Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCXVII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 521-522).

CHAPITRE CCXVII.


Comment la princesse accoucha de son fils Richard, et comment le prince se partit de Bordeaux pour aller en Espaigne, et comment messire Hue de Cavrelée prit la cité de Mirande et la ville de Pont-la-Roine en Navarre.


Quand fut demené le temps, en faisant les pourvéances du dit prince et en attendant la venue du duc de Lancastre, que madame la princesse travailla d’enfant et en délivra par la grâce de Dieu, ce fut un beau fils qui fut né le jour de l’apparition des trois rois, que on eut adonc cette année un mercredi. Et vint cil enfant sur terre environ heure de tierce, de quoi le prince et tous les hôtels furent grandement réjouis ; et fut baptisé le vendredi ensuivant à heure de haute nonne dedans les saints fonts de l’église Saint-Andrieu en la cité de Bordeaux ; et le baptisa l’archevêque du dit lieu ; et le tinrent sur les fonts l’évêque d’Agen en Agénois et le roi de Mayogres ; et eut à nom cel enfant Richard, et fut depuis roi d’Angleterre[1] si comme vous orrez conter avant en l’histoire.

Le dimanche après, à heure de prime, se partit de Bordeaux en très grand arroy le prince et toutes manières de gens d’armes qui là séjournoient aussi, mais la greigneur partie de son ost étoit jà passée et logée environ la cité d’Asc en Gascogne ; si vint le prince ce dimanche au soir en cette dite cité, et là se logea et y séjourna trois jours, car on lui dit que le duc de Lancastre son frère venoit : voirement approchoit-il durement et étoit passé, avoit quinze jours, et arrivé en Bretagne à Saint-Mahieu de Fine-Poterne, et venu à Nantes où le duc de Bretagne l’avoit grandement festoyé et conjoui. Depuis exploita tant ledit duc de Lancastre, et chevaucha tant parmi Poitou et Xaintonge qu’il vint à Blayes, et là passa-t-il la rivère de Gironde et arriva sur le cay à Bordeaux. Si vint en l’abbaye de Saint-Andrieu, où la princesse gissoit qui le conjouit doucement, et toutes les dames et les damoiselles qui là étoient.

À ce jour le duc de Lancastre ne voulut guères séjourner à Bordeaux ni demeurer, mais prit congé de sa sœur la princesse, et se partit à toute sa compagnie, et chevaucha tant qu’il vint en la cité d’Asc. Si se conjouirent grandement ces deux frères quand ils se trouvèrent, car moult s’aimoient, et là eut grands approchemens d’amour entre eux et leurs gens.

Assez tôt après que le duc de Lancastre fut venu, là vint le comte de Foix, qui fit grand’chère et grand’révérence de bras et de semblant au dit prince et à son frère, et se offrit du tout en leur commandement. Le prince, qui bien savoit honorer tous seigneurs, chacun selon ce qu’il étoit, l’honora grandement et le remercia moult de ce qu’il l’étoit venu voir. En après il lui rechargea son pays, et le pria qu’il voulsist être soigneux de le garder jusques à son retour. Le comte lui accorda liement et volontiers. Sur ce s’en retourna le dit comte, quand il eut pris congé, en son pays. Et le prince et le duc de Lancastre demeurèrent encore à Dasc, et toutes leurs gens épars environ le pays et à l’entrée des ports et du passage de Navarre, car point ne savoient encore de vérité si ils passeroient ou non, ni si le roi de Navarre ouvriroit le passage, combien qu’il leur eût enconvenancé ; car fame couroit communément parmi l’ost qu’il s’étoit de nouvel composé et accordé au roi Henry, dont le prince et son conseil étoient durement émerveillés et le roi Dam Piètre moult merencolieux.

Or advint, pendant que ils se séjournoient là et que ces paroles couroient là, messire Hue de Cavrelée et les routes s’avancèrent à l’entrée de Navarre et prirent la cité de Mirande et la ville du Pont-la-Roine ; dont tout le pays fut durement éffrayé, et en vinrent les nouvelles au dit roi de Navarre.

Quand il entendit que les Compagnies vouloient par force entrer en son pays, si fut durement courroucé, et escripsit tantôt tout le fait au prince. Le prince s’en passa assez brièvement, pourtant que le roi de Navarre à lui et au roi Dam Piètre ne tenoit bien tous ses convenans ; et lui escripsit le dit prince qu’il se vînt excuser, ou envoyât, des paroles que ou lui amettoit ; car ses gens disoient notoirement qu’il s’étoit tourné devers le roi Henry.

Quand le roi de Navarre entendit ce que on lui amettoit de trahison, il fut plus courroucé que devant ; et envoya un appert chevalier devers le prince, lequel chevalier on nommoit messire Martin de la Kare. Cil vint en la cité d’Asc excuser le dit roi de Navarre ; et parlementa tant et si bellement au dit prince que le prince s’appaisa, parmi tant que il devoit retourner en Navarre devers son seigneur le roi et le devoit faire venir à Saint-Jean du pied près-des Ports ; et, lui là venu, le prince auroit conseil si il iroit là parler à lui ou il y enverroit. Sur cet état se partit le dit messire Martin de la Kare du dit prince et retourna en Navarre devers le roi, et lui recorda tout son traité et en quel état avoit trouvé le prince et son conseil, et aussi comment il s’étoit parti d’eux. Cil messire Martin fit tant qu’il amena le roi son seigneur à Saint-Jean du pied des Ports et puis se retraist en la cité d’Asc et vers le prince.

Quand le prince sçut que le roi de Navarre étoit approché, il eut conseil d’envoyer devers lui son frère le duc de Lancastre et monseigneur Jean Chandos. Ces deux, à privée maisgnie, se mirent au chemin avec le chevalier, le dit messire Martin, qui les amena en la dite ville de Saint-Jean du pied des Ports devers le roi de Navarre, lequel les reçut liement ; et eurent là longuement parlement ensemble.

Finablement il fut accordé que le roi de Navarre approcheroit encore le dit prince, et viendroit en un certain lieu que on dit au pays Pierre-Férade ; et là viendroient le prince et le roi Dam Piètre parler à lui, et là de rechef ils renouvelleroient tous leurs convenans, et sauroit chacun quelle chose il devroit avoir et tenir. Le roi de Navarre se dissimuloit ainsi, pourtant qu’il vouloit encore être plus assuré de ses convenances qu’il n’étoit, car il doutoit que si ces Compagnies fussent entrées en son pays, et on ne lui eût pas avant pleinement scellé ce qu’il vouloit et devoit avoir, qu’il n’y viendroit jamais bien à temps.

  1. Il fut roi sous le titre de Richard II.