Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CLXXX

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 483-485).

CHAPITRE CLXXX.


Comment le roi Charles donna à messire Philippe son frère la duché de Bourgogne ; et comment le dit roi renvoya en France contre les Navarrois et les ennemis du royaume.


À la revenue du roi de France à Paris fut pourvu[1] et revêtu de la duché de Bourgogne messire Philippe son mains-né frère ; et se partit de Paris à grands gens, et en alla prendre la saisine, la possession et l’hommage des barons, chevaliers, des cités, châteaux et bonnes villes de la dite duché. Quand le duc de Bourgogne eut visité tout son pays, il retourna en France en grand soulas, et ramena avecques lui son compère monseigneur l’archiprêtre, et le rapaisa au roi, parmi bonnes excusations que le dit archiprêtre montra au dit roi, de ce que à la journée de Coucherel il ne se put armer contre le captal qui étoit adonc amené à Paris de-lez le roi, et qui avoit juré à là tenir prison ; et à la prière du seigneur de Labreth et des Gascons lui avoit le dit roi élargi cette grâce, lequel captal aida moult à excuser l’archiprêtre devers le roi et les chevaliers de France qui parloient vilainement sur sa partie. Et aussi il avoit de nouvel fait aucuns beaux services au roi de France et au duc de Bourgogne ; car il avoit en la dite duché de Bourgogne rué jus au dehors de Dijon, bien quatre cents pillards desquels Guiot du Pin, Talebart Talebardon, et Jean du Chaufour étoient meneurs et conduiseurs et capitaines ; pourquoi le roi descendit plus légèrement à lui faire grâce et pardonner son mautalent.

Si fit le dit roi en ce temps couper le chef à monseigneur Pierre de Saquenville en la cité de Rouen, pourtant qu’il avoit été Navarrois ; et messire Guillaume de Gauville n’en eût mie eu moins si n’eût été messire Guy, son fils, qui signifia au roi de France que, si on faisoit mourir son père, ni autres griefs, il le feroit semblablement à monseigneur Braimont de Laval, un grand seigneur de Bretagne, qu’il tenoit son prisonnier au châtel d’Évreux. De quoi le lignage du chevalier, qui sentoit leur cousin en ce péril, en parlèrent au roi, et firent tant, que par échange ils r’eurent monseigneur Braimont ; et messire Guillaume de Gauville fut délivré. Ainsi se portèrent les parçons. Si fut envoyé le captal de Paris à Meaux en Brie ; et là tenoit prison, pendant que le duc de Bourgogne fit une chevauchée en Beauce, dont je vous parlerai. Mais ainçois raquitta messire Bertran du Guesclin le châtel de Rolleboise, dont Wautre Obstrate étoit capitaine ; mais ainçois qu’il le voulsist rendre il en eut une grand’somme de florins, ne sçais, cinq ou six mille francs, et puis s’en retourna arrière en Brabant dont il étoit.

Encore se tenoient plusieurs forteresses en Normandie, en Caux, en Perche, en Beauce et ailleurs, qui trop fort hérioient le royaume de France, les aucuns du roi de Navarre, et les autres d’eux mêmes, pour piller et pour rober sur le royaume de France, à nul titre de raison. Si en déplaisoit grandement au roi de France ; car les complaintes en venoient tous les jours à lui : si y voulut pourvoir de remède et y envoya son frère le duc de Bourgogne et grand’foison de bons chevaliers et écuyers en sa compagnie ; et fit le dit duc son mandement et son amas de gens d’armes en la cité de Chartres. Si se partirent de là quand tous furent ensemble, et se retrairent pardevers Marceranville, un moult fort châtel que les Navarrois tenoient ; et pour contraindre le dit châtel mieux à leur aise, ils en firent mener et charrier avec eux plusieurs engins de la cité de Chartres. Si étoient en la compagnie du duc de Bourgogne messire Bertran du Guesclin, messire Boucicaut maréchal de France, le comte d’Aucerre, messire Louis de Châlons, le sire de Beaujeu, messire Aymemon de Pommiers, le sire de Raineval, le Bègue de Vilainnes, messire Nicoles de Ligne, maître des arbalétriers pour le temps, messire Oudart de Renty, messire Enguerran d’Eudin et plusieurs autres bons chevaliers et écuyers. Si s’aroutèrent ces gens d’armes pardevers Marceranville ; et étoient cinq mille combattans. Quand ils se virent si grand’foison sur les champs, si eurent conseil qu’ils se partiroient en trois parties, pour plus contraindre leurs ennemis ; desquelles parties messire Bertran du Guesclin en prendroit jusques à mille combattans, et s’en iroit pardevers Cotentin et sur les marches de Chierebourc pour garder là les frontières, que les Navarrois ne fissent nul dommage au pays de Normandie. Si se partit le dit messire Bertran de la route du duc, et emmena avecques lui monseigneur Louis de Sancerre, le comte de Joigny, monseigneur Arnoul d’Andrehen et grand’foison de chevaliers et d’écuyers de Bretagne et de Normandie. L’autre charge eut dessous lui messire Jean de la Rivière ; et se départit aussi de la route du duc, et en sa compagnie grand’foison de chevaliers et d’écuyers de France et de Picardie ; et entrèrent en la comté d’Évreux, et s’en vinrent seoir devant un châtel que on dit Aquegny[2] ; et le duc de Bourgogne et la plus grosse route s’en vinrent seoir devant Marceranville. Si l’assiégèrent et environnèrent de tous points, et firent tantôt dresser et asseoir leurs engins pardevant, qui jetoient jour et nuit à la forteresse, et durement la contraignoient.

  1. On ne doit point entendre par la manière dont s’exprime Froissart que Charles V donna à son frère Philippe le duché de Bourgogne : le roi Jean lui en avait fait don par ses lettres du 6 septembre 1363, ainsi qu’on la remarqué sous cette année, Il ne s’agit donc ici que de la confirmation de cette donation par Charles V en faveur de son frère, qu’il admit à l’hommage le même jour, 31 mai 1364, suivant les Chroniques de France.
  2. Acquiguy au confluent des rivières d’Eure et d’Iton, à trois lieues d’Évreux.