Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CLXXXI

Texte établi par J. A. C. BuchonA. Desrez (Ip. 485).

CHAPITRE CLXXXI.


Comment messire Louis de Navarre guerroyoit le pays sur la rivière de Loire ; et comment trois cents compagnons de sa route prirent la Charité-sur-Loire.


Pendant que ces gens d’armes étoient en Beauce et Normandie, et que ils guerroyoient âprement et fortement les Navarrois et les ennemis du royaume de France, étoit messire Louis de Navarre, frère mains-né du roi de Navarre et aussi à messire Philippe qui fut, car jà étoit-il trépassé de ce siècle ; lequel messire Louis avoit enchargé le faix de la guerre pour le roi son frère et avoit défié le roi de France, pour ce que cette guerre touchoit au chalenge de leur héritage, si comme informé étoit ; et avoit rassemblé depuis la bataille de Coucherel, et rassembloit encore tous les jours, gens d’armes là où il les pouvoit avoir. Si avoit tant fait par moyens et par capitaines de compagnies, dont encore avoit grand’foison au royaume de France, que il avoit bien douze cents combattans en sa route ; et étoient de-lez lui messire Robert Canolle, messire Robert Ceni, messire Robert Briquet et Carsuelle ; et étoient ces gens d’armes, qui tous les jours croissoient, logés sur la rivière de Loire et la rivière d’Allier ; et avoient couru une grande partie du Bourbonnois et d’Auvergne environ Moulins, Saint-Pierre-le-Moutier et Saint-Pourçain.

De ces gens d’armes que messire Louis de Navarre conduisoit se départit une route de compagnons, environ trois cents, desquels Bernart de la Salle et Hortingo étoient conduiseurs ; et passèrent Loire au dessus de Marcigny-les-Nonnains, et puis chevauchèrent tant par nuit, car de jour ils se tenoient ès bois sans eux montrer, que sur un ajournement ils vinrent à la Charité-sur-Loire, une grosse ville et bien fermée : si l’échellèrent sans nul écri et se boutèrent dedans. Or aida adonc Dieu à ceux de la ville ; car si ces compagnons se fussent hâtés, ils eussent pris et eu hommes et femmes et moult grand pillage en la Charité : mais rien n’en firent ; je vous dirai pourquoi. À ce lez où ils entrèrent en la ville de la Charité, a une grande place entre la porte et la ville, où nul ne demeure. Si cuidèrent adonc les compagnons que les gens eussent fait embûche en la ville, et que ils les attendissent : is n’osèrent aller avant jusques à tant qu’il fût grand jour. En ce terme se sauvèrent ceux de la ville ; car si très tôt qu’ils sentirent leur ennemis ainsi venus, ils emportèrent à effort leurs meilleures choses dedans les bateaux qui étoient sur la rivière de Loire, et y mirent femmes et enfans tout à loisir ; et puis nagèrent à sauveté devers la cité de Nevers, qui siéd à cinq lieues de là. Quand il fut grand jour, les Navarrois, Anglois et Gascons qui avoient échellé la ville se trairent avant et trouvèrent les maisons toutes vides. Si eurent conseil que celle ville ils tiendroient et fortifieroient ; car elle seroit trop bien séant pour courir deçà et delà la Loire. Si envoyèrent tantôt annoncer leur fait à monseigneur Louis de Navarre qui se tenoit en la marche d’Auvergne, comment ils avoient exploité, et qu’ils tenoient la Charité-sur-Loire. De ces nouvelles fut le dit messire Louis tout joyeux ; et y envoya incontinent monseigneur Robert Briquet et Carsuelle, à bien trois cents armures de fer. Ceux passèrent parmi le pays, sans contredit, et entrèrent par le pont sur Loire en la Charité. Quand ils se trouvèrent ensemble, si furent plus forts, et commencèrent à guerroyer fortement et détroitement le dit royaume ; et couroient à leur aise et volonté par deçà et delà Loire, ni nul ne leur alloit au-devant ; et toujours leur croissoient gens.

Or vous parlerons du duc de Bourgogne et du siége de Marceranville.