Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CXXIX

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 428-429).

CHAPITRE CXXIX.


Cy s’ensuivent les prophéties du cordelier, tant sur les gens d’église que sur les seigneurs temporels.


En ce temps avoit un frère mineur, plein de grand clergie et de grand entendement, en la cité d’Avignon, qui s’appeloit frère Jean de la Rochetaillade, lequel frère mineur le pape Innocent VIe faisoit tenir en prison au châtel de Bagnolles, pour les grandes merveilles qu’il disoit, qui devoient avenir mêmement et principalement sur les prélats et présidents de sainte église, pour les superfluités et le grand orgueil qu’ils démènent ; et aussi sur le royaume de France et sur les grands seigneurs de chrétienté, pour les oppressions qu’ils font sur le commun peuple. Et vouloit le dit frère Jean toutes ces paroles prouver par l’apocalypse et par les anciens livres des saints prophètes, qui lui étoient ouverts, par la grâce du Saint-Esprit, si qu’il disoit ; des quelles moult en disoit qui fortes étoient à croire ; si en voit-on bien avenir aucunes dedans le temps qu’il avoit annoncé. Et ne les disoit mie comme prophète, mais il les savoit par les anciennes Écritures et par la grâce du Saint-Esprit, ainsi que dit est, qui lui avoit donné entendement de déclarer toutes ces anciennes troubles prophéties et écritures, pour annoncer à tous chrétiens l’année et le temps que elles doivent avenir. Et en fit plusieurs livres bien dictés et bien fondés de grand’science de clergie ; desquels l’un fut fait l’an mil trois cent cinquante-six. Et avoit écrit dedans tant de merveilles à avenir entre l’an cinquante-six et l’an soixante-dix, qui trop seroient fortes à croire, combien que on ait plusieurs choses vu avenir. Et quand on lui demandoit de la guerre aux François, il disoit que ce n’étoit rien de tout ce que on avoit vu envers ce que on verroit ; car il n’en seroit paix ni fin jusques à tant que le royaume de France seroit gâté et exillé par toutes ses parties et ses régions. Et tout ce a-t-on bien vu avenir depuis, car le royaume de France a été foulé, gâté et exillé, et par espécial, au termine que le dit frère mineur y mettoit, l’an cinquante six, l’an cinquante sept, l’an cinquante huit, l’an cinquante neuf, en toutes ses régions, tellement que nul des princes ni des gentils hommes ne s’osoit montrer contre ces gens de bas état, assemblés de tous pays, venus l’un après l’autre, sans nul chef de haut homme. Et avoient le dit royaume sans nulle défense à leur volonté, ainsi comme vous avez ouï ; et élisoient souverains capitaines entr’eux par diverses marches, aux quels ils obéissoient, ceux qui se mettoient en leur compagnie, et faisoient certains convenans les uns aux autres de leur roberie et pillerie et des rançons et des prisonniers, et en trouvoient tant que les capitaines en étoient tous riches, et si riches que sans nombre et sans mesure du grand avoir qu’ils assembloient[1].

Or retournerons-nous au roi d’Angleterre.

  1. Une des conséquences nécessaires du système féodal avait été de préférer les auxiliaires et mercenaires étrangers qui détruisaient toutes les ressources de l’État, aux communes armées qui eussent compris leur force et détruit plus tôt les souverainetés féodales. De là le désordre immense de ces temps. Les serfs accablés se soulevèrent enfin et vengèrent par des atrocités les atrocités commises contre eux.