Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre LXVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 376-377).

CHAPITRE LXVI.


Comment le roi de Navarre et les gentilshommes de Beauvoisin, tuèrent grand’foison des Jacques ; et comment le duc de Normandie défia le prévôt des marchands et ses alliés : et comment Paris fut close.


Quand les gentilshommes de Beauvoisin, de Corbiois[1], de Vermandois, de Valois et des terres où ces méchans gens conversoient et faisoient leurs forcéneries, virent ainsi leurs maisons détruites et leurs amis tués, ils mandèrent secours à leurs amis, en Flandre, en Hainaut, en Brabant et en Hesbaing, Si en y vint tantôt assez de tous côtés. Si s’assemblèrent les gentils hommes étrangers et ceux du pays qui les menoient. Si commencèrent aussi à tuer et à découper ces méchans gens, sans pitié et sans merci ; et les pendoient par fois aux arbres où ils les trouvoient. Mêmement le roi de Navarre en mit un jour à fin plus de trois mille, assez près de Clermont en Beauvoisin[2]. Mais ils étoient jà tant multipliés que, si ils fussent tous ensemble, ils eussent bien été cent mille hommes. Et quand on leur demandoit pourquoi ils faisoient ce, ils répondoient qu’ils ne savoient, mais ils le véoient aux autres faire, si le faisoient aussi, et pensoient qu’ils dussent en tel manière détruire tous les nobles et gentilshommes du monde, parquoi nul n’en pût être.

En ce temps se partit le duc de Normandie de Paris[3], et se douta du roi de Navarre, du prévôt des marchands et de ceux de son accord ; car ils étoient tous d’une alliance ; et s’en vint au pont de Charenton sur Marne[4], et fit un grand mandement de gentilshommes où il les put avoir, et défia le prévôt des marchands et ceux qui le vouloient aider. Quand le prévôt des marchands entendit que le duc de Normandie étoit au pont de Charenton et qu’il faisoit là son amas de chevaliers et d’écuyers, et qu’il vouloit guerroyer ceux de Paris, si se douta que grand mal ne lui en avînt ; et que de nuit on ne vînt courir Paris qui à ce temps n’étoit point fermée. Si mit ouvriers en œuvre, quant qu’il en put avoir et recouvrer de toutes parts, et fit faire grands fossés autour de Paris, et puis chaingles, murs et portes ; et y ouvroit-on nuit et jour. Et y eut, le terme d’un an[5], tous les jours trois mille ouvriers. Dont ce fut un grand fait que de fermer sur une année et d’enclorre et avironner de toute défense une telle cité comme Paris est et de tel circuit, Et vous dis que ce fut le plus grand bien que oncques le prévôt des marchands fit en toute sa vie ; car autrement elle eût été depuis courue, gâtée et robée par trop de fois, et par plusieurs actions, si comme vous orrez ci-après. Or vueil je retourner à ceux et à celles qui étoient fuis à Meaux en Brie à sauveté.

  1. Des environs de Corbie.
  2. Guillaume Caillet leur chef, appelé Jacques Bonhomme par Froissart, y perdit la vie ; le roi de Navarre lut fit couper la tête à Clermont.
  3. Le fait que Froissart vient de raconter arriva vers le milieu de juin, suivant l’auteur des Chroniques de France ; or à cette époque il y avait déjà plusieurs mois que le régent n’était plus à Paris ; car il ne paraît pas qu’il y fût revenu depuis qu’il en était sorti le dimanche 26 mars, jour de Pâques fleuries. Durant cet intervalle le régent assembla les états à Compiègne et parcourut plusieurs villes de Brie, de Champagne, de Beauvoisis, etc. Il n’alla donc point, en sortant de Paris, s’établir au pont de Charenton et y rassembler ses troupes, comme le dit Froissart.
  4. Le régent vint camper au Pont de Charenton et aux environs avec son armée, le 30 juin, suivant les Chroniques de France.
  5. Ces fortifications furent commencées dès l’année 1356 par les ordres du régent, au rapport du continuateur de Nangis qui dit (p. 115) qu’elles furent continuées en 1357 et l’année suivante. Froissart paraît avoir confondu ces premiers travaux et ceux que Marcel y fit ajouter en 1357 pour défendre Paris contre le régent ; car comment aurait-il pu employer un an à fortifier Paris contre le régent, puisqu’il ne se décida à lui faire la guerre qu’au mois de mai de cette année, et qu’il fut tué le dernier juillet, comme on le verra bientôt ?