Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCXLVII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 545-546).

CHAPITRE CCXLVII.


Comment messire Bertran du Guesclin fut mis à rançon ; et comment messire Lyon d’Angleterre fut marié à la fille au sire de Milan.


Après que le prince de Galles fut retourné en Aquitaine, et son frère le duc de Lancastre en Angleterre, et aussi tous les barons sur leurs lieux, demeura encore prisonnier messire Bertran du Guesclin au prince et à messire Jean Chandos ; et ne pouvoit venir à rançon ni à finance, dont moult déplaisoit au roi Henry, si amender le pût. Or en avint ainsi, si comme je fus adonc et depuis informé, que un jour le prince de Galles étoit en gogues ; si vit devant lui ester messire Bertran du Guesclin ; si l’appela et lui demanda comment il lui étoit : « Monseigneur, répondit messire Bertran, il ne me fut, Dieu merci ! oncques mais mieux ; et c’est droit qu’il me soit bien ; car je suis le plus honoré chevalier du monde, quoique je demeure en vos prisons, et vous saurez comment et pourquoi. On dit parmi le royaume de France et ailleurs que vous me doutez tant et ressoignez, que vous ne m’osez mettre hors de votre prison. » Le prince entendit cette parole et cuida bien que messire Bertran le dît à bon sens ; car voirement ses consaux ne vouloient nullement qu’il eût encore sa délivrance, jusques adonc que le roi Dan Piètre auroit payé le prince en tout ce qu’il étoit tenu envers lui et ses gens. Si répondit : « Voire, messire Bertran, pensez-vous doncques que pour votre chevalerie nous vous retenons. Par Saint George, nennil. Et, beau sire, payez cent mille francs et vous serez délivré[1]. » Messire Bertran qui désiroit sa délivrance et à ouïr sur quelle fin il pouvoit partir, hapa ce mot et dit : «  Monseigneur, à Dieu le veut, je n’en paierai jà moins. » Et tantôt que le prince l’ouït ainsi parler, il se repentit, et dit-on que ceux de son conseil lui allèrent au-devant et lui dirent : « Monseigneur, vous avez trop mal fait quand si légèrement l’avez rançonné. » Et voulsissent bien lors les gens du prince qu’il se fût repenti et eût brisé cette convenance ; mais le prince, qui fut sage et loyal chevalier, en répondit bien et à point, et dit : « Puisque accordé lui avons, nous lui tiendrons, ni jà n’en irons arrière : blâme et vergogne nous seroit, si reproché nous étoit que nous ne le voulsissions mettre à finance, quand il se veut mettre si grossement que payer cent mille francs. » Depuis cette ordonnance fut soigneux et diligent de querre finance et de prier ses amis ; et exploita si bien que, par l’aide qu’il eut du roi de France et du duc d’Anjou, qui moult l’aimoit, il paya en moins d’un mois les cent mille francs[2], et s’en vint servir le duc d’Anjou[3] à bien deux mille combattans, en Provence, où le dit duc étoit à siége devant la ville de Tarascon, qui se tenoit pour la roine de Naples.

En ce temps fut traité le mariage de monseigneur Lion, fils au roi d’Angleterre, duc de Clarence et comte d’Ulnestre, à la fille monseigneur Galéas seigneur de Milan, laquelle jeune dame étoit nièce à monseigneur le comte de Savoie et fille de madame Blanche sa sœur ; et se porta si bien le traité et conseil entre les parties que le mariage fut accordé. Et vint le dit duc de Clarence, accompagné grandement de chevaliers et d’écuyers d’Angleterre, en France, où le roi et le duc de Bourgogne, le duc de Bourbon et le sire de Coucy, le recueillirent grandement et liement, en France et à Paris[4] ; et passa le susdit duc parmi le royaume de France ; et vint en Savoie, où le gentil comte de Savoie le reçut très honorablement à Chambéry, et fut là deux jours en très grand revel de danses, de carolles et de tous ébattemens. Au tiers jour il partit, et le conduisit le comte de Savoie jusques à Milan ; et là épousa-t-il sa nièce, la fille à monseigneur Galéas, le lundi après la Trinité, l’an 1368.

Or retournerons-nous aux besognes de France.

  1. La Chronique d’Ayala raconte autrement la rançon de du Guesclin, et son récit parait plus conforme encore au caractère des deux champions. En voici un abrégé succinct : « D. Bertrand ayant fait demander au prince de Galles de le recevoir à rançon, celui-ci, après avoir consulté son conseil, lui fit répondre qu’on avait jugé convenable de ne pas le laisser libre tant que dureraient les guerres entre la France et l’Angleterre. Bertrand fit dire au prince qu’il regardait une telle exception comme un grand honneur, puisque le prince déclarait par-là qu’il redoutait plus que toute autre chose les coups de sa lance. Le prince, un peu piqué lui envoya dire qu’il le redoutait si peu que, contre l’avis de son conseil, il accepterait sa rançon ; qu’il n’eût qu’à la fixer lui même, et que, quelque léger prix que du Guesclin mît à sa personne, il l’accepterait. Du Guesclin répondit à cet acte de fierté par un autre, et quoiqu’il ne possédât rien dans son pays, il déclara qu’il fixait sa rançon à 100,000 francs, somme exorbitante pour cette époque, et qui étonna le prince lui-même. Ses amis de Bretagne se réunirent pour payer cette somme ; mais Charles V, appréciant l’importance de du Guesclin, remboursa les 100,000 francs et fit donner de plus 30,000 fr. à du Guesclin pour s’équiper. La générosité de Charles V ne paraît presque pas moins digne d’admiration à Ayala que la fierté de du Guesclin et du prince de Galles. À cette époque, la vertu par excellence des princes était, suivant les courtisans, la largesse, dont ils profitaient.
  2. Il trouva une partie de cette somme en Bretagne, où il alla aussitôt après qu’il fut mis en liberté. Il se rendit ensuite auprès du roi qui lui prêta 30,000 doubles d’Espagne que du Guesclin s’obligea de lui rembourser par acte du 27 décembre de cette année 1367. Du Guesclin prend dans cette obligation la qualité de duc de Transtamare et prince de Lonngueville.
  3. Du Guesclin, après avoir payé sa rançon, se rendit à Montpellier, le 27 février 1368, avec le maréchal d’Audeneham, et ils accompagnèrent le duc d’Anjou au siége de Tarascon que ce prince investit le 4 mars. Les événemens de ce siége sont peu connus ; car on ne saurait compter sur le récit romanesque des auteurs de la vie de du Guesclin.
  4. Le duc de Clarence arriva à Paris le dimanche de Quasimodo, 16 avril de cette année 1368. Remarquons en passant qu’on lit dans les chroniques le sixième jour d’avril : c’est vraisemblablement une faute du copiste ; car Pâques ayant été cette année le 9 avril, le dimanche de Quasimodo fut le 16.