Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCXC

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 591-592).

CHAPITRE CCXC.


Comment le comte de Pennebroch envoya encore un sien écuyer par devers messire Jean Chandos ; et comment le dit messire Jean Chandos le vint secourir.


Entre prime et tierce et au plus fort de l’assaut, et que les François regrignoient moult de ce que tant duroient les dits Anglois, tant qu’ils s’avançoient durement sans eux nullement épargner, et avoient mandé ès villages de là environ qu’ils apportassent pics et hoyaux pour effondrer le mur, et c’étoit ce que les dits Anglois doutoient et ressoignoient, le comte de Pennebroch appela de rechef un sien écuyer, et lui dit : « Mon ami, montez sur mon coursier et issez hors par derrière ; on vous fera voie ; si chevauchez à grand exploit devers Poitiers et recordez à monseigneur Jean Chandos l’état et le danger, et le péril où nous sommes, et me recommandez à lui atout ces enseignes. » Lors trait un annel d’or de son doigt, et lui dit : « Donnez-lui de par moi, il reconnoîtra bien ces enseignes qu’elles sont vraies. » Le dit écuyer, qui tint cette affaire à haute honneur, prit l’annel, et monta vitement sur un coursier le plus appert de laiens, et se départit par derrière pendant ce que on assailloit, car on lui fit voie ; et se mit au chemin devers la cité de Poitiers. Et toujours duroit l’assaut grand et fort ; et assailloient François merveilleusement bien ; et se défendoient Anglois de grand courage ; et bien le convenoit ; car autrement, sans défense plus grande que nulle autre ils n’eussent point duré deux heures. Or vous parlerons du premier écuyer. Le dit écuyer, qui étoit parti de Puirenon à heure de mie-nuit, et qui toute la nuit s’étoit fourvoyé sans tenir voie ni sentier, quand ce vint au matin, et il fut grand jour, il reconnut son chemin et se mit à l’adresse par devers Poitiers ; et étoit jà son cheval tout lassé. Toutefois il vint là environ heure de tierce, et descendit en la place devant l’hôtel monseigneur Jean Chandos : si entra tantôt dedans et le trouva qu’il étoit en sa messe. Si vint devant lui et s’agenouilla, et fit son message bien et à point. Messire Jean Chandos, qui avoit encore la mélancolie de l’autre jour en la tête, du comte de Pennebroch qui n’avoit voulu chevaucher avecques lui, ne fut mie à ce premier si enclin que merveilles, et répondit tant seulement : « Ce seroit fort que nous y puissions venir à temps ! » et ouït toute sa messe. Tantôt après messe, les tables furent mises et dressées et la cuisine appareillée. Si demanda-t-on au dit monseigneur Jean Chandos s’il vouloit dîner ; et il dit : « Oil, puis qu’il est prêt. » Tantôt il se trait en la salle, et chevaliers et écuyers saillirent avant, qui apportèrent l’eau. Tout ainsi comme il lavoit pour asseoir à table, veci le second message du comte Jean de Pennebroch qui entre en la salle et incline monseigneur Jean Chandos, et traist tantôt l’annel hors du doigt et lui dit : « Cher sire, monseigneur le comte de Pennebroch se recommande à vous atout ces enseignes, et vous prie chèrement que vous le venez conforter et ôter d’un grand péril et danger où il est au Puirenon. » Messire Jean Chandos prit l’annel et le regarda, et le reconnut ; et vit bien que c’étoient vraies enseignes. Si répondit : « Ce seroit fort de là venir à temps, quand ils étoient en tel parti que vous ci en droit me contez, à votre département. » Et puis dit : « Allons, allons dîner. » Si assirent à table le dit messire Jean Chandos et tous les autres, et mangèrent leurs premiers mets. Ainsi qu’ils étoient jà servis du second mets et l’avoient encommencé, messire Jean Chandos, qui avoit imaginé moult sur ces besognes, leva la tête en regardant sur les compagnons et dit une parole qui fut volontiers ouïe : « Le comte de Pennebroch, qui est un sire de noble et haute affaire, et de grand lignage, et qui est fils de mon naturel seigneur le roi d’Angleterre, car il eut sa fille épousée, et qui est compain en armes et en toutes autres choses à monseigneur de Cantebruge, me prie si bénignement que je dois bien descendre à sa prière et lui secourir et conforter si je puis venir à temps. » Adonc bouta-t-il la table outre et dit : « Aux chevaux ! aux chevaux ! Je vueil chevaucher devers le Puirenon. » Lors vissiez gens avoir grand’joie de ces paroles et eux tantôt appareiller, et trompettes sonner, et gens d’armes parmi Poitiers monter à cheval, chacun qui mieux pouvoit : car ils furent tantôt informés du fait que messire Jean Chandos chevaucheroit devers Puirenon, pour reconforter le comte de Pennebroch et sa route que les François avoient assis. Lors se mirent aux champs chevaliers et écuyers, et gens d’armes, et se trouvèrent tantôt plus de deux cents lances, et toujours leur croissoient gens, et se mirent à chevaucher roidement.