Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCXLI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 635-636).

CHAPITRE CCCXLI.


Comment le roi d’Angleterre ordonna le comte de Pennebroch, gouverneur et souverain de tout le pays de Poitou.


Tout cel hiver se portèrent ainsi les besognes en Angleterre ; et y eut plusieurs conseils et imaginations entre les seigneurs sur l’état du pays, à savoir comment ils se maintiendroient sur l’été qui venoit. Et avoient les Anglois intention de faire deux voyages, l’un en Guyenne et l’autre en France par Calais ; et acquerroient amis de tous lez, ce qu’ils pourroient, tant en Allemagne comme ès marches de l’Empire, où plusieurs chevaliers et écuyers étoient de leur accord. Avec tout ce, ils faisoient le plus grand appareil et de toutes choses nécessaires pour un ost, aussi grand comme on eût vu de grand temps faire. Bien savoit le roi de France aucuns des secrets des Anglois, et sur quel état ils étoient, et quelles choses ils se proposoient à faire. Si se conseilloit et avisoit sur ce ; et faisoit pourvoir ses cités, villes et châteaux moult grossement en Picardie, et tenoit partout en garnisons grand’foison de gens d’armes, par quoi le pays ne fût surpris de nulle male aventure.

Quand l’été fut venu, et le roi d’Angleterre eut tenu sa fête et solemnité de Saint-George au châtel de Windesore, ainsi qu’il avait d’usage chacun an de faire, et que messire Guichart d’Angle y fut entré comme confrère, avec le roi et ses enfans et les barons d’Angleterre, qui se nommoient en confraternité les chevaliers du Bleu-Jaretier[1], le dit roi s’avala à Londres en son palais de Westmoustier ; et là eut grand conseil et parlement de rechef sur les besognes du pays. Et pourtant que le duc de Lancastre devoit celle saison passer en France par les plains de Picardie, et le comte de Cantebruge son frère avec lui, le roi ordonna et institua, à la prière de monseigneur Guichart d’Angle et des Poitevins, le comte de Pennebroch à aller en Poitou, pour visiter le pays et faire guerre aux François de ce côté. Car les Gascons et Poitevins avoient prié et requis au roi d’Angleterre, par lettres et par la bouche de monseigneur Guichart d’Angle, que si il étoit si conseillé que nul de ses enfans ne fit en cette saison ce voyage, il leur envoyât le comte de Pennebroch, que moult aimoient et désiroient à avoir : car ils le sentoient bon chevalier et hardi durement. Si dit le roi d’Angleterre au comte de Pennebroch, présens plusieurs barons et chevaliers qui là étoient assemblés au conseil : « Jean, beau fils, je vous ordonne et institue que vous alliez en Poitou, en la compagnie de monseigneur Guichart ; et là serez gouverneur et souverain de toutes les gens d’armes que vous y trouverez, dont il y a grand’foison, si comme de ce je suis informé et de ceux aussi que vous y mènerez. »

Le comfe de Pennebroch s’agenouilla devant ic roi et dit : « Monseigneur, grands mercis de la haute honneur que me faites ; je serais volontiers ès parties delà un de vos petits maréchaux. » Ainsi sur cel état se départit cil parlement, et retourna le dit roi à Windesore, et emmena messire Guichart avec lui, auquel il parloit souvent des besognes de Poitou et de Guyenne. Messire Guichart lui disoit : « Monseigneur, mais que notre capitaine et meneur le Comte de Pennebroch soit arrivé pardelà, nous ferons bonne guerre ; car nous y trouverons entour quatre ou cinq mille lances qui tous obéiront à vous, mais qu’ils soient payés de leurs gages. » Lors répondit le roi : « Messire Guichart, messire Guichart, ne vous souciez point d’avoir or et argent pour faire pardelà bonne guerre ; car j’en ai assez ; et si l’emploierai volontiers en telle marchandise, puisqu’il me touche, et les besognes de mon royaume. »

  1. De la Jarretière-Bleue.