Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCX

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 514-515).

CHAPITRE CCX.


Comment le roi d’Arragon s’allia au roi Henry et comment le prince de Galles envoya messire Jean Chandos pour traiter au comte de Foix et aux Compagnies.


Quand les nouvelles certaines s’épandirent en Espagne et en Arragon et aussi au royaume de France que le prince de Galles vouloit remettre le roi Dam Piètre au royaume de Castille, si en furent plusieurs gens émerveillés et en parlèrent en mainte manière. Les aucuns disoient que le prince entreprenoit ce voyage par orgueil et présomption, et étoit courroucé de l’honneur que messire Bertran avoit eu de conquérir tout le royaume de Castille au nom du roi Henry, et de le faire roi. Les autres disoient que pitié et raison le mouvoient à ce, que de vouloir aider le roi Dam Piètre à remettre en son héritage ; car ce n’étoit mie chose due ni raisonnable d’un bâtard tenir royaume, ni porter nom de roi.

Ainsi étoienf par le monde plusieurs chevaliers et écuyers en diverses opinions. Toutes fois le roi Henry escripsit tantôt pardevers le roi d’Arragon et envoya grands messages, en priant qu’il ne se vouîsist nullement accorder ni composer pardevers le prince de Galles ni ses alliés ; car il étoit et vouloit être son bon voisin et ami. Le roi d’Arragon qui moult aimoit à avoir à voisin, car il avoit trouvé du temps passé le roi Dam Piètre moult hautain et cruel, rassura le dit que nullement, pour perdre grand’partie de son royaume, il ne se allieroit au prince ni accorderoit au roi Dam Piètre ; mais ouvriroit son pays pour laisser passer toutes manières de gens d’armes qui en Espagne voudroient aller, tant de France comme d’ailleurs, en son confort ; et empêcheroit tous ceux qui gréver le voudroient. Ce roi d’Arragon tint bien ce qu’il promit à ce roi Henry ; car si très tôt comme il sçut de vérité que le roi Dam Piètre étoit aidé du prince, et que des compagnies tendoient à traire celle part et en la prinçauté, il fit clorre tous les pays d’Arragon et garder bien et détroitement, et mit gens d’armes et geniteurs[1] sur les montagnes et ès détroits de Castelongne, si que nul ne pouvoit passer fors en grand danger. Mais les Compagnies trouvèrent un autre chemin, et eurent trop de maux et de povretés ainçois qu’ils pussent issir hors des dangers d’Arragon. Toutes fois ils vinrent sur les marches de la comté de Foix, et trouvèrent le pays de Foix clos contre eux ; car le comte ne vouloit nullement que tels gens entrassent en sa terre. Ces nouvelles vinrent au prince, qui pour le temps se tenoit à Bordeaux, et pensoit et imaginoit nuit et jour comment à son honneur il pourroit fournir ce voyage, que ces Compagnies ne pouvoient passer ni retourner en Aquitaine, et que les pas d’Arragon et de Castelongne étoient devéés et clos, et étoient à l’entrée de la comtè de Foix, et non pas trop à leur aise. Si ce douta le dit prince que le roi Henry et le roi d’Arragon, par contrainte ne menassent tellement ces gens d’armes, qui étoient bien douze mille, desquels il espéroit à avoir le confort, et aussi par grands dons et promesses, qu’ils ne fussent encontre fui. Si s’avisa le dit prince qu’il enverroit devers eux messire Jean Chandos pour traiter à eux et retenir, et aussi par devers le comte de Foix que, par amour, il ne leur voulsist faire nul contraire, et que tout le dommage que ils feroient sur lui ni en sa terre, il lui rendroit au double.

Ce message à faire, pour l’amour de son seigneur, emprit messire Jean Chandos, et se partit de Bordeaux, et chevaucha devers la cité d’Ax en Gascogne ; et exploita tant par ses journées que il vint à la comté de Foix où il trouva le dit comte. Si parla à lui si avisément et si convenablement qu’il eut le comte de Foix d’accord, et le laissa passer outre parmi son pays paisiblement. Si trouva les compagnies en un pays que on dit Baseke. Là traita-t-il à eux, et exploita si bien qu’ils eurent tous en convenant de servir et d’aider le prince en ce voyage, parmi grand argent qu’ils devoient avoir de prêt. Et tout ce leur jura messire Jean Chandos ; et vint de rechef devers le comte de Foix, et lui pria doucement que ces gens, qui étoient au prince, il voulût souffrir et laisser passer parmi un des bouts de terre. Cil qui vouloit être agréable au prince et qui étoit son homme en aucune manière, pour lui complaire, lui accorda, parmi tant que ces compagnies ne devoient porter nul dommage à lui ni à sa terre. Messire Jean Chandos lui eut en convenant, et envoya arrière un sien chevalier et son héraut devers ses Compagnies, et tout le traité qui étoit entre lui et le comte de Foix ; et puis s’en retourna devers le prince à Bordeaux, à qui il recorda tout son voyage et comment il avoit exploité. Le prince qui le créoit et aimoit, se tint bien à content de son exploit et de son voyage.

  1. Geniteurs, genetaires, etc., cavaliers légèrement armés, du mot genet, sorte de petit cheval de montagne.