Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CXCII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 493-494).

CHAPITRE CXCII.


Comment le sire de Beaumanoir vint en l’ost du comte de Montfort pour traiter de la paix ; et des paroles qui furent entre lui et messire Jean Chandos.


Quand ce vint le dimanche au matin, chacun en son ost se appareilla, vêtit et arma. Si dit-on plusieurs messes en l’ost de messire Charles de Blois, et se communièrent ceux qui voulurent. Aussi firent-ils en telle manière en l’ost du comte de Montfort. Un petit après soleil levant, se retraist chacune en sa bataille et en son arroy, ainsi qu’ils avoient été le jour devant. Assez tôt après, revint le sire de Beaumanoir qui portoit les traités, et qui volontiers les eût accordés s’il eût pu ; et s’en vint premier, en chevauchant, devant monseigneur Jean Chandos, qui issit de sa bataille si très tôt comme il le vit venir, et laissa le comte de Montfort, qui de-lez lui étoit, et s’en vint sur les champs parler à lui. Quand le sire de Beaumanoir le vit, il le salua moult hautement, et lui dit : « Messire Jean Chandos, je vous prie, pour Dieu, que nous mettions à accord ces deux seigneurs ; car ce seroit trop grand’pitié si tant de bonnes gens comme il y a ci, se combattoient pour leurs opinions soutenir. » Adonc répondit messire Jean Chandos tout au contraire des paroles qu’il avoit mises avant la nuit devant, et dit : « Sire de Beaumanoir, je vous avise que vous ne chevauchiez mais huy plus avant ; car nos gens disent que si ils vous peuvent enclorre entre eux, ils vous occiront : avecques tout ce, dites à monseigneur Charles de Blois que, comment qu’il en avienne, monseigneur Jean de Montfort se veut combattre et issir de tous traités de paix et d’accord, et dit ainsi que aujourd’hui il demeurera duc de Bretagne, ou il mourra en la place. » Quand le sire de Beaumanoir entendit messire Jean Chandos ainsi parler, si s’enfelonnit et fut moult courroucé, et dit : « Chandos, Chandos, ce n’est mie l’intention de monseigneur, qu’il n’ait plus grand’volonté de combattre que monseigneur Jean de Montfort ; et aussi ont toutes nos gens. » À ces paroles, il s’en partit sans plus rien dire, et retourna devers monseigneur Charles de Blois et les barons de Bretagne qui l’attendoient

D’autre part, messire Jean Chandos se retraist devers le comte de Montfort, qui lui demanda : « Comment va la besogne ? Que dit notre adversaire ? » — « Que il dit ? répondit messire Jean Chandos : Il vous mande par le seigneur de Beaumanoir, qui tantôt se part de ci, qu’il se veut combattre, comment qu’il soit, et demeurera duc de Bretagne aujourd’hui, ou il demeurera en la place. » Et cette réponse dit adonc messire Jean Chandos, pour encourager plus encore son dit maître et seigneur le comte de Montfort : et fut la fin de la parole messire Jean Chandos qu’il dit : « Or, regardez que vous en voulez faire, si vous voulez combattre ou non. » — « Par monseigneur saint George ! dit le comte de Montfort, oil ; et Dieu veuille aider au droit : faites avant passer nos bannières et nos archers. » Et ils se passèrent.

Or vous dirai du seigneur de Beaumanoir qu’il dit à monseigneur Charles de Blois : « Sire, sire, par monseigneur saint Yves, j’ai ouï la plus orgueilleuse parole de messire Jean Chandos que je ouïsse grand temps a ; car il dit que le comte de Montfort demeurera duc de Bretagne et vous montrera que vous n’y avez nul droit. » De cette parole mua couleur à messire Charles de Blois, et répondit : « Du droit soit-il en Dieu aujourd’hui qui le sçait. » Et aussi dirent tous les barons de Bretagne. Adonc fit-il passer avant bannières et gens d’armes au nom de Dieu et de monseigneur saint Yves.