Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre LXX

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 379-380).

CHAPITRE LXX.


Comment le roi de Navarre jura solemnellement à tenir paix envers le duc de Normandie, et sur quelle condition.


Entre ces deux seigneurs, le duc de Normandie et le roi de Navarre, s’embesognoient bonnes gens et bons moyens, l’archevêque de Sens, l’évêque d’Aucerre, l’évêque de Beauvais, le sire de Montmorency, le sire de Fiennes, le sire de Saint Venant[1] ; et tant allèrent de l’un à l’autre et si sagement exploitèrent, que le roi de Navarre, de bonne volonté, sans nulle contrainte s’en vint près de Charenton devers le duc de Normandie son serourge. Et là eut grand approchement d’amour ; car le dit roi s’excusa au duc de ce dont il étoit devenu en la haine de lui ; et premièrement de la mort de ses deux maréchaux, monseigneur Robert de Clermont et le maréchal de Champagne, et messire Regnault d’Acy, et du dépit que le prévôt des marchands lui avoit fait dedans le palais à Paris ; et jura solemnellement que ce fut sans son sçu, et promit au dit duc qu’il demeureroit de-lez lui à bien et à mal de celle emprise. Et fut là entre eux la paix faite et confirmée ; et dit le roi de Navarre qu’il feroit amender à ceux de Paris la félonnie qu’ils avoient faite, parmi tant que la communauté de Paris demeureroit en paix. Mais le duc devoit avoir le prévôt des marchands et douze bourgeois lesquels qu’il voudroit élire dedans Paris, et iceux corriger à sa volonté[2]. Ces choses ordonnées et confirmées, et sur la fiance de celle paix, le roi de Navarre se partit du duc de Normandie aimablement et retourna à Saint-Denis ; et le duc s’en vint en la cité de Meaux en Brie, où madame sa femme étoit, fille au duc de Bourbon, et donna congé à aucuns de ces gens d’armes. Et fût adoncques prié d’aucuns bourgeois de Paris qui ces traités avoient aidé à entamer, et de l’archevèque de Sens qui grand’peine y mettoit, et de l’évêque d’Aucerre, que il vint à Paris sûrement et que on lui feroit toute la fête et honneur que on pourroit. Le duc répondit que il tenoit bien la paix à bonne, qu’il avoit jurée, ni jà par lui, si Dieu plaisoit, ne seroit enfreinte ni brisée, mais jamais à Paris n’entreroit, si auroit eu pleine satisfaction de ceux qui courroucé l’avoient. Ainsi demeura la chose en tel état un temps que point ne vint le duc de Normandie à Paris.

  1. Il est possible que tous ces personnages aient eu part aux négociations ; mais il est singulier que Froissart ne nomme point la reine Jeanne de Navarre qui y eut plus de part que personne. Ce n’est pas la seule inexactitude que nous ayons à lui reprocher à ce sujet ; il paraît avoir confondu les deux conférences qui se tinrent pour la paix, l’une le dimanche 8 juillet près de Saint-Antoine, l’autre qui fut entamée par la reine Jeanne le samedi 14 du même mois et terminée par un accord le jeudi 19, sur un pont de bateaux que le régent avait fait construire entre les carrières près Charenton, où il était logé, et Vitry.
  2. Peut-être était-ce une clause secrète du traité : il n’en est point fait mention dans les Chroniques de France ; il y est dit seulement que l’on convint, dans la conférence du 8 juillet, que le régent donnerait au roi de Navarre, pour lui tenir lieu de toutes les demandes qu’il pouvait former, dix mille livres de terre et quatre cent mille florins payables à différens termes, assignés sur les aides imposées pour la guerre, sans que le régent en fût autrement tenu, et qu’à cette condition le roi de Navarre le servirait contre toute personne, excepté le roi de France. La clause la plus onéreuse pour les Parisiens, dans l’accord conclu le 19 juillet, est qu’ils se mettraient la merci du régent, par telle condition qu’il en ordonneroit par le conseil de la roine Jehanne, du roi de Navarre, du duc d’Orléans, concordablement et non autrement, mis et adjoint avecques eux le comte d’Estampes.