Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCXVIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 618-619).

CHAPITRE CCCXVIII.


Comment messire Robert Canolle se logea un jour et deux nuits devant Paris ; et comment un chevalier de sa route, qui hurta aux barrières de Paris, fut occis.


Messire Robert Canolle, si comme ci-dessus est dit, étoit à grand nombre de gens d’armes entré au royaume de France. Si chevauchoit à petites journées et à grands frais parmi le royaume, et tout comparoient les povres gens et le plat pays ; car les Anglois, ainsi qu’ils alloient et venoient, faisoient moult de desrois ; et à ce que ils montroient, ils ne vouloient que la bataille. Et quand ils eurent passé tout le pays, Artois, Vermandois, l’évêché de Laon, l’archévêché de Reims, Champagne, et furent retournés en Brie, ils prirent leur tour pardevant la cité de Paris et s’y logèrent un jour et deux nuits[1]. Pour ce temps de lors le rot Charles de France y étoit, qui bien pouvoit voir de son hôtel de Saint-Pol le feu et les fumées qu’ils faisoient au-lez devers Gâtinois.

À ce jour étoient en la ville de Paris le connétable de France nmssire Moreau de Fiennes, le comte de Saint-Pol le comte de Tancarville, le comte de Sallebruche, le vicomte de Meaux, messsire Raoul de Coucy, le sénéchal de Hainaut, messire Oudart de Renty, messire Enguerran d’Eudin, les seigneurs de Cliçon, de Château-Villain, messire Jean de Vienne, le sire de la Rivière et plusieurs grands chevaliers et vaillans hommes de France ; mais point n’en issoient ; car le roi ne le vouloit souffrir et le défendoit. Car le sire de Cliçon, qui étoit aussi le plus espécial de son conseil et le mieux cru de tous, y mettoit grand detry, et disoit : « Sire, vous n’avez que faire d’employer vos gens en ces forcenés ; laissez-les aller et eux fouler ; ils ne vous peuvent tollir votre héritage, ni bouter hors par fumières. »

À la porte Saint-Jacques et aux barrières étoient le comte de Saint-Pol, le vicomte de Rohan, messire Raoul de Coucy, le sire de Cauny, le sire de Cresques, messire Oudart de Renty, messire Enguerran d’Eudin. Or avint ce mardi au matin qu’ils se délogèrent, et que les Anglois boutèrent le feu ès villages où ils avoient été logés, tant que on les véoit tout clairement de Paris. Un chevalier de leur route avoit voué le jour devant qu’il viendroit si avant jusques à Paris qu’il hurteroit aux barrières de sa lance. Il n’en mentit point, mais se partit de son conroi, le glaive au poing, la targe au col, armé de toutes pièces ; et s’en vint éperonnant son coursier, son écuyer derrière lui sur un autre coursier, qui portoit son bassinet. Quand il dut approcher Paris, il prit son bassinet et le mit en sa tête : son écuyer lui laça par derrière. Lors se partit cil brochant des éperons, et s’en vint de plein élai férir jusques aux barrières. Elle étoient ouvertes ; et cuidoient les seigneurs qui là étoient qu’il dût entrer dedans ; mail il n’en avoit avoit nulle volonté. Ainçois quant il eut fait et hurté aux barrières, ainsi que voué avoit, il tira sur frein et se mit au retour. Lors dirent les chevaliers de France qui le virent retraire : « Allez-vous-en, allez ; vous vous êtes bien acquitté. » À son retour, cil chevalier, je ne sais comment il avoit nom, ni de quel pays il étoit, mais il s’armoit de gueules à deux fasses noires et à une bordure noire endentée, eut un dur encontre ; car il trouva un boucher sur le pavement un fort loudier, qui bien l’avoit vu passer, qui tenoit une hache tranchant à longue poignée et pesant durement. Ainsi que le chevalier s’en r’alloit tout le pas, et que de ce ne se donnoit de garde, cil vaillant loudier lui vient sur le côté et lui desclique un coup entre le col et les épaules si très durement qu’il le renversa tout en deux sur le col de son cheval ; et puis recueuvre et le fiert au chef fort, et lui embat sa hache tout là dedans. Le chevalier, de la grand’douleur qu’il sentit, chéy à terre, et le coursier s’enfuit jusques à l’écyuer qui l’attendoit au tournant d’une rue sur les champs. Cil écuyer prend le coursier et fut tout émerveillé qu’il étoit avenu à son maître : car bien l’avoit vu chevaucher et aller jusques aux barrières, et là hurter de son glaive et puis retourner arrière. Si s’en vint celle part ; et n’eut guères allé avant, quand il le vit entre quatre compagnons qui féroient sur lui ainsi que sur une enclume ; et fut si effréé qu’il n’osa aller plus avant ; car bien véoit qu’il ne lui pouvoit aider : il se mit au retour au plus tôt qu’il put. Ainsi fut là mort ledit chevalier ; et le firent les seigneurs, qui étoient en la porte, enterrer en sainte terre ; et le dit écuyer retourna en l’ost, qui recorda l’aventure qui étoit à son maître avenue. Si en furent tous les compagnons courroucés ; et vinrent ce soir gésir entre Mont-le-Héry et Paris sur une petite rivière, et se logèrent de haute heure.

  1. Les Chroniques de France placent l’arrivée de l’armée anglaise près de Paris, au 23 septembre, et nomment plusieurs des lieux où elle logea ou qu’elle dévasta.