Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CXI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 417-418).

CHAPITRE CXI.


Comment le roi d’Angleterre se partit de Calais, ses batailles bien ordonnées ; et ci sont contenus les noms des plus grands seigneurs qui avec lui étoient.


Quand le roi d’Angleterre fut arrivé à Calais, et le prince de Galles son fils ains-né et encore trois de ses enfans, messire Leonnel comte d’Ulnestre, messire Jean comte de Richemont, et messire Aymon le plus jeune des quatre, et tous les seigneurs en suivant et toutes leurs routes, ils firent décharger leurs chevaux, leurs harnois et toutes leurs pourvéances, et séjournèrent à Calais pour quatre jours ; puis fit le roi commander que chacun fût appareillé de mouvoir, car il vouloit chevaucher après son cousin le duc de Lancastre. Si se partit le dit roi lendemain au matin de la ville de Calais atout son grand arroy, et se mit sur les champs atout le plus grand charroy et le mieux attelé que nul vit oncques issir d’Angleterre. On disoit qu’il avoit plus de six mille chars bien attelés, qui tous étoient apassés d’Angleterre. Puis ordonna ses batailles si noblement et si richement parés, uns et autres, que c’étoit soulas et déduit au regarder ; et fit son connétable qu’il moult aimoit, le comte de la Marche, premièrement chevaucher atout cinq cents armures et mille archers, au devant de sa bataille. Après, la bataille des maréchaux chevauchoit où il avoit bien trois mille armures de fer et cinq mille archers ; et chevauchoient eux et leurs gens toujours rangés et serrés, après le connétable, et en suivant la bataille du roi. Et puis le grand charroy qui comprenoit bien deux lieues de long ; et y avoit plus de six mille chars tous attelés, qui menoient toutes pourvéances pour l’ost et hôtels, dont on n’avoit point vu user par avant de mener avec gens d’armes, si comme moulins à la main, fours pour cuire et plusieurs autres choses nécessaires. Et après, chevauchoit la forte bataille du prince de Galles et de ses frères, où il avoit bien vingt-cinq cents armures de fer noblement montés et richement parés ; et toutes ces gens d’armes et ces archers rangés et serrés ainsi que pour tantôt combattre, si mestier eût été. En chevauchant ainsi ils ne laissassent mie un garçon derrière eux qu’ils ne l’attendissent ; et ne pouvoient aller bonnement pas plus de trois lieues le jour.

En cet état et en cet arroy furent-ils encontrés du duc de Lancastre et des seigneurs étrangers, si comme ci-dessus est dit, entre Calais et l’abbaye de Likes[1] sur un beau plain. Et encore y avoit en l’ost du roi d’Angleterre jusques à cinq cents varlets, atout pelles et coingnées qui alloient devant le charroy et ouvroient les chemins et les voies, et coupoient les épines et les buissons pour charrier plus aise.

Or vous veuil-je nommer les plus grands seigneurs de l’ost du roi d’Angleterre et qui passèrent la mer adonc avec lui, ou en la compagnie le duc de Lancastre, son cousin germain. Premièrement ses quatre fils monseigneur Édouard, monseigneur Leonnel, monseigneur Jean, monseigneur Aymon ; et puis monseigneur Henry duc de Lancastre, monseigneur Jean comte de la Marche, connétable de l’ost d’Angleterre, le comte de Warvich et le comte de Suffolch, maréchaux d’Angleterre, le comte de Herfort et de Norhantonne, le comte de Sallebery, le comte de Stanfort, le comte d’Askesuforch, l’évêque de Lincolle, l’évêque de Durem, le seigneur de Persi, le seigneur de Nuefville, le seigneur Despensier, le seigneur de Ros, le seigneur de Mauny, monseigneur Regnault de Cobehen, le seigneur de Moutbray, le seigneur de la Ware, monseigneur Jean Chandos, monseigneur Richart de Pennebruge, le seigneur de Manne, le seigneur de Villebi, le seigneur de Felleton, le seigneur de Basset, le seigneur de Carlenton, le seigneur de Fit-Vatier, monseigneur James d’Audelée, monseigneur Berthelemieu de Bruves, le seigneur de Salich, monseigneur Étienne de Cousenton, messire Hugues de Hastinges, messire Jean de Lille, messire Noel Louvich et grand’foison d’autres que je ne puis et ne sais mie tous nommer.

Si chevauchèrent ces seigneurs ordonnément, ainsi que dessus est dit, dès qu’ils partirent de Calais, et passèrent tout parmi Artois et au dehors de la cité d’Arras ; et tenoient auques le chemin que le duc de Lancastre avoit tenu quand il passa premièrement. Si ne trouvoient ces gens d’armes que vivre sur le plat pays, car tout étoit bouté dedans les forteresses ; et si étoit de grand temps le pays si appovri et si exillé, que mêmement il faisoit si cher temps au royaume de France et si grand’famine y couroit, pour la cause de ce que on n’avoit de trois ans par avant rien laboure sur le plat pays, que si blés et avoines ne leur vinssent de Hainaut et de Cambrésis, les gens mourussent de faim en Artois, en Vermandois et en l’évêché de Laon et de Reims. Et pour ce que le roi d’Angleterre, ainçois qu’il partit de son pays, avoit ouï parler de la famine et de la povreté de France, étoit-il ainsi venu pourvu, et chacun sire aussi selon son état, excepté de fuerres et d’avoines ; mais de ce se passoient leurs chevaux au mieux qu’ils pouvoient.

Avecques tout ce, le temps étoit si cru et si pluvieux que ce leur faisoit trop de meschef et à leurs chevaux ; car presque tous les jours et toutes les nuits pleuvoit-il à randon sans cesser ; et tant plut en celle empainte que le vin de celle vendange ne valut rien pour celle saison.

  1. Licques, ancienne abbaye de Prémontrés dans le diocèse de Boulogne.