Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCXLV

CHAPITRE CCCXLV.


Comment les Espaignols se partirent du hâvre de la Rochelle atout leurs prisonniers ; et comment ce propre jour le captal arriva à la Rochelle.


Qui se trouve en tel parti d’armes que le comte de Pennebroch et messire Guichart d’Angle et leurs gens se trouvèrent devant la Rochelle en ce jour devant nommé, il faut prendre l’aventure en gré telle que Dieu ou fortune lui envoie. Et sachez que pour ce jour, combien que les barons et chevaliers et écuyers, qui là furent morts ou pris, le comparassent, le roi d’Angleterre y perdit plus que nul ; car par celle déconfiture se perdit depuis tout le pays, si comme vous orrez avant en l’histoire.

On me dit que la nef angloise où la finance étoit, dont messire Guichart devoit payer les soudoyers en Guyenne, fut périe, et tout l’avoir qui dedans étoit, et ne vint à nul profit. Tout ce jour, qui fut la vigile Saint-Jean-Baptiste, et la nuit, et le lendemain jusques après nonne, se tinrent les Espaignols ancrés devant la Rochelle, en démenant grand’joie et grand revel, dont il en chéy bien à un chevalier de Poitou qui s’appeloit messire Jacques de Surgières ; car il parla si bellement à son maître qu’il fut quitte, parmi trois cents francs que il paya là tous appareillés, et vint le jour de la Saint-Jean dîner en la ville de la Rochelle. Par lui sçut-on comment la besogne avoit lors allé, et les quels étoient morts ou pris. Plusieurs des bourgeois de la ville remontrèrent, par semblant, qu’ils en étoient courroucés, qui tous joyeux en étoient ; car oncques n’aimèrent naturellement les Anglois. Quand ce vint après nonne, ce jour de la Saint-Jean-Baptiste, que le flot fut venu, les Espaignols et desancrèrent et sachèrent les voiles amont, et se départirent, en démenant grand’noise de trompes et de trompettes, de muses et de tambours. Si avoient dessus leurs mâts grands estrannières à manière de pennons, armoyés des armes de Castille, si grands et si longs que les bouts bien souvent en frappoient en la mer, et étoit grand’beauté à regarder. En cel état se départirent les dessus dits ; et prirent leur tour de la haute mer pour cheminer devers Galice.

En ce propre jour, que on dit le jour Saint-Jean, au soir, vinrent en la ville de la Rochelle grand’foison de gens d’armes, Gascons et Anglois, lesquels encore de celle avenue n’avoient point ouï parler ; mais bien savoient que les Espaignols gissoient et avoient geu un temps devant la Rochelle. Si venoient celle part pour ceux de la ville reconforter ; desquels gens d’armes étoient capitaines messire Bérard de la Lande, messire Pierre de Landuras, monseigneur le Soudich, messire Bertran du Franc ; et des Anglois monseigneur Thomas de Percy, messire Richard de Pont-Chardon, monseigneur Guillaume de Ferritonne, monseigneur d’Angouse, monseigneur Baudoin de Frainville, monseigneur Gautier Huet et monseigneur Jean d’Évreux. Quand ces seigneurs et leurs routes, où bien avoit six cents hommes d’armes, furent venus en la Rochelle, on leur fit grand’chère de bras ; car on n’en osoit autre chose faire.

Adonc furent-ils informés par monseigneur Jacques de Surgières, de la bataille des Espaignols comment elle avoit allé, car il y avoit été, et les quels y étoient morts ni pris. De ces nouvelles furent les barons et les chevaliers trop durement courroucés, et se tinrent bien pour infortunés quand ils n’y avoient été ; et regrettèrent durement et longuement le comte de Pennebroch et monseigneur Guichart d’Angle, quand ils avoient ainsi perdu leur saison. Si se tinrent en la Rochelle, ne sçais quants jours, pour avoir avis et conseil comment ils se maintiendroient ni quelle part ils se trairoient.

Nous lairons à parler un petit d’eux et parlerons de Yvain de Galles, et comment il exploita en celle saison.