étend depuis l’emprisonnement du roi Jean jusqu’à cette époque. Si quelquefois, pour ne pas trop multiplier les notes, j’ai négligé de relever les différences qui se trouvent entre son récit et celui des autres historiens contemporains, c’est ou parce qu’elles m’ont paru peu importantes ou parce que ce travail a été fait dans le t. Ier des Mémoires de Charles-le-Mauvais, par Secousse.