Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCLXXXVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 587-588).

CHAPITRE CCLXXXVI.


Comment le duc de Bourgogne se partit de Rouen pour venir combattre le duc de Lancastre ; et comment les deux ducs se logèrent l’un devant l’autre à Tournehen.


Quand le duc de Lancastre fut venu à Calais, ainsi que ci-dessus est dit, et ses gens furent un petit refreschis, si ne vouldrent point là plenté séjourner que ils ne fissent aucun exploit d’armes en France. Si se départirent un jour ses deux maréchaux, à bien trois cents lances et autant d’archers, et passèrent outre Guines, et chevauchèrent si avant que ils vinrent jusques outre la rivière d’Oske ; et coururent tout le pays de là environ, et prirent leur tour vers l’abbaye de Liques ; et accuellirent toute la proie, et ramenèrent à sauveté en la ville de Calais ; et lendemain ils firent un autre chemin et vinrent devant Boulogne, et portèrent moult grand dommage au plat pays. À ce donc se tenoit le comte Guy de Saint-Pol et messire Galeran son fils en la cité de Térouenne, atout grands gens d’armes ; mais point n’en issirent contre les dits Anglois quand ils chevauchèrent, car ils ne se sentoient mie assez forts pour eux combattre ni tollir les champs. Ces nouvelles vinrent au roi de France, qui se tenoit en la cité de Rouen, et qui là avoit le plus grand appareil et le plus bel du monde, comment le duc Lancastre efforcément étoit venu et arrivé à Calais, et couroient ses gens tous les jours en France. Quand le roi et son conseil entendirent ce, si eurent nouvelles imaginations. En celle propre semaine devoit le duc de Bourgogne, atout sa charge, où plus avoit de trois mille chevaliers, entrer en mer pour aller en Angleterre. Là regardèrent le roi, les prélats et son conseil, qu’il étoit mieux séant et appartenant, au cas que on sentoit et savoit les Anglois pardeçà la mer, les venir combattre et requérir que d’aller en Angleterre. Si fut tout le premier propos brisé, et cil arrêté et signifié parmi l’ost des François, que chacun se délogeât de Rouen et de là environ, au plustôt qu’il pourroit, et se appareillât et avançât de venir devers la ville de Calais avec le duc de Bourgogne, et du commandement du roi, car on vouloit aller combattre les Anglois pardeçà la mer. Adonc vissiez gens d’armes réjouir et appareiller. Ce fut tantôt tout tourné et délogé ; et se mirent à voie chacun qui mieux pouvoit. Le duc de Bourgogne atout son arroy se mit à chemin, et prit son adresse pour venir passer la rivière de Somme au pont d’Abbeville, et fit tant par ses journées qu’il vint à Montreuil sur mer et là environ, à Hesdin et à Saint-Pol ; et sur celle marche attendirent les François l’un l’autre. Là étoient venues les nouvelles au duc de Lancastre que les François approchoient fort pour eux venir combattre : de quoi le duc de Lancastre, à toutes ses gens, étoit issu de Calais et venu loger et prendre terre en la vallée de Tournehen. Guères ne demeura après ce qu’il fut là venu, que cil gentil chevalier, messire Robert de Namur, en grand arroi le vint servir à cent lances de bien bonnes gens d’armes et foison de chevaliers et d’écuyers en sa compagnie. De sa venue fut le duc de Lancastre moult réjoui et lui dit : « Mon bel oncle, vous nous êtes le bien-venu ; on nous donne à entendre que le duc de Bourgogne approche fort et nous veut combattre. » — « Sire, répondit messire Robert, Dieu y ait part : si le verrons volontiers. »

Là se logèrent moult faiticement et arréement les Anglois droit au val de Tournehen, et se fortifièrent de bonnes haies au plus faible lez de leur ost. Et tous les jours leur venoient vivres et pourvéances de Calais, et si couroient leurs coureurs en la comté de Guines, qui en conquéroient ; mais c’étoit petit, car tout le plat pays de là environ étoit perdu et avoit-on tout mis dedans les forteresses.

Or vint le duc de Bourgogne et sa grande chevalerie. Si se logea sur le mont de Tournehen ; et commandèrent ses maréchaux à loger toutes gens d’armes à l’encontre des Anglois. Si se logèrent les dits François bien et ordonnément tantôt et sans délai ; et comprenoit leur logis moult grand’foison, et bien y avoit raison ; car je ouïs donc recorder pour certain que le duc de Bourgogne eut là avecques lui quarante cents chevaliers ; considérez donc si le remenant n’étoit point grand. Et se tinrent là un grand temps l’un devant l’autre sans rien faire ; car le duc de Bourgogne, combien qu’il fût le plus fort, et qu’il vît de bonnes gens d’armes sept contre un, si ne vouloit-il point combattre sans l’ordonnance et congé du roi son frère, qui n’avoit mie adonc conseil de ce faire. Et sachez de vérité que si les François se fussent traits avant pour combattre, les Anglois ne les eussent point refusés ; mais étoient tous les jours appareillés et avisés pour eux recevoir, et avoient tous leurs conrois ordonnés, et savoit chacun quelle chose il devoit faire si ils traioient avant : mais pour ce qu’ils étoient petit et en lieu fort, ils ne vouloient point partir nicement de leur avantage. Si venoient bien souvent aucuns compagnons escarmoucher aux François : une heure y perdoient, autre heure ils y gagnoient, ainsi que les aventures aviennent souvent en tels faits d’armes.

En ce temps étoit le comte Louis de Flandre moult enclin à l’honneur et prospérité du duc de Bourgogne son fils, et se tenoit en une belle maison de-lez Gand que nouvellement avoit fait édifier. Si oyoit souvent nouvelles du dit duc, et le duc de lui, par messagers allans et venans ; et bien conseilloit le dit comte à son fils, pour son honneur, qu’il ne passât point outre l’ordonnance du roi son frère ni de son conseil.

Or retournerons-nous aux besognes des lointaines marches ; car les chevaliers et les écuyers y avoient plus souvent à faire, et y trouvoient des aventures plus souvent qu’ils ne fissent autre part, pour les guerres qui étoient plus chaudes.