Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CX

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 416-417).

CHAPITRE CX.


Comment le roi, ainçois qu’il partit d’Angleterre, fit mettre en prison le roi Jean et monseigneur Philippe son fils et les autres barons de France.


Ainçois que le roi d’Angleterre partit de son pays, il fit tous les comtes et barons de France, qu’il tenoit pour prisonniers, départir et mettre en plusieurs lieux et en forts châteaux parmi son royaume, pour mieux être au-dessus d’eux ; et fit mettre le roi de France au châtel de Londres[1] qui est grand et fort, séant sur la rivière de Tamise, et son jeune fils avecques lui, monseigneur Philippe, et les restreignit et leur tollit moult de leurs déduits, et les fit garder plus étroitement que devant. Après, quand il fut appareillé, il fit à savoir partout que tous ceux qui étoient appareillés et pourvus pour venir en France avecques lui, se traissent par devers la ville de Douvre, car il leur livreroit nefs et vaisseaux pour passer. Chacun s’appareilla au mieux qu’il put, et ne demeura nul chevalier, ni écuyer, ni homme d’honneur qui fût haitié, de l’âge d’entre vingt ans et soixante, que tous ne partissent : si que presque tous les comtes, barons, chevaliers et écuyers du royaume vinrent à Douvre, excepté ceux que le roi et son conseil avoient ordonnés et établis pour garder ses châteaux, ses baillages et ses mairies, ses offices et ses ports sur mer, ses havelles et ses passages. Quand tous furent assemblés à Douvre, et ses navées appareillées, le roi fit toutes ses gens partir et assembler, petits et grands, en une place au dehors de Douvre, et leur dit pleinement que son intention étoit telle, que il vouloit passer outre mer au royaume de France, sans jamais repasser, jusques à ce qu’il auroit fin de guerre, ou paix à sa suffisance et à son grand honneur, ou il mourroit en la peine ; et s’il y en avoit aucuns entr’eux qui ne fussent de ce attendre confortés et conseillés, il leur prioit qu’ils s’en voulsissent r’aller en leur pays à bon gré. Mais sachez que tous y étoient venus de si grand’volonté que nul ne fût tel qu’il s’envoulsist r’aller. Si entrèrent tous en nefs et en vaisseaux qu’ils trouvèrent appareillés, au nom de Dieu et de Saint-Georges, et arrivèrent à Calais deux jours devant la fête de Toussaints[2], l’an mil trois cent cinquante-neuf.

  1. Froissart se trompe sur le lieu où le roi Jean fut mis en prison ayant le départ d’Édouard pour la France. Il paraît, par plusieurs pièces que Rymer a recueillies, que ce prince fut enfermé vers le mois d’août au château de Sommerton, qu’il y resta jusqu’au mois de mars de l’année suivante, et qu’alors seulement il fut transféré à la tour de Londres.
  2. Cette date n’est pas tout-à-fait exacte : Édouard arriva à Calais le 28 octobre.