Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCXL

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 634-635).

CHAPITRE CCCXL.


Comment le duc de Lancastre ordonna gouverneurs en Guyenne et en Poitou, et en Xaintonge ; et s’en retourna en Angleterre et emmena sa femme avec lui.


Nous retournerons au duc de Lancastre, qui se tenoit en la bonne cité de Bordeaux ; et eut avis, environ la Saint-Michel, qu’il retourneroit en Angleterre[1] pour mieux informer le roi son père des besognes d’Aquitaine : si se ordonna et appareilla sur ce. Un petit devant ce qu’il dût mouvoir ni partir, il assembla en la cité de Bordeaux tous les barons et chevaliers de Guyenne, qui pour Anglois se tenoient ; et quand ils furent tous venus, il leur remontra qu’il avoit désir et intention de retourner en Angleterre, pour certaines choses et le profit d’eux tous et de la duché d’Aquitaine, et que, à l’été prochain venant, il retourneroit, si le roi son père l’accordoit. Ces paroles plurent bien à tous ceux qui les entendirent. Là institua et ordonna le dit duc monseigneur le captal de Buch, le seigneur de Mucident et le seigneur de l’Esparre pour être gouverneurs de tout le pays de Gascogne qui pour eux se tenoit ; et en Poitou, monseigneur Louis de Harecourt et le sire de Parthenay, et en Xaintonge monseigneur Geffroy d’Argenton et monseigneur Guillaume de Montendre ; et laissa tous les sénéchaux et officiers ainsi comme ils étoient pardevant. Là furent ordonnés d’aller en Angleterre avec le dit duc, de par le conseil des Gascons, Xaintongiers et Poitevins, pour parler et remontrer les besognes et l’état d’Aquitaine plus pleinement, messire Guichart d’Angle, le sire de Poiane et messire Aymery de Tarste ; et encore, pour eux attendre, détria et délaia le duc un petit. Quand ils furent tous appareillés et les nefs chargées et ordonnées, ils entrèrent dedans sur le hâvre de Bordeaux, qui est beau et large. Si se partit le dit duc à grand’compagnie de gens d’armes et d’archers ; et avoit bien soixante vaisseaux en sa route, parmi les pourvéances ; et emmena avec lui sa femme et sa sœur ; envis les eût laissées. Si exploitèrent tant les mariniers, par le bon vent qu’ils eurent, qu’ils arrivèrent au hâvre de Hantonne en Angleterre, et là issirent-ils des vaisseaux et entrèrent en la ville. Si se reposèrent et rafraîchirent par deux jours, et puis s’en partirent et chevauchèrent tant qu’ils vinrent à Windesore où le roi se tenoit, qui reçut son fils le duc, les dames et damoiselles, et les chevaliers étrangers en grand’fête ; et par espécial il vit volontiers monseigneur Guichart d’Angle.

En ce temps trépassa ce gentil chevalier messire Gautier de Mauny en la cité de Londres, dont tous les barons d’Angleterre furent moult courroucés, pour la loyauté et bon conseil que en lui avoient toujours vu et trouvé. Si fut enseveli à grand’solemnité en un monastère de Chartreux, qu’il avoit fait édifier au dehors de Londres ; et furent au jour de son obsèque là le roi d’Angleterre et tous ses enfants et les prélats et barons d’Angleterre. Si chéy toute sa terre de delà la mer et deçà au comte Jean de Pennebroch qui avoit à femme madame Anne sa fille[2]. Si envoya le dit comte de Pennebroch relever sa terre en Hainaut, qui échue lui étoit, par deux de ses chevaliers qui en firent leur devoir au duc Aubert, ainsi qu’il appartenoit, et qui tenoit la comté de Hainaut pour le temps en bail.

  1. Comme Froissart paraît avoir ignoré l’époque précise du passage du duc de Lancastre en Angleterre, et qu’il le rapporte après avoir raconté des événemens qui paraissent appartenir certainement à l’année 1372, je continuerai de suivre la chronologie des historiens anglais qui placent sous cette année le départ du duc pour l’Angleterre, ainsi que son mariage et la défaite de la flotte flamande. (Voyez Th. Otterbourne, p. 147 et Walsingham, p. 181.) Au reste, leur chronologie peut se concilier jusqu’à un certain point avec celle de Froissart ; car il est possible que le duc de Lancastre ait songé, vers la Saint-Michel 1371, à faire les préparatifs pour son départ, comme le dit cet historien, et qu’il ne soit parti en effet qu’au commencement de l’année suivante, ainsi que le rapportent les historiens anglais.
  2. Jean Hastings, comte de Pembroke, avait épousé en premières noces Marguerite, fille d’Édouard III. Après ce premier mariage, le second avec la fille d’un simple gentilhomme paraîtrait encore aujourd’hui fort singulier.