Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CXCI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 492-493).

CHAPITRE CXCI.


Comment le sire de Beaumanoir impétra un répit entre les deux parties jusques à lendemain soleil levant.


Ainsi ce samedi, qui fut le huitième jour d’octobre[1], l’an 1364, furent ces batailles ordonnées les unes devant les autres en uns beaux plains assez près d’Auray en Bretagne. Si vous dis que c’étoit belle chose à voir et à considérer ; car on y véoit bannières, pennons parés et armoyés de tous côtés moult richement ; et par espécial les François étoient si suffisamment et si faiticement ordonnés que c’étoit un grand déduit à regarder. Or vous dis que, pendant ce qu’ils ordonnoient et avisoient leurs batailles et leurs besognes, le sire de Beaumanoir, un grand baron et riche de Bretagne, alloit de l’un à l’autre, traitant et pourparlant de la paix ; car volontiers il l’eût vue, pour les périls eschever ; et s’en embesognoit en bonne manière ; et le laissoient les Anglois et les Bretons de Montfort aller et venir et parlementer à monseigneur Jean Chandos et au comte de Montfort, pour tant qu’il étoit par foi fiancé prisonnier par devers eux, et ne se pouvoit armer[2]. Si mit ce dit samedi maints propos et maintes parçons avant, pour venir à paix ; mais nul ne s’en fit ; et détria la besogne, toujours allant de l’un à l’autre, jusques à nonne ; et par son sens il impétra des deux parties un certain répit pour le jour et la nuit ensuivant jusques à lendemain à soleil levant. Si se retraist chacun en son logis, ce samedi, et se aisèrent de ce qu’ils avoient, et bien avoient de quoi.

Ce samedi au soir, issit le châtelain d’Auray de sa garnison, pour tant que le répit couroit de toutes parties, et s’en vint paisiblement en l’ost de monseigneur Charles de Blois, son maître, qui le reçut liement. Si appeloit-on le dit écuyer Henry de Hauternelle, appert homme d’armes durement ; et emmena en sa compagnie quarante lances de bons compagnons, tous armés et bien montés, qui lui avoient aidé à garder la forteresse.

Quand messire Charles de Blois vit son châtelain, si lui demanda tout en riant de l’état du châtel. « En nom Dieu, monseigneur, dit l’écuyer, Dieu mercy, nous sommes encore bien pourvus pour le tenir deux mois ou trois, si il en étoit besoin[3]. » — « Henry, Henry, répondit messire Charles, demain au jour serez-vous délivré de tous points, ou par accord de paix, ou par bataille. » Sur ce, dit l’écuyer : « Dieu y ait part. » — «Par ma foi, Henry, dit messire Charles qui reprit encore la parole, par la grâce de Dieu, j’ai en ma compagnie jusques à vingt cinq cents hommes d’armes, d’aussi bonne étoffe et bien appareillés d’eux acquitter, qu’il en ait au royaume de France. » — « Monseigneur, répondit l’écuyer, c’est un grand avantage ; si en devez louer Dieu et regracier grandement, et aussi monseigneur Bertran du Guesclin et les barons de France et de Bretagne qui vous sont venus servir si courtoisement. » Ainsi se ébattoit de paroles le dit messire Charles à cel Henry, et donc à l’un et puis à l’autre ; et passèrent ses gens cette nuit moult aisément. Ce soir fut prié moult affectueusement messire Jean Chandos d’aucuns Anglois, chevaliers et écuyers, qu’il ne se voulsist mie assentir à la paix de leur seigneur et de monseigneur Charles de Blois ; car ils avoient tout le leur dépendu : si étoient povres, si vouloient par bataille, ou tout perdre, ou aucune chose recouvrer. Et messire Jean Chandos leur eut en convenant et leur promit ainsi.

  1. Froissart recule mal à propos de plusieurs jours la date de la bataille d’Auray : il est constant par tous les monuments qu’elle se donna le dimanche 29 septembre jour de Saint-Michel : ainsi le samedi dont il est ici question fut le 28 du même mois.
  2. Le sire de Beaumanoir est cependant nommé parmi les prisonniers que le vainqueur fit à cette journée.
  3. La réponse du châtelain pourrait bien être controuvée : les Bretons du parti de Montfort étaient maîtres de la ville, et la garnison retirée dans le château avait été forcée de capituler, à condition qu’elle l’abandonnerait le 30 septembre si elle n’était secourue, et que durant cet intervalle elle pourrait se procurer des vivres en payant.