Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCL

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 548-549).

CHAPITRE CCL.


Comment le roi Henry retourna en Espagne ; et comment la cité de Burgues se rendit à lui, et aussi la cité du Valdolif, où il prit le roi de Mayogres.


La plus grand’partie de l’état du prince et de son affaire savoient les rois voisins, tels que le roi Pierre d’Arragon et le roi Henry ; car ils metloient grand’eure au sçavoir, et bien avoient entendu comment les barons de Gascogne étoient allés à Paris de-lez le roi et se commençoient tous à troubler et à rebeller contre le prince. De ce n’étoient mie les dessus dits courroucés, et par espécial le roi Henry, qui tiroit à revenir au conquêt de Castille qu’il avoit perdue par la puissance du prince. Si se partit du roi d’Arragon et prit congé de lui à Valence le Grand[1], et se partirent en sa compagnie, du royaume d’Arragon, le vicomte de Roquebertin et le vicomte de Rodez, et furent bien trois mille de cheval et six mille de pied, parmi aucuns Gennevois qui là étoient soudoyers. Si chevauchèrent ces gens d’armes vers Espaigne, et jusques en la cité de Burgues, qui tantôt se rendit et ouvrit contre le roi Henry, et le reçurent à seigneur ; et de là vinrent devant le Val-d’Olif, car le roi Henry entendit que le roi de Mayogres y étoit, de laquelle avenue il fut moult joyeux. Quand ceux de la ville du Val-d’Olif entendirent que ceux de Burgues étoient tournés et rendus au roi Henry, ils n’eurent mie conseil d’eux tenir ni faire assaillir. Si se rendirent ; et recueillirent le dit roi Henry comme leur seigneur, ainsi que jadis avoient fait. Sitôt que le roi Henry fut entré en la ville, il demanda où le roi de Mayogres étoit ; et on lui enseigna volontiers. Tantôt le roi Henry vint celle part, et entra en l’hôtel et en la chambre où il étoit encore tout pesant de sa maladie. Le roi Henry vint à lui et lui dit ainsi : « Roi de Mayogres, vous avez été notre ennemi, et à main armée êtes entré en notre royaume de Castille, pourquoi nous mettons main en vous, et vous rendez notre prisonnier ou vous êtes mort. » Le roi de Mayogres qui se voyoit en dur parti, et que défense n’y valoit, répondit et dit : « Sire, je suis mort voirement si vous voulez ; volontiers je me rends à vous votre prisonnier, et non à autre ; et si vous me voulez mettre, par quelque manière que ce soit, en autres mains que ès vôtres, si le dîtes, car je aurois plus cher être mort que remis ès mains de mon adversaire le roi d’Arragon. » Le roi Henry répondit et dit : « Nennil ; car je ne vous ferois pas loyauté, et si seroit grandement à mon blâme. Vous demeurerez mon prisonnier, pour quitter ou pour rançonner si je veux. »

Ainsi fut pris et sermenté le roi James de Mayogres du roi Henry, qui mit sur lui au Val-d’Olif[2] grands gardes pour plus espécialement garder ; et puis chevaucha outre vers la cité de Léon en Espagne, qui tantôt s’ouvrit contre lui, quand ils ouïrent dire qu’il venoit celle part.

  1. On a vu dans une des remarques sur le chapitre 246 que Henri ne vit point alors le roi d Arragon, qui lui avait défendu l’entrée de ses états.
  2. Suivant les historiens d’Espagne, ce fut dans la citadelle de Burgos que Henri fit prisonnier don Jayme de Majorque, qu’il envoya sous bonne garde au château de Cariol.