Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCXLIV

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 638-639).

CHAPITRE CCCXLIV.


Comment le comte de Pennebroch fut pris des Espaignols et tous ceux qui avec lui étoient, morts ou pris.


Quand ce vint au jour que la marée fut revenue, et que plein flot étoit, ces Espaignols se désancrèrent en démenant grand’noise de trompettes et de trompes, et se mirent en bonne ordonnance, ainsi que le jour devant ; et arroutèrent toutes leurs grosses nefs, pourvues et armées grandement, et prirent l’avantage du vent pour enclorre les nefs des Anglois, qui n’étoient point grand’foison au regard d’eux ; et étoient leurs quatre patrons, qui ci-dessus sont nommés, tout devant en bonne ordonnance. Les Anglois et Poitevins, qui bien véoient leur convine, s’ordonnèrent selon ce et recueillirent tous ensemble ; et ce qu’ils avoient d’archers ils les mirent tous devant. Et puis vinrent les Espaignols à plein voile, Ambroise Bouquenegre, Cabesse de Vake, Dan Ferrant de Pion et Radigo le Roux, qui les gouvernoient, et commencèrent bataille félonnesse et périlleuse.

Quand ils furent tous ensemble, les Espaignols jetèrent grands crochets et chaînes de fer et se attachèrent aux Anglois, par quoi ils ne se pouvoient départir ; car ils les comptoient ainsi que pour eux. Avec le comte de Pennebroch et messire Guichart d’Angle avoit vingt-deux chevaliers de grand’volonté et de bon hardement, qui vaillamment se combattoient de lances, et d’épées et d’armures qu’ils portoient. Là furent en cel état un grand temps, lançans et combattans l’un à l’autre ; mais les Espaignols avoient trop grand avantage d’assaillir et de défendre envers les Anglois : car ils étoient en grands vaisseaux plus grands et plus forts assez que les Anglois, parquoi ils lançoient d’amont barreaux de fer, pierres et plommées, qui moult travailloient les Anglois. En cel estrif et en celle riote, combattant et défendant, lançant et traiant l’un sur l’autre, furent-ils jusques à heure de tierce, que oncques gens sur mer ne prirent si grand travail que les Anglois et Poitevins firent là : car il en avoit le plus de leurs gens, du trait et du jet des pierres et fondes d’amont, blessés, et tant que messire Aimery de Tarste, ce vaillant chevalier de Gascogne, y fut occis, et messire Jean de Lantonne, qui étoit chevalier du corps du comte de Pennebroch.

Au vaisseau du dit comte étoient arrêtées quatre nefs espaignoles, desquelles Cabesse de Vake et Dan Ferrant de Pion étoient gouverneurs. En ces vaisseaux, ce vous dis, avoit grand’foison de dures gens ; et tant au combattre, au traire et au lancer travaillèrent le comte et ses gens, qu’ils entrèrent en leur vaissel, où l’on fit mainte grand’appertise d’armes ; et là fut pris le dit comte, et tous ceux morts ou pris qui étoient en son vaissel. Tout premièrement de ses chevaliers pris, messire Robert Tinfort, messire Jean Tourson et messire Jean de Gruières, et morts, messire Symon Housagre, messire Jean de Mortaing et messire Jean Touchet.

D’autre part se combattoient les Poitevins, messire Guichart d’Angle, le sire de Poiane, le sire de Tonnai-Bouton et aucuns chevaliers de leur route, et en une autre nef messire Othe de Grantson à Ambroise de Bouquenegre et à Radigo le Roux. Si avoient plus que leur faix, et tant que iceux chevaliers furent tous pris des Espaignols, ni oncques nul n’en échappa qu’il ne fût mort ou pris, Anglois ni Poitevins, et toutes leurs gens au danger des Espaignols, de prendre ou de occire. Mais quand ils eurent les seigneurs, et ils en furent saisis, depuis ils ne tuèrent nuls des varlets ; car les seigneurs en prièrent que on leur laissât leurs gens, et qu’ils fineroient bien pour tous.