Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCXLVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 543-545).

CHAPITRE CCXLVI.


Comment le prince de Galles se partit d’Espaigne, et comment le roi d’Arragon et le roi de Navarre lui octroyèrent passage par leur pays.


Quand le prince de Galles ouït les excusations du roi Dan Piètre, si fut plus pensif que devant et en demanda à avoir conseil. Ses gens, qui moult désiroient à retourner, car ils portoient à grand meschef la chaleur et l’air d’Espaigne, et mêmement le prince en étoit tout pesant et maladieux[1] lui conseillèrent qu’il retournât, et que si le roi Dan Piètre l’avait défailli, il faisoit son blâme et sa deshonneur. Adonc fut ordonné et annoncé partout à eux remettre au retour. Quand ce vint sur le mouvoir et le départir, le prince envoya devers le roi de Mayogres, à son hôtel, messire Hue de Courtenay et messire Jean Chandos, en lui remontrant comment il vouloit partir d’Espaigne, si eût sur ce avis ; car trop envis le lairroit derrière, au cas qu’il s’en voudroit retourner. Le roi de Mayogres répondit aux dessus dits chevaliers, et dit : « Grands mercis à monseigneur le prince notre cher compère, mais tant que à présent je ne pourrois souffrir le chevaucher ni porter en litière ; si me convient ci demeurer et séjourner jusques au plaisir de Dieu. »

Adonc parlèrent les chevaliers encore, et lui demandèrent : « Monseigneur, voulez-vous que monseigneur le prince vous laisse une quantité de gens d’armes pour vous garder et reconduire quand vous serez au point de chevaucher ? » Il répondit nennil, et qu’il ne savoit mie quel long séjour il feroit. Lors prirent congé les deux barons du roi de Mayogres et retournèrent devers leur seigneur le prince, auquel ils recordèrent tout ce que ils avoient exploité, et les réponses du roi de Mayogres. Le prince répondit et dit : « À la bonne heure. »

Donc se partit le prince et toutes ses gens et se mit à retourner devers une bonne cité qu’on dit Madrigar[2] et là s’arrêta et puis s’en vint loger au val de Sorie[3] sur le département d’Espagne, de Navarre et d’Arragon. Là séjourna le dit prince plus d’un mois, et toutes ses gens ; car aucuns passages lui étoient clos sur les marches d’Arragon ; et disoit-on communément en l’ost que le roi de Navarre, qui nouvellement étoit retourné de sa prison, s’étoit composé au bâtard d’Espaigne et au roi d’Arragon, et devoit empêcher de tout son pouvoir le passage et le retour du dit prince et de ses gens ; mais il n’en fut rien, si comme il apparut depuis. Non pour quant les Anglois, les Gascons et les compagnies en faisoient doute, pourtant qu’il étoit en son pays et ne venoit point devers le prince. En ce séjour faisant, le prince envoya les plus espéciaux de son conseil sur un certain pas entre Espaigne et Arragon, là où le conseil du dit roi d’Arragon fut aussi, et là eurent grands parlemens ensemble et par plusieurs journées.

Finablement, traités et consaux se portèrent tellement que le roi d’Arragon dut ouvrir son pays pour laisser retourner paisiblement les gens du prince, et aussi ils devoient passer sans molester ni violence faire à nul du pays, et payer courtoisement tout ce qu’ils prendroient[4]. Adonc vinrent le roi de Navarre et messire Martin de la Kare contre le prince, quand ils sçurent que le traité se portoit ainsi entre le prince et le roi d’Arragon, et lui firent toute l’honneur et révérence qu’ils purent, et lui offrirent doucement passage pour lui et pour son frère le duc de Lancastre, et plusieurs barons et chevaliers d’Angleterre et de Gascogne ; mais il vouloit bien que les compagnies prissent un autre chemin que la Navarre. Le prince et les seigneurs, qui voyoient leur chemin et leur adresse plus propice parmi Navarre que sur les marches d’Arragon, ne voulurent mie renoncer à cette courtoisie[5], mais en remercièrent grandement le roi et son conseil. Ainsi se départirent ces gens d’armes et l’ost du prince, et se mirent au retour et passèrent au plus courtoisement qu’ils purent.

Si passa le dit prince parmi le royaume de Navarre et le reconvoyèrent le dit roi de Navarre et messire Martin de la Kare jusques au pas de Roncevaux. Et tant exploita adonc le dit prince qu’il vint en la cité de Bayonne, où il fut reçu à grand’joie ; et là se rafraîchit et reposa quatre jours, et puis s’en partit et vint à Bordeaux où on le reçut à grand’solemnité. Et vint madame la princesse contre lui qui faisoit porter Édouard son ains-né fils, qui pouvoit avoir d’âge à ce jour environ trois ans. Ainsi se départirent ces gens d’armes les uns des autres, et se retrairent les barons et les seigneurs de Gascogne en leurs maisons, c’est à sçavoir barons et chevaliers, et tous les sénéchaux en leurs sénéchaussées, et les compagnies ainsi qu’ils revenoient et passoient, en la prinçauté, en attendant argent et paiement ; car le prince étoit grandement tenu à eux. « Si les vouloit, ce disoit, tous satisfaire à son pouvoir et payer, où que argent fût pris ni à quel meschef. Jasoit ce que le roi Dan Piètre ne lui eût point tenu ses convenances, si ne le devoient mie, ce disoit le prince, comparer ceux qui servi l’avoient. »

Sitôt que le roi Henry, qui se tenoit en la garnison de Bagnères en Bigorre, et étoit tenu tout le temps, entendit que le prince étoit revenu d’Espaigne en la prinçauté, il se partit de là à ce qu’il avoit de gens d’armes, Bretons et compagnies, et entra en Arragon, et vint devers le roi d’Arragon, qui moult l’aimoit et qui liement le reçut. Là se tint tout l’hiver avec lui ; et eurent de rechef nouvelles alliances entre lui et le roi d’Arragon pour guerroyer le roi Dan Piètre[6]. Et couroient jà les routes des Bretons qui étoient ahers avec lui, desquels étoient capitaines messire Arnoul de Limosin, messire Geffroy Ricon, messire Yons de Lakonet, sur le pays d’Espaigne, et y faisoient guerre pour ledit roi Henry. Or parlerons-nous de la délivrance messire Bertran du Guesclin.

  1. S’il faut en croire Knyghton, la mortalité fut si grande parmi les Anglais qu’il en échappa à peine la cinquième partie. Walsingham se contente de dire qu’il en mourut un grand nombre de la dyssenterie et d’autres maladies ; à quoi il ajoute qu’on disait alors que le prince de Galles avait été empoisonné. Eduardus per idem tempus, ut dicebatur, intoxicatus fuit ; à quo quidem tempore usque ad finem vitæ suæ nunquàm gavisus est corporis sanitate.
  2. Probablement Madrigal, petite ville de la Vieille-Castille, près de Medîna-del-Campo.
  3. Vraisemblablement Soria, ville de la même province, presque à la source du Duero.
  4. Par ce traité, qui fut conclu à Tarazone sur les frontières de la Vieille-Castille, le prince obtint non-seulement la liberté du passage pour ses troupes ; il réussit de plus à détacher le roi d’Arragon de l’alliance du comte de Transtamare et à le faire entrer dans celle de D. Pèdre. Ce traité fut suivi immédiatement d’une trêve entre la Castille et l’Arragon.
  5. Il est clair, par cette phrase, que le prince de Galles accepta l’offre du roi de Navarre pour lui, pour son frère et les principaux chevaliers de sa suite, et consentit à ce que le gros de l’armée passât par l’Arragon et ne traversât point la Navarre. Cependant Sauvage, sans égard pour cette phrase, qu’il laisse subsister, et contre l’autorité de tous les manuscrits, ainsi que des éditions antérieures à la sienne, fait dire à Froissart le contraire de ce qu’il dit en effet. Voici comment il arrange ce texte. « Mêmement le prince pratiqua si bien avec lui (le roi de Nauvarre) que il obtint semblablement passage pour les compagnies et pour tous ceux de son ost ; assurant et jurant pour eux au dit roi qu’ils passeront tout paisiblement et si bien payant qu’il s’en contenteroit. Ainsi partirent le prince et ses gens d’armes hors du royaume de Castille et se mirent au retour, et passèrent au plus courtoisement qu’ils purent parmi le royaume de Navarre, etc., etc. »
  6. Il est bien singulier que Froissart, qui raconte avec beaucoup d’exactitude tous les événemens de la guerre d’Espagne, ait ignoré le traité d’alliance conclu à Tarazone entre D. Pèdre et le roi d’Arragon, particularité dont il était très à portée d’être instruit par ses relations à la cour du prince de Galles. Le roi d’Arragon, loin de favoriser l’entrée du comte de Transtamare en Castille, lui fit dire par le gouverneur du Roussillon de ne point passer sur ses terres. Henri, malgré cette opposition, traversa les Pyrénées au mois de septembre et s’avança jusqu’à Huesca. Le roi d’Arragon en étant informé fit partir de Sarragosse un corps considérable de troupes pour lui disputer le passage ; mais ces troupes, qui servaient à regret contre lui, le laissèrent sortir d’Huesca sans l’inquiéter : il dirigea sa marche par la Navarre, et s’étant rendu sur les bords de l’Èbre, il passa cette rivière à Asagna et entra dans la ville.