Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CXLIV

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 450-451).

CHAPITRE CXLIV.


Comment le roi de France se partit de Calais et s’en vint tout à pied jusques à Boulogne ; et comment le roi Édouard avec les hostagiers de France s’en retourna en Angleterre.


Quand toutes ces choses furent si bien devisées et ordonnées, que nul n’y savoit ni pouvoit par raison rien corriger, et que on ne cuidoit mie, par les grandes alliances et obligations où les deux rois étoient liés et leurs enfans avecques eux, et avoient juré, que cette paix seroit tenue sans briser, mais si fut, si comme vous orrez avant au livre, et que tous ceux qui devoient être hostagiers pour la rédemption du roi de France furent venus à Calais, et que le roi d’Angleterre leur eût juré à les tenir et garder paisiblement en son royaume, et que les six cent mille francs furent payés aux députés le roi d’Angleterre, le dit roi d’Angleterre donna au roi de France au châtel de Calais un moult grand souper et bien ordonné ; et servirent ses enfans et le duc de Lancastre et les plus grands barons d’Angleterre à nus chefs.

Après ce souper, prirent finablement les deux rois congé l’un à l’autre moult amiablement, et retourna le roi de France en son hôtel.

À lendemain, qui fut la veille de Saint-Simon et Saint-Jude[1], se partit le roi de France de Calais, et tous ceux de son côté qui partir se devoient ; et se mit le roi de France tout à pied, en intention de venir en pèlerinage à Notre-Dame de Boulogne, et le prince de Galles et ses deux frères en sa compagnie, monseigneur Léonnel et monseigneur Aimon ; et ainsi vinrent-ils tout de pied et jusques à Boulogne devant dîner, où ils furent reçus à moult grand’joie ; et là étoit le duc de Normandie qui les attendoit. Si vinrent les dessus dits seigneurs tous à pied en l’église Notre-Dame de Boulogne, et firent leurs offrandes moult dévotement ; et puis retournèrent en l’abbaye de laiens, qui étoit appareillée pour le roi recevoir et les enfans du roi d’Angleterre. Si furent là ce jour et la nuit en suivant de-lez le roi en grand revel ; et lendemain bien matin ils retournèrent à Calais devers le roi leur père qui les attendoit. Si repassèrent tous ces seigneurs ensemble la mer, et les hostagiers de France : ce fut la vigille de Toussaints[2] l’an 1360.

Or est raison que je vous nomme tous les nobles de France qui entrèrent en Angleterre pour le roi de France. Premièrement, monseigneur Philippe d’Orléans, jadis fils de roi de France, c’est à savoir du roi Philippe[3], en après ses deux neveux le duc d’Anjou et le duc de Berry, et puis le duc de Bourbon, le comte d’Alençon, mon seigneur Jean d’Étampes, Guy de Blois pour le comte de Blois son frère, le comte de Saint-Pol, le comte de Harecourt, le comte Dauphin d’Auvergne, mon seigneur Enguerran seigneur de Coucy, monseigneur Jean de Ligny, le comte de Porcien, le comte de Bresne, le seigneur de Montmorency, le seigneur de Roye, le seigneur de Préaux, le seigneur d’Estouteville ; le seigneur de Clère, le seigneur de Saint-Venant, le seigneur de la Tour d’Auvergne, le seigneur d’Englure, le seigneur de Trainnel, le seigneur de Maulevrier, le seigneur de Bouberk et le seigneur d’Andresel ; et encore des autres que je ne puis ou ne sçais tous nommer. Aussi de la bonne cité de Paris, de Toulouse, de Rouen, de Reims, de Bourges en Berry, de Tours en Touraine, de Lyon sur le Rosne, de Sens en Bourgogne, d’Orléans, de Troyes, de Châlons en Champagne, d’Amiens, de Beauvais, d’Arras, de Tournay, de Caen en Normandie, de Saint-Omer, de Lisle, de Douay : de chacune deux ou quatre bourgeois[4]. Si passèrent finablement tous la mer et s’en vinrent aménager en la bonne cité de Londres. Là les rechargea le roi d’Angleterre au mayeur de Londres et à ses officiers, et leur commanda et enjoignit, sur quantque ils se pouvoient méfaire envers lui, que ils fussent à ces seigneurs et à ces gens courtois, et les fissent eux et leurs gens tenir en paix, car ils étoient en sa garde. Le commandement du roi fut tenu et bien gardé en toutes manières ; et allèrent ces hostagiers jouer sans péril et sans riote aval la cité de Londres et environ, et les seigneurs alloient chasser et voler à leur volonté, et eux ébattre et déduire sur le pays et voir les dames et les seigneurs, ainsi comme il leur plaisoit, ni oncques n’y furent contraints : mais trouvèrent le roi moult aimable et moult courtois.

Or parlerons du roi de France, qui étoit venu à Boulogne.

  1. Froissart se trompe de quelques jours : on lit dans les Chroniques de France que le roi Jean partit de Calais et arriva à Boulogne le dimanche 25 octobre. Il est du moins certain qu’il était dans cette dernière ville le 26, deux jours avant la fête Saint-Simon et Saint-Jude ; car on trouve dans Rymer plusieurs lettres de lui sous cette date.
  2. Les Chroniques de France assignent la même date au départ du roi d’Angleterre ; mais elle ne saurait être tout-à-fait exacte : car il est certain que ce prince était encore à Calais le 1er novembre.
  3. Il était fils de Philippe de Valois.
  4. Il est dit dans le traité qu’on donnera au roi d’Angleterre quatre otages de Paris et deux seulement de chacune des dix-huit autres villes. On doit aussi remarquer qu’on y trouve nommées, parmi les villes qui doivent fournir des otages, Chartres et Compiègne, au lieu de Bourges et de Sens.