Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCXV

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 615-616).

CHAPITRE CCCXV.


Comment le duc de Lancastre arriva à Bordeaux ; et comment le duc d’Anjou dérompit sa chevauchée


Or parlerons du prince de Galles comment il persévéra. Vous avez ci-dessus ouï recorder comment le prince de Galles avoit fait son commandement à Congnach, sur l’intention d’aller et de chevaucher contre le duc d’Anjou qui lui ardoit et gâtoit son pays. Si s’avancèrent de venir à son mandement, au plus tôt qu’ils purent, les barons, chevaliers et écuyers de Poitou, de Xaintonge, de la terre qui se tenoit du prince ; et se partit le comte de Pennebroch de sa garnison atout cent lances, et s’en vint devers le prince.

En ce temps arriva au hâvre de Bordeaux le duc Jean de Lancastre et son armée, dont ceux du pays furent moult réjouis, pour tant qu’ils le sentoient bon chevalier et grand capitaine de gens d’armes. Le duc de Lancastre et ses gens ne firent point de long séjour en la cité de Bordeaux ; mais s’en partirent tantôt ; car ils entendirent que le prince vouloit aller contre ses ennemis. Si se mirent tantôt au chemin, et trouvèrent à une journée de Congnach le comte de Pennebroch qui tiroit celle part. Si se firent grands reconnoissances quand ils se retrouvèrent ; et chevauchèrent ensemble, et vinrent à Congnach où ils trouvèrent le prince et madame la princesse et le comte de Cantebruge, qui furent moult réjouis de la venue des dessus dits. Et tous jours venoient gens d’armes de Poitou, dé Xaintonge, de la Rochelle, de Bigorre, de Gaurre et de Gascogne, et aussi des marches voisines obéissans au prince.

Le duc d’Anjou, le comte d’Armignac, le sire de Labreth, les comtes et vicomtes, les barons et les chevaliers de leur accord, si comme ci-dessus est dit, qui avoient conquis cités, villes, châteaux et forteresses en leur venue plus de quarante, et avoient approché de la cité de Bordeaux, à cinq lieues près, et gâté tout le pays environ Bergerac et la Linde, entendirent que le prince de Galles avoit fait un mandement et étoit venu à Congnach, et aussi le duc de Lancastre étoit arrivé à grand’foison de gens d’armes et d’archers au pays. Si eurent conseil ensemble comment ils se pourroient chevir.

Pour le temps de lors étoit nouvellement mandé messire Bertran du Guesclin du roi de France et du duc de Berry, qui se tenoit à siége devant la cité Limoges, et les avoit tellement de astreints qu’ils étoient sur tel point que pour eux rendre jamais qu’il y eût bons moyens. À ce conseil du duc d’Anjou et des barons et chevaliers qui étoient de lez lui et mis ensemble pour conseiller, fut appelé messire Bertran du Guesclin ; c’étoit raison. Là eut plusieurs paroles dites et mises avant. Finalement il fut conseillé au duc d’Anjou de dérompre pour celle saison sa chevauchée et d’envoyer toutes ses gens ès garnisons et de guerroyer par garnisons ; car ils en avoient assez fait pour ce temps. Aussi il besognoit et venoit grandement à point les seigneurs de Gascogne qui là étoient, le comte d’Armignac, le comte de Pierregord, le sire de Labreth et les autres, de retraire en leurs pays pour les garder et faire frontière ; car ils ne savoient que le prince, qui avoit fait si grand’assemblée, avoit empensé. Si se départirent tous par commun accord les uns des autres, et s’en vint le duc d’Anjou en la cité de Caours[1]. Si se espardirent ses gens et les Compagnies parmi le pays que conquis avoient, et se boutèrent ès garnisons. Le comte d’Armignac, le sire de Labreth et les autres retournèrent en leur pays, et pourvurent leurs villes et leurs châteaux grandement, ainsi que ceux qui espéroient à voir la guerre ; et firent aussi appareiller leurs gens pour garder et défendre leur pays si besoin étoit.

Or parlerons de monseigneur Bertran du Guesclin, qui se partit du duc d’Anjou, et fit tant, lui et sa route, qu’il vint au siége de Limoges, où le duc de Berry et le duc de Bourbon, et grand’chevalerie de France se tenoient.

  1. Le duc d’Anjou était à Cahors avant la fin du mois d’août.