Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCXXVIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 626-627).

CHAPITRE CCCXXVIII.


Comment les quatre chevaliers de Montpaon se défendirent vaillamment contre le duc de Lancastre ; et comment Sevestre Budes les vint aider.


Quand le duc de Lancastre, les barons, et les chevaliers de leurs routes furent venus devant le châtel de Montpaon, si l’assiégèrent et environnèrent de tous côtés, et aussi bien que s’ils y dussent demeurer sept ans. Et ne séjournèrent mie quand ils y furent venus ; mais s’ordonnèrent et se mirent tantôt à assaillir de grand’volonté, et envoyèrent querre et couper par les vilains du pays grand’foison de bois et d’arbres et de merriens et autres choses ; si les firent là amener et charrier, et renverser dedans les fossés ; et furent bien sur cel état vingt jours que on n’entendoit à autre chose que de remplir les fossés ; et sur ce bois et merrien on mettoit estrain et terre ; et tant firent les dits seigneurs par l’aide de leurs gens, qu’ils remplirent une grand’quantité des fossés, et tant qu’ils pouvoient bien venir jusques aux murs pour escarmoucher à ceux de dedans, ainsi que ils faisoient tous les jours par cinq ou par six assauts. Et y avoit les plus beaux estours du monde ; car les quatre chevaliers bretons qui dedans se tenoient, et qui entrepris à garder l’avoient, étoient droites gens d’armes, et qui si bien se défendoient et qui si vaillamment se combattoient qu’ils en sont moult à recommander : ni quoique les Anglois ni les Gascons les approchassent de si près que je vous dis, point ne s’en effrayoient, ni sur eux rien on ne conquéroit.

Assez près de là, en la garnison de Saint-Macaire[1] se tenoient autres Bretons, desquels Jean de Malestroit et Sevestre Budes étoient capitaines. Ces deux écuyers, qui tous les jours oyoient parler des grands appertises d’armes que on faisoit devant Montpaon, avoient grand désir et grand’envie que ils y fussent. Si en parlèrent ainsi ensemble plusieurs fois, en disant : « Nous savons nos compagnons près de ci et si vaillans gens que tels et tels, si les nommoient, qui ont tous les jours par cinq ou six fois estours et la bataille à la main ; et point n’y allons, qui ci séjournons, à rien de fait : certainement nous ne nous en acquittons pas bien. »

Là étoient en grand estrif d’aller vers eux ; et quand ils avoient tous parlé, et ils considéroient le péril de laisser leur forteresse sans l’un de eux, ils ne par-osoient. Si dit une fois Sevestre Budes : « Par Dieu ! Jean, ou je irai, ou vous irez : or regardez lequel ce sera. » Jean répondit : « Sevestre, vous demeurerez et je irai. » Là furent de rechef en estrif tant que, par accord et par serment fait et juré, présens tous les compagnons, ils durent traire à la plus longue[2], et cil qui auroit la plus longue iroit, et l’autre demeureroit. Si trairent tantôt, et eschéit à Sevestre Budes la plus longue. Lors y eut de leurs compagnons grand’risée. Le dit Sevestre ne le tint mie à fable, mais s’appareilla tantôt et monta à cheval, et partit lui douzième d’hommes d’armes ; et chevaucha tant que sur le soir il vint bouter en la ville et forteresse de Montpaon ; dont les chevaliers et les compagnons qui là dedans étoient eurent grand’joie et tinrent grand bien du dit Sevestre.

  1. Petite ville de la Guyenne, dans le Bordelais.
  2. C’est ce que nous appelons maintenant tirer à la courte paille.