Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CXXIII

CHAPITRE CXXIII.


Comment le noble royaume de France étoit couru de tous côtés, tant d’Anglois que de Navarrois ; et comment Pierrepont fut pris des gens messire Eustache d’Aubrecicourt.


Ainsi tournoyant tout le pays, cheminoit le roi d’Angleterre et ses gens qui détruisoient tout devant eux ; et d’autre part, les garnisons qui se tenoient et faisoient guerre pour lui en Beauvoisin, en France, en Brie et en Champagne, guerroyoient et gâtoient tout le pays. D’autre côté le roi de Navarre, qui se tenoit en la marche de Normandie, faisoit aussi moult forte guerre. Ainsi étoit guerroyé le noble royaume de France de toutes parts que on ne savoit auquel entendre. Et par espécial messire Eustache d’Aubrecicourt, qui se tenoit à Athigny sur Esne, avoit là une grosse garnison de soudoyers et de compagnons qui gâtoient, rançonnoient et honnissoient tout le pays, et couroient toute la bonne comté de Rétel jusques à Donchery, jusques à Maisières, jusques au Chesne Pouilleux, jusques à Stenay en la comté de Bar ; et gissoient et logeoient au pays, quelque part qu’ils vouloient, deux nuits ou trois, sans être destourbés de nullui, et puis s’en venoient loger, reposer et refraîchir en leur forteresse à Athigny.

Bien est vérité que tous les seigneurs, chevaliers et écuyers le menaçoient moult fort ; et assignèrent entr’eux plusieurs journées pour issir aux champs et venir assiéger le dit messire Eustache d’Aubrecicourt en Athigny : mais oncques n’en fut rien fait. Et avint que les compagnons de Athigny, qui ne faisoient nuit et jour fors que soutiller et aviser comment ils pourroient prendre et embler villes et forteresses, et quel part ils se trairoient pour plus gagner, vinrent de nuit à une forte ville et bon châtel qui siéd en Laonnois assez près de Montagu, en très forts marais ; et appelle-t-on la dite forteresse Pierrepont ; et y étoient pour lors grand’foison de bonnes gens du pays qui avoient mis et retrait le leur sur la fiance du fort lieu.

À l’heure que ces compagnons d’Athigny vinrent là, les guètes étoient endormis. Si se mirent les dits compagnons, pour convoitise de gagner, parmi ces grands marais à grand meschef, et vinrent jusques aux murs, et puis entrèrent en la ville et la gagnèrent sans défense et la dérobèrent toute à leur volonté. Si trouvèrent plus d’avoir que en nul lieu où ils eussent été ; et quand il fut grand jour, ils ardirent la ville et s’en partirent, et s’en revinrent arrière à Athigny, bien fournis de bon pillage.