Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCXCVIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 598-600).

CHAPITRE CCXCVIII.


Comment messire Jean Chandos cuida prendre Saint-Salvin, et comment lui et ceux de Saint Salvin s’entretrouvèrent, et des paroles que messire Jean Chandos leur dit.


Trop touchoit et avoit au cœur la prise de Saint-Salvin à monseigneur Jean Chandos, qui étoit pour ce temps sénéchal de Poitou ; et mettoit toutes ses intentions et imaginations à ce qu’il la pût ravoir, fût par embler ou écheler, il n’avoit cure comment ; et plusieurs fois en fit des embûches de nuit et de jour ; et à toutes failloit ; car messire Louis de Saint-Julien qui la gardoit en étoit durement soigneux, et bien savoit que ladite prise de Saint-Salvin déplaisoit moult à messire Jean Chandos. Or avint ainsi que, la nuit devant la nuit de l’an[1], au chef du mois de janvier, messire Jean Chandos, qui se tenoit en la cité de Poitiers, avoit fait une semonce et un mandement des barons et des chevaliers du Poitou, et leur avoit dit qu’ils vinssent là tout secrètement, car il vouloit chevaucher. Les Poitevins ne lui eussent jamais refusé ; car moult l’aimoient. Si s’assemblèrent en la cité de Poitiers ; et y vinrent : messire Guichard d’Angle, messire Louis de Harecourt, le sire de Pons, le sire de Parthenay, le sire de Puisances, le sire de Tonnai-Bouton, le sire de Poiane, messire Geffroy d’Argenton, messire Maubrun de Linières messire Thomas de Persy, messire Baudouin de Franville, messire Richard de Pontchardon, chevaliers, et plusieurs autres. Quand ils furent tous assemblés, ils étoient bien trois cents lances : si se partirent de nuit de Poitiers, et ne savoient, excepté les seigneurs, où on les menoit ; et avoient les dits Anglois leurs échelles et tout leur arroy pourvu. Si vinrent jusques au dit lieu. Là furent-ils informés de leur fait, et descendirent de leurs chevaux et les baillèrent à leurs garçons : si entrèrent dedans les fossés, et étoit environ heure de mie-nuit. En cel état ils étoient et que brièvement ils eussent fait et fussent venus à leur intention, ils ouïrent le guet du fort qui corna. Je vous dirai pourquoi. Celle propre nuit étoit parti de la Roche Posoy Kerauloet à quarante lances, et venoit à Saint-Salvin querre monseigneur Louis de Saint-Julien pour chevaucher en Poitou : si réveilla le guet et ceux du fort. Or cuidèrent les Anglois, qui étoient à l’opposite et qui rien ne savoient de cela, ni que les François dussent entrer au fort, qu’ils fussent aperçus ou que par gardes ou espies on sçût leur venue et leur emprise ; si furent trop malement courroucés, et espécialement messire Jean Chandos : si se trairent tantôt hors des fossés, et dirent : « Allons, allons-nous-en : nous avons pour cette fois failli à notre fait. » Si montèrent sur leurs chevaux, et retournèrent tous ensemble à Chauvigny sur la rivière de Creuse, à deux lieues près de là. Quand ils furent là tous venus, les Poitevins demandèrent à monseigneur Jean Chandos si il vouloit plus rien. Il leur répondit : « Nennil or retournez, au nom de Dieu, et je demeurerai mais-hui en cette ville. »

Lors se départirent les Poitevins et aucuns chevaliers d’Angleterre avec eux, et étoient bien deux cents lances. Si entra le dit messire Jean Chandos en un hôtel et fit allumer le feu. Là étoit encore demeuré de-lez lui messire Thomas de Percy et sa route, sénéchal de la Rochelle. Si dit à monseigneur Jean Chandos : « Sire, est-ce votre intention de ci demeurer mais-hui ? » — « Oil voir, messire Thomas, pourquoi le demandez-vous ? » — « Sire, pour ce que je vous prie, puisque chevaucher ne voulez, que vous me donniez congé, et je chevaucherai quelque part avec mes gens, pour savoir si je trouverois nulle aventure. » — « Allez, au nom de Dieu, ce dit messire Jean Chandos. »

À ces mots se partit Messire Thomas de Percy et trente lances en sa compagnie. Ainsi demeura le dessus dit Chandos entre ses gens, et messire Thomas passa le pont à Chauvigny, et prit le long chemin pour retourner à Poitiers, et messire Jean Chandos demeura, qui étoit tout mélancolieux de ce qu’il avoit failli à son intention. Et étoit encore en une grande cuisine et trait au foyer ; et là se chauffoit de feu d’estrains que son héraut lui faisoit ; et gangloit à ses gens et ses gens à lui, qui volontiers l’eussent ôté de sa mélancolie.

Une grande espace après ce qu’il fut là venu, et qu’il s’ordonnoit pour un peu dormir, et avoit demandé si il étoit près de jour, il entre un homme tantôt après en l’hôtel et vint devant lui, qui lui dit : « Monseigneur, je vous apporte nouvelles. » — « Quelles ? » répondit-il ? « Monseigneur, les François chevauchent. » — « Et comment le sais-tu ? » — « Monseigneur, je me suis parti de Saint-Savin avec eux. » — « Et quel chemin tiennent-ils ? » — « Monseigneur, je ne sçais, de vérité ; fors tant qu’ils tiennent ce me semble le chemin de Poitiers. » — Et lesquels sont-ce des François ? » — C’est messire Louis de Saint-Julien et Kerlouet le Breton et leurs routes. » — « Ne me chault, dit messire Jean Chandos, je n’ai mais-hui nulle volonté de chevaucher : ils pourront bien trouver encontre sans moi. »

Si demeura une espace en ce propos tout pensif, et puis s’avisa et dit : « Quoique j’aie dit, c’est bon que je chevauche toujours : il me faut retourner à Poitiers, et tantôt sera jour. » — « C’est voir, sire, ce répondirent ses chevaliers qui là étoient. » Lors fit le dit messire Jean Chandos restraindre ses plates et se mit en arroy pour chevaucher ; et aussi firent tous les autres. Si montèrent à cheval, et se partirent, et prirent le droit chemin de Poitiers, côtoyant la rivière. Et si pouvoient être les François en ce propre chemin une grande lieue devant eux, qui tiroient à passer la rivière au pont de Luzac[2]. Et en eurent la connoissance les Anglois par leurs chevaux qui suivoient la route des chevaux des François ; et entrèrent au froie des chevaux des François, et dirent : « Ou les François, ou messire Thomas de Percy chevauchent devant nous. » Tantôt fut ajourné et jour ; car à l’entrée de janvier[3] les matinées sont tantôt épandues. Et pouvoient être les François et les Bretons environ une lieue du dit pont, quand ils aperçurent d’autre part la rivière messire Thomas de Percy et sa route. Et messire Thomas et les siens les avoient jà aperçus : si chevauchèrent le grand galop pour avoir l’avantage du pont dessus dit ; et avoient dit : « Voilà les François ; ils sont une grosse route contre nous ; exploitons-nous ; si aurons et prenons l’avantage du pont. » Quand messire Louis et Kerlouet aperçurent les Anglois d’autre part la rivière, qui se hâtoient pour venir au pont, si se avancèrent aussi. Toutefois les Ànglois y vinrent devant, et en furent maîtres, et descendirent tout à pied et s’ordonnèrent pour le pont garder et défendre. Quand les François furent là venus jusques au pont, ils se mirent à pied ; et baillèrent leurs chevaux à leurs varlets, et les firent traire arrière ; et prirent leurs lances et se mirent en bonne ordonnance pour aller gagner et assaillir les Anglois, qui se tenoient franchement sur leurs pas et n’étoient de rien effréés, combien qu’ils fussent un petit au regard des François.

Ainsi que ces François et Bretons étudioient et imaginoient comment et par quel tour à leur plus grand avantage les Anglois envahir et assaillir ils pourroient, voici monseigneur Jean Chandos et sa route, bannière déployée, tout ventilant, qui étoit d’argent à un pel aguisé de gueules, laquelle Jacques Aiery, un bon homme d’armes, portoit, et pouvoient être environ quarante lances, qui approchèrent durement les François. Et ainsi que les Anglois étoient sur un tertre, espoir trois bonniers[4] de terre en sus du pont, les garçons des François qui les aperçurent, et qui se tenoient entre le pont et le dit tertre, furent tout effrayés, et dirent : « Allons, allons-nous-en, voici Chandos ; sauvons-nous et nos chevaux. » Si s’en partirent et fuirent et laissèrent là leurs maîtres.

Quand messire Jean Chandos fut là venu jusques à eux, sa bannière devant lui, si n’en fit pas trop grand compte ; car petit les prisoit et aimoit ; et tout à cheval les commença à ramposner en disant : « Entre vous, François, vous êtes trop malement bonnes gens d’armes ; vous chevauchez à votre aise et à votre volonté de nuit et de jour ; vous prenez villes et forteresses en Poitou, dont je suis sénéchal ; vous rançonnez povres gens sans mon congé ; vous chevauchez partout à tête armée ; il semble que le pays soit tout vôtre ; et par Dieu, non est. Messire Louis, messire Louis, et vous Kerlouet, vous êtes maintenant trop grands maîtres ; il y a plus d’un an et demi que j’ai mis toutes mes ententes que je vous puisse trouver ou encontrer ; or, vous vois-je, Dieu merci ! et parlerons à vous, et saurons lequel est plus fort en ce pays, ou je, ou vous. On m’a dit et conté par plusieurs fois que vous me désiriez à voir : si m’avez trouvé ; je suis Jean Chandos, si bien me ravisez. Vos grands appertises d’armes qui sont maintenant si renommées, si Dieu plaît, nous les éprouverons. »

Ainsi et de tels langages les recueilloit messire Jean Chandos, qui ne voulsist nulle part être fors que là, tant les désiroit-il à combattre. Messire Louis et Kerlouet se tenoient tous cois, ainsi que tout confortés qu’ils seroient combattus. Et rien n’en savoient messire Thomas de Percy et les Anglois qui de là le pont étoient ; car le pont de Luzac est haut, à bosse au milieu, et cela leur en tolloit la vue.

  1. La nuit du 30 au 31 décembre.
  2. Lussac, bourg sur la Vienne.
  3. Suivant ce qu’a dit Froissart au commencement du chapitre, ceci dut se passer non à l’entrée de janvier, mais le 31 décembre.
  4. Le bonnier est une mesure de terre encore usitée en Flandre et égale à trois arpens.