Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCVIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 609-610).

CHAPITRE CCCVIII.


Comment le roi d’Angleterre envoya le duc de Lancastre en Aquitaine, et messire Robert Canolle en Picardie atout grand’foison de gens d’armes.


Tout en telle manière que le roi de France avoit ordonné ses armées et ses chevauchées, ordonna le roi d’Angleterre en celle saison deux armées et chevauchées ; et fut ainsi fait, que le duc de Lancastre s’en iroit, à quatre cents hommes d’armes et autant d’archers, en la duché d’Aquitaine, pour conforter ses frères ; car on supposoit bien que en ce pays-là se trairoient les plus fortes guerres pour la saison. Avec tout ce le roi d’Angleterre et son conseil jetèrent leur avis qu’ils feroient une armée de gens d’armes et d’archers pour envoyer en Picardie, de laquelle seroit chef messire Robert Canolle, qui bien se savoit embesogner de mener et gouverner gens d’armes et routes ; car il avoit appris de grand temps. Messire Robert, à la prière et ordonnance du roi d’Angleterre et de son conseil, descendit liement et emprit ce voyage à faire et arriver à Calais, et de passer parmi le royaume de France et de combattre les François, si ils se mettoient sur les champs contre lui. De ce se tenoit-il tout conforté. Si se pourvéy selon ce bien et grandement ; et aussi firent tous ceux qui avec lui devoient aller en ce voyage.

En ce temps fut délivrée de prison la mère du duc de Bourbon, en échange de monseigneur Simon de Burlé, chevalier du prince, et aida grandement à faire les traités et les pourchas de la délivrance messire Eustache d’Aubrecicourt ; de quoi le duc de Bourbon et la roine de France lui sçurent bon gré. Toute celle saison avoient été grands traités et grands parlements entre le conseil du roi de France et le conseil du roi de Navarre, qui se tenoit à Chierebourch[1], et tant s’embesognèrent les parties de l’un roi et de l’autre, tant que on remontra au roi de France qu’il n’avoit que faire de tenir haine à son serourge le roi de Navarre, et qu’il avoit pour le présent assez guerre aux Anglois, et trop mieux valoit qu’il laissât aucune chose aller du sien, que plus grands maux en sourdissent ; car si il vouloit consentir à arriver les Anglois en ses forteresses du clos de Cotentin, il gréveroit trop le pays de Normandie ; laquelle chose faisoit bien à considérer et à ressoigner. Tant fut le roi de France induit et pressé, qu’il s’accorda à la paix, et vint en la ville de Rouen ; et là furent tous les traités remis avant et confirmés ; et allèrent devers le roi de Navarre l’archevêque de Rouen[2], le comte d’Alençon, le comte de Sallebruch, messire Guillaume de Dormans et messire Robert de Lorris, et le trouvèrent à Vernon. Là y eut grands dinés et beaux et grands fêtes, et puis amenèrent les dessus nommés le dit roi de Navarre devers le dit roi de France. Là furent de rechef toutes les alliances et confédérations faites et jurées, écrites et scellées. Et me semble que le roi de Navarre, par paix faisant, devoit renoncer à tous convents et procès d’amour faits, qui étoient entre lui et le roi d’Angleterre ; et, lui revenu en Navarre, il devoit faire défier le roi d’Angleterre, et pour plus grand’sûreté d’amour tenir et nourrir entre lui et le roi de France, il devoit laisser ses deux fils, Charles et Pierre, de-lez leur oncle, le roi de France. Sur cel état se partirent de Rouen, et vinrent à Paris ; et là eut de rechef grands fêtes et grands solemnités ; et quand ils eurent assez joué et festoyé ensemble, congé fut pris ; et se partit le roi de Navarre moult amiablement du roi de France, et laissa ses deux enfans avec leur oncle ; et puis prit le chemin de Montpellier, et retourna par là en la comté de Foix et puis en son pays de Navarre.

Or retournerons nous aux besognes d’Aquitaine.

  1. Toutes ces négociations eurent lieu dans les mois de janvier, février et mars de cette année.
  2. Il se nommait Philippe d’Alençon.